De la gratuité de l’enseignement

« De la gratuité de l’enseignement », L’Écho Rochelais, 6 avril 1870.


De la gratuité de l’enseignement

À M. le ministre de la justice. 

Monsieur le ministre,

Vous avez entrepris de fonder en France le règne de la liberté. À votre avènement au ministère, vous avez déclaré que votre vie entière était vouée au culte de cette grande et sainte chose : le Droit ; que votre esprit, depuis l’âge de l’adolescence s’était appliqué à élucider la notion sublime du juste, et que c’était à cette passion brûlante qui embrasait votre âme que vous aviez dû de demander au chef de l’État le ministère de la justice. Ce sont là de nobles paroles, et jamais déclaration plus généreuse ne pouvait s’échapper des lèvres d’un homme d’État. Vous avez ajouté, en outre, que si l’on vous apportait une idée pratique et juste vous l’accueilleriez avec empressement. C’est en me plaçant sous l’égide de ces promesses que je m’adresse à vous pour vous demander de mettre votre magnifique éloquence au service de la cause glorieuse dont vous vous êtes fait le champion, la cause du Droit et de la Liberté. Je viens vous demander de repousser de toutes vos forces un projet de loi qui, sous des dehors spécieux et séduisants, cache l’oppression, l’injustice, la violation systématique de la propriété et partant de la liberté non pas d’un seul ni de plusieurs, mais de tous les membres de la nation : le projet de loi relatif à l’instruction gratuite et obligatoire. Qu’y a-t-il, en effet, au fond de cette théorie fameuse de la gratuité, et voyons ce qu’elle contient en l’interrogeant à la lumière d’une analyse scrupuleuse et impartiale.

D’abord, ce qui frappe tout esprit sérieux et réfléchi, c’est le sophisme grossier, l’illusion puérile qui aveugle ceux qui sont dupes ou dupeurs avec ce mot trompeur : gratuité. Une chose gratuite, au sens vrai du mot, est celle qui ne coûte rien à personne ; en ce sens, l’air, la lumière du soleil, l’eau des torrents, sont gratuits ; en est-il, en peut-il être de même de l’instruction distribuée par l’État ? Ce personnage mystérieux et tant invoqué, ce Protée insaisissable si sollicité, si pressé, si adulé, a-t-il enfin trouvé le secret de la pierre philosophale, et la Providence a-t-elle remis en ses mains bienfaisantes la corne d’abondance d’où se doit répandre une pluie d’or sur tous les citoyens ? ou bien n’a-t-il rien dans son escarcelle que ce qu’y ont versé les contribuables ? S’il faut reléguer la première hypothèse dans la région des rêves et des chimères, s’il faut s’en tenir à cette idée, hélas ! trop positive et trop réelle que l’État n’a rien dans ses coffres que ce qui est sorti de la bourse des contribuables, il faut avouer que le mot gratuit, appliqué à un prétendu don de l’État, est une absurdité et un non-sens. Et n’est-ce pas là une vaine et futile querelle de mots ; les mots ont leur importance, surtout en politique, et il faut se garder d’y introduire de ces expressions équivoques qui entraînent les esprits superficiels à des erreurs dangereuses, sources inévitables d’anarchie et de désordre …

Au dix-neuvième siècle, quand l’humanité se débat sous l’étreinte de la spoliation, quand de toutes parts les peuples s’agitent pour se débarrasser des langes qui les compriment, il est temps enfin de déchirer tous les voiles et de faire apparaître sur la scène du monde la sereine et majestueuse figure du génie de la Liberté. Et sur cette thèse spéciale qui fait l’objet de cette épître, sur la question de la gratuité, n’est ce pas violer la liberté et la justice que vouloir mettre dans la loi la charité, cette vertu discrète qui aime à s’envelopper du voile de la pudeur, et s’évanouit dès qu’on lui ôte sa spontanéité touchante pour devenir un instrument d’oppression et d’arbitraire. Et il en est de l’arbitraire en politique comme du scepticisme en philosophie, on ne lui fait pas sa part et quand une fois on a dépassé cette ligne fixe, immuable, qui s’appelle la justice, quand la science politique a été à ce point pervertie et faussée qu’on en est venu à confondre la société avec le gouvernement et à identifier deux choses si distinctes dans la réalité scientifique ; quand, dis-je, on est sorti de la voie droite et sûre des principes pour se précipiter sur la pente de l’arbitraire, on est fatalement condamné à rouler jusqu’au fond de l’abîme …

Car, si nous avons droit à l’instruction gratuite, nous avons droit a fortiori à l’alimentation, au logement, aux vêtements gratuits, car, à moins d’envoyer l’âme sans le corps, perfectionnement que jusqu’ici les progrès de la science n’ont pas encore réalisé, la satisfaction des besoins matériels est la condition nécessaire de la vie, et partant de la satisfaction des besoins moraux. Je vous le demande, comment échapperez-vous à cette redoutable et pressante argumentation ? Derrière quelle subtilité de rhétorique vous réfugierez-vous pour nier la légitimité de ces déductions, une fois les prémisses admises et posées comme principes de votre législation ? Eh quoi ! vous avez jeté le cri de guerre au communisme, au socialisme, à ces théories subversives qui ont infecté la masse des prolétaires de leur dangereux venin, et vous voteriez une loi qui ferait de vous les complices imprudents de ces audacieux sectaires ? Vous voulez donner le coup de massue à l’hydre du socialisme, et vous lui forgeriez de vos propres mains une tête nouvelle, pour en finir plus tôt avec le monstre et en avoir plus tôt raison ? La seule raison spécieuse qui puisse étayer cette doctrine de la gratuité, c’est celle-ci : « Dans un pays de suffrage universel, tous les citoyens doivent savoir lire et écrire pour voter d’une manière libre et éclairée. » Il y aurait bien à discuter la question préliminaire de savoir si avant de donner à l’universalité des citoyens cette arme du bulletin de vote, il ne fallait pas attendre que par la diffusion des lumières la dernière couche sociale eût appris à s’en servir de manière à ne pas se tourner contre elle-même et s’en déchirer le sein.

Ernest Martineau, avocat.

(Journal de Saint-Jean d’Angély).

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