Adolphe (roman de Benjamin Constant)

Dictionnaire de la tradition libérale française, par Benoît Malbranque

ADOLPHE. Roman de Benjamin Constant, paru en 1816. Ce chef-d’œuvre de la littérature française est aussi un document libéral de tout premier ordre.

[Avant-propos] En émiettant ses talents, et en les laissant s’emporter au vent, la postérité nous offre une image troublée de Benjamin Constant. Si pour quelques-uns il demeure l’un des chaînons majeurs de l’histoire de la pensée libérale française, qu’il a reprise, enrichi de ses réflexions et de quelques grandes principes fondateurs, au milieu d’une époque troublée où Napoléon faisait peser sur les libertés des dangers très perceptibles, pour d’autres son nom est celui d’un romancier, auteur d’Adolphe, brève nouvelle sur l’amour qui s’en va. Mais si beaucoup de Français, connaissant Benjamin Constant romancier, ne découvrent que tardivement la profondeur de sa pensée politique et économique — si jamais ils la découvrent — nous ne pouvons voir en cela autre chose qu’un renversement. Car quand en décembre 1830 son cercueil est suivi d’un cortège imposant de plus de cent mille personnes, c’est l’homme politique, le publiciste, le philosophe que l’on pleure : son Adolphe, quoique promis à un bel avenir, ne s’étant encore attiré que l’indifférence, c’est le libéral que les foules acclament ou maudissent, celui qui, l’année précédente, avait exprimé son credo en ces termes : « J’ai défendu quarante ans le même principe, liberté en tout, en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en politique : et par liberté, j’entends le triomphe de l’individualité, tant sur l’autorité qui voudrait gouverner par le despotisme, que sur les masses qui réclament le droit d’asservir la minorité à la majorité. » (Mélanges de littérature et de politique, 1829, p. vi ; O. C., t. XXXIII, p. 145)

  De même, en 1816, quand le roman paraît, Constant est déjà et avant tout célèbre par ses aventures politiques et intimes : ses convictions libérales, son ralliement surprise à Bonaparte d’un côté ; sa liaison avec Mme de Staël, sa légèreté amoureuse de l’autre. À l’époque, il a déjà composé plusieurs mémoires politiques de circonstances, dont De la force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s’y rallier (1796), Des réactions politiques (1797), De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne (1815), ainsi que les Principes de politique (1815), ouvrage où il fait également œuvre de théoricien.

Les journalistes du temps ne s’y trompèrent pas, et ils considérèrent cette œuvre comme une excursion de plaisir dans le domaine de la littérature. Leurs avis, dictés par leurs propres convictions politiques ou par le goût honnête qu’ils avaient pris à la lecture du livre, ne fut cependant pas unanime quant aux suites à donner à cette expérience. « Que M. Benjamin Constant ne s’abaisse plus jusqu’aux romans, dit le Journal de Paris. Qu’il retourne dans les hauteurs de sa politique et de sa philosophie ». (N° du 19 juillet 1816) À l’inverse, la Gazette de France note : « M. Benjamin de Constant écrit avec tant de succès sur l’amour, qu’il n’aurait jamais dû traiter d’autre sujet pour son bonheur et pour notre plaisir. » (N° du 14 juillet 1816).

Du vivant de son auteur, le roman Adolphe ne rencontra pas son public. Ignoré par les uns, jeté au pilori par d’autres qui critiquent son style romantique encore peu à la mode, il devra attendre le début du XXe siècle pour s’imposer comme un classique de la littérature. Les goûts ayant changé, la route était ouverte pour Adolphe. Le roman saura, en moins d’un siècle, transformer un penseur libéral en romancier.

Pour des motifs divers et souvent imperceptibles, Benjamin Constant a participé de lui-même à la campagne de dévalorisation de son œuvre de romancier, qui a concouru à négliger cette partie de son œuvre, avant la redécouverte fracassante que nous avons rappelé. Dans la préface qu’il a fourni à la troisième édition d’Adolphe, il a rabaissé ouvertement son projet de roman, en notant : « Ce n’est pas sans quelque hésitation que j’ai consenti à la réimpression de ce petit ouvrage, publié il y a dix ans. Sans la presque certitude qu’on voulait en faire une contrefaçon en Belgique, et que cette contrefaçon, comme la plupart de celles que répandent en Allemagne et qu’introduisent en France les contrefacteurs belges, serait grossie d’additions et d’interpolations auxquelles je n’aurais point eu de part, je ne me serais jamais occupé de cette anecdote, écrite dans l’unique pensée de convaincre deux ou trois amis, réunis à la campagne, de la possibilité de donner une sorte d’intérêt à un roman dont les personnages se réduisaient à deux, et dont la situation serait toujours la même. […] Tout ce qui concerne Adolphe m’est devenu fort indifférent ; je n’attache aucun prix à ce roman, et je répète que ma seule intention, en le laissant reparaître devant un public qui l’a probablement oublié, si tant est que jamais il l’ait connu, a été de déclarer que toute édition qui contiendrait autre chose que ce qui est renfermé dans celle-ci ne viendrait pas de moi, et que je n’en serais pas responsable. » (O. C., t. III, p. 103-104) En privé, Constant adoptait d’ailleurs la même attitude, comme en témoigne sa correspondance. À sa tante Rosalie, il indiqua un jour les raisons de cette publication : « … j’ai toujours mis bien peu d’importance à cet ouvrage, qui est fait depuis dix ans. Je ne l’ai publié que pour me dispenser de le lire en société, ce que j’avais fait cinquante fois en France. Comme quelques Anglais l’avaient entendu à Pairs, on me le demandait à Londres, et après en avoir fait quatre lectures en une semaine, j’ai trouvé qu’il valait mieux que les autres prissent la peine de le lire eux-mêmes. » (Correspondance générale, t. X, p. 135) Quand on sait que les réseaux personnels jouaient un rôle majeur dans la diffusion des œuvres littéraires au XIXe siècle, on doit apprécier dans toute sa force ce dénigrement. Fort heureusement, son effet ne fut que temporaire.

Toutefois, nous l’avons dit, en reprenant goût pour ce roman, le public français n’a semble-t-il pas voulu en faire une lecture conforme aux idéaux libéraux de son auteur. Si Karl Marx avait fait un jour œuvre de romancier, le travail accompli serait certainement lu avec l’idée que les malheurs de la société capitaliste et la possibilité d’une société socialiste ou communiste d’égalité, de paix et de justice, devraient être les clés de compréhension du récit. De même, en prenant dans nos mains un roman composé par l’un des plus grands défenseurs de la liberté que la France ait comptés, nous devrions logiquement supposer qu’une lecture libérale puisse en être entreprise, et qu’elle puisse être extrêmement fructueuse.

Si personne ne s’est encore engagé dans cette voie, on doit sans doute l’attribuer à cette dichotomie opérée par la postérité : ainsi chez les commentateurs d’Adolphe, Benjamin Constant est avant tout un romancier. On en trouve également la raison dans le fait que, de manière claire, il existe un grand nombre de thèmes dans ce récit, dont certains sont éloignés, à première vue, des idées politiques de Constant.

Il semble bien, à la surface du texte, que l’on ait affaire au drame de deux jeunes gens qui ne savent pas s’aimer et que cette incapacité détruit. Le lecteur est peut-être d’autant plus obnubilé par ce thème, qu’il lui paraît plus nouveau. La plupart des romans qui parlent d’amour narrent la période de la conquête, et ils s’en tiennent là, de peur que le spectacle du bonheur, en durant trop longtemps, ne lasse et n’exaspère. Constant innove en ceci qu’il refuse ce schéma et, après avoir brièvement raconté la conquête, il rompt avec le classique : « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » ; à la place, il racontera le drame de la désunion des amants, le délitement du lien amoureux, la tristesse des cœurs qui se déchirent — l’amour, en un mot, qui s’éloigne et qui meurt. « Pour la première fois le drame de l’amour n’est pas celui d’un sacrifice, il n’est même point celui d’une infidélité, il est celui d’une lassitude », dira avec raison Gérard Bauer (Préface à son édition parue en 1953, p. 14)

Le deuxième thème qui frappe d’emblée le lecteur, c’est l’impuissance du héros, son irrésolution face aux actions importantes. Car Adolphe veut avant tout éviter de faire du mal. L’erreur qu’il a commise en séduisant Ellénore, en se liant à elle, il se trouve incapable de la corriger. À chaque occasion de rompre, il se rétracte, il repousse l’échéance ; chaque fois il tremble devant le moment où il devra exécuter sa promesse ou entreprendre une explication. Cette irrésolution constitue à l’évidence l’un des thèmes principaux du roman. En vérité, Constant l’a présentée dans un projet de préface comme le cœur du livre. « J’ai voulu peindre dans Adolphe, écrit-il, une des principales maladies morales de notre siècle, cette fatigue, cette incertitude, cette absence de force, cette analyse perpétuelle, qui place une arrière-pensée à côté de tous les sentiments, et qui par-là les corrompt dès leur naissance. » (O. C., t. III, p. 196) 

En se refusant à publier cette préface, et en ne clarifiant pas devant nous les objectifs et les conclusions de son roman — comme l’illustre l’ambivalence du jugement qu’il apporte dans la « Lettre à l’éditeur » et la « Réponse » — Benjamin Constant nous a laissé maître de débrouiller l’énigme d’Adolphe. 

Dépassant le cadre d’analyse que les deux thèmes ci-dessus nous proposent, je voudrais éclairer ici le roman à la lumière de l’idée de liberté. Car il m’apparaît que par le subjectivisme et l’individualisme de son approche, par l’opposition qu’il dépeint entre l’individu et la société, par la quête de liberté qui guide les actions du héros, et enfin par les leçons qu’il apporte pour l’histoire de la tradition libérale française, ce roman peut faire l’objet d’une véritable lecture libérale. J’entends ici dire mes raisons et proposer cette lecture. Dans une première partie, je montrerai en quoi Adolphe, par son caractère biographique fort, quoiqu’à moitié assumé, a un intérêt historique pour ceux qui s’intéressent aux idées libérales. La structure et le mode d’écriture offrira ensuite l’occasion de se demander si le subjectivisme et l’individualisme de l’approche d’Adolphe ne prolongent pas les idées des défenseurs de la liberté. Nous verrons aussi la place qu’occupe le thème de l’opposition de l’individu face à la société, que Constant avait reconnu comme décisif dans ses Réflexions sur la tragédie, et que les commentateurs d’Adolphe ont toujours signalé, sans pour autant s’accorder sur son importance. J’essaierai enfin de déterminer quelle place la quête de la liberté prend dans la vie d’Adolphe et dans son destin.

C’est somme toute une relecture, une nouvelle lecture d’Adolphe, que je propose ici, conscient qu’on n’en finit jamais de lire et de relire les chefs-d’œuvre. J’espère qu’en Adolphe on verra désormais l’un des rares et assurément l’un des plus anciens essais d’application des idées libérales en littérature.

[I. Un roman biographique.] La composante biographique est majeure pour la compréhension du roman Adolphe. On ne peut pas dire qu’elle ait été méconnue par les commentateurs, mais la critique s’est d’abord égarée sur la base de la publication approximative des Journaux intimes de Constant, insérée dans la Revue internationale en 1887, qui a retardé la compréhension vraie de son parcours et de son œuvre. « Même en extraits, diront Alfred Roulin et Charles Roth avec une sévérité méritée, il est peu de textes qui aient été aussi maltraités et à tel point défigurés par leur éditeur. Rarement tripatouillage a été plus innocent et plus désastreux. » (Journaux intimes, 1952, p. 18) En 1952, on eut enfin une édition rigoureuse de ces Journaux et les spécialistes ont découvert la place qu’occupait Charlotte du Tertre dans la conception d’Adolphe.

Revenons rapidement sur cette femme. Habitué aux liaisons passagères depuis sa prime jeunesse, Benjamin Constant s’était marié en 1789 et fréquentait Mme de Staël depuis 1794, à laquelle il était irrésistiblement attaché. Son attachement à elle fut parsemé d’aventures plus ou moins concluantes et poursuivies, notamment en 1800 avec la jeune Irlandaise Anna Lindsay. En 1804, au crépuscule de sa relation tumultueuse avec la dame de Coppet, Constant retrouve un amour de jeunesse, Charlotte de Hardenberg. Née à Londres en 1769, mariée assez jeune au baron de Marenholz, elle avait rencontré Constant en 1793 à Brunswick. Après un éloignement de quelques années et un remariage avec le vicomte du Tertre, des retrouvailles maussades eurent lieu en 1804, avant une passion amoureuse vers la fin de l’année 1805. 

La trace principale laissée par la conception première d’Adolphe est une entrée du journal intime de Benjamin Constant, à la date du 30 octobre 1806. Il vient de passer quelques jours avec sa nouvelle maîtresse, et il note : « Écrit à Charlotte. Commencé un roman qui sera notre histoire. » Dans les jours qui suivent, il retravaille son projet, qui est toujours celui d’un roman biographique reprenant l’idylle entre lui et son amante. Ainsi : « Avancé beaucoup ce roman qui me retrace de doux souvenirs » (31 octobre 1806 ; O. C., t. VI, p. 471). « Travaillé toujours à ce roman. Je n’aurai pas de peine à y peindre un ange » (1er novembre ; idem). « Avancé beaucoup mon roman. L’idée de Charlotte me rend ce travail bien doux » (2 novembre ; idem). « Lu mon roman le soir. Il y a de la monotonie. Il faut en changer la forme » (4 novembre ; idem, p. 472). « Continué le roman, qui me permet de m’occuper d’elle » (5 novembre ; idem).

Ces précisions succinctes sont riches en enseignement. On remarque que Constant conçoit d’abord son roman comme le récit d’un souvenir heureux, d’une romance heureuse avec Charlotte du Tertre, qu’il veut présenter en « ange ». Seulement à la lecture — à lui-même ou à quelqu’un ?, et dans ce cas, à qui ?, c’est un mystère — le résultat ne le satisfait pas entièrement et il décide d’opérer un changement dans le récit ou dans la structure, mais sans transformer le fond du projet, car le 5 il dit encore « s’occuper » de Charlotte par ce roman. 

Cette transformation occupera Constant pendant toute la fin de l’année 1806. Au gré des ajouts et des retranchements, le roman Adolphe prendra forme — une forme assez éloignée du projet initial. Confronté à la difficulté et surtout à la monotonie d’un roman heureux, l’auteur doit revoir son ambition première. Puisant dans son expérience quotidienne, Constant va alors chercher le schéma d’une histoire malheureuse, d’abord en présentant un héros aux prises avec deux femmes, entre lesquelles il se trouve incapable de choisir. À l’époque, Constant songe à épouser Charlotte et à rompre avec Mme de Staël, qui entretient avec lui une relation amoureuse fait d’orages et de brèves éclaircies. Parallèlement, Constant imagine le récit — il parle plus volontiers d’ « anecdote », terme qu’on retrouvera dans le sous-titre du roman final — d’un homme qui peine à rompre avec une femme qu’il n’aime plus, en droite ligne, toujours, de ses sentiments vis-à-vis de Germaine. Il s’imagine un moment réunir les deux morceaux, mais il s’aperçoit d’un défaut du point de vue littéraire : le héros ne recevrait pas de sympathie, car il joindrait au tort d’abandonner une première femme et d’être trop faible pour rompre, le tort de se lier d’amour avec une autre. « Je ne pouvais rien faire de cet ouvrage en y mêlant un autre épisode de femme, dira-t-il. Ellénore cesserait d’intéresser, et si le héros contractait des devoirs envers une autre et ne les remplissait pas, sa faiblesse deviendrait odieuse. » (28 décembre 1806 ; O. C., t. VI, p. 484) — On a trop peu vu, à mon sens, la condamnation que cette formule impliquait envers la propre conduite personnelle de l’auteur.

Ce qu’envisage alors Constant avec ce petit roman, c’est de retracer ses malheurs amoureux, mais la forme directe, celle d’un récit de ses aventures successives avec Anna Lindsay, Julie Talma, Germaine de Staël, avant sa découverte du bonheur avec Charlotte, ne parvient pas à le convaincre. C’est tout ce travail de remise en question de son projet qui va l’amener à se dégager progressivement de sa vie pour concevoir une histoire originale qui synthétise toutes ses expériences, et dont l’écriture occupera les deux derniers mois de l’année 1806. Il entend alors placer, en face du héros qui ne sera d’autre que lui-même, une femme qui sera la synthèse de toutes celles qu’il a aimé et qui lui ont fait du mal, en paralysant ses efforts et en restreignant sa liberté. Après avoir conquis cette femme, le héros sera confronté au défi de rompre une liaison malheureuse.

Le roman, finalement, aura beaucoup changé en peu de temps. Quand, au début de novembre, il s’agissait d’écrire l’histoire de la romance idyllique avec Charlotte, à la fin de l’année 1806, Benjamin Constant est tout centré sur l’amour malheureux d’Adolphe et d’Ellénore, dans un récit qui ressemble déjà au roman final. Le style sec et l’aspect général tragique de l’œuvre finale offrent un contraste saisissant avec cette histoire heureuse des premiers jours, qui réchauffait le cœur de Constant tandis qu’il le jetait sur le papier.

Cette modification s’illustre par les réactions successives de Mme de Staël. Le 15 novembre 1806, la dame de Coppet écrit dans une lettre les mots suivants : « Benjamin s’est mis à faire un roman, et il est le plus original et le plus touchant que j’ai lu. » (Lettre à Bonstetten ; Correspondance générale, t. VI, p. 156) Ce serait un bien étrange commentaire, si, comme dans l’Adolphe final, on pouvait y trouver des traces de l’amertume éprouvée par l’auteur à son endroit. Il faut croire que le récit biographique était alors suffisamment voilé et que l’amour heureux y était peint avec chaleur, mais sans précision. Le 28 décembre, en revanche, Constant lit son roman à M. de Boufflers ; celui-ci en rend compte à Germaine de Staël, qui devient furieuse, lisant entre les lignes les projets d’émancipation que l’auteur pouvait avoir.

Si le fait était avéré, le roman Adolphe permettrait d’illustrer non seulement une facette de la vie de Constant, mais surtout sa liaison célèbre avec Mme de Staël, les deux formant le couple le plus célèbre dans l’histoire des idées libérales. Dans le roman, Constant aurait ainsi voulu peindre sa relation amoureuse très orageuse avec Mme de Staël et expliquer à la fois sa nécessité de rompre et son incapacité récurrente à le faire. C’est à cette conclusion que parvient un historien de la littérature française, quand il présente les raisons qu’auraient eu Constant en écrivant Adolphe, et qu’il indique : « S’expliquer avec soi-même, crier sa souffrance, faite à la fois d’égoïsme et de pitié, et aussi se convaincre de la nécessité de rompre, et encore préparer sa sortie, la justifier aux yeux du monde dont l’opinion était loin de lui être indifférente, tel a été le but de Constant en composant Adolphe. » (André Le Breton, Le roman français au dix-neuvième siècle, p. 205)

Pour cela, Constant présenterait Ellénore comme une femme furieuse, tyrannique, capable de s’emporter vivement. Et en effet dans le roman elle nous est présentée comme « violente » et capable des scènes les plus haineuses. « Notre vie ne fut qu’un perpétuel orage, lit-on ; l’intimité perdit tous ses charmes, et l’amour toute sa douceur ; il n’y eut plus même entre nous ces retours passagers qui semblent guérir pour quelques instants d’incurables blessures. La vérité se fit jour de toutes parts, et j’empruntai, pour me faire entendre, les expressions les plus dures et les plus impitoyables. Je ne m’arrêtais que lorsque je voyais Ellénore dans les larmes, et ses larmes mêmes n’étaient qu’une lave brûlante qui, tombant goutte à goutte sur mon cœur, m’arrachait des cris, sans pouvoir m’arracher un désaveu. » (O. C., t. III, p. 165) On lit encore : « Tout ce que la haine la plus implacable avait inventé contre nous, nous nous l’appliquions mutuellement, et ces deux êtres malheureux qui seuls se connaissaient sur la terre, qui seuls pouvaient se rendre justice, se comprendre et se consoler, semblaient deux ennemis irréconciliables, acharnés à se déchirer. » (Ibid., p. 165)

Ces scènes rappellent à s’y méprendre celles de Constant avec Mme de Staël, telles que leurs proches nous les ont racontées, et telles que l’auteur d’Adolphe lui-même les a commentées dans ses Journaux intimes. Prenons par exemple le 7 septembre 1804, lendemain d’une telle dispute violente : « Peu à peu, l’orage s’est élevé. Scène effroyable jusqu’à 3h du matin, sur ce que je n’ai pas de sensibilité, sur ce que je n’invite pas à la confiance, sur ce que mes sentiments ne répondent pas à mes actions, etc. » (O. C., t. VI, p. 206) Plus tard, sous la plume de l’auteur des Journaux, Germaine de Staël est devenue « cette furie, ce fléau que l’enfer a vomi pour me tourmenter ». Et Constant d’ajouter ce commentaire : « Quel monstre qu’une femme en fureur ». (Ibid., p. 538)

Le caractère violent, les emportements d’Ellénore, viennent en droite ligne de Mme de Staël et nous permettent de mieux la comprendre, ainsi que Constant et que le couple qu’ils ont formé ensemble. Comme la biographie a une influence majeure sur les œuvres de l’esprit, je pense que le fait n’est pas sans importance pour l’histoire du libéralisme français et qu’Adolphe, à sa manière, s’y rattache.

D’ailleurs, au-delà du caractère d’Ellénore, le cœur apparent du livre, la situation d’un homme qui est aimé et qui n’aime plus, provient également de Mme de Staël. Ce thème est exprimé sous forme presque axiomatique au milieu du roman : « C’est un affreux malheur de n’être pas aimé quand on aime ; mais c’en est un bien grand d’être aimé avec passion quand on n’aime plus. » (O. C., t. III, p. 141) Or nous retrouvons dans les Journaux, trois ans avant l’écriture d’Adolphe, un commentaire extrêmement ressemblant, auquel Constant a pu repenser en cherchant un moyen de transformer son histoire heureuse en tragédie. Le 8 mars 1803, incapable de rompre avec Mme de Staël, que pourtant il n’aime plus, il écrit : « C’est une relation terrible que celle d’un homme qui n’aime plus et d’une femme qui ne veut pas cesser d’être aimée. » (O. C., t. VI, p. 353)

Cette faiblesse qu’il a lui-même ressenti au moment de rompre sa liaison, il entend la montrer à tous, l’expliquer, peut-être pour la comprendre lui-même. La problématique est posée clairement dans le roman : « Il y a dans les liaisons qui se prolongent quelque chose de si profond ! Elles deviennent à notre insu une partie si intime de notre existence ! Nous formons de loin, avec calme, la résolution de les rompre ; nous croyons attendre avec impatience l’époque de l’exécuter : mais quand ce moment arrive, il nous remplit de terreur ; et telle est la bizarrerie de notre cœur misérable, que nous quittons avec un déchirement horrible ceux près de qui nous demeurions sans plaisir. » (O. C., t. III, p. 141)

Pour expliquer la faiblesse d’Adolphe et le malheur qu’il y a à être aimé quand on n’aime plus, il fallait aussi que Constant présente sa propre histoire. Car cette faiblesse a une origine, ce désœuvrement a des raisons. 

Autant le personnage d’Ellénore, synthèse de plusieurs femmes, est difficile à cerner, autant Adolphe a des formes connues, convenues et rassurantes. Habitué à détailler les différents points de vue des commentateurs pour déduire une position rigoureuse, Paul Delbouille fait face, sur le cas du personnage d’Adolphe, à une unanimité non combattue. « S’il est une chose qui ne fait de doute aux yeux de personne, dit-il, c’est qu’Adolphe, par les traits principaux de son caractère, est comme un reflet de Benjamin Constant lui-même. » (Genèse, structure et destin d’Adolphe, 1971, p. 111)

Cette clef du roman, que Benjamin=Adolphe, était facile à percevoir, à la fois pour les lecteurs et pour les spécialistes. Pour les lecteurs d’abord, car c’est un procédé courant chez les romanciers que de se mettre soi-même en scène. Les spécialistes ont encore l’avantage de pouvoir comparer ce qu’il est dit d’Adolphe avec ce qu’ils connaissent de Benjamin Constant, de sa vie, de son caractère et de ses idées. Or il apparaît que c’est en analysant son mal-être, c’est en couchant sur le papier les propres contradictions de sa vie, que Constant a dressé le portrait psychologique de son héros. Ainsi « ce caractère qu’on dit bizarre et sauvage, ce cœur étranger à tous les intérêts du monde, solitaire au milieu des hommes, et qui souffre pourtant de l’isolement auquel il est condamné » (O. C., t. III, p. 124) nous rappelle-t-il bien l’auteur lui-même, habitué à la solitude dès son enfance et lassé en permanence de la présence d’autrui sur le théâtre du monde.

La symétrie est parfaite entre Adolphe et Benjamin. Comme Benjamin, Adolphe aime les femmes d’une façon singulière, cherchant à la fois une amante et une seconde mère. Comme Benjamin, Adolphe a la volonté de s’attacher à une femme de manière durable, mais, dans la pratique, il se trouve incapable de le faire et, pire, craint sans cesse de le faire. Enfin, comme Benjamin, Adolphe est faible de caractère dans ses relations personnelles, incapable de prendre une décision ferme et de s’y tenir.

Plusieurs aspects nous rendent encore la ressemblance plus perceptible et plus complète.

Dans le roman, Adolphe reste avec Ellénore et lui sacrifie toute carrière possible ; or, à l’été 1814, Constant tombe follement amoureux de Mme Récamier et met un temps de côté ses préoccupations littéraires et politiques. Pour séduire Ellénore, Adolphe a recourt à une lettre, faute d’être capable d’exprimer ses sentiments par la parole ; or Constant lui-même était un habitué de cette manière de procéder : ainsi pour séduire Mme Trevor, il raconte : « je lui écrivis une belle lettre pour lui déclarer que j’étais amoureux » (O. C., t. III, p. 316) L’attitude assez désinvolte du jeune Adolphe est aussi à rapprocher de celle de Constant, qui note dans son Cahier rouge : « je disais tout ce qui me passait par la tête. […] je me moquais de tout le monde, […] je soutenais avec assez d’esprit les opinions les plus biscornues. » (Ibid., p. 203) Enfin, on sait que la pensée de mort a toujours accompagné Benjamin Constant — « l’idée de la mort est toujours autour de moi » notait-il (Journaux intimes, 14 avril 1806 : O. C., t. VI, p. 437). Logiquement, son héroïne ne pouvait que mourir d’avoir mal aimé Adolphe, elle ne pouvait que répéter par deux fois son pressentiment de cette fin morbide, et Adolphe lui-même ne pouvait être que sensible à la mort, par une expérience vécue dans sa jeunesse. Remarquant cette ressemblance, André Monglong écrira : « La pensée de la mort ouvre et ferme le livre d’Adolphe. Elle domine la vie intérieure de Benjamin Constant. » (Vies préromantiques, 1925, p. 254)

C’est donc une conclusion aisée que celle que sont appelés à tirer les spécialistes. Ce n’est nul autre que lui-même que Benjamin Constant a voulu présenter dans Adolphe ; c’est son histoire, son drame personnel, ses contradictions et ses faiblesses qu’il y a intégrés. Dans cette entreprise, il n’aura pêché que par un excès de cynisme et d’auto-critique : car si Constant s’est peint dans Adolphe, il n’a présenté de lui que le mauvais côté. Ainsi pour Charles Du Bos, Adolphe est « à la fois le plus ressemblant et le moins ressemblant des portraits de Constant, le plus ressemblant quant aux défauts, le moins ressemblant par le silence observé quant aux qualités. » (Grandeur et misère de Benjamin Constant, 1946, p. 28)

Cette nuance faite, le roman Adolphe se rattache donc aux idées libérales par le portrait sans concession qu’il présente de l’un des héros du libéralisme, Benjamin Constant, un homme public reconnu, dont la vie privée était pleine d’effervescence et de contradictions. 

[Opinion des contemporains. Confirmations.] À toutes les époques, les premiers juges d’une œuvre littéraire ou artistique sont à trouver dans le cercle, plus ou moins étendu, de la famille ou des amis. Avant de présenter quelques-unes des réactions journalistiques qu’a inspirées Adolphe, il n’est pas inutile de rappeler la teneur des jugements des proches de Benjamin Constant, car ces prises de position apportent une solide garantie à l’interprétation selon laquelle il y aurait une forte teneur biographique dans le roman.

Le premier témoin que j’aimerais présenter n’est autre qu’Albertine de Staël, la fille que Germaine de Staël aurait eue, semble-t-il, avec Benjamin Constant. En juillet 1816, elle écrit à Constant après qu’elle et son mari Victor aient eu l’occasion de lire Adolphe. Après avoir déclaré qu’elle ne s’était pas sentie, à la lecture, une grande sympathie avec le héros, elle ajoute : « Victor vous aime beaucoup et moi aussi, mais il faut pour cela que je croie qu’Adolphe n’est pas vous tout à fait, quoique malheureusement il y ait des traits semblables. » (Correspondance générale, t. X, p. 94)

Dans le cercle familial immédiat de Benjamin Constant, deux personnages vont engager, après la lecture d’Adolphe, une correspondance étendue : Charles de Constant et sa sœur Rosalie. C’est le premier des deux qui lancera les débats, dans une lettre du 1er juillet 1816, où il écrit : « Adolphe t’aura fait du chagrin, chère Rose, encore plus qu’à moi dont il a excité l’indignation. Les portraits sont si bien faits qu’il n’y a personne qui ait connu les originaux qui ne les reconnaisse. » Et Rosalie répond : « J’aime autant croire l’histoire qu’il fait de son inconnu que d’y chercher la sienne, quoique je sois bien sûr qu’elle y est ». (Correspondance citée par P. Delbouille, Genèse, structure et destin d’Adolphe, p. 399)

Dans les jours suivant, la discussion continue. Charles de Constant cherche à approfondir les raisons qui ont pu conduire son cousin à publier une telle œuvre. Il écrit le 8 juillet : « En lisant Adolphe, tu auras vu, chère Rose, que Benjamin explique sa conduite en médisant de son caractère, et comme disait quelqu’un, il a voulu qu’on sût qu’il se conduit dans sa vie privée par les mêmes principes qu’en politique. Il a fait mettre dans les papiers anglais que les personnages de ses romans ne sont point des portraits de gens connus, que ce n’est ni son père ni lui, mais ceux qui ont connu l’un et l’autre ne seront pas trompés par cette déclaration. Plusieurs personnes ici ont connu Ellénore. Elle s’appelait Lindsey. Elle était moitié française, moitié anglaise. C’était une fille de bonne compagnie que des aventures avaient jetée dans le concubinage. Elle avait de l’esprit sans instruction. Ses aventures avec Benjamin firent assez de bruit dans le temps. » (Ibid., p. 400)

Charles de Constant fait ici référence à la controverse qui s’engagea très tôt dans les journaux anglais, mais aussi français, autour de l’identité cachée d’Ellénore, débat dont j’évoquerai plus loin les grandes lignes. Dans le débat futur entre les « staëliens » et les « lindsayiens », il se prononce énergiquement pour faire d’Anna Lindsay, d’origine irlandaise, l’une des inspirations premières du personnage d’Ellénore. Aussi fermement exprimé soit-il, son sentiment ne convainc pas sa sœur, qui avait passé de longues années comme confidente de Benjamin Constant, à l’époque où il était malmené dans sa liaison orageuse avec Mme de Staël. Elle réplique donc le 12 juillet 1816 : « Tu avais raison, Adolphe m’a fait une vraie peine, il m’a fait ressentir quelque chose de ce que l’histoire m’a fait souffrir. La position est si bien peinte que j’ai cru être encore au temps où j’étais témoin d’un esclavage indigne et d’une faiblesse fondée sur un sentiment généreux qui méritait quelque intérêt. Ce n’est elle [Germaine de Staël] que sous le rapport de la tyrannie ; mais c’est bien lui, et je comprends qu’après avoir été si souvent en scène, si diversement jugé, si souvent en contradiction avec lui-même, il ait trouvé quelque satisfaction à s’expliquer, à se déduire et à signaler les causes de ses erreurs et de ses motifs dans une relation qui a si fort influé sur sa vie ; mais je voudrais bien qu’il ne l’eût pas publiée. La fiction est triste, et ne donne qu’un sentiment pénible du commencement à la fin. Ce qui est changé à la vérité réelle ôte à la vérité idéale, la fin surtout me fait de la peine ; les résultats sont décourageants. » (Ibid., p. 400)

Nous voyons comment l’explication qu’elle fournit au projet littéraire de son cousin rejoint celle des historiens. Constant aurait cherché, en composant puis en publiant son roman, à jeter de la lumière sur son caractère et sur sa vie privée, si agitée et si défavorablement jugée par ses contemporains.

À ce stade, la démonstration n’a plus besoin d’être appuyée. Une dernière autorité, celle de Sismondi, ami de longue date de Mme de Staël et de Benjamin Constant, mérite cependant d’être citée en longueur, à cause de la précision avec laquelle il a analysé cette teinte biographique qui fait l’un des intérêts du roman. Sismondi recense même quelques ressemblances supplémentaires, que les critiques d’Adolphe n’ont pas manqué de signaler. Après avoir lu le roman de son ami, cet habitué des réunions à Coppet s’exprimera ainsi : « Je crois bien que je ressens encore plus de plaisir, parce que je reconnais l’auteur à chaque page, et que jamais confession n’offrit à mes yeux un portrait plus ressemblant. Il fait comprendre tous ses défauts, mais il ne les excuse pas, et il ne semble point avoir la pensée de les faire aimer. Il est très possible qu’autrefois il ait été plus réellement amoureux qu’il ne se peint dans son livre, mais, quand je l’ai connu, il était tel qu’Adolphe, et avec tout aussi peu d’amour, non moins orageux, non moins amer, non moins occupé de flatter ensuite et de tromper de nouveau par un sentiment de bonté, celle qu’il avait déchirée. Il a évidemment voulu éloigner le portrait d’Ellénore de toute ressemblance. Il a tout changé pour elle, patrie, condition, figure, esprit. Ni les circonstances de la vie, ni celles de la personne n’ont aucune identité ; il en résulte qu’à quelques égards elle se montre dans le cours du roman tout autre qu’il ne l’a annoncée. Mais à l’impétuosité et à l’exigence dans les relations d’amour, on ne peut la méconnaître. Cette apparente intimité, cette domination passionnée, pendant laquelle ils se déchiraient par tout ce que la colère et la haine peuvent dicter de plus injurieux, est leur histoire à l’un et à l’autre. Cette ressemblance seule est trop frappante pour ne pas rendre inutiles tous les autres déguisements. L’auteur n’avait point les mêmes raisons pour dissimuler les personnages secondaires. Aussi peut-on leur mettre des noms en passant. Le père de Benjamin était exactement tel qu’il l’a dépeint. La femme âgée avec laquelle il a vécu dans sa jeunesse, qu’il a beaucoup aimée, et qu’il a vue mourir, est une madame de Charrière, auteur de quelques jolis romans. L’amie officieuse qui, prétendant le réconcilier avec Ellénore, les brouille davantage, est madame Récamier. Le comte de P*** est de pure invention, et, en effet, quoiqu’il semble d’abord un personnage important, l’auteur s’est dispensé de lui donner aucune physionomie, et ne lui fait non plus jouer aucun rôle. » (Ibid., p. 404)

Sur la question qui nous intéresse ici, celle de la similarité entre le personnage d’Adolphe et Benjamin Constant, nous sommes parvenus, semble-t-il, à la plus complète démonstration possible. Mais la teinte biographique du roman ne s’arrêtant pas au seul Adolphe, notre enquête ne peut s’arrêter ici.
Il reste à savoir si des éléments supplémentaires peuvent encore confirmer certains aspects biographiques du roman, notamment concernant le personnage d’Ellénore. Nous avons vu que même les proches de Constant ne s’accordaient pas sur le fait de savoir si Ellénore tenait surtout d’Anna Lindsay ou de Mme de Staël. La question méritera d’être posée. Nous verrons que dans Ellénore, Benjamin Constant a voulu offrir la synthèse de toutes les déceptions amoureuses de sa vie et qu’en rendant dans la fiction son effervescence maladive et ses déceptions récurrentes, Adolphe nous permet de mieux comprendre cet esprit perturbé qu’était Benjamin Constant.

[Autres appréciations d’époque.] Le caractère biographique d’Adolphe (qui ne s’arrête pas à son seul personnage principal) est aussi prouvé par le témoignage des quelques personnes qui ont écouté Benjamin Constant dans les lectures qu’il donna du roman, juste avant qu’il ne se décide à le faire publier. L’émotion intense qui se manifestait chez Constant lors de ces lectures prouve bien que le drame était comme une partie de lui-même, et qu’il revivait les épisodes malheureux du roman en les racontant à ses auditeurs. Ainsi Prosper de Barante écrit dans ses Souvenirs : « Il est impossible de lire cette autopsie si bien écrite et ce marivaudage d’une exaltation maladive sans en être profondément ému. Mais ce qu’il fallait voir, c’était M. Constant lisant son Adolphe avec une émotion déchirante, baigné de larmes et interrompu par ses sanglots, tant le souvenir et l’imagination avaient d’action sur sa mobile sensibilité. » (Souvenirs du baron de Barante de l’Académie française, 1899, vol. II, p. 314)

Victor de Broglie écrit dans la même veine : « Nous étions douze ou quinze assistants. La lecture avait duré près de trois heures. L’auteur était fatigué ; à mesure qu’il approchait du dénouement, son émotion augmentait, et sa fatigue accroissait son émotion. À la fin, il ne put la contenir : il éclata en sanglots ; la contagion gagna la réunion toute entière, elle-même fort émue ; ce ne fut que pleurs et gémissements. » (Souvenirs, 1886, t. I, p. 387)

L’action étonnante que la lecture d’Adolphe produisait sur Benjamin Constant confirme l’intérêt d’une lecture biographique de l’œuvre. Elle abonde ainsi dans le sens de l’idée qui est le fil rouge de la première partie de cet article : qu’Adolphe, en éclairant de manière puissante la vie de Benjamin Constant, fait partie intégrante de l’histoire du libéralisme.

Le personnage d’Ellénore fournit une autre occasion de confirmer cette thèse. Son identité cachée, présentée plus haut, sera détaillée par la suite. Je voudrais ici indiquer qu’à la lecture d’Adolphe, on sent que dans le personnage d’Ellénore Constant a fusionné ensemble des caractères issus de femmes qu’il a aimées, et que le mélange n’était pas idéal. Car il est étonnant de voir une femme réservée et douce, devenir tout à coup furieuse, capable des scènes les plus violentes. « C’est là l’une des faiblesses psychologiques du roman, dira F. Bérence ; car une femme aussi passive qu’Ellénore ne saurait se comporter avec une telle violence. » (Grandeur spirituelle du dix-neuvième siècle français, t. I, 1958, p. 69)

Les commentateurs ultérieurs ont bien remarqué ce manque de cohérence, et tous l’ont attribué à cette même cause : le mélange inadéquat de plusieurs caractères différents et incompatibles. Ainsi Émile Faguet écrit : « Ellénore est-elle un personnage bien net, bien éclairé, surtout bien profondément pénétré ? J’ai des doutes, à cet égard, des inquiétudes plutôt, et une certaine hésitation. Il me semble qu’elle est composée un peu artificiellement de parties qui ne sont pas tout à fait d’accord. » (Politiques et moralistes du dix-neuvième siècle, 1899, t. I, p. 205) Anatole France reprend cette critique et en fait le principal défaut du livre : « Si quelque reproche pouvait atteindre ce roman si parfait, il nous semble que c’est précisément sur ce point qu’il porterait. Ellénore, qui se montre douce, réservée, soucieuse de l’opinion, rejette bientôt tout ce qui faisait l’attrait modeste de son caractère. Un manque d’unité se trahit entre la femme discrète qui figurait au début du livre et la victime bruyante dont le désespoir s’étale sans mesure pour finir dans la mort. » (Le génie latin, 1917, p. 334-335)

Enfin, il faut noter que plusieurs passages du roman sont des reprises directes, à peine reformulées, de propos contenus dans les Journaux intimes de Constant et relatifs à l’une des femmes qu’il a aimées. J’en ai déjà cité plusieurs concernant Germaine de Staël : voici maintenant deux exemples se rapportant l’un à Anna Lindsay, l’autre à Charlotte de Hardenberg.

À propos d’Anna Lindsay, le Journal parle des « préjugés qu’elle a adoptés, par un motif généreux, en sens inverse de son intérêt » (Journaux intimes, 28 juillet 1804 : O. C., t. VI, p. 176) ; pareillement on lit dans Adolphe qu’Ellénore « avait beaucoup de préjugés ; mais tous ses préjugés étaient en sens inverse de son intérêt. » (O. C., t. III, p. 116) Et voici encore un autre exemple, concernant maintenant Charlotte de Hardenberg. En décembre 1807, Charlotte est malade à Dôle. « J’ai voulu lui parler, raconte Constant dans les Journaux, elle a frémi à ma voix. Elle a dit : ‘Cette voix, cette voix, c’est la voix qui fait du mal. Cet homme m’a tuée.’ » (O. C., t. VI, p. 573) Cette expression se retrouve dans Adolphe, où Ellénore, souffrante, dit à Adolphe qui essaie de lui parler : « Quel est ce bruit, s’écria-t-elle ? C’est la voix qui m’a fait du mal. » (O. C., t. III, p. 172)

[La réception par la presse contemporaine] En juin 1816, fort d’une double parution, à Paris et à Londres, le roman Adolphe entend conquérir la critique. Les premiers jours, semble-t-il, sont encourageants, et Constant s’enthousiasme dans son Journal : « Mon roman a beaucoup de succès », écrit-il. (O. C., t. VII, p. 278) Il ne tarde cependant pas à déchanter, observant une musique nouvelle dans les compte-rendus ou les notices de présentation de son livre. Le roman n’est pas sorti depuis deux semaines que déjà des journaux s’ingénient à trouver les clefs d’une lecture biographique de l’œuvre. Pour la plupart, Mme de Staël se cache derrière le personnage d’Ellénore et c’est leur aventure que Constant raconte.

« Que faire ? » se demande l’auteur dans son Journal, en date du 22 juin. Le lendemain, il se décide à faire paraître un désaveu. Sa plainte paraît dans le Morning Chronicle du 24 juin 1816 : « Monsieur. Différents journaux ont laissé entendre que le court roman d’Adolphe contient des péripéties s’appliquant à moi-même ou à des personnes existant réellement. Je crois qu’il est de mon devoir de démentir une interprétation aussi peu fondée. J’aurais jugé ridicule de me décrire moi-même et le jugement que je porte sur le héros de cette anecdote devrait m’avoir évité un soupçon de ce genre, car personne ne peut prendre plaisir à se représenter comme coupable de vanité, de faiblesse et d’ingratitude. Mais l’accusation d’avoir dépeint d’autres personnes, quelles qu’elles soient, est beaucoup plus grave. Ceci jetterait sur mon caractère un opprobre auquel je ne veux pas me soumettre. Ni Ellénore, ni le père d’Adolphe, ni le comte de P*** n’ont aucune ressemblance avec aucune personne de ma connaissance. Non seulement mes amis, mais mes relations me sont sacrées. » (Texte traduit par J.-H. Bornecque dans son édition d’Adolphe, 1963, p. 305 ; O. C., t. X, p. 245)

Apparemment cela n’a pas convaincu le journal, car à la suite de la lettre le Morning Chronicle fait remarquer : « Bien que cet ouvrage soit publié comme une anecdote trouvée dans les papiers d’un inconnu, il ne peut cependant y avoir de doute, comme nous l’avons dit précédemment, que l’auteur a fait le portrait de ses propres sentiments et émotions ; par conséquent, à partir du moment où l’on se souvient de l’intimité que l’auteur a connue avec la célèbre Mme de Staël, le caractère d’Ellénore inspire un intérêt et une curiosité redoublés. » (Idem.)

C’était un coup d’épée dans l’eau. Mais Constant ne s’avoue pas vaincu. Décidé à récuser les rapprochements avec Mme de Staël (nous verrons plus loin ses raisons), il décide de rédiger une préface qu’il ajouterait en tête d’une seconde édition, et dans laquelle il indiquerait qu’il n’avait pas en vue des personnages existants. C’est ce qu’il fait dès le 25 juin. On lit dans cette préface : « Si j’avais donné lieu réellement à des interprétations pareilles, s’il se rencontrait dans mon livre une seule phrase qui pût les autoriser, je me considérerais comme digne d’un blâme rigoureux… Cette fureur de reconnaître dans les ouvrages d’imagination les individus qu’on rencontre dans le monde, est pour ces ouvrages un véritable fléau. Elle les dégrade, leur imprime une direction fausse, détruit leur intérêt et anéantit leur utilité. Chercher des allusions dans un roman, c’est préférer la tracasserie à la nature, et substituer le commérage à l’observation du cœur. » (O. C., t. III, p. 100)

Curieusement, tout en condamnant les interprétations qu’il juge abusives, Constant se permet des références troublantes à Mme de Staël. Ainsi, dans la même préface, il écrit : « La femme la plus spirituelle de notre siècle, en même temps qu’elle est la meilleure, Mme de Staël a été soupçonnée, non seulement de s’être peinte dans Delphine et dans Corinne, mais d’avoir tracé de quelques-unes de ses connaissances des portraits sévères ; imputations bien peu méritées ; car, assurément, le génie qui créa Corinne n’avait pas besoin des ressources de la méchanceté, et toute perfidie sociale est incompatible avec le caractère de Mme de Staël, ce caractère si noble, si courageux dans la persécution, si fidèle dans l’amitié, si généreux dans le dévouement. » (Idem)

Seulement son éditeur ne l’entendait pas de la même oreille. Les dépenses qu’il avait engagées pour réaliser la première édition, il ne voulait pas les perdre à jamais en se lançant dans une seconde édition, trois semaines après la première et tandis que le livre ne s’écoulait que lentement. La solution choisie fut double : d’un côté, pour les exemplaires brochés, la préface fut tirée dans des feuilles supplémentaires et encartée avec le reste. Dans les exemplaires encore en feuilles, la préface remplaçait l’« Avis de l’éditeur » qui ouvrait le roman. L’opération fut toutefois de courte durée, puisque dès le 17 juillet Constant reçut un message amical de Mme de Staël, qui ne se montrait pas du tout offensée par le livre. Il note dans son Journal : « Lettre de Mme de Staël. Mon roman ne nous a pas brouillés. » (O. C., t. VII, p. 282) Dès lors la préface n’a plus l’importance qu’elle avait, et Constant écrit à son éditeur : « Au fond la préface n’avait d’autre but que de démentir les applications qu’on avait faites, et les premiers moments passés, la chose est très indifférente. » (Idem) La préface n’est plus ajoutée aux exemplaires produits, qui restent conformes à la première édition.

Si nous cherchons maintenant à nous expliquer cette suite d’opérations assez rocambolesque, l’intention biographique d’Adolphe s’en trouvera encore renforcée. De toute évidence, Constant agit sous la pression des évènements, mais pas de n’importe quels évènements : dans le premier cas, il réagit aux imputations journalistiques, qui font une lecture biographique de son œuvre ; dans le second cas, il abandonne son projet de seconde édition, après avoir été rassuré par le message de Mme de Staël. La seconde édition n’a donc pas pour intention de corriger certains abus de langue, certains helvétismes notamment, décelés par les critiques ; elle ne vise pas non plus à adoucir l’image d’un roman de style romantique qui lui empêchait d’être apprécié par le grand public ; non, ce sont des éléments liés strictement à cette lecture biographique d’Adolphe qui poussent Constant à agir.

En suivant certains spécialistes, comme Henri Guillemin, on peut même pousser le raisonnement plus loin. Face aux allégations des journaux, Constant est-il bien victime ? Ses réactions sont-elles crédibles ? On peut voir dans l’attitude de l’auteur d’Adolphe une manière de se jouer d’une situation qu’il a lui-même créée, et très volontairement. D’après cette interprétation, Constant aurait voulu dès le départ présenter Mme de Staël dans Ellénore — sans en avoir l’air, mais tout en le faisant d’une manière claire. Guillemin explique : « Il faut que la clef : Ellénore=Germaine, soit assez visible pour qu’on la saisisse aisément, assez cachée pour que l’auteur puisse toujours, galant homme, affirmer qu’on s’abuse en donnant à l’ouvrage le sens même qui constitue sa raison d’être. Méconnaissable et irrécusable, telle doit être Mme de Staël dans son roman. » (« Adolphe ou le parapluie de Benjamin Constant », Éclaircissements, 1961, p. 95) Cette volonté cachée expliquerait aussi l’étonnante naïveté de Constant qui, dans sa préface à la seconde édition — dont l’objectif avoué était de faire taire les rumeurs — fait un éloge appuyé de Mme de Staël. Le piège tendu par l’auteur aurait donc parfaitement fonctionné, et il se serait donné le beau rôle en ayant l’air de condamner les allégations, tout en les confirmant avec une désinvolture presque innocente.

[L’identité d’Ellénore] Après avoir montré que Constant s’était mis en scène lui-même dans son roman, qu’il y racontait son histoire, ou plutôt ses histoires, je dois au lecteur de faire un point rapide sur l’identité d’Ellénore, après avoir plusieurs fois effleuré le problème. La question se pose en ces termes : Quelle femme Benjamin Constant a-t-il voulu dessiner dans Ellénore ?

Si la question se pose, c’est qu’aucune amante de Constant ne se signale de manière parfaitement évidente à la lecture de l’histoire d’Ellénore. La ressemblance avec Germaine de Staël, l’intérêt que Constant aurait eu à lui faire jouer ce rôle, tout cela est évident. Mais la ressemblance n’est pas complète, et quant aux intérêts, l’auteur en avait aussi de mettre en scène d’autres femmes.

Malgré tous les points communs précédemment signalés, il est certain qu’entre Ellénore, modeste et discrète, et Germaine, talentueuse et exigeante, le parallèle ne saurait être complet.  C’est qu’il y a dans le personnage d’Ellénore un alliage, une fusion de plusieurs individualités. Sa condition, celle de concubine irrégulière d’un homme avec qui elle aura deux enfants, elle la doit à Anna Lindsay. Il en est de même de son dévouement sans faille auprès du comte de P***, hommage rendu par Constant à la douce Irlandaise, qui, à l’époque de la Terreur, avait soutenu avec courage Auguste de Lamoignon, auquel elle s’était liée. L’emprunt, peut-être, s’arrête là, d’autant plus qu’en 1806, Anna et Benjamin sont éloignés, comme le prouvent les Journaux intimes. On aurait bien tendance à faire aussi une place à Charlotte, qui fut aux origines du projet littéraire de Constant, plus tard radicalement transformé. On sait que certains ajouts ultérieurs, entre 1806 et 1810, ont été dicté par des sentiments provenant directement de la jeune femme. Ainsi en est-il du passage déjà cité : « Quel est ce bruit, s’écria-t-elle ? C’est la voix qui m’a fait du mal. » (O. C., t. III, p. 172) Enfin, pour certains traits et pour certains faits, c’est vers Julie Talma, un autre amour de Constant, qu’il faut se tourner pour l’explication. C’est le cas pour la scène de la mort d’Ellénore, qui s’inspire de l’expérience vécue de Constant, quand Julie Talma est morte sous ses yeux, au printemps 1805.

Après avoir agité les spécialistes, le débat entre les « staëliens » et les « lindsayiens », notamment, s’est ainsi effacé au profit d’une lecture plus complète du personnage d’Ellénore. Celle-ci a tout à la fois la jalousie et la fureur de Mme de Staël et la droiture d’Anna Lindsay ; elle emprunte certains de ses caractères et doit certaines de ses péripéties à d’autres amantes de Constant. 

Cet assemblage de différents passés, de différentes histoires, rend certaines questions, comme la signification de la mort d’Ellénore, particulièrement difficiles à résoudre. Dans l’absolu, on l’a dit, la mort de Julie Talma, sous les yeux de Constant, au printemps 1805, fournit la base matérielle du récit. Mais la signification profonde ou physiologique n’en reste pas moins douteuse. Deux interprétations, sur ce point, se font concurrence. Suivant la première, Constant pensait à Charlotte en faisant mourir Ellénore : c’est une forme de conjuration du destin, une manière de revivre, pour ne pas le revivre, le triste destin de Julie Talma. La seconde, soutenue notamment par Gustave Rudler, me paraît plus convaincante. Aux prises avec Germaine de Staël, de qui il peine à se détacher, Benjamin Constant aurait fait mourir Ellénore pour obtenir symboliquement cette rupture qui se dessinait et qu’il espérait. Il se délivrait d’elle par l’écriture, il résolvait ses problèmes personnels par l’intermédiaire de son héros.

[Conclusion sur la teinte biographique du roman.] La teinte biographique d’Adolphe autorise donc déjà une lecture libérale du roman. Nous retrouvons, mis en scène sous nos yeux, la psychologie intérieure complexe et le destin sentimental tragique de Benjamin Constant, l’un des héros de la pensée libérale française. En outre, le couple que le héros forme avec Ellénore illustre en partie celui que Constant formait avec Germaine de Staël et, en éclairant leur existence partagée à travers la fiction, Adolphe nous permet de mieux comprendre leur vie et leur œuvre à tous les deux.  

S’il a paru nécessaire d’établir cette thèse avec quelque longueur, ce n’est pas qu’elle ait été fondamentalement douteuse. La lecture biographique d’Adolphe est faite par tous les commentateurs de l’œuvre, et Constant lui-même l’a préconisée, en écrivant expressément dans son Journal : « On a très bien saisi le sens du roman. Il est vrai que ce n’est pas d’imagination que j’ai écrit. Non ignara mali [je connais moi-même le malheur]. » (Journaux intimes, 28 décembre 1806 : O. C., t. VI, p. 484)

Toute la difficulté vient de ce que nous avons affaire à une œuvre de fiction. Toute imprégnée soit-elle de souvenirs personnels et d’expériences vécues, l’histoire d’Adolphe et d’Ellénore s’écarte en bien des points des circonstances de vie de l’auteur. C’est pour cela que l’on peut faire, et que beaucoup ont fait une lecture purement littéraire de l’œuvre : c’est-à-dire que l’on considère le roman comme une pièce d’art, où Constant répond à des impératifs stylistiques et littéraires, et où il a voulu faire œuvre de romancier. Contre cette interprétation, et quoique, très vraisemblablement, Constant ait souvent sacrifié la vérité biographique aux exigences du travail littéraire, il a paru important de montrer avec foule de preuves, qu’avant d’être une œuvre d’art, Adolphe est un témoignage. Pour reprendre les mots de son plus grand spécialiste, Gustave Rudler, « Adolphe n’est pas un roman, c’est une histoire romancée, à peine romancée ». (« Adolphe » de Benjamin Constant, 1935, p. 61)

[II. Individualisme et subjectivisme.] Dans le domaine de la littérature, les genres, les thèmes et les schémas sont infinis. Rattacher un roman à l’un d’eux est un exercice salutaire, qui simplifie la compréhension du projet de l’auteur. Mais pour le propos de cet article, les considérations qui fondent l’opinion selon laquelle Adolphe serait un roman psychologique, romantique, ou tragique, ont peu d’importance. Sans doute, d’ailleurs, ces qualificatifs sont-ils tous justifiés, et je renvoie à ce propos aux études des experts comme Paul Delbouille ou Gustave Rudler pour les détails et les justifications.

Quant à moi, je préfère m’occuper à prouver qu’Adolphe est un roman empreint d’individualisme et de subjectivisme. Pour présenter les choses par contraste, il m’apparaît que le roman de Benjamin Constant est l’exact opposé de ces fresques sociales immenses où l’auteur balade sa vision superbe, tel un aigle au-dessus de la masse. Adolphe au contraire est le récit d’un homme et d’un seul, considéré depuis son propre point de vue, et depuis le sien seul. 

Une telle caractéristique, dira-t-on, ne suffit pas à en assurer l’originalité. Soit. Mais il ne faut pas oublier que je cherche moins à défendre le roman et à caractériser son originalité, qu’à en conduire une lecture libérale. Or l’individualisme se trouve véritablement au fond de l’idéologie libérale. Le libéralisme, en effet, est cette idée que l’individu a des droits fondamentaux qu’aucun gouvernement n’a le droit de piétiner ; dans la pratique, il consiste à agrandir la sphère de l’action individuelle et à resserrer celle de la contrainte étatique. Le subjectivisme, lui aussi, est au cœur du projet libéral : il en solidifie même les bases, en montrant la pluralité des jugements et l’incapacité qu’a une loi à s’appliquer à des situations différentes.

Or il s’avère que l’individualisme est une caractéristique essentielle d’Adolphe. Dès le titre, nous savons qu’au fond l’ouvra nous présentera le cas d’un homme, Adolphe ; mais il pourrait fort bien, à la manière du Père Goriot de Balzac, ne se servir de ce héros que comme un point d’ancrage, un centre de gravité autour duquel la fresque sociale imaginée par l’auteur pourrait se dérouler et s’animer. Benjamin Constant ne partage pas un tel souhait. Dès les premières pages, le lecteur comprend qu’il ne s’agira jamais que d’Adolphe. Il est cet individu qui fera face à la société. 

Le premier chapitre, qui doit définir le décor et annoncer l’intrigue, est tout entier réservé à la description — description psychologique : je reviendrai sur ce détail — du héros, Adolphe. « Je venais de finir à vingt-deux ans mes études à l’Université de Gottingue. » (O. C., t. III, p. 108) Sans préambule, la première phrase nous introduit notre héros et celui qui guidera tout le récit. Nous allons découvrir sa personnalité, son passé, avant de découvrir l’histoire qu’il doit raconter. Car Adolphe, son caractère, sa personnalité, son individualité, constituent le point de départ du roman : « Si on veut bien reprendre les choses à leur début, écrira Paul Delbouille, on constate que le vrai point de départ, non seulement de la narration, mais de l’aventure elle-même, réside dans le caractère d’Adolphe. Cette vérité n’a pas besoin d’être démontrée : les deux premiers chapitres du roman sont suffisamment explicites sur ce point, qui nous exposent avec un certain luxe de détails le fondement psychologique de l’attitude d’Adolphe. » (Genèse, structure et destin d’Adolphe, p. 306)

L’omniprésence d’Adolphe est à ce point complète que les personnages secondaires, qui sont l’occasion, dans bien des romans, de longues pages descriptives, ne sont ici qu’à peine esquissés. Pour la plupart, on ne connait pas même leur nom : ainsi sont le comte de P***, le baron de T***, le père d’Adolphe, l’amie d’Ellénore, ses enfants. Nous sommes loin de l’attitude d’un Balzac ou d’un Zola, qui passaient des jours, des semaines, des mois peut-être à trouver le nom qui conviendrait à leur personnage, et qui en outre consacraient des pages entières à la description des personnages les plus éloignés de l’intrigue centrale. Dans Adolphe, tout est fait pour nous transmettre le sentiment qu’au fond les autres sont sans importance. Clairement, il n’y a qu’Adolphe et Ellénore, un couple face à une société indifférenciée qui le tyrannise.

Aucun personnage secondaire ne nous est vraiment connu. Les deux enfants qu’Ellénore a eu avec le comte de P*** interviennent dans le récit, mais nous ne connaissons ni leur nom, ni leur âge, ni leur sexe. 

D’une manière générale, d’ailleurs, les corps sont assez absents du roman ; l’esprit prime. Le roman contient peu de descriptions physiques, sauf quand elles sont d’une extrême nécessité, comme lorsqu’Ellénore apparaît pâle, ou que le plaisir ou la terreur se manifeste sur son visage. En vérité, ce n’est qu’avec la mort d’Ellénore que le corps fait véritablement son apparition sur la scène.

Ellénore elle-même ne nous est pas mieux connue que les autres personnages principaux, preuve, s’il en était besoin, que seul Adolphe compte, que tout repose sur lui et sur sa vision des réalités. Dans le cas d’Ellénore, cette absence d’indications étonne. Cette femme qui va être séduite par notre héros et qui va l’exaspérer par son amour tyrannique, nous ne connaissons ni la couleur de ses yeux ni celle de ses cheveux. Était-elle même belle ? Grande, ou petite ? 

Dans ces descriptions minimalistes, il est une caractéristique qui, en revanche, mérite qu’on s’y attarde. La volonté de Constant de s’enfoncer dans l’explication subjective des motifs personnels de l’individu se traduit par l’utilisation renforcée et toujours très représentative de l’expression « parce que » dans la construction de ses phrases. C’est qu’au-delà des données, quelles qu’elles soient, l’auteur s’intéresse à la psychologie de l’individu, aux raisons de ses choix et de ses comportements. Voici, à titre d’exemple, le morceau qui doit nous décrire Ellénore (je souligne) : « Ellénore n’avait qu’un esprit ordinaire ; mais ses idées étaient justes, et ses expressions, toujours simples, étaient quelquefois frappantes par la noblesse et l’élévation de ses sentiments. Elle avait beaucoup de préjugés ; mais tous ses préjugés étaient en sens inverse de son intérêt. Elle attachait le plus grand prix à la régularité de la conduite, précisément parce que la sienne n’était pas régulière suivant les notions reçues. Elle était très religieuse, parce que la religion condamnait rigoureusement son genre de vie. Elle repoussait sévèrement dans la conversation tout ce qui n’aurait paru à d’autres femmes que des plaisanteries innocentes, parce qu’elle craignait toujours qu’on ne se crût autorisé par son état à lui en adresser de déplacées. Elle aurait désiré ne recevoir chez elle que des hommes du rang le plus élevé et de mœurs irréprochables, parce que les femmes à qui elle frémissait d’être comparée se forment d’ordinaire une société mélangée, et, se résignant à la perte de la considération, ne cherchent dans leurs relations que l’amusement. Ellénore, en un mot, était en lutte constante avec sa destinée. » (O. C., t. III, p. 116-117)

Ce roman, dont les personnages secondaires sont peu connus, se distingue aussi par son absence de décor. Cette caractéristique, encore une fois, surprend d’autant plus que dans les romans du XIXe siècle, la description suivie et approfondie des lieux de scène s’étend habituellement sur de nombreuses pages. Rien de semblable dans Adolphe. Non pas que le récit se déroule dans un lieu fixe et immuable : bien au contraire, au cours des chapitres, les personnages vont et viennent, se promènent, se rendent dans des réceptions, etc. Toute cette richesse potentielle de tableaux n’est pas exploitée par l’auteur, qui préfère le spectacle de son seul Adolphe. Et quand l’occasion rend la description inévitable, il faut voir avec quelle concision, avec quel choix de termes, tous plus abstraits et vagues les uns que les autres, les paysages nous sont rendus. Ainsi en est-il au septième chapitre, quand Adolphe erre dans une promenade nocturne et solitaire. Le décor nous est décrit en une seule phrase : « Le jour s’affaiblissait : le ciel était serein ; la campagne devenait déserte ; les travaux des hommes avaient cessé : ils abandonnaient la nature à elle-même. » (Ibid., p. 157) Fort de ces quelques précisions, le narrateur poursuit : « Mes pensées prirent graduellement une teinte plus grave et plus imposante. » (Idem) Et ainsi reprend le récit habituel, brièvement interrompu, des sentiments et des réflexions d’Adolphe. Pour l’auteur, on le sent, c’est là l’essentiel du roman.

L’emploi des mots est d’ailleurs significatif. Comme l’illustre le passage cité, Constant fait un grand usage des termes vagues et abstraits, comme s’il avait peur de donner un véritable relief à ses décors, comme s’il avait peur que, l’espace d’un instant, le lecteur ne détourne l’œil de son héros. Les choses matérielles, qui sont d’habitude la base des descriptions, n’apparaissent pour ainsi dire pas. De manière significative, les deux emplois du mot table sont dans « sortir de table » et « se mettre à table », l’auteur n’ayant pas jugé important de nous représenter ni ce qui est servi dans les dîners auxquels assistent Adolphe et Ellénore, ni même l’apparence qu’ont les tables de ces réceptions. 

Le meilleur exemple de cette écriture volontairement et radicalement centrée sur le seul individu, se trouve justement à une telle occasion. Il y a mille et une manières de décrire une fête avec beaucoup de convives ; celle de l’auteur d’Adolphe n’est pas commune : « L’assemblée était nombreuse ; on m’examinait avec attention. J’entendais répéter tout bas, autour de moi, le nom de mon père, celui d’Ellénore, celui du comte de P***. On se taisait à mon approche ; on recommençait quand je m’éloignais. Il m’était démontré que l’on se racontait mon histoire, et chacun, sans doute, la racontait à sa manière ; ma situation était insupportable ; mon front était couvert d’une sueur froide. Tour à tour je rougissais et je pâlissais. » (Ibid., p. 167)

La focalisation sur Adolphe apparaît presque maladive. Pas une phrase n’oublie de parler du héros ; pas une phrase n’est consacrée aux personnes qui l’environnent. Dans d’autres circonstances, nous pesterions contre cet excès d’égoïsme, contre cet oubli d’autrui ; mais nous sommes en présence d’un roman de l’individu.

La relation du héros avec son environnement est donc celui d’un individu auquel on accorde toute l’importance et qu’on a placé, seul, au centre du théâtre. Les rapports qu’il entretient avec les personnages secondaires viennent confirmer cette conclusion. En effet, les paroles rapportées d’autres personnages ne nous servent pas à mieux comprendre ces personnages, mais à mieux comprendre Adolphe lui-même ; elles l’éclairent sous un nouveau jour. Paul Delbouille commente le procédé en ces termes : « Quand Adolphe donne la parole à un autre que lui-même pour nous faire entendre le jugement dont il était l’objet, Adolphe ne modifie pas fondamentalement la perspective, il ne nous fait pas exactement prendre un autre point de vue, mais il nous met devant les yeux un miroir où nous retrouvons son visage sous un angle inconnu. Le détour est heureux, parce que ces paroles qui n’ont en apparence qu’un intérêt historique, qui ne sont reproduites, semble-t-il, que pour leur valeur d’évènement, nous permettent malgré tout de contrôler, au moins partiellement, l’analyse qu’Adolphe fait de lui-même. » (Genèse, structure et destin d’Adolphe, p. 188-189) Les exemples abondent de l’usage de ce procédé curieux mais très utile, qui permet de continuer à parler d’Adolphe même quand la parole est cédée à d’autres protagonistes, et qui a pour effet d’accentuer l’individualisme littéraire du roman. Prenons le baron de T*** ; son action se limite à des interventions, d’ailleurs maladroites, et à des échanges avec notre héros. À une occasion, voici ce qu’il dit à Adolphe : « Je lis dans votre âme, malgré vous et mieux que vous ; vous n’êtes plus amoureux de la femme qui vous domine et qui vous traîne après elle ; si vous l’aimiez encore, vous ne seriez pas venu chez moi. Vous saviez que votre père m’avait écrit ; il vous était aisé de prévoir ce que j’avais à vous dire : vous n’avez pas été fâché d’entendre de ma bouche des raisonnements que vous vous répétez sans cesse à vous-même, et toujours inutilement. » (O. C., t. III, p. 153) « Pourquoi voulez-vous rester dans une situation dont vous souffrez, demande-t-il une autre fois ? À qui faites-vous du bien ? Croyez-vous que l’on ne sache pas ce qui se passe entre vous et Ellénore ? Tout le monde est informé de votre aigreur et de votre mécontentement réciproque. Vous vous faites du tort par votre faiblesse, vous ne vous en faites pas moins par votre dureté ; car, pour comble d’inconséquence, vous ne la rendez pas heureuse, cette femme qui vous rend si malheureux. » (Ibid., p. 168)

Jusque dans les interventions des personnages secondaires, Adolphe se présente donc à nous comme un vrai roman de l’individu. Toute la lumière est dirigée vers un seul personnage ; tout tourne autour de lui, tout dépend de lui. Il est le centre du monde, le centre de son monde, comme l’est tout individu.

La question des faits, des évènements dans Adolphe, conduit à des déductions similaires. Aussi discrets que les personnages secondaires et que les décors, les faits sont volontairement laissés au second plan. Ils sont simples et racontés avec sobriété. Simples d’abord, parce qu’à l’évidence, il ne se passe pas grand-chose dans Adolphe. La séduction puis le délitement du lien amoureux : voilà deux phases qui se suivent et que n’agrémentent que très peu de péripéties supplémentaires. Et quand évènement il y a, l’auteur semble se plaire à laisser au fait un rôle accessoire, presque anecdotique. Ainsi en est-il tout particulièrement de l’épisode du duel. Un homme met en jeu sa vie pour sauver l’honneur de sa bien-aimée : dans bien des romans l’épisode aurait valu un développement conséquent, fort en rebondissements, en suspens et en émotion. Constant prend le contre-pied de cet usage, et voici en quels termes il présente l’affaire : « Un homme, qui venait habituellement chez Ellénore, et qui, depuis sa rupture avec le comte de P***, lui avait témoigné la passion la plus vive, l’ayant forcée, par ses persécutions indiscrètes, à ne plus le recevoir, se permit contre elle des railleries outrageantes qu’il me parut impossible de souffrir. Nous nous battîmes ; je le blessai dangereusement, je fus blessé moi-même. » (Ibid., p. 140)

De toute évidence, les péripéties de ce couple qui naît puis qui s’éteint, n’ont qu’un rôle secondaire. Les évènements se succèdent sans grande continuité, et surtout sans approfondissement quelconque. « Les faits sont rapportés en aussi peu de mots qu’il est possible, dit Paul Delbouille : ce qui importe, c’est bien plutôt l’état d’âme qui les a provoqués, qui les a rendus tels qu’ils sont. Cette analyse prend relativement ses aises. Et c’est ainsi qu’elle se taille une si belle place dans le roman. Tout au long de la relation de son aventure, Adolphe va agir de même, réduisant chaque évènement à sa signification essentielle, se décrivant surtout dans ses pensées et dans ses intentions secrètes. » (Genèse, structure et destin d’Adolphe, p. 181) Dans tout le roman, Benjamin Constant préfère resserrer le récit des faits pour proposer d’abondants commentaires psychologiques, voire, à l’occasion, des considérations morales générales. 

Cette organisation du roman répond à l’objectif individualiste de Constant. Ce qui compte dans le récit des évènements, c’est la psychologie d’Adolphe, ce sont ses sentiments, ses états d’âme. Dans chaque chapitre, l’auteur s’applique davantage à nous présenter la nouvelle évolution de la condition de son héros, que l’étape supplémentaire du drame. C’est pour cela que les critères temporels, normalement déterminants, perdent ici leur raison d’être. 

[Le subjectivisme. Un roman à la première personne du singulier.] Un roman de l’individu peut se construire de diverses façons. La plus naturelle, cependant, est l’écriture à la première personne du singulier, procédé par lequel le héros nous emmène de lui-même sur les traces de son destin. C’est le choix adopté par Constant ; non seulement il est heureux, mais il renforce l’individualisme déjà analysé par un subjectivisme très libéral.

Encore une fois, l’écriture à la première personne du singulier n’est pas en soi une nouveauté. En vérité, la plupart des grands classiques du XVIIIe siècle sont écrits ainsi et on pourrait dire que Constant s’en inspire. Mais Adolphe est un vrai roman écrit à la première personne, en ce sens que tout est filtré par le regard de ce personnage. Cela reste vrai, même si à certains moments ressurgit la dualité introduite par le décalage temporel : à côté du Adolphe acteur se place le Adolphe commentateur, celui qui raconte son histoire bien des années plus tard, et que l’on retrouve de temps à autre dans des formules telles que « la pauvre Ellénore, je l’écris dans ce moment avec un sentiment de remords… ». (O. C., t. III, p. 166) Malgré cette dualité du « je », c’est cependant toujours Adolphe qui regarde et qui juge. 

Cette forme d’écriture a de grandes implications. Toute l’histoire du couple, de la rencontre des deux amants à la séduction de l’un par l’autre, jusqu’au drame final, passera par le prisme d’Adolphe. Ce n’est que par ses yeux que nous verrons Ellénore se donner, perdre sa raison de vivre et mourir. De la même manière, ce n’est que par son regard subjectif que nous découvrirons la société et les paysages. Nous n’en saurons que ce qui a frappé son imagination et ses sens.

Ce point de vue subjectif dans Adolphe impliquait des contraintes pour Constant. « Le choix de la narration en je impose certaines limites à la liberté du jeu du romancier, note bien Delbouille. Celui qui parle devra respecter les possibilités d’information dont il dispose. Analyste subtil, psychologue averti, observateur attentif de lui-même et des autres, il ne peut savoir que ce qu’il est humainement possible de savoir, sous peine de condamner son récit à l’invraisemblance. » (Genèse, structure et destin d’Adolphe, p. 192) En effet, il est impossible que le narrateur nous raconte une scène à laquelle il n’a pas assisté, à moins qu’un récit lui en ait été fait par un autre. De même, il ne peut que présumer la réflexion des personnes qui l’entourent. En bref, il n’est pas, il ne peut pas être omniscient.

Adolphe, nous pouvons le dire, satisfait à ces conditions de vraisemblance. Il juge Ellénore comme un être extérieur ; il perce avec beaucoup d’à-propos les états d’âme de son amante, mais sans capacité surnaturelle. Pour satisfaire le désir de cohérence, le héros accompagne même souvent ses commentaires sur la psychologie des personnages secondaires d’un préambule qui doit servir à faire entendre la méthode par laquelle il s’est acquis ces informations ou forgé ces pressentiments. Ainsi se justifie-t-il une fois d’avoir compris quelque chose à travers une discussion avec Ellénore : « Je démêlai par ses discours qu’elle attribuait à la solitude dans laquelle nous vivions le mécontentement qui me dévorait ». (O. C., t. III, p. 161) Une autre fois, c’est son teint et sa voix qui la trahissent, et le narrateur nous explique : « Il était visible qu’elle se faisait un grand effort, et qu’elle ne croyait qu’à moitié ce qu’elle me disait. » (Ibid., p. 137) En bref, Adolphe tire ses informations de la réalité ou des autres ; il observe et tire ses conclusions. Ainsi nous sont fournis les faits : sous une forme résolument subjective.

[III. La société face à l’individu.] Parmi les livres qu’Adolphe a influencés, La Muse du département de Balzac a toujours attiré l’attention des spécialistes. Avec ce roman, Balzac a voulu publier une réplique d’Adolphe. « J’espère que dans la fin de La Muse on verra le sujet d’Adolphe traité du côté réel », disait-il d’une manière énigmatique dans une lettre à Mme Hanska. (Lettre du 19 mars 1843 ; Lettres à Madame Hanska, 1968, p. 179) Son roman offre en effet, lui aussi, l’histoire d’un jeune homme prisonnier d’une histoire d’amour qui lui est devenu insupportable. En outre, la référence apparaît au grand jour dans plusieurs chapitres du roman, où des personnages ou le narrateur lui-même mentionnent directement Adolphe. Ainsi le narrateur nous dit de Dinah : « Le roman d’Adolphe était sa bible, elle l’étudiait ; car, par-dessus toutes choses, elle ne voulait pas être Ellénore. » (La Comédie Humaine, éd. Pléiade, vol. IV, p. 192) Mais c’est surtout le jugement de Dixiou qui nous intéressera ici. Voici les mots qu’il prononce à Lousteau, qui s’enorgueillissait de son amour heureux : « La société, mon cher, pèsera sur vous, tôt ou tard. Relis Adolphe ». (Ibid., p. 166)

Ainsi le thème de l’oppression de l’individu par la société a été très tôt trouvé dans Adolphe. Il sera l’occasion, dans la littérature sur le roman de Constant, de mentions parfois conséquentes, parfois légères. Certaines me semblent manquer de justesse, comme celle de C. J. Greshoff, quand il écrit : « La société joue dans Adolphe un rôle discret mais important. Elle prend les proportions d’un troisième personnage qui est constamment présent. Adolphe se présente à nous comme un triangle : il ne traite pas seulement des relations d’Ellénore avec Adolphe, mais aussi de leurs relations avec la société. » (« Adolphe and the Romantic Delusion », Forum for Modern Language Studies, vol. I (1965), p. 35) Ce commentaire me paraît minimiser l’action de la société dans Adolphe ; surtout, il ne parvient pas à caractériser cette action : or, et ce sera l’autre conclusion de cette partie, cette action, que je crois majeure, n’est pas anodine : elle est paralysante, oppressive, tyrannique.

Cette conclusion paraît plutôt naturelle quand on se rappelle les théories politiques de Constant. L’une de ses grandes idées n’est-elle pas qu’il existe une sphère, celle de l’individu, qui le concerne seul, et dans laquelle l’autorité n’a pas de légitimité à intervenir ? Reprenons le Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri. Constant écrit : « Il y a une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale ou législative. L’autorité de la société et par conséquent de la législation n’existe que d’une manière relative et limitée : au point où commence l’indépendance de l’existence individuelle, s’arrête l’autorité de la législation ; et si la législation franchit cette ligne, elle est usurpatrice. Dans la portion de l’existence humaine qui doit rester indépendante de la législation, résident les droits individuels, droits auxquels la législation ne doit jamais toucher, droits sur lesquels la société n’a point de juridiction, droits qu’elle ne peut envahir sans se rendre aussi coupable de tyrannie que le despote qui n’a pour titre que le glaive exterminateur. La légitimité de l’autorité dépend de son objet aussi bien que de sa source. Lorsque cette autorité s’étend sur des objets qui sont hors de sa sphère, elle devient illégitime. Quand la législation porte une main attentatoire sur la partie de l’existence humaine qui n’est pas de son ressort, peu importe de quelle source elle se dit émanée, peu importe qu’elle soit l’ouvrage d’un seul homme ou d’une nation. Elle proviendrait de la nation entière, moins le citoyen qu’elle vexe, que ses actes n’en seraient pas plus légaux. Il y a des actes que rien ne peut revêtir du caractère de loi. » (O. C., t. XXVI, p. 144)

Dans ce passage, Constant soutient donc fondamentalement que l’État et la loi n’ont pas leur place dans la sphère de l’individu. Mais qu’en est-il de la morale, de l’opinion ? Ne sont-elles pas elles aussi des bras agissant de la société, qui viennent contraindre l’individu, même dans sa sphère réservée ? Si l’on accepte ce raisonnement, le message d’Adolphe peut prendre un autre sens : l’amour étant dans la sphère privée, la société n’a pas de légitimité pour intervenir ; elle n’a rien, dans ce domaine, à juger ou à condamner, ni par ses lois positives ni par ses lois morales.

Si nous examinons maintenant la vie de Benjamin Constant, nous trouvons des éléments qui peuvent aider à soutenir ce raisonnement. L’auteur d’Adolphe fut en effet un éternel amoureux, libertin et sentimental à la fois, sans cesse moqué pour ce tempérament volage et passionné. Dans son roman, il aurait pu vouloir se venger des critiques en mettant en scène les conséquences dramatiques que l’action coercitive de la morale sociale provoque sur le destin des individus.

Mais il y a une troisième justification à trouver chez Constant, plus directement rattachée à la composition littéraire. Dans son œuvre, deux pièces se rattachent précisément à cet exercice et témoignent d’un souci d’appliquer le libéralisme dans la littérature : nous voulons parler de la préface de Walstein et des Réflexions sur la tragédie.

Dans le premier texte, Constant prend parti contre toutes les règles de style et de forme qui entravent le travail des poètes dramatiques. Il veut pour eux ce qu’il veut pour tous les hommes dans tous les domaines : la liberté, la liberté de choisir sa propre voie et, le cas échéant, de sortir des sentiers battus.

Les Réflexions sur la tragédie, bien que postérieures à Adolphe, sont d’un intérêt plus direct encore. À l’occasion d’un ouvrage de M. Robert, Benjamin Constant y a consigné ses vues sur le genre tragique, qui rappellent à s’y méprendre les principes qu’il a suivi dans son roman. C’est bien ce qu’affirment de nombreux commentateurs. Andrew Oliver explique par exemple que « dans Adolphe, la société joue précisément le rôle que dans les tragédies grecques la fatalité avait joué. Ce roman renferme, en effet, presque tous les principes que Constant énonce dans Réflexions sur la tragédie ». (Benjamin Constant : Écriture et conquête du moi, 1970, p. 241) Étudions-en donc d’un peu plus près les idées.

Les Réflexions de Constant partent d’un constat, celui du déclin du genre tragique. Selon lui, ce déclin s’explique par une inadéquation des thèmes explorés avec l’état de la société. En particulier, trop peu de tragédies se servent du moteur puissant qu’est le poids que l’ordre social fait peser sur les individus. Les tragédies modernes, note-t-il, continuent à se servir de la fatalité, comme si l’Antiquité et notre époque présentaient suffisamment de ressemblances pour être régies par les mêmes règles. Le progrès de la civilisation, affaiblissant ce ressort, doit amener un nouvel élément moteur pour le genre tragique : la pression sociale, c’est-à-dire la contrainte que l’individu subit de par un « ensemble de circonstances, de lois, d’institutions, de relations publiques et privées » (Revue de Paris, t. VII, 1829, p. 15) qui s’imposent à lui. Et Constant de regretter qu’il n’existe pas davantage de tragédies « qui seraient fondées sur l’action de la société en lutte avec l’homme, opposant des obstacles, non seulement à ses passions, mais à sa nature, ou brisant, non seulement son caractère, ses inclinations personnelles, mais les mouvements qui sont inhérents à tout être humain ». (Ibid., p. 8) La société possédant un pouvoir extrêmement fort pour contraindre et modeler, ce ressort nouveau est puissant, presque irrésistible : « Lorsque l’homme, faible, aveugle, sans intelligence pour se guider, sans armes pour se défendre, est, à son insu et sans son aveu, jeté dans ce labyrinthe qu’on nomme le monde, ce monde l’entoure d’un ensemble de circonstances, de lois, d’institutions, de relations publiques et privées. Cet ensemble lui impose un joug qu’il ignore, qu’il n’a pas consenti, qui pèse sur lui comme un poids préexistant, et contre lequel, quand il apprend à le connaître, et qu’il sent le fardeau, il ne lui est donné de combattre qu’avec une inégalité marquée et de grands dangers. » (Ibid., p. 15)

C’est cette puissance, inquiétante car absolue, qui doit prendre le pas sur la fatalité des Anciens. Constant continue : « L’ordre social, l’action de la société sur l’individu, dans les diverses phases et aux diverses époques, ce réseau d’institutions et de conventions qui nous enveloppe dès notre naissance et ne se rompt qu’à notre mort, sont des ressorts tragiques qu’il ne faut que savoir manier. Ils sont tout à fait équivalents à la fatalité des anciens ; leur poids a tout ce qui était invincible et oppressif dans cette fatalité ; les habitudes qui en découlent, l’insolence, la dureté frivole, l’incurie obstinée, ont tout ce que cette fatalité avait de désespérant et de déchirant : si vous représentez avec vérité cet état de choses, l’homme des temps modernes frémira de ne pouvoir s’y soustraire, comme celui des temps anciens frémissait sous la puissance mystérieuse et sombre à laquelle il ne lui était pas permis d’échapper, et notre public sera plus ému de ce combat de l’individu contre l’ordre social qui le dépouille ou qui le garotte, que d’Œdipe poursuivi par le Destin, ou d’Oreste par les Furies. » (Ibid., p. 129)

Nous verrons à quel point cette puissance insolente de la société, qui brise l’individu réfractaire à ses codes, se retrouve dans le destin tragique d’Adolphe et d’Ellénore. Avant cela, je signalerai deux particularités que l’auteur des Réflexions donne pour caractériser les bonnes tragédies, et qui me semble être des principes scrupuleusement respectés dans Adolphe. J’ai parlé précédemment de la déstructuration volontaire de l’enchaînement chronologique et du peu d’importance des problématiques de situation dans ce roman. Or dans les Réflexions, Constant enseigne qu’« en prenant l’action de la société sur l’homme pour ressort principal, la tragédie doit renoncer aux unités de temps et de lieu ». (Ibid., p. 132) Il affirme également que « dans la tragédie, il est impossible que l’accumulation des personnages et des épisodes n’entraîne pas une disproportion choquante et une fatigante confusion. » (Ibid., p. 135) C’est d’après ce même principe que Constant a limité au maximum la présence des personnages secondaires et resserré le récit des faits. 

[Une critique de l’emprise de la société.] La société est présentée dans Adolphe d’une façon ouvertement critique. Dans les trois premiers chapitres du roman, en même temps qu’il nous présente le héros et qu’il pose les bases de l’histoire qui fait le cœur du livre, l’auteur s’engage, par des touches légères mais remarquées, dans un véritable réquisitoire contre l’emprise sociale. Dès les premières pages, il nous apprend « qu’il faut du temps pour s’accoutumer à l’espèce humaine, telle que l’intérêt, l’affectation, la vanité, la peur, nous l’ont faite. L’étonnement de la première jeunesse, à l’aspect d’une société si factice et si travaillée, annonce plutôt un cœur naturel qu’un esprit méchant. Cette société d’ailleurs n’a rien à en craindre : elle pèse tellement sur nous, son influence sourde est tellement puissante, qu’elle ne tarde pas à nous façonner d’après le moule universel. » (O. C., t. III, p. 113)

Dans le même chapitre, le jugement que la société porte sur l’individu nous est décrit comme maladroit et injuste. Ainsi Constant considère-t-il qu’Adolphe a raison de se plaindre du portrait qu’on fait de lui : « Il s’établit donc, dans le petit public qui m’environnait, une inquiétude vague sur mon caractère. On ne pouvait citer aucune action condamnable ; on ne pouvait même m’en contester quelques-unes qui semblaient annoncer de la générosité ou du dévouement ; mais on disait que j’étais un homme immoral, un homme peu sûr : deux épithètes heureusement inventées pour insinuer les faits qu’on ignore, et laisser deviner ce qu’on ne sait pas. » (Idem)

Fausse dans ses attitudes, cette société s’avère donc également d’une grande dureté dans ses jugements. Bon an mal an, elle juge mal et s’en satisfait.

Plus loin, le récit de l’immoralité assumée du père est l’occasion pour l’auteur de critiquer l’écart entre la parole publique et la parole privée des prêcheurs de la bonne morale, en nous rappelant « combien à un âge où toutes les opinions sont encore douteuses et vacillantes, les enfants s’étonnent de voir contredire, par des plaisanteries que tout le monde applaudit, les règles directes qu’on leur a données. Ces règles ne sont plus à leurs yeux que des formules banales que leurs parents sont convenus de leur répéter pour l’acquit de leur conscience, et les plaisanteries leur semblent renfermer le véritable secret de la vie. » (Ibid., p. 115)

À travers toutes ces critiques, Benjamin Constant règle ses comptes avec la société de son temps et se venge de tous les quolibets que ses mœurs légères lui ont attirés. Sur cette question même de la sensualité exacerbée, il assène ses coups sans trembler. « Ce n’est pas le plaisir, ce n’est pas la nature, ce ne sont pas les sens qui sont corrupteurs », nous dit-il ; « ce sont les calculs auxquels la société nous accoutume, et les réflexions que l’expérience fait naître ». (Ibid., p. 130)

Si les premiers chapitres introduisent une critique de la société par la parole, le reste du roman tâchera de produire une critique par les faits. Chaque circonstance du récit, chaque évènement nouveau, fera agir et réagir cette multitude insondable qu’est la société. Tous les arrêts qu’elle prononcera à propos d’Adolphe et d’Ellénore approfondiront leur déchirement et précipiteront leur perte. Comme l’a bien montré Paul Delbouille, qui a rendu compte de ces critiques sociales tant formulées que démontrées, il y a accord parfait entre les unes et les autres. Car face aux évènements divers qu’introduit le roman, la société se montre bel et bien telle qu’on nous l’a décrite. « Ce qu’on nous montre dans chacune de ces circonstances, écrit Delbouille, c’est une société volontiers médisante, attachée aux pures apparences, friande de scandales, conforme en tous points au tableau assez noir que peignaient ces maximes dont nous venons de parler. » (Genèse, structure et destin d’Adolphe, p. 334)

[Une tragédie de l’individu face à la société] Afin de confirmer les critiques qu’il lui adresse, mais aussi pour produire l’effet littéraire puissant dont il parlera plus tard dans ses Réflexions sur la tragédie, Benjamin Constant entend faire participer la société à la tragédie qui conduit Adolphe et Ellénore à la séparation et à la mort. Mais cette participation n’est pas figurative ; il ne s’agit pas d’introduire, comme le croit C. J. Greshoff, un « troisième personnage », qui serait la société. Le rôle que doit jouer la pression sociale est plus fondamental : celle-ci doit accompagner et accentuer le drame initial introduit par la situation « sans ressource » des deux amants. La convenance et l’exigence des bonnes mœurs doivent écraser le héros et le conduire vers l’abîme.

Pour être réaliste, la tyrannie de la société doit porter aussi bien sur Ellénore que sur Adolphe. La première la subit de manière claire, en adoptant contre son gré une façade respectable après un passé trouble, et en restant figée dans cette liaison avec le comte de P*** que les bonnes mœurs tolèrent. Elle la subira même encore davantage quand, emportée par l’amour qu’elle éprouve pour Adolphe, elle deviendra la risée du beau monde qui la condamne de loin, et qui s’offre même le plaisir de venir de lui-même moquer sa conduite dans les réceptions qu’Ellénore organisera pour sauver la face. Quant à Adolphe, après avoir entendu sans cesse discourir son père sur la légèreté de l’amour et sur l’importance d’une carrière, il se voit reproché sa séduction maladroite et le sacrifice qu’il doit faire de sa réputation pour sauver les liens amoureux qu’il a contracté. Quelle est insidieuse, peut-il se dire, cette société qui vous pousse vers des biens interdits ou impossibles, et qui, après vous avoir écrasé de ses réprimandes, vous obsède encore de ses remords !

La pression sociale apparaît donc avec force comme un élément majeur du roman. Sa prégnance dans le récit est même renforcée par des subterfuges habiles, qui font sentir le poids de la société même quand d’évidences indications ne nous indiquent pas clairement la nature de l’imputation de l’auteur. Aussi, toute totalitaire qu’elle est, la pression sociale se fait parfois discrète dans Adolphe. C’est le cas de tous ces commérages, innocents mais cruels, délicats mais lourds de conséquences, qui émaillent le récit. C’est encore le cas de ces scènes où l’atmosphère pesante est produite par l’assemblée qui entoure les deux amants, comme lorsqu’Ellénore et Adolphe sont chez M. de P***. La société nombreuse qui se trouve réunie n’est presque pas décrite ; on ne sait rien de concret sur les individus qui la composent. Ce qui est rendu, en revanche, c’est sa capacité à dicter les choix du couple, à le contraindre. Par les interventions de cette masse d’invités, les amants sont forcés de s’éviter et ils s’ingénient pour se croiser et se parler discrètement. Cela commence dès qu’il faut rejoindre la salle à manger. « Beaucoup de personnes nous suivaient, elle ne put achever sa phrase. » (O. C., t. III, p. 122) L’installation à table produit les mêmes contraintes. « J’aurais voulu m’asseoir à côté d’Ellénore, mais le maître de la maison l’avait autrement décidé. » (Idem) Cela se poursuit au moment de manger. « J’essayai donc de mille manières de fixer son attention… Je parvins à me faire écouter d’elle, je la vis bientôt sourire ». (Ibid., p. 122-123) Cette scène, aussi discrètement que possible, nous montre encore la société gênante et oppressante dont parlait Constant dans les premiers chapitres.

Le pouvoir délétère des conventions sociales forme un véritable fil rouge à travers le récit. Il aboutit, dans les tout derniers chapitres, au dépérissement du couple, à la déchéance des amants, et au triomphe final de la société. Ellénore et Adolphe sont également vaincus : la première, à laquelle la tyrannie de la société finit par enlever la vie, et le second, qu’on retrouve errer sans but au milieu de l’Italie. À l’évidence, Adolphe entend prouver que la société se venge de ceux qui la méprisent. Cette force invincible de la société, Constant l’exprime ouvertement dans son roman : « Le malheur d’Ellénore prouve que le sentiment le plus passionné ne saurait lutter contre l’ordre des choses. La société est trop puissante, elle se reproduit sous trop de formes, elle mêle trop d’amertume à l’amour qu’elle n’a pas sanctionné ; elle favorise ce penchant à l’inconstance, et cette fatigue impatiente, maladies de l’âme, qui la saisissent quelquefois subitement au sein de l’intimité. Malheur donc à la femme qui se repose sur un sentiment que tout se réunit pour empoisonner, et contre lequel la société, lorsqu’elle n’est pas forcée à le respecter comme légitime, s’arme de tout ce qu’il y a de mauvais dans le cœur de l’homme pour décourager tout ce qu’il y a de bon ! » (Ibid., p. 179-180)

Une fois prouvé le pouvoir exercée par la société dans Adolphe, il est possible de réexaminer certaines questions qui apparaissaient tranchées d’avance. C’est le cas de cette indécision dont témoigne Adolphe à chaque pas de son récit amoureux. Cette faiblesse, remarquons qu’il la manifeste au contact des autres. C’est face aux ambivalences et aux contradictions du jugement social que sa force de caractère s’abîme. Tiraillé par des ordres absurdes, dont tout le monde se moque en privé, il perd les certitudes qui guidaient sa conscience et, par ce biais, ses actions.

Prisonnier de conceptions morales qu’il n’a pas choisi et dont il sent toute la fausseté, Adolphe est poussé à la faute. Il veut trop se venger de cette société qui le tyrannise, il est trop habité d’une force violente, il voudrait trop à son tour dominer ce monde qui le domine, que ses sentiments vis-à-vis d’Ellénore se corrompent. Les formes autorisées et respectables, Adolphe les déchire en se séparant d’elle et en retournant à une liberté dont il a perdu le goût. Avoir transposé sa haine des conventions sociales dans sa relation avec Ellénore, c’est là son erreur finale et, au seuil de la mort, son amante meurtrie peut lui peindre cet avenir : « vous marcherez seul au milieu de cette foule à laquelle vous êtes impatient de vous mêler ! Vous les connaîtrez, ces hommes que vous remerciez aujourd’hui d’être indifférents ; et peut-être un jour, froissé par ces cœurs arides, vous regretterez ce cœur dont vous disposiez… » (Ibid., p. 178)

Irrésistible, la société finit donc par détruire tout ce qui fait d’Adolphe un homme : et sa force morale et son aspiration vers la liberté. Sa puissance est même telle, qu’elle rend la rébellion inutile, impensable. C’est sans doute le message que veut nous transmettre Constant en faisant le choix de ne pas pousser son héros dans une révolte de l’individu écrasé contre la société tyrannique. Ici nous retrouvons encore les principes des Réflexions sur la tragédie, texte dans lequel Constant félicite M. Robert d’avoir mis son personnage dans l’incapacité de se révolter et de briser le joug social. « Le personnage principal de la tragédie de M. Robert est donc un homme opprimé par les préjugés et les institutions, écrit-il. L’auteur a eu l’idée fort heureuse de le présenter, en même temps, comme le défenseur consciencieux de ces institutions et de ces préjugés, moyen ingénieux de montrer combien ils sont inexorables. » (Revue de Paris, 1829, t. VII, p. 136) Tant Adolphe, obnubilé par le besoin de faire carrière jusqu’à en perdre la raison, qu’Ellénore, inquiète pour sa respectabilité, sont des représentants saisissants de cette manière de présenter, sous une forme littéraire, l’individu écrasé par la pression sociale.

[IV. Un héros en quête de liberté.] La jeunesse imprime au caractère une trace qui ne cesse jamais de se percevoir. Ainsi Adolphe, élevé dans l’indépendance, s’est développé dans la solitude : il nous arrive à l’âge mûr pénétré d’un vif amour de la liberté. Quand il rencontre Ellénore, Adolphe est encore épris de la liberté ; peu à peu, il en contracte l’inquiétude. Il s’aperçoit que sa liberté chérie est rognée par l’intrusion tyrannique de sa nouvelle amante. Ce sentiment si doux qu’est l’amour, il ne peut plus le goûter qu’accompagné de la contrainte et d’une certaine forme de soumission involontaire.  Ellénore s’est mise à dicter ses choix. « Lorsque je sortais, elle me demandait quand je reviendrais. Deux heures de séparation lui étaient insupportables. Elle fixait avec une précision inquiète l’instant de mon retour. J’y souscrivais avec joie, j’étais reconnaissant, j’étais heureux du sentiment qu’elle me témoignait. Mais cependant les intérêts de la vie commune ne se laissent pas plier arbitrairement à tous nos désirs. Il m’était quelquefois incommode d’avoir tous mes pas marqués d’avance, et tous mes moments ainsi comptés. J’étais forcé de précipiter toutes mes démarches, de rompre avec la plupart de mes relations. Je ne savais que répondre à mes connaissances lorsqu’on me proposait quelque partie que, dans une situation naturelle, je n’aurais point eu de motif pour refuser. Je ne regrettais point auprès d’Ellénore ces plaisirs de la vie sociale, pour lesquels je n’avais jamais eu beaucoup d’intérêt, mais j’aurais voulu qu’elle me permît d’y renoncer plus librement. J’aurais éprouvé plus de douceur à retourner auprès d’elle de ma propre volonté, sans me dire que l’heure était arrivée, qu’elle m’attendait avec anxiété, et sans que l’idée de sa peine vînt se mêler à celle du bonheur que j’allais goûter en la retrouvant. Ellénore était sans doute un vif plaisir dans mon existence, mais elle n’était plus un but : elle était devenue un lien. » (O. C., t. III, p. 131-132)

On le voit, Ellénore prend la place de la société dans son rôle de direction de l’individu malgré lui. Par cela, elle tisse elle-même son malheur, en provoquant une révolte d’Adolphe. Goutte à goutte, en effet, l’exaspération d’Adolphe ira croissant. Lorsque le héros doit demander à son père l’autorisation de rester auprès d’Ellénore, l’ambivalence de son sentiment trahit déjà une forte répugnance à cette autorité exercée contre son gré par son amante. « La réponse de mon père ne se fit pas attendre. Je tremblais, en ouvrant sa lettre, de la douleur qu’un refus causerait à Ellénore. Il me semblait même que j’aurais partagé cette douleur avec une égale amertume ; mais en lisant le consentement qu’il m’accordait, tous les inconvénients d’une prolongation du séjour se présentèrent tout à coup à mon esprit. Encore six mois de gêne et de contrainte ! m’écriai-je… » (Ibid., p. 134)

Au fil des pages, ce sentiment se durcit et la haine s’installe. On s’est demandé, en lisant Adolphe, pourquoi cet amour se transformait en haine : c’est l’action de coercition d’Ellénore qu’on doit rendre responsable. En se conduisant comme la société qu’il déteste, Ellénore sème les graines de la révolte future de son amant. « Quoi ! je ne puis passer un jour libre ! Je ne puis respirer une heure en paix ! Elle me poursuit partout, comme un esclave qu’on doit ramener à ses pieds. » (Ibid., p. 168) Dès lors qu’il prononce ces mots, Adolphe a signé l’arrêt de mort de son couple — ce sera aussi, nous le savons, l’arrêt de mort d’Ellénore.

Cette liberté tant aimée, Adolphe la regrette en elle-même ; il s’exaspère aussi de ne pas pouvoir en tirer les fruits. Attaché, on devrait dire rivé à Ellénore, il ne peut s’engager dans l’une des mille carrières que son intelligence lui ouvre et que les convenances sociales lui indiquent. Une fois de plus, ce regret qu’il a de devoir choisir une carrière et d’être jugé socialement sur ce fondement, il le reporte sur Ellénore, étant trop faible pour s’engager dans une lutte directe avec le monde des hommes. Cette barrière qu’Ellénore oppose à son accomplissement personnel lui paraît donc insupportable. « Comme les avares se représentent dans les trésors qu’ils entassent tous les biens que ces trésors pourraient acheter, j’apercevais dans Ellénore la privation de tous les succès auxquels j’aurais pu prétendre. Ce n’était pas une carrière seule que je regrettais : comme je n’avais essayé d’aucune, je les regrettais toutes. N’ayant jamais employé mes forces, je les imaginais sans bornes, et je les maudissais ; j’aurais voulu que la nature m’eût créé faible et médiocre, pour me préserver au moins du remords de me dégrader volontairement. » (Ibid., p. 155)

L’inquiétude et les plaintes d’Adolphe, qui considère qu’Ellénore lui a pris sa liberté et a détruit ses possibilités de carrière, sont, rappelons-le, tirées du destin même de Benjamin Contant. Les Journaux nous rappellent qu’en de multiples occasions, l’auteur d’Adolphe a maudit les femmes, et Mme de Staël en particulier, de l’asservir et de brider son potentiel. « Il n’est pas moins certain que la moitié de mon temps, de ce temps si précieux, si rapide à mon âge, me sera enlevé par elle », écrivait-il ainsi en mai 1804, en parlant de Germaine de Staël. « Si j’avais employé à un ouvrage quelconque les heures que j’ai consacrées à penser, écrire ou agir depuis 10 ans de son misérable séjour en France, j’aurais fait plus pour ma réputation que je ne ferai désormais, quoi qu’il arrive. » (Journaux intimes, 1er mai 1804 : O. C., t. VI, p. 118)

Mais revenons au roman. Dans les chapitres consacrés au délitement du lien amoureux, Adolphe évolue. Sa peine de voir ses choix dictés se transforme en une aspiration positive à la liberté. Ainsi, lorsqu’Ellénore fait semblant de séduire d’autres hommes, pour rendre jaloux son amant et se conserver par là son attachement, Adolphe savoure en lui-même la fin probable de son assujettissement. « J’entrevis l’aurore de ma liberté future », dit-il ; « je m’en félicitai. » (O. C., t. III, p. 164)

Quelques expériences de liberté, au surplus, vont entretenir ce désir d’être libre et le transformer en nécessité impérieuse. Ces expériences, ce sont les courtes trêves provoquées par l’éloignement forcé, pendant quelques jours ou quelques semaines, de son amante. Ces trêves, il les savoure ; grâce à elles, il comprend la valeur de la liberté perdue. Enthousiaste, il tâche de profiter au maximum de ces moments de liberté. « Je comptais avec inquiétude les jours, les heures qui s’écoulaient ; je ralentissais de mes vœux la marche du temps ; je tremblais en voyant se rapprocher l’époque d’exécuter ma promesse. Je n’imaginais aucun moyen de partir. Je n’en découvrais aucun pour qu’Ellénore pût s’établir dans la même ville que moi. Peut-être, car il faut être sincère, peut-être je ne le désirais pas. Je comparais ma vie indépendante et tranquille à la vie de précipitation, de trouble et de tourment à laquelle sa passion me condamnait. Je me trouvais si bien d’être libre, d’aller, de venir, de sortir, de rentrer, sans que personne s’en occupât ! Je me reposais, pour ainsi dire, dans l’indifférence des autres, de la fatigue de son amour. »  (Ibid., p. 141-142)

L’expérience solidifie donc son sentiment. « Je voulais être libre », avoue-t-il finalement clairement. (Ibid., p. 164) Dès lors, son désir de liberté va dicter tous ses choix ; on le retrouvera même dans ses expressions. Ellénore, qui a fini par bien le connaître, perçoit chez lui ce besoin, et quand Adolphe dément devant elle son désir profond de rompre, elle prononce ces quelques mots porteurs de beaucoup de sens : « Non, il faut que vous soyez libre et content ». (Ibid., p. 173)

Cette liberté, nous le savons, Adolphe va l’acheter au prix le plus fort. Le sacrifice ultime d’Ellénore lui apporte une liberté au goût décidément très amer. Obnubilé par son combat contre l’arbitraire social, qu’Ellénore a aussi représenté à sa manière devant lui, Adolphe détruit ce « but » devenu un « lien », qui le rattachait malgré tout au monde des vivants. Une fois que son amour est perdu, il maudit cette liberté si chèrement acquise. « Je sentis le dernier lien se rompre, et l’affreuse réalité se placer à jamais entre elle et moi. Combien elle me pesait, cette liberté que j’avais tant regrettée ! Combien elle manquait à mon cœur, cette dépendance qui m’avait révolté souvent ! Naguère, toutes mes actions avaient un but ; j’étais sûr, par chacune d’elles, d’épargner une peine ou de causer un plaisir : je m’en plaignais alors : j’étais impatienté qu’un œil ami observât mes démarches, que le bonheur d’un autre y fût attaché. Personne maintenant ne les observait ; elles n’intéressaient personne ; nul ne me disputait mon temps ni mes heures ; aucune voix ne me rappelait quand je sortais ; j’étais libre en effet ; je n’étais plus aimé : j’étais étranger pour tout le monde. » (Ibid., p. 177)

Le roman s’achève sur cette leçon curieuse d’un aspirant à la liberté qui, une fois son émancipation acquise, ne peut que maudire cette même liberté. Dans la lettre à l’éditeur, Constant explicite cette morale, si c’en est une, de son court récit. « L’exemple d’Adolphe ne sera pas moins instructif, si vous ajoutez qu’après avoir repoussé l’être qui l’aimait, il n’a pas été moins inquiet, moins agité, moins mécontent ; qu’il n’a fait aucun usage de sa liberté reconquise au prix de tant de douleurs et de tant de larmes ; et qu’en se rendant bien digne de blâme, il s’est rendu aussi digne de pitié. » (Ibid., p. 179)

L’après-Ellénore, en effet, est une période de la vie d’Adolphe qui nous est peint dans les couleurs les plus sombres. Le peu que l’auteur consent à nous en apprendre ne laisse aucun doute sur ce point. Adolphe n’a pas fait carrière, il ne s’est réconcilié ni avec la société qui l’accablait, ni avec lui-même. Il a continué sa fuite en avant et nous le retrouvons errant, voyageur solitaire et silencieux, au fond de l’Italie.

Ce destin, Ellénore l’avait prédit ; elle écrivait dans sa lettre finale : « Elle mourra, cette importune Ellénore que vous ne pouvez supporter autour de vous, que vous regardez comme un obstacle, pour qui vous ne trouvez pas sur la terre une place qui ne vous fatigue ; elle mourra : vous marcherez seul au milieu de cette foule à laquelle vous êtes impatient de vous mêler ! Vous les connaîtrez, ces hommes que vous remerciez aujourd’hui d’être indifférents ; et peut-être un jour, froissé par ces cœurs arides, vous regretterez ce cœur dont vous disposiez, qui vivait de votre affection, qui eût bravé mille périls pour votre défense, et que vous ne daignez plus récompenser d’un regard. » (Ibid., p. 178)

L’erreur d’Adolphe, toutefois, ne se résume pas à avoir laissé passer son motif de vivre et d’être heureux. Elle provient, plus fondamentalement, de son rejet non assumé, non confronté, de la société dans laquelle il évoluait comme malgré lui, et qui exerçait sur son caractère une oppression ô combien plus intense et plus irrésistible, que cette dépendance presque savoureuse qui était celle du couple amoureux, et qu’il regrette dès qu’Ellénore n’est plus.

[Conclusion.] Arrivé au terme de cette étude, il est venu pour moi le temps de résumer les différentes propositions que j’ai tâché de prouver successivement.

En premier lieu, il est démontré qu’Adolphe est en très large partie issu de la vie de Benjamin Constant. L’auteur a souhaité se mettre en scène lui-même et exprimer ses sentiments sur son expérience malheureuse avec les femmes qu’il a aimées, et tout particulièrement avec Mme de Staël. Cette connotation biographique donne un intérêt libéral au roman. Adolphe nous permet de mieux comprendre Benjamin, et Ellénore nous permet de mieux comprendre Germaine. Étant donné leur rôle conjoint dans l’histoire des idées libérales, cette connaissance, on en conviendra, n’est pas sans utilité. 

L’examen du mode d’écriture du roman présente encore deux caractéristiques éminemment libérales : d’un côté l’individualisme, c’est-à-dire la focalisation extrême sur Adolphe, ses sentiments et son caractère, au point que rien, ni les paysages ni les autres hommes, n’obtient une attention quelconque ; d’un autre le subjectivisme, c’est-à-dire la manière avec laquelle tout le récit des évènements, chaque fait, chaque parole, passent par le prisme de la conscience d’Adolphe. 

Nous retrouvons aussi dans Adolphe les principes que Benjamin Constant a fixé dans ses Réflexions sur la tragédie. Au lieu de la fatalité, ressource classique des Anciens, il mise sur l’opposition invincible entre l’individu et la société pour construire un drame convaincant et émouvant. Dans Adolphe, la pression sociale intervient à deux niveaux : d’abord par une critique virulente de la société, ensuite par une mise en accusation, par les faits, de son influence délétère. Au final, il faut reconnaître à la société une place centrale dans ce roman, et surtout dans son dénouement : les derniers chapitres marquent la victoire de la société sur l’individu et transmettent cette conclusion qu’on n’enfreint pas impunément les convenances sociales.

À ces considérations, il serait possible d’en ajouter d’autres. Qu’on pense notamment à cette extrême pudeur qui caractérise le roman — absence de scène d’intimité, grande réserve dans le choix des mots, et jusqu’à la façon avec laquelle Ellénore fait patienter son amant avant de se donner — qu’on attribue généralement à l’esprit de la bourgeoisie libérale du XIXe siècle. 

L’intérêt d’une lecture libérale d’Adolphe semble cependant déjà démontré. J’espère qu’en contribuant à prouver l’écriture individualiste et subjective et l’opposition centrale entre l’individu et la société dans le roman de Benjamin Constant, cette étude pourra contribuer à faire lire et relire ce classique indémodable. À notre époque où la société tyrannise l’individu sous prétexte de faire son bonheur, il devrait même apparaître plus actuel que jamais.

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