Chronique (Journal des économistes, 1888)

Chaque mois, entre  1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant l’actualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme, dans cette livraison de juin 1888, le protectionnisme aux États-Unis, le travail des femmes, la réforme du droit pénal, et bien d’autres sujets.

  

Chronique

Par Gustave de Molinari

(Journal des économistes, juin 1888.)

 

SOMMAIRE. Les préparatifs de guerre de la Ligue de la paix. — Les passe-ports. — Le socialisme d’État à la Chambre des députés. La responsabilité des accidents du travail. — La réglementation du travail des enfants et des femmes dans les manufactures. — Le questionnaire de la Société des agriculteurs de France. — Les droits sur les vins. — L’Angleterre n’est-elle libre-échangiste qu’en apparence ? — La Ligue nationale pour la liberté commerciale à Anvers. — La « condamnation conditionnelle » en Belgique. — La campagne présidentielle et la réforme du tarif aux États-Unis. — La prohibition des Chinois en Australie. — L’abolition de l’esclavage au Brésil.— La contrefaçon des billets de la Banque de France. — La réunion annuelle de la Société d’économie sociale. —Le meeting de la Société de la paix, de Londres. — La Revue économique de Bordeaux,

 

S’il fallait ajouter foi au discours à sensation que M. Tisza a prononcé le 26 mai au parlement hongrois, nous pourrions bien avoir en 1889, au lieu d’une exposition universelle, une guerre générale. M. Tisza a, comme on sait, engagé ses compatriotes à s’abstenir de prendre part à l’Exposition, en ne leur cachant pas que leur propriété courrait le risque d’être pillée et leur drapeau insulté. Ce qui signifie qu’aux yeux des ministres hongrois, une guerre éclatera selon toute probabilitél’année prochaine entre la France et peut-être la Russie d’une part, et la « Ligue de la paix », composée de l’Allemagne, de l’Autriche-Hongrie et de l’Italie, de l’autre. Qui prendra l’initiative des hostilités ? Il est bien clair que ce sera la Ligue de la paix. Déjà l’Allemagne y prélude en fermant l’Alsace-Lorraine aux voyageurs français et en excluant de ses marchés les valeurs et les céréales russes ; l’Italie l’a devancée en déclarant à la France une guerre de tarifs, en rappelant son expédition d’Abyssinie et en activant l’armement de ses côtes. Les neutres eux-mêmes, saisis de panique, s’empressent d’augmenter leurs armements : en Belgique, on se hâte de hérisser de forteresses la vallée de la Meuse ; en Angleterre, on publie une nouvelle édition revue et augmentée de la célèbre « Bataille de Dorking », sans parler des cris d’alarme que poussent les généraux de concert avec les amiraux. Cependant, si les gouvernements sont plus agités que jamais, les peuples sont fort calmes, et, en admettant que la question de la paix ou de la guerre leur fût posée par la voie du referendum, l’immense majorité des Français, des Russes, des Allemands, des Italiens et même des Hongrois se prononcerait en faveur de la paix. Qu’est-ce qui l’emportera finalement, des passions belliqueuses des gouvernements ou des sentiments pacifiques des populations ?Nul ne pourrait le dire. En attendant, ce qu’il y a de parfaitement avéré, c’est que les peuples vont être obligés de payer les frais des préparatifs guerriers de la Ligue de la paix. Les budgets européens se grossiront de quelques centaines de millions, et… le tour sera joué. Cette « Ligue de la paix » ne serait-elle point tout simplement un syndicat de politiciens civils et militaires associés pour augmenter, aux dépens des contribuables peureux et naïfs, les profits de leur industrie ?

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Il est assez intéressant de rappeler que c’est l’empereur Guillaume, alors prince régent de Prusse, qui a pris en 1860 l’initiative de l’abolition des passeports. Cette mesure libéralea été imitée successivement par tous les États du continent européen, la Russie exceptée. Autre temps, autres mesures.

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Le socialisme d’État poursuit le cours de ses victoires et conquêtes. Il a inspiré deux projets de loi qui viennent d’être discutés par la Chambre des députés et qu’elle adoptera selon toute probabilité, lun concernant « la responsabilité des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail », l’autre, la réglementation du travail des femmes et des enfants dans les manufactures.

Dans toutes les industries, les ouvriers sont exposés à des risques provenant de la nature du travail auquel ils se livrent. Ces risques varient d’une industrie à une autre. Dans les industries qualifiées de dangereuses ou insalubres, où ils sont à leur maximum, le salaire s’augmente naturellement d’une prime destinée à les couvrir. À l’instar des médecins de Molière, les politiciens socialistes ont imaginé de changer cet arrangement naturel des choses et de rendre le patron responsable des risques que subit l’ouvrier dans les industries officiellement reconnues dangereuses et pour lesquels il reçoit un supplément de salaire. La première conséquence de cette innovation consistera à faire baisser le salaire de tout le montant des indemnités, pensions, etc., que le patron sera exposé à fournir, en sorte que les ouvriers n’y gagneront rien ; la seconde, et non la moins bizarre, sera de décourager les ouvriers de se marier et d’élever une famille. En effet, les indemnités dues par les patrons s’augmentant d’une pension à la veuve de l’ouvrier marié et « d’une rente calculée sur le salaire moyen annuel de la victime à raison de 15% de ce salaire s’il n’y a qu’un enfant, de 25% s’il y a deux enfants, de 35% s’il y a trois enfants et de 40% s’il y en a quatre ou un plus grand nombre », les patrons emploieront des célibataires de préférence aux gens mariés et surtout aux pères d’une nombreuse famille. Il résultera de la que les ouvriers prévoyants et avisés se garderont bien de contracter des unions ou, tout au moins, se garderont de les rendre prolifiques, afin de ne pas s’exposer à perdre leur gagne-pain. En revanche, il y a dans la loi une lacune que nous nous empressons de signaler à ses auteurs : c’est qu’elle n’alloue des indemnités et des pensions qu’aux victimes des industries dangereuses, en négligeant absolument les industries insalubres. Cependant celles-ci comportent des risques non pas seulement accidentels mais permanents : on a pu calculer, même à une fraction près, de combien d’années et de mois elles abrègent la vie des ouvriers qui y sont employés. Ne serait-il pas juste et raisonnable d’obliger les patrons à leur fournir une indemnité pour ce risque de mort prématurée, sans oublier les pensions à leurs veuves et les rentes à leurs enfants ?

En ce qui concerne le travail des femmes et des enfants, on peut admettre sans aucun doute que l’État protège les enfants contre l’exploitation hâtive à laquelle les soumettent leurs parents, quoique l’expérience atteste trop souvent l’insuffisance et l’inefficacité de cette protection; mais n’est-il pas curieux de remarquer que les mêmes socialistes qui veulent à toute force émanciper les femmes — même quand les femmes ne se soucient pas d’être émancipées —, prétendent leur imposer la tutelle de l’État ? Encore seraient-ils excusables si la tutelle de l’État devait améliorer le sort de ses pupilles ; mais, à moins de donner des « rentes » aux femmes de la classe ouvrière, l’État est bien obligé de les laisser travailler, et est-il bien certain de ne pas limiter leurs salaires, autrement dit leurs moyens d’existence, en limitant la durée de leur travail ? M. Frédéric Passy, M. Yves Guyot ont fait à ce sujet d’excellentes et judicieuses observations que les socialistes d’État, en majorité à la Chambre, se sont bien gardés d’écouter.

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Ce qui nous frappe particulièrement dans cette discussion, c’est l’accord des socialistes conservateurs, tels que M. de Mun, et des socialistes révolutionnaires, pour reconnaître la nécessité de l’intervention de l’État dans les rapports des patrons avec les ouvriers. Il ne leur vient pas à la pensée que le besoin de protection puisse,comme tous les autres besoins, être satisfait par l’opération même de la liberté, que des institutions puissent se créer librement pour y répondre. Non ! en dehors de la tutelle imposée et réglementaire de l’État, ils ne voient rien, ils ne comprennent rien. A leurs yeux, l’État possède le monopole de la puissance, du bon vouloir et de la science, l’État seul est capable de protéger les faibles contre les forts et de régler d’une manière équitable les rapports du capital et du travail. Entendons-nous cependant : il s’agit de l’État socialiste et non de l’État bourgeois. Le Cri du peuple, par exemple, n’hésite pas à déclarer que la loi de protection des femmes et des enfants dans les manufactures aura pour résultat le plus clair de « créer des emplois d’inspecteurs pour les amis ou cousins des députés ». Avec l’État socialiste, ce serait différent. Dans cet État modèle, les députés n’auraient ni amis, ni cousins. Et même, qui sait ? On protègerait les femmes et les enfants sans inspecteurs.

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Le Bulletin de la Société (protectionniste) des agriculteurs de France contient la circulaire suivante, adressée par son président, M. de Dampierre, aux sociétés, comices et syndicats agricoles.

« Dans sa séance plénière du 6 février, l’Assemblée générale de la Société des agriculteurs de France a, sur la proposition de sa Section des relations internationales et coloniales, voté, à l’unanimité, la résolution suivante :

« La Société des agriculteurs de France prie le bureau de la Société de nommer une commission de vingt-quatre membres, à l’effet d’élaborer, d’ici à la prochaine session, un projet de tarif général concernant les produits agricoles, et d’ouvrir, pour la préparation de ce travail, une enquête auprès des syndicats et des associations affiliés à la Société. »

Conformément à cette décision de la Société des agriculteurs, j’ai l’honneur, monsieur, de vous adresser, ci-contre, le questionnaire qui a été préparé par les soins du conseil. Je joins à cet envoi un tableau indiquant le taux des droits de douane actuellement applicables aux produits agricoles étrangers, à l’entrée en France, en vertu soit du tarif général, soit du tarif conventionnel, soit enfin du tarif spécial applicable, en vertu de la loi du 27 février dernier, aux provenances italiennes. Une place spéciale est laissée en blanc pour recevoir l’indication des droits nouveaux ou des relèvements de droits dont vous auriez à demander l’établissement.

La Société des agriculteurs de France vous sera reconnaissante, monsieur, de vouloir bien, après avoir porté ces documents à la connaissance de l’association que vous présidez, provoquer une discussion approfondie des questions auxquelles ils se réfèrent. Nous vous prions de formuler ensuite vos réponses sur l’un des questionnaires et tarifs ci-inclus et de les renvoyer à la Section des relations internationales et coloniales, spécialement chargée de centraliser les matériaux en vue de l’élaboration d’un nouveau tarif général.

Je n’ai pas besoin, monsieur, de vous signaler l’importance du travail entrepris par la Société des agriculteurs de France. L’un des buts principaux qu’elle poursuit est, comme vous le savez, d’assurer, par des tarifs de douane, à l’agriculture française une situation qui la relève de la double inégalité dont elle souffre et vis-à-vis de l’industrie nationale et vis-à-vis de l’agriculture étrangère. Dans cette pensée, elle a demandé de nouveau, cette année comme les années précédentes, que les traités de commerce expirant en 1892 ne soient pas renouvelés, et que, d’ici à cette date, « il soit établi des tarifs généraux calculés sur les prix de revient et suffisants pour protéger efficacement l’agriculture nationale ».

Mais, en même temps, tenant compte de la diversité des prix de revient et des contestations dont ils sont fréquemment l’objet, la Société a pensé qu’il pouvait être utile et prudent de faciliter au gouvernement l’œuvre de réparation qui lui est demandée en le plaçant d’avance en face de demandes nettement formulées et de chiffres aussi précis que possible.

C’est à cet effet qu’elle a voté la formation d’une commission spéciale et qu’elle a cru devoir faire appel aux lumières de tous les groupes agricoles qui lui sont affiliés. Nous espérons que leur concours ne lui fera pas défaut, et que, grâce à leur précieuse coopération, elle sera en mesure de délibérer, dans sa prochaine session, sur un projet de tarif général conforme aux légitimes revendications de l’agriculture française.

Le secrétaire général,

                     P. TEISSONNIÈRE.   

         Le président,

E. DE DAMPIERRE.

 

QUESTIONNAIRE.

1° Parmi les produits agricoles inscrits au tarif général des douanes ci-annexé, quels sont ceux qui intéressent spécialement votre circonscription ?

2° Quels sont ceux sur lesquels se fait sentir la concurrence étrangère ?

3° Quels sont les pays de provenance des produits qui vous font ainsi concurrence ?

4° Quels sont pour ces produits :

a. Les prix de revient moyens dans votre circonscription ?

b. Les prix de vente des produits indigènes ?

c. Les prix de revient des similaires étrangers ?

d.Les prix auxquels peuvent être livrés ces similaires ?

5° Quels sont les droits de douane dont vous réclamez l’inscription au tarif général ?

6° Avez-vous des modifications à proposer à la nomenclature du tarif général ?

7° Quelle est, pour la perception des taxes, sur chacun des produits qui vous intéressent, l’assiette de droits que vous jugez préférable :

Par tête ? Au poids ? À la valeur ?

8° Quelles sont, en dehors de la révision du tarif général des douanes, les mesures dont l’adoption pourrait vous permettre de soutenir avec succès la concurrence des produits agricoles étrangers ? »

Supposons qu’une « Société des épiciers de France » consulte ses membres et collègues pour savoir s’il ne conviendrait pas d’établir, sur la généralité des consommateurs de sucre, café, poivre, sel et moutarde, une taxe dont le produit serait versé dans leurs comptoirs en vue d’encourager le développement de l’épicerie nationale, il est bien clair que leur réponse ne serait pas douteuse. Ils seraient unanimes à reconnaître l’indispensable nécessité de cette taxe protectrice, et ils ne manqueraient pas d’exhiber à l’appui de leur opinion un tableau navrant des souffrances de l’épicerie. Nous connaissons donc d’avance les réponses qui seront faites au questionnaire de la Société des agriculteurs de France.

Mais pourquoi l’Association pour la défense de la liberté commerciale n’adresserait-elle pas, de son côté, aux consommateurs, un questionnaire sur les effets des droits sur le blé et le bétail ? Ne serait-il pas intéressant de savoir de combien ces droits (protecteurs si l’on veut, mais de qui?)grèvent le budget de l’ouvrier de l’industrie et même de l’agriculture et quelle est, sous ce rapport, la situation du consommateur français, dont la nourriture est taxée au profit des propriétaires des sociétés d’agriculture et des comices agricoles, en comparaison de celle des consommateurs anglais, qui mangent de la viande et du pain libres ?

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M. Goschen a fini par faire droit aux justes réclamations qui lui ont été adressées au sujet de la surtaxe sur les vins en bouteilles. Cette surtaxe de 5 shellings par douzaine ne sera applicable qu’aux vins mousseux. Encore les vins d’une valeur inférieure à 30 francs la douzaine ne paieront-ils que 2 shellings.

La Chambre de commerce britannique de Paris et la Chambre de commerce française de Londres ont publié à cette occasion des lettres excellentes que nous reproduisons au Bulletin et dans lesquelles, tout en critiquant le projet de M. Goschen, elles protestent contre le parti que les protectionnistes s’efforcent d’en tirer en dénonçant le « faux libre-échange » de l’Angleterre.

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Quand on lit les journaux, en y comprenant même les plus libéraux, on s’aperçoit que cette protestation n’est pas inutile. En signalant, par exemple, l’augmentation générale de nos exportations de bétail, l’auteur de la chronique agricole du Journal des Débats ne laisse pas échapper l’occasion de décocher ce trait envenimé à la perfide Albion. « Ces exportations, dit-il, deviendraient rapidement beaucoup plus considérables si la Grande-Bretagne, libre-échangiste en apparence, ne se montrait pas, en réalité, très protectionniste quand ses intérêts le commandent. On sait comment elle se comporte à notre égard depuis un certain nombre d’années, proscrivant l’entrée chez elle de nos bestiaux sur pied, sous le prétexte qu’ils serviraient de véhicules aux maladies contagieuses mal surveillées chez nous. » Il est fort possible que l’Angleterre ait tort de priver ses consommateurs de notre bétail sur pied, mais, comme le remarque le chroniqueur lui-même, pourquoi ne l’expédierions-nous pas sous forme de viande abattue ? D’un autre côté, l’Angleterre importe librement chaque année pour environ 10 millions de liv. sterl. de bœufs, taureaux, vaches, moutons, de toute provenance. En interdisant l’entrée de nos bestiaux, pour un motif ou sous un prétexte quelconque, elle protège donc bien moins son élevage que celui des pays qui importent chez elle leur bétail sur pied.

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Une Ligue nationale pour la liberté commerciale s’est constituée à Anvers sous la présidence de notre confrère et ami, M. Ch. de Cocquiel. Dans ses réunions des 14 mai et 8 juin, elle a protesté énergiquement contre les mesures restrictives de l’importation des viandes abattues, qui sont réclamées dans l’intérêt prétendu de la santé des populations. On sait qu’à cet égard les hygiénistes de la protection sont en désaccord complet avec ceux du libre-échange. L’hygiène protectionniste recommande d’affamer les populations, tandis que l’hygiène libre-échangiste prescrit, avant tout, de les nourrir.

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Nous empruntons au Nord l’exposé d’une innovation ingénieuse et bienfaisantequi vient d’être introduite dans le Code pénal belge : nous voulons parler de la « condamnation conditionnelle».

 

« Les Chambres belges ont, dans les derniers jours de la session qui vient d’être close, voté un projet de loi qui introduit dans le système pénal, en même temps que la libération conditionnelle admise déjà dans un grand nombre de pays, un principe absolument nouveau, dont la Belgique va faire la première expérience : celui des condamnations conditionnelles. L’idée de cette innovation est née, dans l’esprit du ministre de la justice de Belgique, jurisconsulte éminent, M. Lejeune, d’une part de la constatation du nombre extraordinaire de demandes en grâce qui émanent pour la plupart de pauvres gens condamnés à de courtes peines et, d’autre part, du spectacle navrant, que dans sa longue carrière d’avocat, le ministre avait eu sous les yeux, de pères de famille, de mères de famille pour qui l’incarcération est la flétrissure irrémédiable, la misère et la faim au foyer domestique, la perte d’enfants laissés sans soutien. Elle répond à la préoccupation, qu’éveille un examen un peu attentif des statistiques judiciaires, de trouver une combinaison qui permette de ne pas user de l’incarcération quand elle est inutile ou d’une application dangereuse. Les cas ne sont pas rares où l’on a vu l’emprisonnement produire des effets démoralisants, ou constituer une torture morale disproportionnée avec le délit, ou ruiner une famille, sans que l’intérêt social exige de pareilles rigueurs ou y rencontre des garanties pour l’avenir.

La condamnation conditionnelle, c’est le droit conféré aux tribunaux de suspendre l’exécution des arrêts et des jugements, de telle sorte que la condamnation soit considérée comme non avenue si le condamné n’enfreint pas la loi pénale pendant le délai de la suspension. C’est une sentence à laquelle le juge, tout en constatant une infraction à la loi et en réprouvant le délit, attache, en vertu de la loi elle-même à raison des circonstances du fait et de l’amendement présumé du délinquant cette condition que, si le délinquant ne se fait pas condamner une seconde fois dans le délai déterminé par le juge, la sentence sera comme non avenue. Ce n’est pas seulement l’exécution de la peine qui est suspendue et qui, ensuite, est définitivement écartée à raison de l’accomplissement de la condition : c’est la condamnation elle-même qui est anéantie. C’est comme si le juge disait au délinquant: « La loi vous condamne, mais vous ne serez pas condamné si, dans un délai déterminé, vous ne vous faites pas condamner une deuxième fois, si vous prouvez ainsi que je fais bien de me borner aujourd’hui à vous infliger un avertissement. » C’est ce qu’on pourrait appeler l’admonition répressive par opposition à l’ammonizione préventive des Italiens. Il n’y a d’ailleurs aucune analogie entre l’une et l’autre. La première ne relève que du pouvoir judiciaire ; la seconde, pour être prononcée par le préteur et constituer une décision judiciaire, n’en participe pas moins de l’ingérence administrative, en ce sens que c’est du préfet qu’il dépend d’interdire à l’ammonito telle résidence, ou même de lui en imposer une. C’est ce qu’on appelle le domicilio coatto. L’ammonito n’est pas littéralement un condamné : c’est un individu soupçonné d’être coupable de méfaits, mais dont la culpabilité n’a pas été légalement prouvée. Le préteur l’avertit d’avoir à veiller sur sa conduite. L’ammonizione italienne agit comme moyen d’intimidation ; l’admonition belge comme encouragement.

La condamnation conditionnelle est une extension du principe sur lequel a été fondée la législation des circonstances atténuantes. Le ministre de la justice a fait à la Chambre des représentants un tableau très émouvant des tristes effets de l’emprisonnement sur bon nombre de délinquants, de la dépression morale que l’incarcération opère dans bien des cas. Il a indiqué que l’incarcération, quand l’emprisonnement est de courte durée, laisse parfaitement froid le condamné perverti et est une véritable torture pour celui qui a conservé le sentiment de l’honneur. C’est-à-dire que l’emprisonnement de courte durée est un châtiment qui agit en raison inverse de la perversité du coupable : il se trouve être d’autant plus dur que la moralité relative du coupable est plus grande. Dès lors, n’est-il pas aussi rationnel qu’humain d’accorder le bénéfice de la condamnation conditionnelle aux coupables pour lesquels l’incarcération serait une torture inutile et pour qui le juge croira que la condamnation seule est un châtiment suffisant ? Pour que le juge use du pouvoir que la loi lui confère, deux conditions sont requises : il faut que le condamné n’ait pas encore été frappé par la justice criminelle ou correctionnelle, il faut que l’emprisonnement ne dépasse pas six mois. Il y a de nombreux cas dans lesquels la condamnation conditionnelle interviendra pour empêcher une rigueur que le ministre n’a pas hésité à qualifier d’« injustice sociale », de « véritable cruauté ». Il s’agit des condamnations à l’amende prononcées contre des malheureux qui sont insolvables ou qui ne pourraient payer qu’en retirant pour ainsi dire le pain de la bouche de leurs enfants.

Il ressort des statistiques que des 103 233 condamnations à l’amende annuellement relevées en Belgique, la majeure partie frappent des gens qui n’ont pas de quoi payer l’amende. Le riche paye et tout est dit ; mais le pauvre, qui est insolvable, subit un emprisonnement qui le flétrit et plonge souvent sa famille dans la misère. Avec la loi votée, le juge pourra donner au jugement le caractère d’une menace qui se réalisera si le délinquant commet un nouveau délit, mais qui restera sans effet s’il n’a pas de nouveau maille à partir avec la justice. Cette menace ne peut être indéfiniment prolongée ; la loi fixe au maximum de cinq années à compter de la date du jugement ou de l’arrêt le délai pendant lequel le coupable peut être tenu, à raison d’une nouvelle faute, de purger sa condamnation.

 

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La campagne électorale pour l’élection présidentielle, qui aura lieu le premier mardi de novembre, est commencée aux États-Unis. La question de la réforme du tarif ou du maintien du régime protectionniste est la platform des deux partis en présence. Les probabilités sont en faveur de la victoire des libre-échangistes et de leur candidat, M. Cleveland, mais il ne faut jurer de rien. Les intérêts protectionnistes combinés avec ceux des monopoleurs des trusts companies ont conservé une influence considérable, et il est fort possible qu’ils l’emportent encore une fois. Seulement, ce sera leur dernière victoire. Les effets désastreux du régime protectionniste deviennent de plus en plus sensibles, et les ouvriers eux-mêmes commencent à s’apercevoir qu’ils ont été dupes d’un système qui a renchéri tous les matériaux de l’existence sans augmenter les moyens de les acheter.

C’est sous le régime protectionniste, soutenu par le parti républicain, lisons-nous dans une correspondance adressée au Journal des Débats, que se sont développés, et ont grandi aussi, ces monopoles ou trusts, ces compagnies d’accapareurs blâmées et poursuivies par tous les législateurs politiciens in différemment, et grâce auxquelles le taux des salaires a été constamment réduit depuis quelque temps et le petit commerce ruiné. C’est encore sous le régime protectionniste républicain que la plaie de l’hypothèque s’est étendue sur l’Ouest, au taux de 18 milliards de francs pour dix États, dont les fermes sont écrasées sous le fardeau de l’intérêt seulement et dont elles ne pourront jamais rembourser le principal, surtout au prix auquel le régime protectionniste a fait descendre les produits agricoles, qu’il faut consommer sur place, faute de pouvoir les écouler par voie d’échange. Cependant il serait difficile de dire dès à présent s’il y a une majorité protectionniste ou libre-échangiste aux États-Unis. La dernière hypothèse est de beaucoup la plus probable ; car, si l’exclusion de certains articles étrangers a amené le développement de certaines industries dans les États du Sud et de l’Ouest jadis exclusivement agricoles et créé là un petit noyau protectionniste, il y a eu plus que compensation dans certains États du Nord, où les ouvriers se sont aperçus que la protection n’augmentait pas leur salaire, mais profitait exclusivement aux patrons qui, en outre, faisaient payer, ne craignant pas de concurrence possible, les prix les plus élevés de fabrication à leurs acheteurs forcés.

 

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De même que les industriels et les propriétaires fonciers de notre vieux continent ont employé leur influence politique à empêcher, ceux-là l’introduction des produits manufacturés de l’Angleterre, ceux-ci l’importation des céréales et des viandes d’Amérique, les ouvriers et les commerçants en détail de l’Australie se sont ligués pour faire décréter la prohibition du travail chinois. C’est le même esprit ou, pour mieux dire, ce sont les mêmes vices, la paresse et la cupidité, qui ont mené ces campagnes protectionnistes aux deux extrémités du globe. Plutôt que de faire les efforts nécessaires pour soutenir la concurrence anglaise ou américaine, les industriels et les propriétaires du continent ont trouvé commode de la supprimer ou de l’entraver; plutôt que de s’efforcer d’obtenir la préférence sur les ouvriers et les commerçants chinois, en travaillant mieux, en vendant de meilleures marchandises et à meilleur marché, les Australiens se servent de la loi pour se débarrasser de cette concurrence gênante. Les uns et les autres se gardent bien toutefois d’avouer les motifs réels auxquels ils obéissent. Les industriels et les propriétaires européens mettent en avant des motifs philanthropiques ou patriotiques : l’intérêt des ouvriers, l’indépendance de l’étranger, etc. ; les Australiens s’appuient principalement sur des considérations morales : ils dénoncent l’immoralité des Chinois et ils invoquent la nécessité d’empêcher cette race vicieuse de contaminer les vertueux descendants des convicts de la Grande-Bretagne. Mais est-il bien nécessaire de dire que la prohibition des Chinois est motivée en réalité par leurs vertus et non par leurs vices ? La concurrence des gens vicieux n’est guère redoutable ; les ouvriers paresseux et ivrognes n’ont pas l’habitude de supplanter les travailleurs laborieux et sobres, pas plus que les industriels et les agriculteurs indolents et routiniers ne chassent du marché leurs concurrents actifs et progressifs.

Quoi qu’il en soit, le mouvement prohibitionniste du travail chinois cause en ce moment de sérieux embarras à lAngleterre. La Chine est ouverte aux industriels, aux négociants et même aux ouvriers anglais ; l’Angleterre peut-elle permettre à ses colonies de se fermer aux commerçants et aux travailleurs chinois ? La Chine invoque en faveur de ses nationaux le texte des traités ; mais, si les Anglais libre-échangistes de la métropole sont disposés à faire droit à ses justes réclamations, les Anglais protectionnistes des colonies s’y refusent absolument. Qui l’emportera dans ce conflit ? Il est malheureusement à craindre que le protectionnisme colonial ne l’emporte sur le libéralisme métropolitain.

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L’esclavage vient d’être aboli au Brésil. Le projet de loi qui a été adopté par les Chambres et ratifié par le pouvoir exécutif se résume dans les articles suivants : l’article 1er déclare libres, à partir de la date de l’adoption de la loi, tous les esclaves de l’empire. L’article 2 exempte de tout service ultérieur les enfants désignés sous le nom « d’ingénus », c’est-à-dire nés libres de mères esclaves. L’article 3 interne les nouveaux affranchis dans leurs cantons respectifs pour deux ans. L’article 4 donne à l’exécutif le pouvoir de promulguer les règlements nécessaires. Enfin, l’article 5 révoque toutes les dispositions contraires. Quoique cette solution ne soit pas celle que nous eussions souhaitée dans l’intérêt des propriétaires et des esclaves eux-mêmes, elle est préférable au maintien indéfini d’une institution que la conscience universelle a justement condamnée.

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Des faussaires ont contrefait les billets de 500 francs de la Banque de France. Une panique s’en est suivie, quoique le nombre des faux billets en circulation ne dépassât pas une soixantaine. À cette occasion, on s’est demandé si la Banque devait ou non rembourser les faux billets. Avons-nous besoin de dire que rien ne l’y oblige ? La seule obligation qui lui incombe, c’est de rendre la contrefaçon de ses billets et la mise en circulation de billets faux aussi difficile que possible. Peut-être pourrait-elle imiter le procédé qu’emploie la Banque d’Angleterre et que décrit un journal financier, la Vérité :

« On s’est demandé, en ces derniers temps, quel système la Banque d’Angleterre employait pour empêcher la falsification de ses billets. Le procédé est fort simple: il consiste dans une circulation fort rapide des banknotes émises.

On ne peut comparer en aucune façon la circulation fiduciaire anglaise à notre circulation. Le grand nombre des banques anglaises et de leurs succursales, la multiplicité des comptes de dépôts, l’adoption presque générale du carnet de chèques permettent à l’Angleterre de faire face aux exigences de la circulation avec des ressources beaucoup moins importantes qu’en France. Le nombre des billets de la Banque d’Angleterre en circulation au 23 mai n’était que de 24 225 005 livres sterling, ce qui, au change de 25 fr. 25, représente 612681 376 francs. Par contre, le 24mai, la Banque de France avait en circulation 2 672 476 880 francs. On voit ainsi que la circulation des billets de banque, en France, est quatre fois plus grande que chez nos voisins.

L’émission relativement peu importante de billets en Angleterre a permis à la Banque de multiplier les séries de ses billets et de limiter, en quelque sorte, la durée de l’émission de ces séries. Voici comment : la Banque d’Angleterre annule tous les billets qui lui reviennent et, d’autre part, les établissements de crédit ont pris l’habitude de n’employer que des billets neufs. Presque aussitôt après avoir reçu des banknotes, les sociétés de crédit envoient à la Banque retirer de nouveaux billets. De sorte que, en quelques semaines, la Banque d’Angleterre se trouve avoir reconstitué presque entièrement les séries émises.

Quand la date de l’émission portée sur un billet est trop ancienne, les sociétés de crédit demandent presque toujours l’endossement du billet par le porteur, si le porteur a un compte de dépôt ; sinon il leur arrive de ne pas consentir à l’échange. Bien des Français voyageant en Angleterre ont ainsi été fort surpris de voir des billets de la Banque d’Angleterre refusés dans de grands établissements de crédit. De cette manière, les billets faux ne peuvent guère circuler.

La Banque d’Angleterre a adopté ce système de circulation rapide depuis de longues années et elle s’en est fort bien trouvée. Un fait donnera l’idée des avantages qu’elle en tire.

Il y a une quarantaine d’années, on vola, dans une des principales maisons de banque de Londres, quarante billets de mille livres sterling, soit un million de francs. La Banque d’Angleterre, immédiatement prévenue, avertit toutes les sociétés de crédit d’avoir à lui retourner d’urgence tous les billets de mille livres portant les numéros des séries auxquelles appartenaient les billets volés. En un mois, toutes les banknotes étaient rentrées, sauf les quarante dérobées, qui depuis n’ont jamais été présentées. Les voleurs n’avaient même pas essayé de les négocier. Au bout de quelque temps, la Banque d’Angleterre crut pouvoir indemniser les victimes de ce vol. »

On peut employer encore un autre système : c’est de perfectionner la fabrication des billets, de manière à augmenter les frais de la contrefaçon. L’industrie des faussaires est, en effet, essentiellement aléatoire, car la présence des faux billets dans la circulation ne tarde guère à être dénoncée, et le public ne manque pas alors de refuser les billets vrais ou faux. Plus le capital qu’exige l’industrie des faussaires est considérable, moins ils ont de chances de couvrir leurs frais et de réaliser un bénéfice proportionné aux risques auxquels ils s’exposent. En Russie, par exemple, les billets de 100 roubles sont fabriqués avec un tel soin que la contrefaçon en reviendrait trop cher et qu’elle n’a jamais été essayée. Il en est autrement pour les coupures inférieures. Aussi le gouvernement s’est-il décidé à les retirer de la circulation et à les remplacer par des billets d’un nouveau modèle. « La différence essentielle que ceux-ci présenteront avec les billets existants, lisons-nous dans le Nord, c’est qu’ils seront imprimés sur un papier de soie très fort, dont la fabrication exige des appareils d’un prix fort élevé et une vaste installation, obstacle sérieux pour les falsificateurs. Ce procédé, qui consiste à obliger les faussaires à augmenter les frais de production de leur industrie, nous paraît être le plus propre à la décourager, et nous le recommandons à l’attention de la Banque.

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La Société d’économie sociale et les Unions de la paix sociale ont tenu leur réunion annuelle dans la dernière semaine de mai, sous la présidence de M. Paul Leroy-Beaulieu. Elles se sont occupées d’un grand nombre de questions, parmi lesquelles nous citerons le patronage des libérés et l’application de la loi sur la libération conditionnelle, la constitution sociale des États-Unis, les projets de réforme du régime des propriétés en Algérie, les résultats de la participation du personnel dans les bénéfices, etc., etc. Des « visites industrielles et sociales » à des usines et à des établissements de bienfaisance ont occupé les matinées des membres de la réunion et donné lieu à des observations intéressantes.

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La Société de la paix de Londres a tenu aussi son meeting annuel le 22 mai.

Entre autres renseignements dignes d’être notés que renferme le rapport du secrétaire, nous mentionnerons les chiffres comparés des dépenses militaires des États de l’Europe et de l’Union américaine.

Tandis que l’Angleterre dépense annuellement 32 000 000 £ pour son armée et sa marine ou 17 s. et 1 d. par tête de sa population, la France 35 000 000 £ ou 19 s. 6 d., les États-Unis ne dépensent que 10 000 000 £ou 3 s. 8 d. par tête. Les États européens ensemble payent annuellement :

Pour le service des intérêts de leurs dettes    213 610 000 £

Pour leur armée et leur marine         181 120 000 £

                     Total                                 394 760 000 £
Les États-Unis seulement                20 000 000 £

Soit 9 869 000 000 fr. contre 500 000 000.

Comme le remarque l’auteur du rapport, l’industrie européenne, obligée de traîner ce lourd boulet de dettes et de dépenses militaires, pourrait bien être distancée quelque jour par l’industrie américaine sur les marchés de concurrence. À quoi on pourrait ajouter que ce jour-là ne tardera pas à arriver lorsque les États-Unis se seront débarrassés du fardeau de la protection, dont les États européens surchargent à l’envi leur industrie, comme si ce n’était pas assez du boulet de leurs dettes et de leurs dépenses militaires.

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Nous publions dans le Bulletin une éloquente lettre de M. Frédéric Passy à la rédaction de la Revue économique, qui vient d’être fondée à Bordeauxavec le concours de la Société d’économie politique de cette ancienne métropole du libre-échange, aujourd’hui quelque peu maculée de protectionnisme. Nous extrayons de son programme ce passage que nous signerions volontiers des deux mains :

« Opposés à l’intervention de l’État dans les rapports économiques, les fondateurs de la Revue prendront la défense de la liberté sous toutes ses formes : liberté du travail, liberté des échanges, liberté de la consommation ; persuadés que le progrès en toute chose est, comme son nom le dit, lœuvre du temps, qu’il agit par évolution et non par révolution, ils combattront résolument toutes les utopies, quelque généreuses qu’elles puissent être, et les projets de transformations violentes, sous quelque couleur qu’elles se présentent. »

Nous souhaitons bon succès et longue vie à la Revue économique de Bordeaux.

                                             G. de M.
Paris, 14 juin 1888.

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