Opinion d’Hippolyte Passy sur l’esclavage au Brésil

À l’Académie des sciences morales et politiques, Hippolyte Passy livre en 1870 son opinion sur les effets particulièrement meurtriers de l’esclavage au Brésil, après une communication d’Arthur de Gobineau sur le sujet. Passy soutient que la grande dissémination des propriétés permet des sévices à l’abri des regards et sans impunité aucune.


Opinion d’Hippolyte Passy sur l’esclavage au Brésil  

(Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, volume 91, 1870, p. 452-453.)

Je me bornerai à appeler l’attention de l’Académie sur un fait relaté dans la communication que nous venons d’entendre et, qui, s’il était exact, demeurerait inexplicable. Je veux parler de la diminution du nombre des esclaves, diminution telle qu’il n’y aurait plus maintenant au Brésil que deux millions d’esclaves au lieu de quatre qui existaient en 1852. Et ce changement si extraordinaire ne serait pas dû à des affranchissements successifs, mais uniquement aux progrès de la mortalité dans les rangs ou pèse la servitude.

Il y a eu dans quelques-unes des colonies européennes des populations esclaves que réduisait en nombre lexcédent des décès sur les naissances ; mais c’était un cas assez rare, et imputable aux rigueurs du régime. Partout ailleurs, depuis la suppression de la traite surtout, le chiffre des esclaves se maintenait ou augmentait un peu. Or, je ne connais, au Brésil, aucune circonstance de climat ou de sol qui ne soit conforme à celles que la race noire rencontre dans son pays natal. C’est le privilège de cette race d’échapper aux fièvres paludéennes qui, en Amérique, déciment les autres races, et elle ne trouve dans les forêts et les marécages du Brésil aucune cause de mortalité qui lui soit particulière. D’ou pourrait donc venir la destruction rapide qu’elle subirait selon M. de Gobineau ? De deux choses l’une, ou il y a erreur dans l’assertion, ou il faut admettre que l’esclavage a au Brésil des rigueurs et des vices qu’il n’avait ni dans les Antilles, ni aux États-Unis, ni dans les Guyanes, ni dans les anciennes possessions espagnoles. Eh bien ! je ne crois pas que la dépopulation marche aussi vite que le dit M. de Gobineau ; mais j’admets qu’elle marche avec une rapidité jusqu’ici sans exemple, et j’en conclus que les planteurs du Brésil abusent de la manière la plus déplorable des pouvoirs qu’ils tiennent de la détestable loi qui maintient l’esclavage. C’est qu’au Brésil, les domaines cultivés sont épars, disséminés souvent à de longues distances ; et de façon à ce que la toute-puissance dominicale s’y exerce sans contrôle, sans responsabilité envers l’autorité gouvernementale. Ainsi, point de limites, point d’obstacles au développement des vices qu’enfante chez les maîtres le pouvoir absolu ; point de protection pour les malheureux rivés au sol qu’ils cultivent. L’humanité outragée se venge en multipliant les décès, en frappant de stérilité les femmes qu’on écrase de travail, en tuant les nouveau-nés que les mères ne peuvent nourrir suffisamment d’un lait échauffé ou tari par les labeurs excessifs qu’on en exige. Un tel état de choses ne saurait durer. Le Brésil, bientôt dépeuplé, se transformerait en désert, s’il n’était rien fait pour le changer, mais l’essor du mal ne tardera pas, il faut l’espérer, à amener l’anéantissement, la suppression de ce forfait qui a pour nom l’esclavage.

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