M. Joseph Garnier, par Arthur Mangin

Arthur Mangin, « M. Joseph Garnier », L’Économiste Français, 1er octobre 1881.

M. JOSEPH GARNIER. 

M. Joseph Garnier vient de mourir. Il a succombé dimanche dernier, 25 septembre, à une maladie de cœur dont il avait ressenti les premières atteintes il y a près de deux ans, mais qui n’avait pris que dans les dernières semaines un caractère tout à fait alarmant. Il n’était âgé que de soixante-huit ans. C’est avec une profonde tristesse que nous enregistrons aujourd’hui cette perte nouvelle et prématurée, particulièrement sensible pour celui qui écrit ces lignes, car une amitié déjà bien ancienne l’unissait à cet homme de bien, à ce vaillant travailleur.

Hélas ! combien en reste-t-il de ceux qui, en France, vers le milieu de ce siècle, formèrent le premier groupe d’économistes succédant après un long intervalle à leurs devanciers du XVIIIe siècle ; qui osèrent arborer le drapeau de la liberté du travail et des échanges, et prendre en main la défense d’une cause alors si peu populaire ; qui dotèrent la science de ses premiers foyers d’action et de propagande, de ses premiers organes de publicité, de ses premières chaires d’enseignement ! Joseph Garnier était un des derniers survivants de cette phalange d’élite qui compta dans ses rangs Charles Comte, Horace Say, Léon Faucher, Adolphe Blanqui, Charles Dunoyer, Frédéric Bastiat, Charles Coquelin, Guillaumin, Wolowski, Michel Chevalier. Glorieuse phalange, qui certes n’a rien à envier à celle des anciens physiocrates, et dont les brillants et féconds travaux n’ont été dépassés ni peut-être égalés en aucun pays, pas même dans cette Angleterre qui se vante d’être le berceau et la terre classique de l’économie politique !

Joseph Garnier fut, très jeune encore, le collaborateur assidu, le compagnon de lutte de ces hommes éminents. Quelques-uns ont pu servir la science avec plus de talent et d’éclat ; aucun ne l’a servie avec plus de persévérance et d’activité ; il est permis d’ajouter qu’aucun ne l’a servie plus utilement, et qu’à certains égards il l’a personnifiée en quelque sorte d’une manière plus complète qu’aucun d’eux. Il était, si l’on veut bien me permettre cette expression, économiste dans les moelles ; il le fut presque dès ses premiers pas dans la vie ; il n’a jamais été autre chose ; il a voué à la science toutes ses facultés, toute son activité.

À peine sorti du collège de Draguignan, où il avait fait des études classiques assez incomplètes, je crois, il vient à Paris et il entre à l’École spéciale de commerce, que dirigeait alors son compatriote Adolphe Blanqui, plus âgé que lui d’une quinzaine d’années. L’amitié de Blanqui — une amitié de frère aîné — décida de sa destinée. D’élève il devint professeur à l’École de commerce ; puis il fonda lui-même, en 1838, un autre établissement d’instruction spéciale qu’il dirigea jusqu’en 1844. Dans ces deux écoles, il avait acquis, tout en enseignant, les premiers et les plus essentiels principes de l’économie industrielle et commerciale ainsi que de l’économie politique : c’était à la fois une éducation et un apprentissage ; il était désormais économiste.

Économiste ! était-ce là une carrière, une profession ? Qu’est-ce que cela pouvait rapporter ? À quoi cela pouvait-il mener ? Qu’on fût avocat, médecin, pharmacien, ingénieur, architecte, commerçant, fabricant de n’importe quoi, très bien : ce sont là des métiers, des gagne-pain et souvent des gagne-fortune. Mais l’économie politique, qui peut, qui pouvait en ce temps-là surtout, songer à en vivre ? Joseph Garnier réussit pourtant à résoudre ce problème chimérique : il a vécu de l’économie politique, assez mal d’abord — il était sans fortune — puis mieux, puis passablement ; il ne s’y est point enrichi ; il n’y a même pas acquis le droit de se reposer après quarante années de labeur ; mais il y a gagné en dignités, titres et fonctions tout ce que peut donner le travail de l’intelligence, et cela il l’a gagné de la manière la plus honorable, par le travail seul, sans le secours de la brigue, sans même l’adjurant de la richesse qui, si elle ne remplace point le mérite, aide au moins singulièrement à le mettre en lumière et à le faire valoir. Il a été, en un mot, le fils de ses œuvres ; ce que les Anglais et les Américains appellent self made : un homme qui s’est fait lui-même. S’il eut le bonheur de rencontrer sur son chemin des hommes puissants qui lui ont tendu la main, c’est qu’il sut gagner non leur faveur mais leur amitié, et ils l’ont aidé en considération des services qu’il avait déjà rendus à la science et de ceux qu’il était capable de lui rendre encore.

Il s’était fait connaître par trois années d’enseignement public à l’Athénée royal et par plusieurs écrits, notamment par une Introduction à l’étude de l’économie politique, avec des considérations sur la statistique, la liberté des échanges et l’organisation du travail, et par la première publication des Éléments d’économie politique, qui plusieurs fois réédités depuis, sont devenus le seul manuel vraiment classique de cette science, et il venait de prendre, après Adolphe Blanqui et après Dussard, la direction du Journal des Économistes, lorsque, en 1846, Michel Chevalier et Rossi obtinrent la création, à l’École des Ponts et Chaussées, d’une chaire d’économie politique qui, sur leur recommandation, fut donnée à Joseph Garnier. En cette même année 1846, celui-ci fut un des organisateurs les plus actifs de l’Association pour la liberté des échanges, qui tenta sans succès d’accomplir en France une œuvre semblable à celle que la grande ligue organisée et dirigée par Richard Cobden venait de faire réussir en Angleterre. Déjà en 1842 il avait été un des fondateurs de la Société d’économie politique de Paris, qui le choisit dès l’origine pour son secrétaire perpétuel, puis l’élut vice-président en 1861. Il en est devenu, par rang d’ancienneté, un des deux présidents à la mort de Michel Chevalier, tout en conservant son titre et ses fonctions de secrétaire perpétuel.

Eu 1853, Joseph Garnier fonda, avec le concours de M. Narcisse Bourgeois, le Nouveau Journal des connaissances utiles, qu’il dirigea jusqu’en 1866, mais qui n’obtint qu’un médiocre succès et succomba entre les mains de son successeur. 

Lauréat de l’Académie des sciences morales et politiques dans un concours dont je ne saurais fixer ni la date, déjà éloignée, ni le sujet, Joseph Garnier se mit plusieurs fois sur les rangs pour entrer dans cette compagnie, qui lui ouvrit enfin ses portes en 1873, après la mort du baron Charles Dupin. Trois ans plus tard, il était élu sénateur par le département des Alpes-Maritimes. Fidèle aux opinions de toute sa vie, il se plaça dans les rangs de la gauche républicaine, et prit une part modeste, mais assidue, aux travaux de la haute Assemblée. Il n’était point orateur : à la tribune du Sénat comme dans ses leçons et dans ses conférences, comme dans les discussions de la Société d’économie politique, il disait simplement, avec une bonhomie familière, mais toujours avec netteté, ce qu’il avait à dire. Il n’était pas écrivain non plus, quoiqu’il ait beaucoup écrit : ni ses livres, ni les nombreux articles qu’il a publiés dans divers recueils ne brillent par l’élégance du style ; mais on y trouve toujours certaines qualités qui en valent bien d’autres : un langage précis et facilement intelligible, des connaissances étendues et solides, et une entière bonne foi : qualités précieuses pour l’enseignement et la vulgarisation d’une science qui est surtout affaire de bon sens, et qu’il suffit d’exposer clairement pour la rendre accessible à tout esprit juste et dissiper les préjugés dont elle est l’objet.

Joseph Garnier était un économiste de la vieille école, un disciple d’Adam Smith, de Turgot, de Jean-Baptiste Say, voire de Malthus, dont la célèbre théorie sur la population et le moral restreint trouva en lui un de ses derniers défenseurs. Il ne faudrait pas, cependant, prendre ce malthusien pour un pessimiste, ni le croire aussi anti-sentimental qu’il voulait le paraître et que sincèrement se flattait de l’être. Il croyait autant que Bastiat à l’harmonie naturelle des intérêts et des besoins, et s’il ramenait volontiers toute la science économique à la formule classique « laissez faire, laissez passer », c’est que, d’après sa conviction, tout serait pour le mieux dans le meilleur des monde, le jour où chacun ferait ses affaires à sa façon sans que l’État se mêlât d’autre chose que d’assurer, autant que possible, la sécurité et la liberté de tous. Ce radicalisme doctrinaire l’avait conduit à imaginer le système monétaire… pardon ! je m’exprime mal : je yeux dire le procédé d’échange ad libitum qui consisterait à mettre en circulation, au lieu d’une monnaie telle qu’il en existe dans tous les pays civilisés, des disques d’or et d’argent dont l’État se bornerait à certifier le titre et le poids, et que chacun échangerait à sa guise contre une marchandise quelconque. Je dois me hâter d’ajouter qu’après avoir soumis au Sénat une proposition qui résolvait par cet ingénieux procédé la question monétaire, et mettait ainsi d’accord les monométallistes et les bimétallistes, il ne tarda pas à la retirer. Il était, en effet, du petit nombre des hommes qui n’hésitent pas à abandonner une opinion, une théorie, lorsqu’une fois ils l’ont reconnue fausse. Il resta cependant, jusqu’au dernier jour, attaché à une utopie, bien inoffensive d’ailleurs, qui était encore une conséquence de son radicalisme économique : il croyait à la possibilité de supprimer la guerre, et il avait contribue à fonder dans ce but la Société des amis de la Paix, dont il était un des membres les plus actifs. Paix et liberté universelles, ce n’est là, au demeurant, qu’une utopie relative : c’est plutôt un idéal vers lequel doivent tendre nos efforts sans que nous puissions espérer l’atteindre jamais.

Libéral et pacifique, Joseph Garnier l’était par tempérament au moins autant que par raisonnement. J’ai connu peu d’hommes aussi indulgents pour les erreurs d’autrui, aussi difficiles à émouvoir ; je ne crois pas que, de sa vie, il se soit mis en colère ; et ce flegme allait de pair chez lui avec un scepticisme insouciant dont on ne saurait dire s’il était ou la cause ou l’effet. Il y a plus : Garnier se déclarait lui-même un paresseux. « Seulement, ajoutait-il spirituellement, il y a deux sortes de paresseux : les paresseux qui ne font rien et ceux qui travaillent. » Et il se rangeait à bon droit dans la seconde catégorie. Il avait raison : il y a des paresseux qui travaillent, comme il y a des poltrons qui se battent, et « qui n’en ont que plus de mérite ».

Avec sa paresse, Joseph Garnier a travaillé toute sa vie, et cette vie est un bel exemple de ce que peut une volonté calme et persévérante, unie à une vive intelligence et à une inaltérable probité. La triste cérémonie à laquelle nous assistions il y a quelques heures avait du moins ce côté consolant, cette moralité fortifiante. À tous ceux qui, penchés aux fenêtres ou arrêtés le long des rues regardaient avec admiration et respect ce long et magnifique convoi, précédé d’un bataillon musique en tête et enseignes déployées, et dans lequel on remarquait une foule de personnages illustres, l’élite des corps politiques et des corps savants, nous eussions voulu pouvoir apprendre que ces obsèques étaient celles d’un fils de paysan, venu jadis à Paris sans argent, sans protecteurs, sans amis, et qui était arrivé aux dignités non les plus lucratives, mais les plus honorables, en enseignant aux autres et en pratiquant pour son propre compte les préceptes de la science économique et les vertus de l’homme privé et du citoyen.

Arthur Mangin.

A propos de l'auteur

L’Institut Coppet est une association loi 1901, présidée par Mathieu Laine, dont la mission est de participer, par un travail pédagogique, éducatif, culturel et intellectuel, à la renaissance et à la réhabilitation de la tradition libérale française, et à la promotion des valeurs de liberté, de propriété, de responsabilité et de libre marché.

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