Rapport de M. Léon Say sur « La morale économique » de Gustave de Molinari (1888)

Dans La morale économique (1888), Gustave de Molinari a proposé une théorie morale qui prolonge les enseignements de la science économique, tout en rompant avec les thèses de Bentham. Dans un rapport présenté devant l’Académie des sciences morales et politiques, Léon Say présente succinctement le travail de son collègue.


Rapport de M. Léon Say
sur La morale économique de Gustave de Molinari

 

M. de Molinari m’a chargé d’offrir en son nom à l’Académie un ouvrage important qu’il vient de faire paraître sur une nouvelle théorie morale, qui est intitulé la Morale économique. La loi morale, selon M. de Molinari, a pour fondement l’intérêt bien entendu de l’espèce humaine, et non pas, comme l’a dit l’école de Bentham, l’intérêt bien entendu de l’individu.

L’intérêt de l’humanité, substitué à celui de l’individu, donne à la morale le principe le plus élevé, car cet intérêt ne peut trouver de satisfaction que par le développement de l’humanité dans un sens favorable au but final qui lui a été assigné. C’est la définition même de M. de Molinari, et cette définition, loin d’être contradictoire avec les conclusions de la philosophie spiritualiste et de la philosophie religieuse, donne au contraire à ces conclusions un moyen scientifique de s’imposer à la conscience humaine.

M. de Molinari a donc fait une tentative très intéressante en essayant de fonder une théorie nouvelle, et il a justifié, sinon sa théorie, du moins sa tentative, par des développements très bien conduits et une suite de raisonnements d’une grande force logique. Il ne fera néanmoins, je pense, quelle que soit la puissance de son argumentation, que très peu de conversions parmi les moralistes. Il a montré certainement une fois de plus, avec beaucoup d’autorité et en analysant les faits sociaux avec une grande rigueur, que les lois économiques s’accordent avec les lois de la morale, mais on ne peut pas dire qu’il ait découvert une morale nouvelle.

Le bien ne peut se transformer en intérêt, pas plus en intérêt de l’humanité qu’en intérêt de l’individu, à moins qu’on ne donne au mot intérêt un sens contradictoire avec son sens propre. Le fondement du bien et du mal ne se trouve ni dans le sentiment de notre utilité individuelle et vulgaire, ni même dans celui d’une utilité entendue dans le sens le plus élevé, et comprenant le sacrifice de nous-mêmes aux fins de l’humanité. La notion du bien et du mal est dans notre conscience et ne peut sortir d’ailleurs. L’Académie me permettra cependant, je l’espère, de résumer devant elle les principales idées de M. de Molinari et de faire ressortir comment il distingue sa théorie nouvelle de la morale économique, de la théorie courante de la morale utilitaire.

Le principe de cette nouvelle morale économique, c’est l’intérêt général et permanent de l’espèce. Que commande cet intérêt ? Il commande à l’individu d’agir de manière à procurer à l’espèce la plus grande durée dans le temps et la plus grande expansion dans l’espace. Comment ce but peut-il être atteint ? Par la conservation et l’augmentation progressive des forces physiques, intellectuelles et morales de l’espèce. Comment ces forces peuvent-elles se conserver et s’augmenter ? Par la production et la consommation incessante des choses nécessaires à leur entretien et à leur accroissement. La nécessité de produire et de consommer pour conserver ses forces et les augmenter, tel est le mobile de l’activité de l’homme. Comment cette nécessité détermine-t-elle l’homme à agir ? Par les sensations de la souffrance et de la jouissance, de la douleur et du plaisir. Chez l’homme, comme chez toutes les autres créatures vivantes, toute déperdition de force cause une souffrance, toute acquisition de force procure une jouissance. Les jouissances additionnées constituent le bonheur. Les souffrances additionnées constituent le malheur. D’où, cette conclusion : Que tous les actes individuels ou collectifs qui contribuent à accroître les forces de l’espèce, augmentent la somme de son bonheur, et que tous les actes qui contribuent à les diminuer, diminuent la somme de son bonheur et augmentent celle de son malheur.

L’espèce peut être considérée comme ayant une durée illimitée, mais elle est composée d’individus dont l’existence est limitée et qui se succèdent dans la suite des générations. Toute génération nouvelle hérite des forces qui ont été antérieurement léguées à la précédente ou que celle-ci a acquises, et elle les transmet augmentées ou diminuées à la génération qui la suit. Les forces physiques, intellectuelles et morales de chaque génération se composent de la somme de celles des individus qui la constituent ; chaque individu, en augmentant la somme de ses forces, accroît celle des forces de la génération à laquelle il appartient, et par là même, celle des forces de l’espèce. Or, l’intérêt de l’individu le pousse à conserver et à augmenter ses forces, puisque toute dépense ou déperdition de force lui cause une souffrance et toute augmentation une jouissance, et cet intérêt particulier et temporaire de l’individu, s’accorde avec l’intérêt général et permanent de l’espèce, dont la somme de forces et de bonheur se trouve ainsi accrue.

À une condition toutefois, c’est que l’augmentation des forces et du bonheur de l’individu ne soit pas acquise aux dépens des forces et du bonheur d’autrui, cet autrui comprenant à la fois la génération présente et les générations futures.

M. de Molinari se demande quelle doit être, dans cette hypothèse, la règle des actes des individus. Cette règle consiste, suivant lui, dans l’obligation d’agir pour conserver leurs forces sans nuire aux autres, c’est-à-dire sans abuser de leur supériorité physique, intellectuelle ou morale pour s’emparer des forces d’autrui ou entraver leur mise en œuvre et sans se procurer une somme de jouissances et de bonheur par la diminution dans une proportion plus grande de la somme des jouissances ou du bonheur communs, — dans une proportion plus grande, dit M. de Molinari, car tout empiétement sur les forces et l’activité d’autrui engendre une lutte, les uns attaquant, les autres résistant, d’où résulte une déperdition de forces au détriment de l’intérêt général de l’espèce.

De cette règle, que l’auteur considère comme la règle générale et fondamentale de la morale, dérivent pour lui toutes les règles particulières du droit et du devoir.

Toutes ces règles ont la même fin : l’intérêt général et permanent de l’espèce ; elles ne se bornent pas à commander à l’individu d’agir pour conserver et augmenter ses propres forces ; elles lui commandent d’agir pour conserver et augmenter les forces des autres, fût-ce aux dépens des siennes, sacrifiant sa vie au besoin si ce sacrifice est nécessaire au salut de la communauté, c’est-à-dire si la somme des forces sacrifiées est nécessaire au salut de la communauté, et par conséquent si la somme des forces sacrifiées est inférieure à celle des forces que ce sacrifice a pour résultat de conserver ou d’accroître.

Que devient l’intérêt personnel dans ces conjonctures ? est-il toujours d’accord avec l’ensemble des règles qui constituent la loi morale, telle que l’a conçue M. de Molinari ; certainement non. En évaluant, d’un côté les jouissances que procure l’obéissance à cette loi, et les peines auxquelles on s’expose en y désobéissant ; et en faisant, d’un autre côté, le compte des jouissances qu’on peut obtenir et des peines qu’on peut éviter en l’enfreignant, la balance est-elle toujours favorable à l’obéissance ? Y a-t-il toujours un profit consistant en un excédent de jouissance ou une épargne de peine dans l’obéissance à la loi morale ? La morale n’est-elle en conséquence qu’une affaire de calcul ? Suffirait-il d’enseigner aux hommes, pour les déterminer à observer les règles du droit et du devoir, les éléments d’une arithmétique morale ? À cette question Bentham répond par l’affirmative, et c’est pourquoi il fonde tout l’édifice de sa morale utilitaire sur la considération de l’intérêt personnel. M. de Molinari répond par la négative ; il examine les objections que soulève la théorie de Bentham et fait ressortir par cet examen la différence qui existe entre la morale utilitaire et la morale économique.

Il admet qu’en tenant compte des diverses sanctions dont parle Bentham, l’individu doive trouver plus de profit à obéir à la loi morale qu’à y désobéir. Mais il lui paraît probable que le calcul moral de l’intérêt sera faussé le plus souvent par l’incapacité, l’imprévoyance ou la passion du calculateur qui évaluera trop haut le bonheur que peut lui procurer un acte nuisible à autrui, et trop bas le malheur que peuvent lui causer à lui-même les sanctions de la morale.

M. de Molinari remarque en effet qu’il n’est point ou qu’il n’est guère d’individus entièrement exempts d’inclinations vicieuses qui les poussent à commettre des actes nuisibles à eux-mêmes ou à autrui ; que chez un grand nombre ces penchants vicieux ont une puissance considérable et que leur satisfaction procure à l’individu une jouissance proportionnée au développement et à l’intensité de ces penchants, que chez ces mêmes individus la prévoyance, les penchants sympathiques ou les vertus peuvent être faibles en comparaison et ne promettraient en conséquence qu’une somme de bonheur inférieure à celle que procure la satisfaction d’un penchant vicieux. Dans ce cas, la morale utilitaire de Bentham sera d’un faible secours, si même elle n’est pas un véhicule d’immoralité. En faisant son calcul, l’individu trouvera, selon toute apparence, que la balance des jouissances penche du côté du penchant vicieux. Restent, à la vérité, les sanctions de la répression pénale, de l’opinion et de la religion. Mais la répression pénale peut être incertaine, l’opinion viciée (dans le cas où l’individu appartiendrait à une bande de brigands ou à toute autre association nuisible dont l’opinion fait loi à ses yeux). Quant à la sanction religieuse, elle n’a de prise que sur les individus pourvus du sentiment religieux et dans la mesure où ils l’éprouvent. Fonder l’observation de la loi morale sur le calcul de l’intérêt personnel, dans une humanité aussi imparfaite que la nôtre, serait donc, selon M. de Molinari, s’exposer à de continuels et de graves mécomptes. La morale économique de M. de Molinari procède suivant lui plus simplement et plus sûrement. Elle lui paraît démontrer l’utilité de la loi morale dans la multitude de ses branches et ramifications, en constatant les conséquences nuisibles à chacun des manquements à cette loi et en s’appliquant à les rendre sensibles aux moindres intelligences. Elle démontre que chacun de ces manquements occasionne une déperdition de forces et par conséquent une déperdition de jouissances ou de bonheur et un accroissement de souffrances ou de malheur, au détriment de l’espèce. S’il n’y avait pas de manquement à la loi morale, l’espèce humaine pourrait acquérir le maximum possible que comporte sa nature, de durée et d’expansion, partant de bonheur. Or plus la somme de bonheur de l’humanité est grande, plus est grande aussi la part qui peut en revenir à chacun des individus successifs qui la composent.

Il n’est donc pas nécessaire à l’individu, selon M. de Molinari, de faire le calcul et la balance de ses plaisirs et de ses peines pour se décider à obéir à la loi morale — calcul et balance qu’il est le plus souvent incapable de faire d’une manière correcte — il lui suffit de connaître cette loi, pour se convaincre que son intérêt est toujours de la suivre.

En résumé la morale économique se différencie, selon son auteur, de la morale utilitaire ; théoriquement en ce qu’elle place l’intérêt général dans la conservation et l’accroissement des forces de l’espèce et seulement d’une façon subsidiaire dans l’acquisition des jouissances ou du bonheur, tandis que l’intérêt général réside pour la morale utilitaire dans l’acquisition des jouissances ou du bonheur ; pratiquement en ce qu’elle n’abandonne pas l’observation de la loi morale à un calcul individuel, exposé continuellement à être faussé par l’incapacité ou la passion du calculateur. M. de Molinari remarque d’ailleurs que la morale économique ne peut pas plus que la morale utilitaire se passer du secours de la sanction religieuse. Quelle que soit l’efficacité des autres sanctions, il se peut que l’individu, dans son imperfection native, trouve un profit à augmenter ses forces et son bonheur aux dépens d’autrui, car on peut douter que ses sentiments de solidarité, non plus que les sanctions physiques et pénales suffisent à le retenir, s’il ne croit pas que sa destinée particulière soit liée à la destinée générale de l’humanité. M. de Molinari croit que seule la sanction religieuse peut avoir une efficacité suffisante pour contenir les penchants vicieux, en assurant à celui qui les éprouve une récompense ou une peine qui dépasse infiniment tout ce que la satisfaction d’un penchant vicieux peut procurer de jouissances et de bonheur.

La conclusion de M. de Molinari est donc la suivante : la morale économique vient en aide à la morale religieuse en démontrant ce que celle-ci se borne à affirmer et à imposer par voie autoritaire à la croyance des fidèles ; c’est que toute désobéissance à la loi morale est nuisible à l’espèce et par répercussion à l’individu.

La fin de l’humanité, la destinée qui lui est réservée, doit être l’objet des méditations des moralistes. Tout ce qui rapproche l’humanité de cette fin est moral, tout ce qui l’en éloigne est immoral.

 

A propos de l'auteur

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