La liberté des théâtres et le droit des pauvres

Dans cet article de 1869, Gustave de Molinari poursuit, dans le Journal des économistes, sa défense engagée depuis 20 ans déjà pour la liberté des théâtres. Le régime de monopole désormais aboli, il reste, analyse-t-il, à détruire la censure, la fiscalité exceptionnelle, et les nombreux règlements qui pèsent encore gravement sur cette industrie des spectacles et qui en arrêtent le développement.


LA LIBERTÉ DES THÉÂTRES ET LE DROIT DES PAUVRES

par Gustave de Molinari

(Journal des économistes, mars 1869)

 

 

SOMMAIRE. — La liberté des théâtres, par Hippolyte Hostein [1]. — De la liberté de l’art dramatique, par Paul Hazard, avocat à la Cour impériale [2]. — Observations tendant à la suppression du droit des indigents sur les spectacles (1866), suivies d’une courte réponse à M. Husson, directeur général de l’assistance publique à Paris (1869), par les directeurs des théâtres de Paris [3].

 

I

La question de la liberté des théâtres a été posée pour la première fois en 1848, et nous avons eu l’occasion de la discuter ici même [4]. Mais la liberté de l’industrie n’était guère en faveur en ce temps-là, et dans l’enquête dressée par une commission du Conseil d’État, les témoins entendus, directeurs, auteurs, acteurs, se montrèrent généralement peu favorables à son application aux théâtres. S’il s’était agi de l’organisation du travail dramatique, c’eût été autre chose ! Parmi les directeurs, M. Hippolyte Hostein plaida seul, et avec des arguments qui n’ont pas vieilli, la cause de cette humble cliente, que le patronage des économistes ne contribuait pas précisément à rendre populaire. M. Hostein trouva quelques auxiliaires parmi les auteurs dramatiques et les critiques du lundi, MM. Victor Hugo, Alexandre Dumas, E. Souvestre, Théophile Gautier, Jules Janin ; mais on ne saurait dire que ces partisans de la liberté des théâtres eussent une confiance bien grande dans la cause qu’ils défendaient. M. Jules Janin, par exemple, déclarait qu’il ne croyait pas qu’on pût faire avec la liberté des théâtres « de plus sottes choses qu’on n’en fait depuis trente ans », et il se posait cette question pleine de bon sens, mais assez peu encourageante, on en conviendra : — Pourquoi un homme qui a le droit de se ruiner en ouvrant un café, n’a-t-il pas le droit de se ruiner en ouvrant un théâtre ? — Les adversaires de la liberté des théâtres mettaient bien autrement d’ardeur à l’attaquer ; ils n’hésitaient pas à prédire que cette liberté néfaste amènerait la décadence de l’art dramatique et nous ramènerait à la barbarie par le chemin le plus court. Qui n’aurait reculé devant une responsabilité si redoutable ? Qui n’aurait frémi d’épouvante et d’horreur à l’aspect de ce sombre tableau de l’avenir des théâtres abandonnés à eux-mêmes, sans privilèges, sans subventions, sans décret de Moscou, tel que l’esquissait l’excellent M. Regnier de la Comédie-Française.

« La décadence, disait M. Regnier, marchera à grands pas ; on descendra de plus en plus, on ira de dégradation en dégradation ; le vaudeville tuera la comédie, et l’on arrivera à trouver insignifiants les mélodrames les plus atroces. Bientôt après, ces jeux de l’esprit ne suffiront plus, on exigera des spectacles pour les sens, pour les yeux ; on retournera aux jeux de la barrière du Combat ; puis, comme on ne voit là que des chiens qui s’étranglent, on réclamera (on l’a déjà réclamé) des combats de taureaux. Or, vous savez qu’à Madrid ce genre de combats ne suffit plus, on exige des lions et des tigres. Tenez pour certain que l’on ne s’arrêtera pas en si beau chemin, et que l’on dira qu’à Rome on s’amusait bien davantage, là où l’on avait un cirque avec des hommes qui s’y entretuaient. »

N’était-ce pas à faire reculer les novateurs les plus audacieux et les économistes les moins pourvus d’entrailles ? On recula, en effet, et la liberté des théâtres fut ajournée. Cet ajournement a duré quinze ans, jusqu’au décret du 6 janvier 1864, qui a mis fin au régime du privilège en déclarant que « tout individu peut faire construire et exploiter un théâtre. » Cinq années se sont écoulées depuis la publication de ce décret qui ne pouvait manquer d’avoir des conséquences si funestes. Cependant, on n’a pas encore démoli le Théâtre-Français pour le remplacer par un cirque « avec des hommes qui s’y entretuent », et si l’on entend quelquefois des cris lamentables aux abords de l’Opéra, ils ne sortent point de la poitrine des taureaux. La liberté des théâtres n’a point tué l’art dramatique, comme le prédisait M. Regnier, et le spirituel interprète de Molière a eu le temps de se remettre d’une alarme si chaude ; mais si elle n’a point causé de cataclysme, a-t-elle produit quelque bien ? Si elle n’a point été destructive, a-t-elle été féconde ? 

Nous accorderons volontiers à ses adversaires qu’elle n’a point déterminé jusqu’à présent un progrès considérable dans l’industrie des théâtres ; nous leur accorderons même qu’on pourrait se croire encore sous le régime du privilège, tant le changement qui devait amener des perturbations si effroyables a été peu sensible. Quelques petites scènes se sont ouvertes, quelques directeurs ont profité de la permission de faire faillite que leur accorde le nouveau régime, voilà tout ! Mais pouvait-on s’attendre à mieux et doit-on désespérer d’obtenir davantage ?

Il est facile de s’expliquer pourquoi le décret du 6 janvier 1864 n’a causé aucune révolution en bien ou en mal dans l’industrie des théâtres. Sous le régime du privilège, le nombre des théâtres n’était pas limité comme celui des boutiques de boulangers et des ateliers d’imprimeurs. Napoléon Ieravait commencé par réduire à huit le nombre des salles existant à Paris. Pourquoi à huit plutôt qu’à sept ou à neuf ? Ah ! parce que ce grand homme avait jugé, avec son coup d’œil d’aigle, que le chiffre sept était insuffisant, et que le chiffre neuf était surabondant. Il n’y avait pas d’autre raison.Mais depuis Napoléon Ierla population de Paris s’est constamment accrue, le progrès des communications y a amené et y amène tous les jours un nombre plus rapidement croissant encore de visiteurs de la province et de l’étranger, qui forment un appoint considérable de la clientèle des théâtres. Quoique les salles existantes eussent été aménagées de manière à entasser un maximum de spectateurs dans un minimum d’espace ; quoique, dans les jours de grande foule, les salles de spectacle de Paris pussent lutter sans désavantage avec l’entrepont d’un négrier, cependant les huit théâtres qui formaient l’effectif réglementaire de 1807 cessèrent bientôt de suffire, et l’administration autorisa successivement un assez grand nombre de salles nouvelles. Dans la période qui a précédé l’abolition du régime du privilège, elle se montra particulièrement libérale, et on ne peut l’en blâmer ; elle autorisa l’établissement des vastes salles du Théâtre-Lyrique, du Châtelet, du Prince-Impérial, etc. Grâce à cette détente du régime du bon plaisir, Paris possédait déjà, à la veille du décret du 6 janvier 1864, à peu près le nombre de théâtres que comporte sa consommation de spectacles. Les choses se sont passées à cet égard pour les théâtres comme pour la presse. Il ne s’est fondé, à Paris du moins, que bien peu de journaux depuis la suppression du régime de l’autorisation préalable, et l’on peut douter que ce supplément ou plutôt, hélas ! cet excédent de population réussisse à trouver des moyens d’existence.

Mais, qu’il s’agisse de théâtres ou de journaux, il n’y a pas moins une distance énorme entre le régime de l’autorisation préalable ou du privilège et celui de la libre concurrence. Les résultats bienfaisants de l’abolition du privilège peuvent se faire attendre, surtout si l’affranchissement est encore incomplet, mais ils sont certains. Déjà au surplus, sous l’influence de sa liberté de fraîche date, l’industrie des théâtres a commencé une évolution progressive, très intéressante à étudier : d’une part, elle travaille à se débarrasser des lourdes charges et des règlements compliqués que le régime du privilège lui avait imposés, sans oublier les pratiques vicieuses ou simplement routinières auxquelles il l’avait accoutumée ; d’une autre part, l’élément de la production dramatique tend à s’y séparer de l’élément commercial, par un progrès manifeste de la division du travail. En conséquence de ce progrès qui a donné naissance à la nouvelle institution des « agences dramatiques », le jour n’est pas éloigné peut-être où l’industrie des théâtres, devenue libre, possédera, comme les autres branches de travail dont l’affranchissement a précédé le sien, les auxiliaires naturels et nécessaires qui lui ont manqué jusqu’à présent : le commerce et le crédit.

II

Sous le régime du privilège, l’industrie des théâtres était étroitement réglementée, durement taxée et assujettie à des servitudes de tout genre. Le décret du 6 janvier 1864 n’a touché que par un point, la suppression de l’autorisation préalable, à cet ensemble de restrictions et de charges. Il a laissé subsister la censure dramatique, la redevance établie au profit des pauvres et des hospices, le régime des subventions allouées par les communes ou par l’État ; il n’a pas touché aux « lois existantes sur la police et la fermeture des théâtres », non plus qu’aux « ordonnances, décrets et règlements pour tout ce qui concerne l’ordre, la sécurité et la salubrité publics ». Enfin, tout en affranchissant les spectacles de curiosités, marionnettes, cafés chantants, de la redevance qu’ils payaient dans les départements aux directeurs de théâtres, il a continué à les assujettir aux « règlements présentement en vigueur », c’est-à-dire au bon plaisir administratif.

Mais l’autorisation préalable était la clef de voûte de ce système, et nous allons voir qu’en la supprimant on condamnait, qu’on le voulût ou non, toutes les parties de l’édifice à une ruine inévitable. Lorsque les théâtres ne pouvaient être exploités qu’en vertu d’un privilège, l’autorité avait le droit de faire ses conditions à ceux qu’il lui plaisait de gratifier de ce privilège ; elle avait le droit d’assujettir à des redevances et à des règles spéciales les entrepreneurs auxquels elle concédait, on pourrait dire même avec plus d’exactitude, auxquels elle affermait l’exploitation d’une branche de travail considérée comme appartenant au domaine du souverain.

Si l’on admet que le privilège eût pour résultat de maintenir, d’une manière permanente, l’offre des spectacles au-dessous du niveau où la concurrence l’aurait portée, et de permettre ainsi au producteur de faire la loi au consommateur, en s’attribuant, en sus des bénéfices ordinaires de son industrie, la « rente » d’un monopole, l’autorité ne pouvait-elle pas légitimement exiger une part de cette rente et la déléguer à l’administration de l’Assistance publique ? N’avait-elle pas encore l’obligation de protéger le consommateur contre l’abus du pouvoir extraordinaire que le privilège mettait entre les mains du producteur ? Charges, réglementations et restrictions spéciales avaient donc leur raison d’être sous ce régime. Mais que le privilège vienne à être aboli, aussitôt la situation change. La rente que créait la limitation de la concurrence, en empêchant l’offre des spectacles de se mettre au niveau de la demande, cette rente disparaît. Que si, cependant, l’industrie naguère privilégiée, et maintenant soumise au droit commun de la concurrence, continue, dans cette situation nouvelle et si différente, à être grevée de charges et de servitudes particulières, n’est-elle pas opprimée au lieu d’être favorisée ? Après avoir été au-dessus du droit commun, ne tombe-t-elle pas au-dessous ? Telle était, au surplus, depuis longtemps déjà, la situation de l’industrie des théâtres ; car le privilège incessamment relâché et amoindri par de nouvelles concessions, ne lui procurait qu’une « rente » de plus en plus faible, tandis que les charges et les servitudes auxquelles elle se trouvait assujettie demeuraient les mêmes. Mais cette situation s’est naturellement aggravée depuis le décret du 6 janvier 1864. Rangée désormais au nombre des « industries ouvertes », l’exploitation des théâtres ne procure décidément plus et ne peut plus procurer aucune « rente ». Voilà pourquoi les charges et les servitudes que les entrepreneurs de spectacles supportaient avec patience lorsqu’ils se trouvaient dans une situation privilégiée, leur paraissent aujourd’hui, et à bon droit, intolérables. Replacés, bon gré mal gré, dans le droit commun pour les avantages, ils demandent à l’être aussi pour les charges. Cette prétention n’est-elle pas équitable, et le gouvernement pourrait-il la repousser sans commettre une inconséquence flagrante ? Si l’on songe, en effet, qu’en maintenant, par exception, le régime du privilège pour l’industrie des théâtres, il a voulu accorder une protection spéciale et extraordinaire à cette branche de travail considérée comme particulièrement intéressante, concevrait-on qu’après l’avoir comblée de ses faveurs, il voulût la ruiner ? L’inconséquence serait trop forte, même pour un gouvernement, et c’est pourquoi nous sommes persuadé qu’après avoir trop longtemps dédaigné le droit commun, les entrepreneurs de spectacles finiront par l’obtenir.

De toutes les charges qui ont été établies en déduction des avantages du privilège, le droit des pauvres est la plus lourde. Rappelons, en quelques mots, par quels motifs et dans quelles circonstances il a été imposé aux théâtres. C’était en 1699, à une époque où le régime du privilège, encore dans sa fleur, procurait aux entrepreneurs de spectacles des profits considérables ; où, d’autre part, le roi Louis XIV, devenu vieux et tombé dans la dévotion, songeait à expier les péchés de sa jeunesse. On conçoit qu’il ait voulu obliger les comédiens, complices et instruments de ses plaisirs, à participer à ses actes de pénitence. D’ailleurs, les comédiens étaient excommuniés, et cet anathème qui pesait sur eux ne devait-il pas les rendre moins dignes de ménagement aux yeux du vieil époux de Mme de Maintenon, confessé par le P. Lachaise ?

« Sa Majesté, lisons-nous dans l’ordonnance du 25 février 1699, qui établit le droit des pauvres, Sa Majesté (Louis XIV) voulant, autant qu’il est possible, contribuer au soulagement des pauvres dont l’hôpital général est chargé, et ayant, pour cet effet, employé jusqu’à présent tous les moyens que sa charité lui a suggérés, elle a cru devoir encore leur donner quelque part aux profits considérables qui reviennent des opéras de musique et des comédies qui se jouent à Paris par sa permission ; c’est pourquoi Sa Majesté a ordonné et ordonne :

« Qu’il soit perçu au profit de l’hôpital général, pour être employé à la subsistance des pauvres, un sixième en sus des sommes qu’on reçoit et qu’on recevra à l’avenir pour l’entrée aux opéras et aux comédies. »

Le sixième de la recette ! C’était une rude macération que le grand roi repentant infligeait aux comédiens, et malheureusement l’expiation devait être longue. Étendu et même aggravé à diverses reprises, le droit des pauvres subsista jusqu’en 1791. L’Assemblée constituante, qui venait de décréter la liberté des théâtres (loi du 13-19 janvier 1791) comprit avec son bon sens et son esprit de justice accoutumés que cet impôt exceptionnel n’était plus justifié par « les profits considérables » d’une industrie privilégiée, et elle l’abolit. Mais les théâtres ne jouirent pas longtemps du bienfait de l’égalité des charges publiques, que la Révolution avait proclamée. Par un arrêté du 11 nivôse an IV (1erjanvier 1796) « tous les entrepreneurs ou sociétaires de tous les théâtres de Paris et des départements sont invités à donner tous les mois et à dater de cette époque une représentation au profit des pauvres, dont le produit, déduction faite des frais particuliers et de la part de l’auteur, sera versé dans les caisses désignées. » Pour rendre plus fructueuse cette contribution philanthropique « les entrepreneurs ou sociétaires sont autorisés ces mêmes jours à tiercer le prix des places et à recevoir les rétributions volontaires de tous ceux qui désireraient concourir à cette bonne œuvre. » Mais ces représentations au profit des pauvres n’apportaient que des ressources insuffisantes et précaires, dans un moment où le régime des assignats et tant d’autres mesures anti-économiques avaient créé une misère telle que les fonctionnaires publics et les rentiers payés en assignats obtenaient d’être assimilés aux indigents pour conserver leur ration de pain [5]. Un arrêté du 7 frimaire an V (27 novembre 1796) établit en conséquence, à titre provisoire, pour une période de six mois seulement, un impôt d’un décime par franc sur chaque billet d’entrée « dans tous les spectacles où se donnent des pièces de théâtre, des bals, des feux d’artifice, des concerts, des courses et exercices de chevaux, pour lesquels les spectateurs payent. » Cet impôt provisoire, motivé d’un côté par la crise révolutionnaire ; de l’autre, par l’insuffisance des ressources de l’administration de l’Assistance publique, fut, comme on pouvait s’y attendre, successivement prorogé à son échéance jusqu’au décret du 29 décembre 1809 qui le prorogea d’une manière indéfinie. Mais il convient de remarquer que le régime du privilège avait été rétabli trois ans auparavant, que sur 44 théâtres, 36 avaient été supprimés d’un seul coup, et que, parmi les huit qu’il avait plu à S. M. l’Empereur et roi de conserver, quatre avaient obtenu en sus la faveur sonnante d’une subvention. Dans ces conditions, le fardeau du droit des pauvres était assurément très supportable.

Cependant, à mesure que l’administration autorisa l’ouverture de nouvelles salles, en abaissant ainsi le niveau de la rente attachée au privilège, ce fardeau devint plus lourd à porter, et les entrepreneurs de spectacles demandèrent avec une vivacité croissante à en être exonérés. Ils furent sur le point d’obtenir gain de cause en 1848. « Le 28 février, lisons-nous dans les observations des directeurs, un des premiers actes du ministre de l’intérieur qui avait alors les théâtres dans ses attributions, fut de décider qu’à l’avenir l’impôt ne serait plus perçu que sur les bénéfices ; mais l’administration de l’Assistance publique, effrayée de cette décision, s’empressa de la faire révoquer, en proposant de réduire temporairement à 1% ce droit dont elle ne tarda pas à réclamer l’intégralité. » Le statu quo fut donc maintenu, et il existe encore. Après comme avant le décret du 6 janvier 1864, l’impôt extraordinaire du décime en sus du franc ou du onzième de la recette brute a continué de s’ajouter aux impôts ordinaires, droits de patente, personnel, impôts des portes et fenêtres qui frappent les théâtres comme les autres établissements industriels. À Paris cet impôt entre pour 1 800 000 fr. à 2 millions dans les 22 millions de ressources dont peut disposer l’administration de l’Assistance publique, soit pour un onzième environ.

Les considérations que les directeurs des théâtres font valoir pour en demander la suppression nous paraissent difficiles à réfuter. Du moment où l’industrie des théâtres est rentrée dans le droit commun, où elle ne jouit plus des bénéfices d’une situation privilégiée, quelles raisons peut-on invoquer pour la frapper d’une taxe particulière ? Serait-ce à titre d’industrie de luxe ? Mais est-elle la seule qui ait ce caractère ? Pourquoi ne surtaxerait-on pas au même titre les bonbons et les petits pâtés, les parfums et les cosmétiques, les faux chignons et les perruques, l’eau de Lob et le cosmydor, sans oublier l’eau des fées ? Pourquoi épargnerait-on les voitures autres que les omnibus, les articles de toilette et d’ameublement, les belles étoffes, les riches tentures, les meubles en bois de palissandre et de rose ? N’y a-t-il pas à Paris deux ou trois cents industries, qui devraient au même titre que les théâtres payer le droit des pauvres si l’on s’avisait d’en faire une taxe somptuaire ? Que dirait-on cependant s’il était question de les soumettre à l’impôt d’un onzième de la recette brute ? Ne serait-ce pas untolle universel ? N’accuserait-on pas le gouvernement de vouloir ruiner « l’article Paris » ?

Àcause précisément de leur caractère d’industrie de luxe, les théâtres ne sont-ils pas exposés à des accidents et à des risques spéciaux ? Ne subissent-ils pas plus qu’aucune autre branche de travail l’influence désastreuse des crises politiques et autres ? Ne commence-t-on pas toujours, dans les moments de gêne, par économiser sur les consommations de luxe ? N’a-t-on pas vu les recettes des théâtres de Paris, qui s’étaient élevées du 1eroctobre 1847 au 1ermars 1848 à 5 272 086 fr., tomber du 1eroctobre 1848 au 1ermars 1849, à 3 369 195 fr., sous l’influence de la crise révolutionnaire ? Par sa nature même, l’industrie des théâtres est donc particulièrement exposée à des diminutions accidentelles de recettes. Or, quel est l’effet de tout impôt ? N’est-ce pas, en exhaussant les prix, d’occasionner une dépression permanente de la consommation ? Enlever aux théâtres le onzième de leur recette brute, cela ne revient-il pas à ajouter aux risques trop nombreux auxquels ils sont assujettis, l’accident d’un chômage de plus d’un mois par an ? N’est-ce pas rendre artificiellement précaire une situation qui ne l’est déjà que trop naturellement ? On fait valoir, en désespoir de cause, pour maintenir cet impôt inégal et destructeur, l’intérêt de l’assistance publique. Cet intérêt est respectable sans doute, mais doit-il prévaloir sur la justice ? Si les ressources de l’administration de l’assistance publique sont insuffisantes, ne serait-ce pas plutôt à des impôts frappant les revenus des classes aisées à l’instar de la taxe des pauvres en Angleterre ou tout au moins à des impôts frappant également toutes les branches de travail, qu’il faudrait recourir pour les augmenter ?

En résumé, le droit des pauvres, établi d’abord comme une atténuation aux bénéfices exceptionnels et considérables que le privilège procurait aux théâtres, peut-être aussi comme un mode particulier de rachat des péchés de la jeunesse mondaine du grand roi, rétabli plus tard pour soulager les misères créées par les assignats et les autres péchés de la Révolution, le droit des pauvres, disons-nous, qui pouvait avoir sa raison d’être sous le régime du privilège, n’est plus sous le régime de la liberté des théâtres qu’une exception injustifiable au principe de l’égalité devant l’impôt. Nous ne pouvons donc qu’encourager les directeurs à poursuivre la campagne qu’ils ont engagée contre cette taxe expiatoire et nous sommes persuadé qu’ils finiront par obtenir gain de cause.

III

Cependant, le privilège a légué à la liberté d’autres charges et d’autres servitudes dont il importe de la débarrasser. Nous allons les passer rapidement en revue.

Il y a d’abord la censure théâtrale. Lorsque le gouvernement était le maître d’ouvrir et de fermer, suivant son bon plaisir, une salle de spectacle, on ne pouvait trouver choquant qu’il autorisât telle pièce, qu’il interdît telle autre, en vertu du même principe, si le bon plaisir peut s’appeler un principe. D’ailleurs, sous l’ancien régime, toutes les productions de l’esprit étaient soumises à la censure, pourquoi en aurait-on affranchi les pièces de théâtres ? Au début des révolutions de 1789 et de 1848 la censure fut abolie, mais les mœurs de la censure subsistèrent, et M. Hostein raconte à ce propos une piquante anecdote.

« Nous nous souvenons, dit-il, du temps où M. Caussidière, préfet de police, qui avait d’ailleurs, nous en sommes persuadé, les meilleures intentions du monde, nous faisait venir, en compagnie de M. Vedel, l’un comme gérant de la propriété, l’autre comme directeur du théâtre historique, et nous parlait ainsi :

« Citoyens, vous êtes libres de faire et de dire sur votre théâtre tout ce que vous voudrez. Mais tenez-vous bien ! Si vos pièces ne me conviennent pas, je vous… flanque en prison. »

« Ceci, ajoute M. Hostein, se passait sous le régime de la liberté, c’est-à-dire sous la censure répressive. Franchement, nous aurions mieux aimé alors la censure préalable, qui nous eût permis de savoir à quoi nous en tenir sur ce qui pouvait plaire au citoyen préfet Caussidière »[6].

N’est-ce pas un exemple curieux d’infatuation politique ? Le citoyen Caussidière considérait certainement le bon plaisir d’un Louis XIV ou d’un Napoléon Iercomme une exécrable tyrannie, comme un attentat aux droits imprescriptibles de l’homme et du citoyen. Mais cette exécrable tyrannie devenait juste et nécessaire, cet attentat n’était plus que l’exercice naturel d’un pouvoir légitime, du moment où il s’agissait du bon plaisir du citoyen Caussidière. Tous les hommes de parti n’en sont-ils pas là ? N’y a-t-il pas un : « je vous flanque en prison », au fond des esprits qui se disent et se croient même les plus libéraux ? N’en faut-il pas conclure que tout pouvoir doit être doublé d’une responsabilité effective, sous peine de dégénérer en tyrannie, et qu’un homme qui envoie les autres en prison doit être exposé à y aller lui-même, s’il abuse de son autorité ? Pour en revenir à la censure, on invoque à tort en sa faveur l’expérience de 1848. Malgré les menaces plus tapageuses que redoutables du citoyen Caussidière, les théâtres jouirent alors de cette liberté sans responsabilité, qui s’appelle de son autre nom la licence. Nonseulement ses excès n’étaient plus prévenus, mais on ne les réprimait point. Du reste, chose bonne à remarquer, le monde des théâtres qui était alors très réactionnaire (voir les indications que nous avons données plus haut sur la baisse des recettes) faisait une guerre impitoyable aux utopies du jour, et les conservateurs n’avaient pas à se plaindre des licences plus ou moins aristophanesques que se permettaient sur le théâtre du Vaudeville, par exemple, les auteurs de la Foire aux Idées. — Est-il nécessaire d’ajouter que les objections qui pouvaient être opposées à la substitution du régime répressif au régime préventif en matière de représentations dramatiques ont perdu toute valeur depuis la nouvelle loi sur les réunions publiques ? Si les discussions orageuses de la salle du Pré-aux-Clercs, de la Redoute ou des Folies-Belleville ne compromettent point l’ordre social, sera-t-il ébranlé davantage parce qu’un traître épouvantera de ses forfaits le public de l’Ambigu ou de la Gaité, ou parce que le beau Paris enlèvera la belle Hélène sans la permission de la censure ? La répression ne suffit-elle pas ? N’est-il pas évident aussi que les directeurs qui jouent dans les théâtres le rôle des présidents dans les réunions publiques, et qui ont beaucoup moins que ceux-ci l’ambition du martyre, ne s’exposeraient pas de gaieté de cœur à la prison et à l’amende ? Leur censure ne serait-elle pas, selon toute apparence, plus rigide et plus méticuleuse que celle des censeurs officiels, auxquels un excès de tolérance ne peut causer que le simple désagrément d’une réprimande ? On réclame habituellement la suppression de la censure officielle dans l’intérêt de la liberté ; ne pourrait-on pas la réclamer avec plus de raison dans l’intérêt de la police de la scène ?

Après la censure, vient la foule des « ordonnances, décrets et règlements concernant l’ordre, la sécurité et la salubrité publics » auxquels les entrepreneurs de théâtres continuent à être rigoureusement tenus de se conformer. À la suite du décret du 6 janvier 1864, le préfet de police rendit un arrêté ayant pour objet de codifier cette réglementation éparse et confuse, nous n’ajouterons pas, et pour cause, de la mettre en harmonie avec le régime nouveau ; car jamais le désaccord, trop commun en France, entre la loi et le règlement n’a été plus complet. Comme le rappelle du reste, avec un défaut de logique qui a du moins le mérite de la candeur, le préambule du règlement, on a voulu, en présence de la nouvelle législation « refondre en une seule et même ordonnance les dispositions de l’ancienne réglementation. » On s’est gardé, bien entendu, de rechercher si un règlement de l’ancien régime pouvait être encore en harmonie avec une loi du nouveau, si le changement de la loi ne devait pas impliquer le changement du règlement. On a donc « refondu » l’ancienne réglementation, autrement dit on l’a découpée méthodiquement et alignée correctement en soixante-dix articles, mais sans toucher au fond. S’agit-il, par exemple, de la construction et de l’aménagement des salles de spectacle, il faut que « les plans détaillés avec coupes » soient préalablement soumis « au ministre de la maison de l’Empereur et des beaux-arts ainsi qu’à la préfecture de police » avec l’indication du nombre des places « calculées par personne à raison de 0 m. 80 de profondeur sur 0 m. 45 de largeur pour les places en location, et 0 m. 70 sur 0 m. 45 pour les autres places. » On conçoit certes qu’à l’époque où le nombre des salles était limité, où les propriétaires et les exploitants des théâtres étaient investis d’un monopole qui leur permettait de faire la loi aux consommateurs, l’autorité ait pris quelques précautions pour empêcher l’entassement incommode et insalubre des spectateurs, quoique l’expérience n’ait que trop attesté l’inefficacité des règlements en cette matière. Mais du moment où il est permis de construire autant de théâtres que « le besoin de spectacles » peut en exiger, du moment où la concurrence peut s’établir entre les salles, à quoi la réglementation peut-elle encore servir ? Non seulement elle n’a plus de raison d’être, mais elle devient nuisible à ceux mêmes qu’elle a la prétention de protéger. En décourageant par ses formalités gênantes l’apport des capitaux dans la construction de nouvelles salles de spectacle, ne diminue-t-elle pas « la liberté du choix » qui est pour le spectateur la plus efficace des protections ? Dans cette situation nouvelle, ce qui était protection ne devient-il pas obstacle ou tout au moins précaution inutile ? Empêcher les directeurs de théâtres de mettre en location des places trop étroites, cela n’équivaut-il pas à interdire aux tailleurs de livrer à leurs clients des pantalons trop courts ? On conçoit mieux le maintien des dispositions destinées à prévenir les incendies, quoique en ce cas encore le public puisse se fier à l’intérêt qu’ont les propriétaires à faire assurer leurs immeubles et à se soumettre par conséquent aux prescriptions des compagnies d’assurances, beaucoup plus exigeantes et surtout plus intelligentes dans leurs exigences que ne peut l’être la police. Mais que dirons-nous de l’article 31 en vertu duquel « est et demeure prohibée, à moins d’une autorisation et à l’exception de l’affiche du spectacle, toute apposition d’affiches ou inscription d’annonces industrielles et autres à l’intérieur des théâtres, soit sur les rideaux, soit dans les pérystiles, escaliers et corridors, soit dans les foyers » ? Que dans des salles privilégiées et subventionnées, le pouvoir dispensateur des privilèges et des subventions, interdise l’exploitation de l’industrie des annonces, soit ! mais de quel droit prohiberait-on l’exercice de cette industrie dans l’intérieur d’un théâtre libre ? Quelle raison valable pourrait-on apporter à l’appui de cette prohibition ? Comment une affiche qui est inoffensive sur la face extérieure d’une muraille, deviendrait-elle contraire à l’ordre public sur la face intérieure ? N’est-ce pas un simple abus de « la liberté de réglementer », une liberté qui manque trop souvent de la doublure de la responsabilité et qui, par cette cause, dégénère trop souvent aussi en licence ? Mais ne serait-il pas juste et raisonnable que les victimes de cet abus fussent autorisées à intenter à ceux qui le commettent une action en dommages-intérêts, comme ayant entravé sans motif valable et par pur désœuvrement l’exercice légitime de leur innocente industrie ? Que dire de cette autre disposition réglementaire, spécifiant que les affiches « obligatoires » du spectacle du jour « ne pourront être apposées au-dessous de 0 m. 50 ni à une élévation dépassant 2 m. 50, à partir du sol » ? Est-il bien nécessaire « d’obliger » les directeurs à poser des affiches ? S’ils croyaient pouvoir s’en dispenser à l’époque où le monopole remplissait quand même leurs salles, en est-il encore ainsi aujourd’hui ? Et faut-il craindre qu’ils ne se plaisent à éluder cette obligation en apposant malicieusement leurs affiches hors de la vue des passants, dans les caves ou sur les toits ? Que dire de la défense « d’entrer au parterre, avec des armes, cannes et parapluies » ? Cette défense qui se concevait lorsque l’épée était le complément nécessaire du costume de ville, n’est-elle pas devenue un anachronisme pour le moins plaisant ? À moins toutefois que les armes dont il est question ne consistent dans « les cannes et parapluies ». Que dire encore de la défense de fumer dans la salle et sur la scène ? Ne conviendrait-il pas d’y joindre la défense de manger du saucisson à l’ail ?Que dire enfin de cette disposition qui enjoint au commissaire de police de s’assurer que les armes dont on fait usage « ne sont chargées qu’à poudre » ? Craint-on vraiment que les acteurs ne prennent un affreux plaisir à les charger à balles ? Craint-on que les directeurs, non moins pervers, ne reculent pas devant ce moyen sanguinaire mais ingénieux d’achalander leurs salles ? Sérieusement, est-il bien nécessaire que la police s’occupe encore des moyens d’assurer le confort et la sécurité des spectateurs dans les théâtres, soumis désormais à la loi de la concurrence ? Les directeurs ne sont-ils pas suffisamment intéressés à ce que le public se trouve assez bien chez eux pour avoir envie d’y revenir ? Ces précautions ne sont-elles pas fastidieuses et puériles quand elles ne sont pas vexatoires et nuisibles ?

Elles ont en outre l’inconvénient d’être singulièrement coûteuses. Ce règlement en 70 articles, l’autorité doit veiller à son exécution. Il faut donc qu’elle soit représentée dans chaque théâtre par un personnel suffisamment nombreux et attentif. Ce personnel, l’administration du théâtre est tenue non seulement de le placer, mais encore de lui réserver les bonnes places. Veut-on savoir ce qu’il en coûte, d’après M. Leguevel de la Combe, à un théâtre secondaire seulement ?

Loge tous les jours au ministre de l’État 48 fr.
Loge du préfet de police 24
Loge du commissaire de police 20
Fauteuil d’orchestre pour l’officier de paix 8
Total par jour 100 fr.
Soit par an quelque chose comme 36 000 francs.

Sans parler du supplément de places de faveur que les directeurs ne peuvent guère refuser à des fonctionnaires ou agents de tous grades, investis du pouvoir d’appliquer un règlement en 70 articles, et par conséquent de constater tous les soirs un nombre proportionné de contraventions. On voit que ce règlement de police n’est pas tout à fait sans utilité… pour la police.

En regard de ces servitudes que l’ancien régime a léguées à l’industrie des théâtres, viennent se placer toutefois quelques restes de protection. C’est ainsi que les théâtres continuent à être protégés dans une certaine mesure, en vertu du règlement que nous venons de citer, contre la concurrence anarchique et abusive « des cafés concerts et des cafés dits chantants, où les exécutions instrumentales ou vocales doivent avoir lieu en habit de ville, sans costumes ni travestissement, sans décors et sans mélange de prose, de danse et de pantomime » [7], c’est ainsi encore que le régime des subventions a survécu au privilège.

Mais, qui l’aurait cru, il y a vingt ans, lorsque M. Ferdinand Langlé, déposant dans l’enquête sur les théâtres, appelait « toute l’attention du législateur sur ces cafés-spectacles qui se sont ouverts aux Champs-Élysées, et qui détournent le public d’aller dans les théâtres réguliers », les directeurs en sont venus aujourd’hui à révoquer en doute l’efficacité de la protection qui leur est accordée contre ces intrus. Dernièrement, quelques retardataires imbus des idées de l’ancien régime, s’étant plaints à la Société des directeurs, des contraventions incessantes que commettent les exploitants des cafés concerts aux restrictions sévères mais justes auxquelles ils sont assujettis, une commission prise au sein de la société formula par l’organe de son président, M. Montigny, les résolutions suivantes, qui méritent d’être mises in extenso sous les yeux de nos lecteurs.

« Si les directeurs qui réclament estiment sérieusement que l’industrie des cafés concerts est devenue plus avantageuse que l’exploitation de la plupart des théâtres secondaires, on doit faire remarquer qu’il leur est loisible désormais d’échanger le mode de leur exploitation contre celui des cafés concerts.

Ils ne peuvent donc protester contre un monopole qui n’existe pas.

On ne saurait, en effet, signaler comme étant un privilège exclusif les droits que les cafés concerts ont obtenu de donner leurs exhibitions devant un public fumant et buvant, puisque l’autorité ne paraît pas disposée à interdire ce droit aux théâtres qui voudraient l’obtenir, et qui, par le fait, deviendraient alors eux-mêmes de véritables cafés concerts.

En ce qui concerne l’usurpation, par les cafés concerts, du costume, de la danse, et d’une certaine mise en scène, l’autorité reste seule juge de la question.

En accordant la liberté de l’industrie des théâtres, et en réservant celle de l’industrie des cafés concerts, elle n’a pu créer ni droit spécial, ni réserves au profit des directeurs de théâtres.

Elle pourrait, alors que bon lui semblerait, édicter la liberté des cafés concerts, de même qu’elle l’a fait pour l’industrie théâtrale, sans que celle-ci eût à produire ni réclamations, ni observations fondées.

En conséquence, la commission estime qu’il n’appartient en aucune façon aux directeurs de protester, sous le seul prétexte qu’ils souffrent d’une concurrence dangereuse, contre la liberté restreinte ou totale qu’il peut plaire à l’autorité d’accorder aux cafés concerts [8]. »

Ces résolutions qu’on croirait rédigées par un économiste de profession n’attestent-elles pas les progrès que le principe de la liberté de l’industrie a réalisés dans le monde des théâtres ? Elles auraient paru monstrueuses il y a vingt ans, elles paraissent aujourd’hui concluantes à ce point que M. Hippolyte Hostein nous apprend que les plaignants « se soumirent à ces sages observations ».

En ce qui concerne les subventions, les préjugés sont plus tenaces, quoique l’opinion ait marché aussi. Par un amendement soumis au Corps législatif, M. Eugène Pelletan vient de proposer, à la vérité sans aucune chance de succès mais sans causer trop de scandale, de supprimer le droit des pauvres en accordant en compensation à l’Assistance publique le montant des subventions allouées à certains théâtres [9]. Nous ne voulons pas revenir sur cette question, de peur d’être entraîné à de trop longs développements. Nous ferons remarquer seulement que les subventions qui sont nuisibles à toutes les industries, le sont peut-être plus à l’industrie des théâtres qu’à aucune autre. La raison en est qu’un des éléments de la production dramatique est pourvu d’un « monopole naturel », nous voulons parler de certaines catégories d’artistes, notamment de ceux qui remplissent les premiers rôles de l’Opéra. Les appointements de ces artistes privilégiés vont croissant au-delà de toute proportion raisonnable [10]. Eh bien, pour qui a un peu étudié le jeu de la loi de l’offre et de la demande, le système des subventions est le principal artisan de cette hausse excessive. La production des « voix », au moins de celles qui sont propres aux premiers rôles de l’Opéra, est naturellement limitée. L’offre de ces voix d’élite demeurant au-dessous de la demande, elles commandent le marché ; et elles ne manquent pas, comme c’est leur droit, de pousser leurs exigences jusqu’à la limite des ressources que les entrepreneurs de spectacles peuvent appliquer à la rétribution de leur troupe, sans entamer leurs profits nécessaires. Les subventions constituent une addition faite à ces ressources. En conséquence, elles ne font que passer entre les mains des directeurs pour aller grossir les appointements des artistes « plus demandés qu’offerts», en augmentant ainsi artificiellement la rente qu’ils tirent de leur monopole naturel. La situation générale des théâtres en est aggravée : ceux qui ne possèdent point de subvention par exemple, n’en sont pas moins obligés de payer la hausse que les subventions ont produite sur les appointements des étoiles du chant et de la danse, et c’est ainsi que ce système de protection tourne, malgré ses flatteuses apparences, au détriment de l’industrie qu’il a pour objet d’encourager et de « faire fleurir ».

IV

Outre les charges et les servitudes publiques dont le régime du privilège a grevé l’industrie des théâtres, ce régime a engendré toute une série de servitudes privées, de pratiques abusives et d’habitudes routinières qui venaient en déduction des avantages du privilège et qui constituent pour l’exploitation libre, désormais réduite à se contenter d’un revenu que la concurrence limite, une charge insupportable. Les auteurs dramatiques par exemple ont constitué une espèce de trade union qui a un double objet : assurer et centraliser les recettes des auteurs, ce qui est fort légitime ; obliger, ce qui l’est beaucoup moins, les directeurs à accepter un tarif fondé, qui le croirait ? sur le principe de l’égalité des salaires, quoique dans l’application ce principe subisse maint accroc. On ne peut blâmer toutefois les auteurs dramatiques de s’être efforcés de tirer ainsi de leur côté la couverture du privilège, et on les excuse d’avoir mis en interdit, en 1842, à la manière des trades unions, le directeur privilégié du Gymnase, qui refusait de se soumettre à leurs exigences. Mais si les coalitions peuvent être légitimes et nécessaires quand il s’agit de résister à un monopole, le sont-elles encore quand le monopole a disparu, et la liberté des conventions n’est-elle pas le complément indispensable de la liberté d’exploitation ? — Les relations des théâtres avec les journaux et les journalistes pourraient, de même, être réformées avec avantage. Ces relations sont encore établies sur le pied essentiellement primitif du troc en nature, tel qu’il existait avant l’invention de la monnaie, tel qu’il existe encore au Sénégal pour le commerce de la gomme, que les nègres échangent directement contre des pièces de calicot bleu connues sous le nom de guinées. Les directeurs de théâtres donnent des entrées gratuites, les unes permanentes, les autres temporaires. Les journaux, de leur côté, fournissent en échange des annonces et des réclames. C’est une cote assez mal taillée et qui engendre plus d’un abus. Témoin cette réponse faite au contrôle d’un théâtre de Paris à un critique rébarbatif :

— Nous gardons nos billets pour nos amis [11].

Ne serait-il pas plus conforme à la dignité et à l’intérêt des deux parties que les directeurs payassent leurs annonces ou leurs réclames, et que les journalistes payassent leur place ?

Mais voici une institution que la liberté d’exploitation a fait surgir et qui pourrait bien mettre fin à cet abus, comme à bien d’autres, nous voulons parler des agences des théâtres. 

Il y a dans l’exploitation des théâtres, comme dans toute autre, une partie industrielle et une partie commerciale. L’entrepreneur-directeur assisté de son personnel d’auteurs, d’acteurs, de décorateurs, de machinistes, produit un spectacle ; voilà l’industrie ! Ce spectacle, il le vend au plus grand nombre possible de spectateurs, et, s’il le peut, au prix le plus élevé possible, voilà le commerce ! Comme dans toutes les branches de travail en retard de développement, sous l’influence du privilège ou de toute autre cause, la partie commerciale de l’exploitation des théâtres est demeurée attachée à la partie industrielle. Le directeur est à la fois un fabricant et un marchand de spectacles. Il s’abouche directement avec le spectateur, et il lui vend sa marchandise en détail ou tout au plus en demi-gros, quand il s’agit d’abonnements, tandis que, dans toutes les industries en progrès, où la division du travail a spécialisé les fonctions, le fabricant s’occupe exclusivement de la confection du produit, en laissant au marchand, auquel il le livre en gros, le soin d’en organiser le débit. Est-il nécessaire d’ajouter que cette spécialisation progressive des fonctions est avantageuse à tout le monde, au consommateur qui est mieux servi, et au producteur qui trouve, avec moins de peine, un débouché plus assuré ? Eh bien ! l’agence c’est la partie commerciale de l’exploitation des théâtres, qui se sépare de la partie industrielle. Comment opère-t-elle ?

« Les agences opèrent, dit un ancien directeur de théâtre, M. Marc Fournier, en louant à leurs risques et périls un certain nombre de places, dont elles versent comptant tout ou partie de la valeur.

Il a fallu naturellement se rendre compte de ce que valait une place ainsi louée à forfait et à l’année.

On a pris pour cela les recettes moyennes de chaque théâtre pendant une période de cinq ans, et l’on en a tiré la valeur moyenne de chaque catégorie de places dans chacun de ces théâtres.

Voici quelques-unes des indications obtenues ;

Au Châtelet. — Dans le cours d’une année, les places de 10 fr. produisent 3 fr. 75 ; celles de 7 fr., 2 fr. 50 c. ; celles de 6 fr., 2 fr. 15 c. ; et celles de 5 fr., 1 fr. 92 c.

Àl’Ambigu. — Les places de 8 fr. rapportent, en moyenne, 3 fr. 07 c. ; celles de 4 fr., 1 fr. 53 c. ; celles de 6 fr., 2 fr. 29 c. ; et celles de 5 fr., 1 fr. 92 c.

À la Porte Saint-Martin. — La place de 10 fr. ressort à 4 fr. 49 c. ; et celle de 8 fr., à 3 fr. 63 c.

Au Théâtre-Lyrique. — Les places de 10 fr. valent en moyenne 4 fr. 20 c. ; et celles de 8 fr., 3 fr. 42 c.

Enfin, la Gaîté retire 11/23du prix tarifé de ses places, c’est-à-dire un peu moins de la moitié.

Or, les agences louent ces différentes places à un taux généralement supérieur à leur valeur moyenne, et, de plus, elles ne font pas supporter d’intérêts aux capitaux avancés. Voilà donc un avantage sérieux pour les théâtres, qui s’assurent de la sorte l’écoulement d’une partie de leur marchandise, à des prix généralement favorables, et qui perçoivent en outre des sommes que les banquiers ne leur prêteraient pas, ou qu’ils leur feraient payer un prix de fantaisie. »

En d’autres termes, les agences achètent en gros aux producteurs la denrée-spectacle et ils la revendent en détail. Ils l’achètent sans doute au prix du gros, c’est-à-dire à un taux inférieur à celui auquel les producteurs la vendent eux-mêmes en détail au guichet des théâtres. Mais, comme le remarque M. Marc Fournier, quoique la différence soit actuellement assez forte (avons-nous besoin d’ajouter qu’elle le deviendra moins à mesure que les agences en se multipliant se feront une concurrence plus active ?) les directeurs trouvent à traiter avec ces intermédiaires des avantages des deux sortes : 1° Ils s’assurent pour un terme plus ou moins long la location d’une partie de leur salle, et s’ils la louent à un prix plus bas qu’au détail, ils ne courent plus le risque de la garder inoccupée et d’être réduits à en combler les vides avec des billets gratuits ; 2° En vendant au comptant, en tout ou en partie, aux agences dramatiques des places livrables dans le courant du mois ou même de l’année, les directeurs se procurent une avance de capital qui leur est souvent indispensable pour couvrir les frais de plus en plus considérables de la mise en scène des pièces nouvelles. Quand il s’agit, par exemple, d’une pièce à grand spectacle, il leur arrive parfois de dépenser une centaine de mille francs en décors, machines, trucs, etc. C’est une avance dont ils ne pouvaient jusqu’à présent se rembourser que d’une manière successive et aléatoire. Grâce à l’intervention de l’agence qui joue ainsi à leur égard le double rôle de commerçant et de banquier, ils peuvent aujourd’hui s’en rembourser, en partie du moins, d’une manière immédiate et certaine. Ce crédit qu’ils obtiennent deviendra naturellement plus facile et plus abondant lorsque les agences dramatiques auront une existence plus ancienne et plus assurée. Elles inspireront alors plus de confiance, on se rendra mieux compte de la nature de leurs opérations, et elles pourront régler leurs achats de billets de spectacle au moyen de traites et de promesses que les banquiers escompteront comme tout autre papier de commerce. La production dramatique s’élèvera, alors aussi, à la condition d’une industrie régulière : pourvue du concours nécessaire du commerce et du crédit, elle prendra un essor et elle réalisera des progrès analogues à ceux dont les autres branches du travail plus anciennement affranchies ont été redevables à la liberté.

Les avantages que la création de cet « intermédiaire » est destinée à procurer au public ne sont pas moins dignes d’attention, et on les appréciera mieux de jour en jour. Dans toutes les branches de travail, où la partie industrielle n’est point séparée de la partie commerciale, le consommateur est mal servi, et les théâtres ne font point exception à cette règle. En dépit du « maximum » auquel l’autorité soumettait, avec raison du reste, le tarif des places sous le régime du privilège, les théâtres étaient chers et aussi peu confortables que possible. Pour y pénétrer, la masse du public était, et elle n’a pas cessé encore d’être obligée à faire queue ; les « candidats-spectateurs » ne savent guère en quel endroit ils seront placés, et les surprises désagréables abondent. Enfin le prix ne varie point, quel que soit le spectacle ; une vieille pièce, jouée par des doublures, coûte aussi cher qu’une pièce nouvelle, jouée par les premiers sujets. Cet état de choses primitif commence à se modifier aujourd’hui, grâce à l’intervention des agences, et il se modifiera de plus en plus. Ouvertes toute la journée dans la partie la plus fréquentée du boulevard, les agences dramatiques exposent à tous les yeux les modèles des salles, avec l’indication des places, à côté du programme du jour. Le consommateur peut donc comparer et choisir avec connaissance de cause. Les prix varient avec la demande. Les premières représentations des pièces à succès, les primeurs se cotent, comme il est juste, à des prix élevés ; en revanche, quand le succès commence à s’épuiser, quand la demande faiblit, l’agence abaisse ses prix, afin de ne point perdre des places qu’elle a prises à forfait. Comme elle ne peut louer que des places numérotées, il y a apparence que ce système « individualiste » mais confortable finira par prévaloir sur le système « communiste » mais incommode des places simplement bornées par les coudes des voisins. Enfin, la masse du public prendra peu à peu l’habitude de s’adresser à ces intermédiaires qui peuvent leur offrir le choix des spectacles et des places assurées à des prix inférieurs à ceux des entrepreneurs de spectacles chargés d’un lourd alea. Un jour viendra même, qui sait ? où l’entrepreneur-directeur renoncera à la vente au détail des billets, et où les longues « queues » qui se déroulent sous la pluie ou sous la neige à la porte des théâtres appartiendront à l’histoire de l’enfance barbare de l’industrie dramatique.

Cependant, on ne peut s’attendre à ce que « le commerce des billets de spectacle » encore si nouveau et, comme nous allons voir, à peine toléré, prenne de sitôt tout son développement rationnel et utile. Ainsi que le remarque encore M. Marc Fournier, « les agences venant en aide aux théâtres, auraient eu quelque droit à se voir protégées par tous ceux qui vivent du théâtre, et notamment par les auteurs dramatiques. C’est précisément le contraire qui est arrivé. » Il ne faut point s’en étonner. N’est-ce pas aux ouvriers que les machines sont particulièrement utiles. Cela empêche-t-il les ouvriers de briser les machines ? Mais le développement des agences dramatiques rencontre encore d’autres obstacles, d’abord dans le règlement de police que nous avons cité et qui interdit la vente des billets de spectacle, non seulement sur la voie publique, mais encore dans une localité quelconque [12], ensuite dans la prétention singulièrement abusive de l’administration de l’Assistance publique, de percevoir son droit du onzième de la recette brute sur le « prix du détail » affiché aux portes des théâtres, et non sur le « prix du gros » auquel les directeurs traitent avec les agences. Le règlement de police ne s’exécute heureusement point à la lettre, mais il existe, et l’autorité pourrait s’en prévaloir pour fermer du jour au lendemain les agences des théâtres, en sorte que leur existence demeurera précaire aussi longtemps que ce règlement qui a refondu l’ancienne législation ne sera pas refondu à son tour. Quant à l’administration de l’Assistance publique, il nous suffira d’une simple comparaison pour montrer ce qu’il y a d’abusif dans ses prétentions. Depuis que le goût de la bière anglaise ou allemande s’est répandu à Paris, des brasseurs en renom ont établi des dépôts où on la vend en gros et en détail. Supposons que le droit des pauvres soit étendu à cette boisson plus ou moins étrangère. Que dirait-on si ce droit était perçu sur la bière vendue en gros comme si elle était débitée au prix du détail ? Telle est pourtant la prétention de l’administration de l’Assistance publique à l’égard des théâtres : sur une place qui se vend au guichet à raison de 10 fr., mais que l’entrepreneur de spectacle cède en gros aux agences, à raison de 3 fr. 75, l’Assistance publique exige le onzième de 10 fr. et non de 3 fr. 75, et cette exigence injustifiable, elle a réussi à la faire prévaloir. En présence de tels obstacles, on conçoit que le commerce de billets de spectacles ne puisse, malgré son utilité, se développer qu’avec lenteur ; mais, si la liberté des théâtres subsiste, on peut affirmer qu’il se développera quand même.

En résumé, la liberté des théâtres, que l’on affecte volontiers de dédaigner dans un certain monde, en la qualifiant de « petite liberté », de compagnie avec la liberté de la boulangerie et de la boucherie, sans oublier la liberté du commerce, la liberté des théâtres n’a point été aussi stérile qu’on veut bien le dire. Nous avons essayé de montrer quels obstacles elle rencontre encore dans les impôts, les règlements et les pratiques que lui a légués l’ancien régime, et comment elle agit pour se débarrasser de ces entraves ; comment aussi elle est en voie de réaliser dans la production dramatique une division du travail analogue à celle qui a procuré à l’industrie manufacturière un développement si merveilleux. Ces résultats de la liberté des théâtres commencent seulement à apparaître, mais si peu sensibles qu’ils soient, ils suffisent déjà pour attester que le principe tant décrié de la concurrence est, partout où on l’applique, un agent actif et énergique de progrès. C’est pourquoi il nous a paru intéressant de les signaler aux partisans des grandes libertés qui font trop bon marché des petites.

G. DE MOLINARI.

 

_____________

[1] Broch. in-8 de 187 p. ; Paris, librairie des auteurs, 1867.

[2] Broch. in-8 de 69 p. ; Paris, Gustave Retour, libraire-éditeur.

[3] Broch. gr. in-8 de 24 p.

[4] Journal des Économistes, nos du 15 août et du 15 novembre 1849, du 15 mai 1850.

[5] Au mois de janvier 1796, les assignats étaient tellement avilis que le gouvernement rentrait à peine dans la 200partie de la dépense que lui causait l’approvisionnement de Paris. Benezech, ministre de l’intérieur du Directoire, eut alors le courage de proposer la suppression des rations, en exceptant seulement de la mesure les indigents, les rentiers et les fonctionnaires dont les revenus ou les appointements ne s’élevaient pas au-dessus de 1 000 écus (les rentiers et les fonctionnaires continuant d’être payés en assignats). — (Dictionnaire de l’Économie politique, art. Céréales.)

[6] La Liberté des théâtres, par Hippolyte Hostein, p. 139.

[7] Art. 68. Sont astreints, comme par le passé, à notre autorisation préalable…, les cafés concerts et cafés dits chantants, où les exécutions instrumentales ou vocales doivent avoir lieu en habit de ville, sans costumes ni travestissements, sans décors et sans mélange de prose, danse et de pantomime, les spectacles de curiosités, de physique, de magie, les panoramas, dioramas, tirs, feux d’artifice, expositions d’animaux, exercices équestres, spectacles forains et autres exhibitions du même genre, qui n’ont ni un emplacement durable, ni une construction solide.

[8] La Liberté des théâtres, par Hippolyte Hostein, p. 161.

[9] Voici le texte de cet amendement :

MINISTÈRE DES BEAUX-ARTS. 2esection, chap. 1er. — Le droit des pauvres prélevé sur les théâtres est aboli. Il sera remplacé, au profit de l’assistance publique, par la somme des subventions théâtrales inscrites au budget.

[10] M. Francisque Sarcey a donné à cet égard, dans son feuilleton du Temps, quelques renseignements précis qui nous paraissent bons à reproduire : « Les frais d’une exploitation théâtrale se sont élevés, depuis une vingtaine d’années, dans une proportion que ne soupçonne pas le public. J’ai là un tableau très exact et fort bien fait de cette progression continue au théâtre de Marseille. Il va de 1834 à 1858. On ne l’a malheureusement pas poussé plus loin, et nous sommes obligé de sauter tout d’un coup de 1858 à 1867 ; mais la comparaison de ces chiffres n’en est pas moins instructive.

Un fort premier ténor se payait, en 1834, 1 000 fr. par mois ; 1 800 en 1852 ; 2 400 en 1853 ; 3 000 en 1854 ; 3 200 en 1855 ; 3 750 en 1856 ; 5 000 en 1868 ; aujourd’hui, Michot vient d’être engagé pour 1867-1868, à raison de 6 200 fr. par mois.

Autrefois, le premier ténor suffisait seul aux besoins du répertoire : il jouait à la fois l’opéra et l’opéra-comique. De 1834 à 1857, il n’y a point eu au théâtre de Marseille ce qu’on appelle un fort ténor en double. Il apparaît en 1857, où il est coté 1 500 fr. par mois. Il en gagne 3 000 à cette heure.

Une forte première chanteuse gagnait 800 fr. en 1834 ; 1 200 en 1851, et 1 400 en 1852 ; 2 000 en 1853 ; 2 400 en 1854. Aujourd’hui Mme Meillet reçoit 3 800. Sur tous les emplois je pourrais bien poursuivre cette comparaison ; ainsi la première chanteuse légère, qui gagnait aussi 800 fr. en 1834, était payée 3 000 en 1854 ; 4 000 en 1857, et elle est encore à ce chiffre. Mais elle suffisait jadis à toute la besogne ; il fallut en 1857 lui adjoindre une chanteuse légère en double, qui coûta 1 200 fr. cette année-là, et qu’on paye à présent 2 500. La Dugazon a monté de 500 fr., qu’elle touchait en 1834, à 1 000 qui lui furent donnés en 1857. Elle émarge aujourd’hui 1 600, et quand elle est bien vue du public, on va jusqu’à 2 000.

Quelques chiffres résumeront cette situation. La troupe tout entière (régisseurs, artistes, choristes, musiciens, danseurs) coûtait, en 1854 (je néglige les chiffres d’appoint), 244 000 fr. ; elle monte à 257 000 en 1855, à 352 000 en 1856 ; elle reste dans les environs de ce chiffre en 1857 ; elle a coûté l’année dernière 486 000 fr. On n’a pas pu me donner le chiffre de l’exercice courant, mais il sera vraisemblablement supérieur.

(Le Temps, 21 septembre 1868).

[11] Voici l’histoire telle que la raconte M. Albert Wolff, dans le Figaro du 31 mars 1868 :

« M. Barbey d’Aurevilly, critique bistré, n’ayant pas vu arriver son service pour l’une des premières représentations du Gymnase, a commis la faute d’aller réclamer au contrôle. Quand il s’est présenté avec tous ses cheveux et le magasin de lingerie qu’il étale à la place de manchettes, M. Barbey a rencontré un monsieur qui lui a répondu :

— Nous gardons nos billets pour nos amis. »

[12] Art. 45. La vente et l’offre de billets ou contremarques, et le racolage ayant ce trafic pour objet sont formellement interdits sur la voie publique.

Art. 46. Tout individu trouvé vendant ou offrant des billets ou contremarques sur la voie publique, ou racolant pour en procurer aux passants, sur lieu ou dans une localité quelconque, sera conduit devant le commissaire de police, qui avisera.

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