1776 : un point de bascule dans l’histoire du libéralisme

La Révolution Américaine de 1776 reste pour nous Français le modèle d’une révolution réussie, d’une révolution véritablement libérale. Par un hasard de l’histoire – ou est-ce vraiment un hasard ? – en cette même année paraissait à Londres un ouvrage désormais classique : la Richesse des Nations d’Adam Smith ; quand en France, le ministre Turgot annonçait des réformes libérales énergiques. Retour sur une année d’une grande importance pour l’histoire du libéralisme. B.M.


1776 : un point de bascule dans l’histoire du libéralisme

par Gérard Minart

1776 est-elle l’année phare des libéraux ? Question insolite : dans l’almanach de l’Histoire, l’année 1776 passe presque inaperçue. L’Histoire, qui est d’abord une mémoire, se souvient des années qui marquent une fracture profonde dans la géologie politique : 1789, 1830, 1848. Elle se souvient aussi de celles qui encadrent de grandes épreuves : 1914-1918 ou bien 1939-1945. Elle se souvient enfin de ces dates que l’on apprenait jadis à l’école primaire : 732, 1515. Mais 1776 ? Et pourtant, 1776 devrait être célébrée comme la grande année inaugurale du libéralisme. En effet, dans trois pays, Amérique du Nord, Angleterre, France, quatre géants de la pensée libérale — Thomas Paine, Thomas Jefferson, Adam Smith, Turgot — vont marquer cette année-là d’une empreinte indélébile.

Deux Thomas pour une révolution

La première révolution des Droits de l’homme n’est pas la Révolution française de 1789 mais la Révolution américaine de 1776. Notre orgueil national dût-il en souffrir, il faut rappeler ceci : le premier grand message universel de liberté, d’égalité, de fraternité, n’est pas notre Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen du 26 août 1789, mais la Déclaration des représentants des États-Unis d’Amérique, réunis en Congrès général, plus connue sous le nom de Déclaration d’Indépendance américaine du 4 juillet 1776.

Au début des années 1770, la tension avait dramatiquement monté entre l’Angleterre et ses colonies d’Amérique. La première, en proie à de graves difficultés financières, voulait imposer aux secondes toujours plus de taxes, toujours plus d’impôts. Les premiers coups de feu entre les rebelles américains — les Insurgents — et les représentants, sur place, de la Couronne britannique éclatent le 19 avril 1775 à Lexington, près de Boston. L’année précédente, les treize colonies américaines avaient décidé d’instituer entre elles une « Association » dont la première décision avait été d’interdire tous les échanges commerciaux avec la Grande-Bretagne. En conséquence de quoi le roi George III avait donné l’ordre d’employer la manière forte pour réduire cette rébellion. Au début de l’année 1776, alors que les hostilités sont engagées, que George Washington a pris le commandement des Insurgents, les grands leaders américains — Benjamin Franklin, Thomas Jefferson, John Adams, Alexander Hamilton — hésitent, comme une bonne partie de l’opinion publique, sur la marche à suivre. Faut-il chercher une conciliation à tout prix avec la mère-patrie ? Faut-il marcher résolument vers l’indépendance ou souhaiter, pour les colonies, un simple statut d’autonomie ?

C’est un Anglais qui va leur montrer le chemin. Il est arrivé quelques années plus tôt en Amérique sans un sou mais fort des recommandations de Benjamin Franklin, qu’il a connu à Londres. Autodidacte, il a fait plusieurs métiers mais s’intéresse surtout aux sciences. N’ayant pas trouvé sa voie dans une société anglaise cloisonnée et hiérarchisée, il a résolu de tenter sa chance dans le Nouveau Monde. Il s’est installé à Philadelphie, s’est découvert une vocation de journaliste, a écrit des articles sur tous les sujets, s’est illustré par ses attaques contre les institutions britanniques, contre l’esclavage, pour l’émancipation des femmes. C’est un esprit en avance sur son temps. Il a 39 ans. Il s’appelle Thomas Paine.

Le 10 janvier 1776 paraît un livre de lui dont le titre, Common sense, peut-être traduit par Sens commun ou Bon sens. C’est un véritable brûlot. Paine y proclame que la monarchie telle qu’elle existe en Angleterre est un régime politique dépassé, périmé, disqualifié. Sa thèse centrale est que l’Amérique souffre parce que l’Angleterre est une monarchie. Et la pire de toutes. Lointaine, despotique, rapace. Dirigée par un monarque qu’il qualifie de « brute royale », de « ruffian couronné », de « pharaon sombre et dur », de « sauvage doté d’un sceptre ». Et, d’une phrase, Paine investit la Révolution américaine qui commence d’une mission universelle : « La cause des Américains, proclame-t-il, est dans une grande mesure la cause de toute l’humanité. » Conclusion : « L’heure est venue » pour l’Amérique de se séparer de l’Angleterre. Le sens commun, le bon sens, l’exigent.

En tuant ainsi chez les Américains le respect sacré qu’ils éprouvent encore pour la monarchie britannique, en leur révélant à eux-mêmes leurs propres valeurs — esprit de liberté, goût des responsabilités, sens de l’égalité, ardeur au travail — il leur révèle d’un coup leur propre identité, leur propre dignité et leur montre que seule une république peut incarner de telles valeurs, peut promouvoir de tels individus, peut exprimer un véritable sentiment national. Thomas Paine esquisse là ce qu’on appellera plus tard le « rêve américain ». Il révèle un peuple à lui-même. Un peuple qui, face à la mère-patrie, n’osait pas encore se poser comme peuple.

Le succès est immense. 150 000 exemplaires de son livre sont écoulés en quelques semaines. « Common sense opère dans les esprits un changement prodigieux », écrit George Washington. Thomas Paine vient de trancher le noeud gordien qui reliait encore l’Amérique à l’Angleterre : la route est libre pour une déclaration d’indépendance.

C’est un autre Thomas, Thomas Jefferson, jeune et grand juriste virginien, ami de Paine, qui la rédige. Et le 4 juillet 1776, le Congrès des représentants des Etats-Unis adopte la Déclaration d’Indépendance américaine dont les paroles immortelles feront le tour du monde et inspireront la Révolution Française. Thomas Paine avait raison : la cause des Américains était bien celle de toute l’humanité.

La bible du libéralisme économique

Tandis que les Américains rédigent et votent leur Déclaration d’Indépendance, un homme s’apprête à publier, à Londres, un livre qui va devenir la référence et l’emblème du libéralisme économique.

Écossais d’origine, l’auteur a été professeur de philosophie morale à l’université de Glasgow. Il s’est fait connaître de l’Europe philosophique par un premier ouvrage, la Théorie des sentiments moraux, qu’il a publié à l’âge de 36 ans. Ensuite, il est devenu précepteur d’un jeune duc qu’il a accompagné durant deux ans sur le Continent. Cela lui a permis de rencontrer Voltaire, ainsi que les encyclopédistes français, mais surtout de s’entretenir très longuement, à Paris, avec les économistes physiocrates, Quesnay et Turgot notamment.

De retour en Grande-Bretagne, il va passer dix ans à écrire un ouvrage qui, gros comme une bible, lourd comme un pavé, dense comme une forêt, salutaire comme une ancre, aura une prodigieuse postérité. Cet homme, c’est Adam Smith. Ce livre, qui paraît le 9 mars 1776, s’intitule Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Cette postérité, c’est l’économie libérale, car les idées développées par Smith deviendront vite, et jusqu’à aujourd’hui encore, les « fondamentaux » de la liberté économique.

Des fondamentaux que Jean-Baptiste Say, grand lecteur et grand admirateur d’Adam Smith, va, plus tard, éclairer de Lumières françaises en les précisant, en les clarifiant, en les organisant logiquement en trois grandes sections : production, circulation, répartition des richesses. Des fondamentaux, au demeurant, qu’Adam Smith aurait découverts lors de ses longues conversations avec les économistes français et, surtout, avec Turgot. En effet, l’hypothèse d’une très forte influence des idées de Turgot sur le livre d’Adam Smith a été avancée par plusieurs historiens et par des personnalités politiques — par exemple Léon Say dans sa biographie de Turgot — ou par des universitaires. Ainsi d’Anne-Claire Hoyng, jeune universitaire hollandaise qui, sous le titre Turgot et Smith, une étrange proximité (ouvrage en néerlandais avec un résumé en Français) compare les écrits des deux économistes et y relève de nombreuses similitudes. (Amsterdam, 2011, p.205 à 211 pour le résumé en français). Si bien qu’il n’est pas exagéré d’écrire que du sang français coule dans les veines de la Richesse des Nations.

L’équation de Turgot

La liberté : c’est aussi le flambeau, précisément, qui guide Turgot, cet homme d’État qui, à la demande de son jeune roi, accepte de prendre en main le destin d’une France au bord de la rupture. La France, il la connaît dans ses profondeurs. Il a été Intendant à Limoges. Il sait que le pays étouffe sous les privilèges et croule sous les abus. Il y a urgence à le réformer. Son programme se résume en quatre points : 1° Chasse aux privilèges et aux abus ; 2° Liberté économique ; 3° Liberté du travail ; 4° Allègement des charges.

Sa méthode, il la révèle dans une lettre restée célèbre qu’il adresse à Louis XVI le jour même de sa nomination au poste de Contrôleur général, autrement dit de ministre des Finances. Elle se résume dans trois injonctions : point de banqueroute, point d’augmentations d’impôts, point d’emprunts.

Dès son accession au pouvoir, il a pris une série de mesures impopulaires mais nécessaires, entre autres le rétablissement de la liberté de circulation des grains. Elles marquent sa volonté de réformer la nation en profondeur. Et le 12 mars 1776, il fait promulguer par le roi six édits dont deux sont particulièrement révolutionnaires : celui qui supprime les corvées sur tout le territoire national et celui qui supprime les jurandes et les maîtrises. Les préfaces, en d’autres termes les exposés des motifs de ces différents édits, rédigés de la main même de Turgot, sont des textes de référence pour le libéralisme économique. Le vieux Voltaire ne s’y trompe pas, qui écrit à l’un de ses correspondants :

« Les préambules de ces édits sont des chefs-d’oeuvre d’éloquence, car ce sont des chefs-d’oeuvre de raison et de bonté. Le siècle d’or vient après le siècle de fer. »

L’édit sur les corvées résume à la perfection toute la politique de Turgot : il supprime un privilège qui pèse comme une contrainte sur la paysannerie, ce faisant il abat une injustice qui consistait pour cette paysannerie à travailler de force et gratuitement à la réfection et à l’entretien de routes dont les seuls propriétaires fonciers seraient les grands bénéficiaires. La double conséquence d’un tel dispositif était que le pays avait toujours de mauvaises routes car ce travail forcé était inefficace et que l’agriculture, dans le même temps, perdait de précieuses heures de travail. Turgot, en abolissant les corvées, supprime donc une grave injustice qui frappait les paysans, leur rend leur liberté du travail, les rétablit dans leurs droits naturels et obtient un meilleur entretien des routes en créant pour une telle activité un corps vraiment spécialisé.

Chez les privilégiés, naturellement, c’est un tollé ! Et pourtant, quelques semaines plus tard Turgot va encore plus loin. Après l’économie, il propose au roi de réformer les institutions politiques d’abord en instaurant, de la paroisse jusqu’au sommet de l’État, une pyramide d’Assemblées élues, puis en établissant un plan moderne d’instruction publique dont l’une des finalités serait de former des citoyens, enfin en supprimant les Trois Ordres, fondement du système monarchique.

Sa justification tient dans une phrase capitale : « La cause du mal, Sire, vient de ce que votre nation n’a point de Constitution. » Autrement dit, pour Turgot, une Constitution cela signifie des Assemblées délibérantes, des citoyens et non plus des sujets, une seule nation unie dans un destin commun et non plus trois Etats dans l’Etat. Cette fois, Turgot s’est trop avancé sur le chemin de la liberté et des réformes. Il est renvoyé par Louis XVI. Une Constitution, une instruction publique, des Assemblées élues, des citoyens instruits, la suppression des Trois Ordres : c’était là, 13 ans avant 1789, le langage de la Révolution française.

1776 annonce un nouveau monde

 Pour compléter ce rapide tableau d’une année 1776 exceptionnelle dans l’histoire du libéralisme encore faudrait-il ajouter, en touche finale, la parution, toujours cette année-là, du livre de Condillac sur Le commerce et le gouvernement : un événement capital à un double titre.

D’abord, Condillac est l’un des premiers à formuler avec une grande clarté ce qui, plus tard, sera appelé la théorie subjective de la valeur : « La valeur des choses, écrit-il, est fondée sur leur utilité, ou, ce qui revient au même, sur le besoin que nous en avons ; ou, ce qui revient encore au même, sur l’usage que nous en pouvons faire. » La valeur ne réside donc pas à l’intérieur de la chose sous forme d’une quantité de travail qu’il aurait fallu pour la produire (thèse de la valeur travail qui sera celle d’Adam Smith et de Ricardo) mais à l’extérieur de la chose, autrement dit dans l’intensité du désir qu’en éprouve l’acheteur. Condillac est donc l’un des pères de la théorie subjective de la valeur, théorie qui aura un bel avenir à travers la valeur-utilité de Say, le marginalisme des années 1870 et l’école autrichienne d’économie politique d’aujourd’hui.

Le second apport de Condillac réside en ceci qu’il mettra en oeuvre, dans ses travaux de philosophe, une méthode d’analyse d’une grande rigueur, laquelle méthode sera reprise par certains économistes comme Say pour être appliquée à la description et à l’explication des phénomènes économiques.

Ainsi, en cette année 1776, dans trois pays différents, plusieurs personnalités exceptionnelles ont-elles annoncé, chacune à sa façon, l’irruption de la liberté sur la grande scène de l’Histoire. La Déclaration d’indépendance des Etats-Unis, le Sens commun de Thomas Paine, la Richesse des Nations d’Adam Smith, les préambules des Six Edits de Turgot, Le commerce et le gouvernement de Condillac, tous textes datés de cette année 1776 constituent donc les premières grandes poutres maîtresses du libéralisme politique et économique. 1776 annonce un nouveau monde. Une telle année mériterait bien d’être dotée, elle aussi, d’une statue de la Liberté.

Gérard Minart

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