Chronique (Journal des économistes, mai 1898)

Chaque mois, entre 1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant lactualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison de mai 1898, les différences entre les systèmes coloniaux français et anglais, le monopole des agents de change, et l’extension de l’antisémitisme en Algérie.


 

 

Chronique

par Gustave de Molinari

 

(Journal des économistes, mai 1898).

 

 

La suspension des droits sur les blés. — Un argument des agrariens allemands. — Les systèmes coloniaux de l’Espagne et de l’Angleterre, et leurs résultats comparés. — Notre fonctionnarisme colonial. — Le système anglais et le système français appréciés par M. Philip Stanhope. — Exploits antisémistes en Algérie. — Les plaintes d’un colon en Nouvelle-Calédonie. —L’exportation des eaux-de-vie. — Une protestation en faveur des marchés à terme. — Les droits seigneuriaux des agents de change. — Décadence de l’Angleterre.

 

 

Le gouvernement s’est enfin décidé à suspendre d’une manière provisoire (du 4 mai au 31 juillet prochain) les droits sur les blés. Nous avons peur que cette suspension tardive n’exerce qu’une faible influence sur les prix. Si elle avait eu lieu à l’époque où le déficit des récoltes a été reconnu, elle aurait pu ralentir dans quelque mesure le mouvement de hausse, en faisant diriger sur nos marchés une partie des approvisionnements qui se portaient de préférence sur ceux qui leur demeuraient librement accessibles. Nous ne subirons pas sans doute, comme l’Italie et l’Espagne, les maux de la disette, mais nous ne serons servis qu’après les pays où les portes sont ouvertes en tout temps et où le commerce n’a pas à craindre qu’on les lui ferme.

 

 

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En Italie et en Espagne, les droits ont fini par être suspendus sous la pression de l’émeute. Il n’en a pas été de même en Allemagne, où le secrétaire d’État à l’Office de la Trésorerie a donné cette raison étonnante en faveur du maintien du statu quo :

« Si l’on voulait retirer actuellement aux agriculteurs la protection que leur procurent les droits de douane, il faudrait aussi leur garantir un prix minimum dans le cas où les prix baisseraient d’une façon extraordinaire. »

 

Soit ! mais ce serait à la condition de garantir les consommateurs contre une hausse extraordinaire. Que fait-on, au contraire ? Au lieu de limiter la hausse en établissant un maximum, chose d’ailleurs impossible, on l’augmente de tout le montant des droits. Et voilà comment on établit une balance égale entre les mangeurs de rentes qui profitent des droits et les mangeurs de pain qui les paient.

 

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Pourquoi les colonies espagnoles veulent-elles se séparer de leur métropole, tandis que les colonies anglaises — y compris le Canada français et l’île Maurice non moins française — tiennent absolument à demeurer unies à la leur ? Ce n’est point parce que les Anglais sont plus sympathiques que les Espagnols, parce qu’ils savent mieux se faire aimer. Non ! C’est tout simplement parce qu’ils s’abstiennent de « voler » leurs colons, en les obligeant à payer des fonctionnaires inutiles et à acheter les produits dont ils ont besoin au-dessus du juste prix fixé par la concurrence internationale ; c’est parce que l’Angleterre laisse ses colonies pratiquer le self government et pratique elle-même le libre-échange.

 

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Malheureusement, c’est l’Espagne et non l’Angleterre que nous avons pris pour modèle. Nos colonies servent principalement d’exutoire au trop-plein de nos fonctionnaires et de débouchés au rebut des produits de nos industriels protégés. Nous avons emprunté dernièrement (voir notre chronique d’avril) au rapport de M. Franck Chauveau une statistique des fonctionnaires de l’Annam et du Tonkin qui sont au nombre de 1 396 contre 23 agriculteurs. De plus, chose curieuse au lieu de les rapprocher de leurs administrés, on les accumule dans les bureaux des résidents, où ils ne rendent aucun service.

« Il serait bon, dit à ce propos le Journal des Débats, de rapprocher l’administration de l’indigène, non pas pour multiplier les formalités inutiles ou vexatoires et y développer notre manie de paperasserie, mais pour mettre enfin un terme à l’exploitation de l’administré par le fonctionnaire indigène. Il n’est peut-être pas de pays, en effet, où la prévarication fleurisse autant, à moins que ce ne soit en Chine. L’impôt établi par le gouvernement rentre exactement et les mandarins ne peuvent pas en détourner la moindre partie, mais le quan-huyen ou le quan-phu, le quan-bo et même le tong-doc continuent à exiger des habitants des versements qui viennent parfois doubler ou tripler le chiffre de l’impôt légal. Un contrôle plus rigoureux s’impose donc, et, pour l’exercer efficacement, il n’est guère qu’un moyen : celui de placer des contrôleurs près des fonctionnaires indigènes. Il est un axiome de droit public qui dit que, si on peut gouverner de loin, on ne peut bien administrer que de près. On a eu le tort de ne pas l’appliquer jusqu’ici au Tonkin ; mais il paraît qu’on est décidé aujourd’hui à en tenir plus de compte. Ce sera fort bien, d’autant plus qu’on peut faire cette réforme administrative sans augmenter le nombre des fonctionnaires : il suivra, pour la réaliser, d’employer plus judicieusement ceux qu’on possède déjà et qui encombrent les bureaux des résidences. »

 

Mais notre système colonial à l’espagnole ne commande-t-il pas, au contraire, d’élargir le débouché des fonctionnaires au lieu de le rétrécir ?

 

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Un membre du Parlement anglais, M. Philip Stanhope a expliqué, en ces termes, la différence qu’il y a entre le système colonial de l’Angleterre et celui de la France :

« Je ne sais pas si on apprécie assez en France combien la grande divergence qui existe, au point de vue économique, entre les systèmes coloniaux français et anglais influence l’opinion chez nous et rend plus difficile cette bonne et cordiale entente à laquelle tout ami de la civilisation doit aspirer.

Le système du commerce libre qui existe chez nous, nous l’apportons aussi à toute nouvelle colonie ou possession de la Couronne. Le drapeau anglais abrite non pas un monopole ou des privilèges commerciaux pour nos nationaux, mais la liberté de commerce pour tout le monde, sans distinction de nationalité.

Je ne me permets pas, naturellement, de critiquer les doctrines économiques qui ont cours en ce moment en France ; il suffit de dire que ce n’est pas le commerce libre, mais la protection et le monopole qui, au contraire des colonies anglaises, prévalent dans les colonies de la France.

De cette grande différence proviennent, je crois, la plupart de nos difficultés. Ce n’est ni la jalousie ni une hostilité légendaire et héréditaire, mais ce fait — qui commande toujours l’opinion publique chez nous — que toute nouvelle annexion de la France est un pays perdu pour le commerce anglais et que, quoique de notre côté nous ouvrions nos portes à deux battants à nos rivaux commerciaux, ceux-ci nous répondent en fermant hermétiquement les leurs. »

 

Voici encore deux autres conséquences de ce système : la première, c’est que les colons exploités — pour nous servir d’un terme poli — par les industriels de la métropole, sont naturellement tentés d’imiter les Cubains ; la seconde, c’est que toutes les nations commerçantes sont intéressées à l’extension du domaine colonial de l’Angleterre et à l’amoindrissement de celui de la France.

 

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En Algérie, les journaux antisémites ont établi, avec la tolérance du gouvernement, une douane prohibitive à l’entrée des magasins juifs. Le procédé dont ils se servent est simple et peu couteux. Ils se contentent de signaler les fraudeurs et les fraudeuses, en laissant aux porteurs de matraques le soin de les dégouter de la fraude.

 

Française achetant chez les juifs. — Mme B…, femme d’un ancien docteur militaire demeurant rue de Tanger, a été surprise au moment où elle sortait du magasin juif, place du Gouvernement, qui a pour enseigne : « Au Petit Gain ».

Mme R., demeurant rue d’Isly, se dit antijuive et se sert chez les nez crochus.

Il nous revient que M. H…, lieutenant des douanes, a pour bonne une juive et que Mme H…, va toujours faire ses emplettes chez des juifs, notamment chez un youtre de la rue d’Isly.

Nous hésitons à ajouter foi à un fait aussi ignoble, qui serait une monstruosité de la part de l’un des chefs d’un corps aussi patriotique que celui de nos braves douaniers.

Nous signalons aussi Mme S. T…, 11, rue d’Isly, « à la Gazelle », qui occupe une juive, ainsi que Mme M…, du « Corset argenté », et Mme B… du « Corset merveilleux ».

Mlle A. M…, Mme G…, femme d’un avocat, demeurant rue d’Isly, Mme C… femme du directeur du théâtre, Mme R…, dont le mari est employé d’assurance, n’hésitent pas à s’approvisionner au « Petit Louvre. »

— Mme Lart…, femme d’un douanier, a été vue dans un bazar juif de la rue Bab-el-Oued.

Douaniers, veillez : »

 

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Un colon nous écrit de Sarramea (Nouvelle-Calédonie) pour se plaindre du gaspillage des ressources de la Colonie. On y a construit une route splendide le long de la mer, mais qui ne sert absolument à rien, car la navigation côtière suffirait amplement à tous les besoins. Non seulement les travaux publics d’une utilité contestable grèvent lourdement le budget de la colonie, mais ils découragent les colons, en renchérissant artificiellement les salaires.

« J’habite, nous dit-il, la montagne, où je plante des caféiers avec des ouvriers que je payais 20, 25 et 30 francs par mois et, nourris, soit de 60 à 65 francs. Ils me donnaient tout au plus la moitié du travail d’un ouvrier en France. Mais l’administration a jugé à propos d’embaucher des ouvriers à raison de 4 fr. 50 par jour pour refaire une route sur laquelle on ne transporte pas plus d’une demi tonne de marchandises par semaine. Elle a raréfié ainsi le travail et fait hausser le salaire à un taux qui rend la culture impossible. Est-ce bien le moyen d’encourager la colonisation ? »

 

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À une séance de la Société industrielle et commerciale, un de nos honorables collègues de la Société d’économie politique, M. Alphonse Viviez, a esquissé ce tableau saisissant de la décadence du commerce des eaux-de-vie depuis la résurrection du régime soi-disant protecteur de l’industrie et de l’agriculture nationales :

« L’exportation des eaux-de-vie de Cognac se chiffrait, en moyenne, avant le retour au régime de la protection, par 100 millions de francs par an. Ce magnifique mouvement d’affaires était dû principalement à l’extension des exportations des eaux-de-vie françaises, à la suite des traités de commerce de 1860.

Aussi, lorsqu’il a été question d’y renoncer, les Charentes se sont-elles émues : viticulteurs et négociants ont protesté énergiquement contre le nouveau régime douanier que le protectionnisme imposait au pays.

Aujourd’hui, après de multiples efforts et une longue période d’attente, la viticulture charentaise, au prix d’énormes efforts, s’adonne avec ardeur à la reconstitution de son vignoble. Elle entrevoit déjà la reprise des grandes affaires d’autrefois, qui a donné jadis un si vif éclat au commerce régional d’exportation de Cognac, et se préoccupe à juste titre des entraves que celui-ci pourrait trouver dans les représailles et l’élévation des droits de douanes à l’étranger qu’entraîne la politique économique actuelle.

Le commerce et la viticulture charentaises ont sous les yeux les résultats déplorables, et malheureusement prévus, de ce régime. Pour ne citer que quelques exemples, les États-Unis, après avoir abaissé, sous la présidence de Cleveland, les droits d’entrée sur nos eaux-de-vie à 1 dollar 80 cents par gallon, les ont relevés à 2 d. 25, ce qui n’est pas fait pour favoriser de ce côté la reprise de nos transactions avec la grande République américaine. Au Chili, les droits ont doublé. Dans la République argentine, au Mexique, au Guatemala, au Venezuela il en a été de même. Partout des augmentations de droits ont restreint nos débouchés.

En Europe, nous avons complètement perdu le marché espagnol, qui ne reçoit plus du tout nos eaux-de-vie. En revanche l’Espagne s’est créé un débouché, concurrent du nôtre, sur le Brésil. Malgré la convention commerciale établie depuis la dénonciation des anciens traités avec la Suisse, nous n’avons pas reconquis et nous ne reconquerrons jamais vraisemblablement, la place privilégiée que nous avions sur le marché helvétique. En Belgique, également, nous avons eu à subir deux élévations successives de droit.

Non seulement ces résultats sont désastreux en eux-mêmes, mais l’absence de traités de commerce constitue une entrave permanente à l’établissement des grands courants commerciaux. Nous sommes sous le régime permanent de l’instabilité. Or, les grandes affaires demandent au début des sacrifices pécuniaires, une somme de travail, d’activité, d’énergie, qu’on hésite à risquer de dépenser en pure perte.

Les remaniements constants du tarif actuel des douanes exposent notre commerce à des représailles qui entravent les affaires, arrêtent les efforts de nos exportateurs, et causent ainsi par répercussion les plus grands préjudices aux producteurs viticoles des grandes eaux-de-vie charentaises. Aussi dans notre région, tous, — viticulteurs comme négociants — réclament-ils avec persistance le retour à l’ancienne politique douanière libérale qui, en facilitant par des abaissements réciproques de tarifs d’entrée les transactions de peuple à peuple, avait porté si haut la prospérité du commerce d’exportation des eaux-de-vie françaises. »

 

Seulement, on peut regretter que les viticulteurs charentais se soient accommodés jusqu’à présent du régime de la protection et qu’ils se bornent à attendre un retour de l’opinion vers la liberté du commerce sans rien faire pour le provoquer.

La foi qui n’agit pas, est-ce une foi sincère ?

 

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Enregistrons encore cette protestation de la Société industrielle et commerciale contre le projet de loi de M. Dron, ayant pour objet de réglementer, autrement dit de supprimer, les marchés à terme :

« La Société d’économie industrielle et commerciale vote à l’unanimité la résolution suivante : La spéculation étant inhérente à la liberté des transactions, il est impossible de distinguer a priori une opération de jeu d’une opération commerciale. La Société proteste contre tout projet de loi tendant à restreindre les marchés à terme. »

 

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L’adoption de l’amendement de M. Fleury-Ravarin assurait aux agents de change le monopole absolu de la négociation des valeurs mobilières et entraînait la suppression de la coulisse. Cependant les monopoleurs sont bons princes. Ils ne demandent pas la mort des pécheurs. Ils sont tout disposés à leur accorder le droit de continuer à exercer leur industrie, à la condition d’en partager les profits avec eux. Tels sont les termes d’un arrangement amiable qu’ils ont proposé aux coulissiers.

« La principale disposition de cet arrangement, dit le Journal des Débats, consiste à laisser les coulissiers continuer la négociation des valeurs cotées qui se traitent actuellement sur le marché libre, avec cette seule condition que les coulissiers paieront une redevance de 20% de courtage aux agents de change. Pour la forme les coulissiers devront faire passer par un agent de change les affaires qu’ils feront directement entre eux ; mais il est bien stipulé que l’intervention de l’agent se bornera au prélèvement de la redevance. En même temps qu’il enregistrera l’affaire, il procédera à une compensation qui aura pour effet de remettre les deux coulissiers en présence et le dégagera de tout soin et de tout risque quant au règlement de l’opération. Grâce à cet artifice ingénieux sur la légalité duquel il convient de faire des réserves, les agents de change comptent retirer un bénéfice, assez imprévu, de leur monopole. Au lieu de l’exercer eux-mêmes, ce qui comporte une responsabilité et des risques, ils vendent aux coulissiers des sortes de licences dont le produit sera, paraît-il, réparti presque en totalité entre tous les membres de la corporation. C’est ainsi qu’on entendait les bénéfices sous l’Ancien régime ; mais cette façon de concevoir les droits et les devoirs d’un officier ministériel paraît un peu étrange à notre époque. »

 

Il paraît que les coulissiers se sont refusés à accepter ces arrangements. Se bercent-ils donc de l’illusion qu’on leur accordera gratis le droit de travailler ? Ce serait par trop vieux jeu.

 

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Tandis que les nations protectionnistes et étatistes sont obligées de pourvoir au déficit de leurs budgets, l’Angleterre, libre-échangiste, voit s’augmenter ses revenus et, malgré les sacrifices extraordinaires qu’elle s’impose pour sa marine de guerre, elle a des excédents qui lui permettent de réduire les charges de ses contribuables. D’après l’exposé de la situation financière que le chancelier de l’Échiquier a fait, le 22 avril, à la Chambre des communes, voici quelles sont les prévisions budgétaires pour l’année 1898-1899 :

 

Recettes                      Liv. 

108 615 000

Dépenses

106 829 000

Excédent

1 786 000

 

 

La plus grande partie de cet excédent, soit 1 120 000, est absorbée par une réduction de l’impôt sur les tabacs, une autre partie, 385 000 liv., est employée à des diminutions de droits sur les successions, à un léger abaissement de l’impôt foncier, etc., le reste, soit 281 000 liv. demeurant disponible. C’est donc l’impôt indirect, l’impôt qu’on ne voit pas, qui bénéficie principalement de cette réforme, contrairement à l’opinion des financiers continentaux qui préfèrent plumer la poule sans la faire crier. Ledru-Rollin prédisait, il y a quarante ans, la décadence de l’Angleterre. Il était décidément mauvais prophète.

 

Paris, 14 mai 1898.

G. DE M.

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