Des prétentions de notre temps à l’esprit pratique

Charles Dunoyer, Des prétentions de notre temps à l’esprit pratique (Journal des économistes, mai 1842).


DES PRÉTENTIONS DE NOTRE TEMPS À L’ESPRIT PRATIQUE.

 

Il fut un temps où le genre de distinction qu’ambitionnaient le plus parmi nous les esprits élevés, c’était de passer pour avoir l’intelligence philosophique des choses, de leurs principes dirigeants, des lois naturelles qui les gouvernent. Cette disposition d’esprit, qui a été surtout celle du siècle passé, le siècle de la philosophie par excellence, ne pouvait manquer de se modifier, dans le cours d’une révolution qui a fait une si prodigieuse consommation de théories, qui a montré le néant de tant de systèmes, et elle a subi en effet de grandes altérations. Aujourd’hui, l’espèce d’aptitude intellectuelle qu’il devient de mode d’apprécier par-dessus tout, c’est celle d’esprit pratique, c’est-à-dire celle que montrent les hommes d’action exercés, ceux dont la principale étude est de rechercher comment se passent les choses, comment se font matériellement les affaires, et à qui les procédés de la vie pratique sont devenus particulièrement familiers.

Je n’aurai garde de médire de ce changement de tendance. Je le crois, à beaucoup d’égards, infiniment heureux. Comme la société vit surtout d’action, la première chose à demander aux gens qui participent, de quelque façon que ce soit, aux arts qui la font vivre, c’est de savoir par expérience comment elle agit. Cette condition est évidemment la première à remplir pour pouvoir lui être bon à quelque chose. Elle est aussi la première dont on ait besoin pour pouvoir faire subir aux arts qu’elle exerce d’utiles rectifications ; car les procédés d’aucun art ne peuvent être habilement modifiés que par des hommes à qui la pratique en soit familière, et le commencement de toute bonne réforme est dans l’étude attentive et la parfaite connaissance expérimentale des choses qu’il s’agit de réformer. Les prétentions de notre temps à l’esprit pratique, alors même qu’elles ne seraient pas des mieux fondées, sont donc, je le répète, une disposition d’esprit infiniment heureuse, et je crois qu’il y a à en attendre de grands biens. Mais il est bon que nous sachions à quoi cette disposition nous engage ; il est permis de craindre que nous n’en soyons pas très-exactement informés, et je suis forcé de dire immédiatement qu’il y a dans nos habitudes des choses qui jurent cruellement avec la prétention dont je parle.

Quelle singularité n’est-ce point, par exemple, quand on veut mériter la réputation d’esprit pratique, que de ne faire venir la pratique qu’après la théorie ! Telle est pourtant parmi nous la disposition universelle, disposition qui se manifeste également dans le langage et dans les faits. Non seulement, toutes les fois qu’il nous arrive d’accoler ensemble ces mots de pratique et de théorie, nous nommons la théorie avant la pratique, mais c’est, en fait, par des études de théorie que commence toujours chez nous la préparation aux arts que nous voulons exercer avec quelque distinction. Il n’y a guère, à vrai dire, que les classes laborieuses qui en viennent au fait de prime abord, et qui débutent par la pratique même. La règle est que toute bonne éducation doit commencer par la théorie, et les choses, dans notre système public d’instruction, sont toutes disposées en conséquence. Tout homme qu’on destine à une pratique élevée et éclairée des arts reçoit d’abord une éducation littéraire : la rhétorique est la base essentielle des professions distinguées ; on fait, après, son éducation scientifique ; il passe ensuite dans les écoles d’application, et il n’arrive qu’à la fin, en dernier lieu et le plus tard possible, à la pratique.

Il n’y a dans ce que je dis là rien que de parfaitement notoire, et je ne pense pas que ma remarque puisse exciter la moindre réclamation. Qui de nous ne sait que la presque totalité des jeunes gens nés de familles aisées, et en général tous ceux, riches ou pauvres, qui se destinent à l’exercice des professions libérales, passent loin de toute action leurs vingt ou vingt-cinq premières années, et consacrent cette notable et intéressante portion de la vie à une éducation toute spéculative, éducation qui commence dans les collèges, qui se poursuit dans les facultés, qui se termine dans les écoles dites d’application, et qui absorbe si complétement leurs facultés actives, qu’à l’époque où elle est terminée ils n’ont encore, en général, fait aucun acte de la profession qu’ils sont destinés à exercer, ni d’aucune autre, et n’ont acquis que des notions de pure théorie ? C’est là, je le répète, un fait notoire.

Eh bien, c’est ce fait, parmi beaucoup d’autres et avant aucun autre, qui peut à bon droit sembler singulier dans un pays où l’on vise à la réputation d’esprit pratique ; car rien assurément n’est moins favorable à la vie pratique qu’une éducation professionnelle qui débute par des études de théorie, et qui se poursuit de la sorte pendant une longue suite d’années, loin de toute action réelle, loin de toute participation directe ou même indirecte à aucun ordre d’affaires, à aucune classe de travaux, hormis les travaux littéraires et scientifiques.

Ce qui peut ajouter à l’étonnement qu’une telle façon d’agir inspire, c’est que ce n’est pas fortuitement et par hasard qu’on se prépare ainsi à la vie pratique par une première existence toute de spéculation, mais systématiquement, de propos délibéré, et par un usage tellement ancien qu’il serait fort difficile de dire quand il a pris naissance et qui le premier en a conçu l’idée. Mais, quoi qu’il en soit de l’origine et de l’auteur ou des auteurs de ce système, toujours est-il que, pour le fonder, on a dû partir de l’hypothèse que l’homme avait d’abord raisonné et qu’ensuite il avait agi. On aura cru, infailliblement, que le genre humain ne procédait que par principes et par raison démonstrative. On aura supposé que notre espèce était restée plus ou moins longtemps sans faire les choses, sans se vêtir, sans se loger, sans se réunir en société, et qu’elle ne s’était avisée de tout cela que fort à la longue, à mesure que la réflexion était venue l’avertir qu’elle y pourrait trouver quelque plaisir ou quelque avantage. Il aura donc paru qu’il était conforme à la nature de l’esprit humain de faire marcher la théorie devant la pratique, et d’enseigner la raison des choses avant qu’on n’apprît à les exécuter.

Toutefois, ne tombe-t-il pas sous le sens qu’en procédant de la sorte on a complétement méconnu cette nature de l’esprit humain sur laquelle on avait le très louable désir de régler sa marche ? Certes, s’il est une chose qui soit naturelle à l’homme, c’est d’agir d’abord et de réfléchir après. La réflexion éclaire, rectifie, perfectionne l’exercice de nos forces ; mais l’homme fait tout naturellement, et il n’est rien que l’instinct n’ait commencé. Ceci est l’évidence même : c’est par instinct que l’homme choisit ses premiers aliments ; c’est par instinct qu’il vit en société ; c’est par instinct qu’il a commencé à se vêtir et à se construire des demeures. La raison n’a servi qu’à lui apprendre ensuite à mieux faire ce qu’il avait fait d’abord sans raisonner et par la simple impulsion du besoin Pour procéder conformément aux indications de la nature, il aurait donc fallu décider que l’on commencerait par apprendre à faire les choses, et que l’on s’instruirait ensuite des raisons de ce qu’on fait ; qu’au lieu de débuter par la théorie et de finir par la pratique, on commencerait, au contraire, par la pratique, et l’on n’arriverait à la théorie qu’en dernier lieu.

La vérité est que tous les arts ont commencé d’une manière empirique ; la plupart de leurs découvertes ont été faites expérimentalement, et les sciences, qu’on met à leur tête, ne sont venues expliquer, la plupart du temps, que ce qu’ils avaient trouvé sans elles. En principe, c’est là la bonne manière d’aller : il faut apprendre l’art avant la science, et la pratique avant la théorie. On ne profite bien de la science que lorsqu’elle vient rendre raison des procédés d’un art auquel on est parfaitement rompu. Le savant qui ne serait que savant ne saurait que faire de sa science ; elle ne lui servirait, pour ainsi dire, à rien. Il y a eu de l’inexpérience des savants (c’est un aveu qu’on peut faire aujourd’hui, et qui tire d’autant moins à conséquence que les savants tendent à devenir de plus en plus des hommes d’action), il y a eu, dis-je, de l’inexpérience des savants, on eût presque dit de leur maladresse, de leur inaptitude pour tout ce qui tenait aux pratiques de la vie réelle, les exemples les plus singuliers. Tel homme, profondément versé dans les théories de la mécanique, n’aurait su souvent comment s’y prendre pour faire des choses dont le plus grossier manœuvre venait aisément à bout. Convenons donc que, pour se rendre propre à la pratique des arts, pour devenir vraiment homme d’action, il faut commencer par apprendre à agir, et ne s’occuper ensuite, ou en même temps, de la théorie que pour lui demander de venir éclairer et fortifier les procédés de la pratique.

Je ne sais si l’on a compris cela de l’autre côté de la Manche mieux qu’on ne l’a fait de ce côté-ci : il est permis de douter qu’on y ait mieux saisi le principe que je pose ; mais il est certain qu’en fait on y procède différemment. Les hommes qui se destinent à la pratique d’un art, en Angleterre, et qui aspirent à y obtenir un rang élevé, commencent par s’instruire de ses détails les plus techniques, et par mettre d’abord la main à l’ouvrage. C’est la remarque que faisait un jour un des professeurs les plus distingués du Conservatoire des arts et métiers de Paris, M. Clément Desormes : « Les plus grands ingénieurs de l’Angleterre, observait-il, ont été d’abord de simples ouvriers : Watt était ouvrier horloger ; Wolf, charpentier ; Telford, maçon ; John et Philip Taylor, fabricants de produits chimiques ; Maudslay, simple forgeron. Tous les officiers des mines, ajoutait le professeur, ont commencé par être mineurs ; tous ont brisé le rocher et roulé la brouette : ce sont de vrais officiers de fortune, qui connaissent à fond les détails de leur art, et qui en savent toutes les difficultés. Des conversations avec quelques hommes habiles, quelques livres, quelques leçons de physique et de chimie, données par des professeurs ambulants et chèrement payées, voilà quels ont été d’abord tous leurs moyens d’instruction scientifique. »

Et pourtant, si les Anglais procèdent de la sorte, ce n’est pas apparemment qu’ils ne comprennent comme nous l’importance des études élevées : ils doivent savoir, eux aussi, que sans l’intervention des sciences, l’industrie, livrée à l’empirisme et à la routine, ne ferait des forces de la nature qu’un usage aveugle et borné ; que le propre des sciences est de lui apprendre à s’en servir avec discernement et avec étendue. Mais, soit dessein arrêté, soit plutôt hasard et simple effet de l’arrangement général des choses, il arrive que, chez eux, les hommes qui veulent se placer à la tête d’un art, au moins dans l’industrie, commencent tous par la pratique, et ne s’occupent qu’après coup, ou tout au plus simultanément, des études scientifiques destinées à en éclairer la marche ; tandis que nous, au contraire, nous commençons, de dessein prémédité, par de longues études de théorie, et n’arrivons à la profession même que le plus tard que nous pouvons.

Or c’est là, ai-je dit, qu’est la singularité de la part de gens qui ambitionnent, avec grande raison assurément, la réputation de praticiens habiles, d’hommes d’action intelligents et exercés ; et il est impossible de ne pas sentir combien une telle direction donnée à l’éducation professionnelle jure avec la prétention annoncée, et doit avoir pour effet de la contrarier et d’empêcher qu’elle ne devienne vraiment légitime ; combien toute la vie doit se ressentir de ces longues années, précisément les plus jeunes et les plus actives, données à la spéculation et passées loin de la vie réelle ; combien la puissance pratique d’une nation en doit être amoindrie. Je serais fort enclin à croire, quant à moi, que cette interversion de l’ordre naturel des choses est une des principales causes du désavantage que nous pouvons avoir dans notre lutte avec nos rivaux d’industrie les plus puissants. Il est difficile de ne pas reconnaître qu’ils sont plus que nous gens d’affaires et hommes d’action. Ils se moquent volontiers, et non sans quelque raison malheureusement, de notre tournure d’esprit spéculative. Les Français, observent-ils, sont d’habiles argumentateurs, des logiciens sagaces, des raisonneurs à perte de vue ; mais attendez-les à l’œuvre, vous courez risque de les attendre longtemps : quand il en faut venir à l’exécution, il n’y a plus personne, et ces hommes d’un esprit si vif et si ingénieux sont souvent les derniers à savoir faire l’application de leurs propres découvertes. Il n’est pas rare en effet, il faut bien l’avouer, que faute d’habitude du travail, d’expérience pratique, et par suite de confiance dans les pouvoirs de l’industrie, nous perdions le fruit de nos inventions les plus heureuses. Ce n’est pas d’hier qu’on a dit que nos découvertes faisaient ordinairement le tour de l’Europe avant que nous consentissions à essayer d’en tirer parti. Le nombre des inventeurs que nous avons repoussés et découragés est considérable. Ce n’est qu’après avoir été positivement rebutés en France que Fulton et Brunei ont été s’établir, le premier aux États-Unis, le second en Angleterre, et offrir à des nations étrangères les prémices d’inventions puissantes que nous avions follement dédaignées. Tel est l’effet, le triste effet des habitudes spéculatives de notre nation, qui, commençant toujours par les livres, par la théorie, et n’arrivant que tard, fort tard, et quelquefois pas du tout à la pratique, est souvent assez mauvais juge de ce qui pourrait seconder heureusement son activité ; non assurément que les études auxquelles elle se livre ne soient une chose excellente, mais parce qu’elles ne sont pas faites à point, et que, devançant la pratique au lieu de l’accompagner ou de la suivre, elles ne peuvent servir à éclairer des arts qu’on n’a pas encore appris, et en vue desquels elles ne sont pas faites. Si la meilleure manière de se préparer à la pratique des arts était de débuter par l’étude spéculative des sciences, notre pays devrait être sans contredit le plus industrieux de la terre, le plus éminemment propre à l’action ; car il n’en est pas où l’instruction scientifique ait été aussi largement, aussi abondamment répandue qu’elle l’a été en France depuis cinquante ans, d’abord par les écoles centrales, où l’enseignement en était public et gratuit, et puis par les collèges, par les facultés, par les écoles spéciales et par une multitude d’établissements publics ouverts à tout le monde, et où on pouvait l’obtenir presque sans frais. Et pourtant quel a été l’effet, quant à la pratique, de cet enseignement scientifique si libéralement distribué ? La France, quelques progrès qu’elle ait faits, est-elle un pays où l’industrie soit plus exercée, plus forte, plus hardie, plus entreprenante que partout ailleurs ? Loin de pouvoir le dire, on est forcé de reconnaître qu’elle y est plus inexpérimentée, plus faible et plus timide qu’en de certains lieux où l’instruction théorique a été moins répandue, mais où la tendance à l’action est plus ancienne, plus décidée, et où la pratique a acquis une énergie et pris un développement infiniment plus prononcés qu’en France.

Il y a donc, je le crois fermement, dans notre tendance à débuter par la théorie, quelque chose qui cloche, qui ne va pas au but proposé, et qui nous prépare mal à cette vie d’action à laquelle notre ambition aujourd’hui serait de paraître éminemment propres. J’en suis d’autant plus convaincu, qu’en fait, cette première existence toute spéculative nous sert médiocrement ensuite à perfectionner les arts divers que nous exerçons, et qu’après avoir débuté par la théorie, nous finissons volontiers par nous en tenir à la routine. Or, voilà un second travers qui ne s’accorde guère mieux que l’autre avec la réputation de praticiens que nous ambitionnons ; car rien ne jure plus que l’esprit routinier avec l’esprit pratique, et nul n’ignore qu’il n’y a de pratique vraiment digne de ce nom que celle qui est intelligente et éclairée. Les praticiens habiles, ceux qui ont le plus de puissance et de distinction, sont ceux qui savent le mieux se modifier à mesure que se perfectionne autour d’eux la théorie des arts qu’ils exercent.

Au lieu d’en user ainsi, que faisons-nous ? Après avoir été purement théoriciens dans nos études, nous sommes ensuite, la plupart du temps, opiniâtrement stationnaires, sinon rétrogrades dans nos travaux. Ces effets, en apparence opposés, résultent naturellement de la même cause, et c’est à la direction trop spéculative de notre éducation qu’il faut attribuer la double tendance qui fait que nous sommes tout à la fois les théoriciens les plus téméraires et les praticiens les plus ennemis de toute nouveauté. Notons en effet, puisque notre sujet nous y pousse, qu’il n’est pas de pays où, d’une part, tant d’esprits, jeunes ou vieux, courent les aventures ; où depuis un demi-siècle on ait enfanté un nombre de systèmes si effrayant, et où, d’un autre côté, les gens d’affaires soient aussi servilement attachés aux pratiques en usage, où ils opposent une force d’inertie aussi tenace à toute idée d’amélioration.

Tout cela, dis-je, vient de la même cause. Et quoi de plus simple, en effet, que de voir des générations qui ont passé le premier quart de leur vie dans un monde idéal, avoir de la peine ensuite à le quitter pour arriver à la vie réelle, continuer à se livrer à des spéculations sans rapport avec les faits, enfanter toute sorte de systèmes, les défendre avec obstination, moins pour eux-mêmes que pour le plaisir assez naturel d’exercer les seules forces qu’elles aient cultivées, de montrer l’énergie ou l’éclat de leur intelligence, et sans se soucier d’ailleurs le moins du monde de l’application de leurs idées ; se dégoûter en effet, dès qu’elles ont cessé d’être combattues, de celles qu’elles défendaient d’abord avec le plus de véhémence ; réduire enfin la vie à un frivole enchaînement de joutes d’esprit, de passes d’armes oratoires, littéraires, philosophiques ?… Et, d’un autre côté, quoi de plus simple aussi que de voir les hommes engagés dans la pratique sérieuse des affaires se défier des conseils que pourraient leur donner des gens dont l’éducation a été exclusivement théorique, et préférer les directions d’une routine aveugle à celles d’une science inexpérimentée ? Encore une fois, ces dispositions, en apparence opposées, viennent de la même cause, et c’est précisément parce que notre éducation première est trop tournée vers la spéculation, qu’il arrive après que nos philosophes manquent de pratique et nos praticiens de philosophie. Si nous voulions être réellement des hommes pratiques, nous débuterions par la vie d’action : la connaissance pratique du métier est incontestablement, dans toutes les professions, la première chose qu’il faudrait apprendre.

« Nous ne saurions nous familiariser de trop bonne heure, a écrit un observateur judicieux, avec les images qui doivent fournir par la suite les matériaux de tous nos jugements ; et, par rapport à chaque art en particulier, l’homme qui s’y destine ne saurait se placer trop tôt au milieu des objets de ses études et dans le point de vue le plus convenable au genre, au caractère et au but de ses observations. » Rien de plus raisonnable. C’est ainsi, je n’en doute pas, qu’en ont usé la plupart des hommes qui ont excellé dans toute espèce d’arts, et qui s’y sont rendus les plus utiles et les plus célèbres. C’est dans cet esprit que les Anglais, dont je parlais plus haut, envoient à bord de leurs vaisseaux, dès l’âge de neuf ans, les jeunes gens destinés à devenir officiers de marine. C’est dans le même esprit que leurs ingénieurs des mines commencent dans les mines leur éducation de mineurs. Je souhaiterais que parmi nous on commençât de même par en venir au fait, et autant que possible en toutes choses ; c’est-à-dire qu’en toutes choses on se plaçât le plus tôt possible au milieu des faits mêmes de la profession qu’on serait destiné à exercer ; que l’éducation professionnelle des médecins commençât dans les amphithéâtres de dissection, et se poursuivît dans les hôpitaux, au pied du lit des malades ; celle des avocats, chez les avoués, dans les greffes, dans les parquets, à la barre des tribunaux, là où ils pourraient mieux se familiariser avec les procédés de la justice ; celle des administrateurs, dans les bureaux des administrations ; celle des mineurs, dans les mines ; celle des manufacturiers, dans les manufactures ; celle des ingénieurs des ponts et chaussées, sur les routes et au milieu de tous les travaux qu’ils seraient destinés à diriger plus tard. Non assurément que je voulusse que ces éducations fussent purement empiriques : rien ne serait plus nécessaire que de placer un bon enseignement scientifique à côté ou à la suite du travail expérimental ; mais ce qui surtout serait essentiel, ce serait que l’éducation professionnelle commençât par être technique, et, de plus, que l’enseignement scientifique qui s’y joindrait fût donné par des savants qui ne fussent pas éminents seulement par la science, et qui eussent été des praticiens consommés ; de telle sorte que tout tendît à la même fin, et que la théorie elle-même n’eût pour objet et pour effet que de perfectionner les procédés de la pratique. Je n’ai pas besoin de dire combien cette interversion des usages en vigueur serait à tous égards avantageuse, et à quel point l’étude des sciences, ainsi rapprochée des faits de la pratique, devrait donner des résultats meilleurs ; combien elle serait à la fois plus aisée et plus profitable ; quel attrait offrirait la théorie quand elle viendrait rendre raison des procédés d’un art devenu familier, et quels progrès elle lui ferait faire. Il y aurait dans la satisfaction intellectuelle que causeraient ses révélations quelque chose de cet étonnement naïf qu’éprouve l’honnête M. Jourdain quand il découvre que, sans s’en douter, il faisait depuis quarante ans de la prose. On découvrirait de même que, depuis longtemps, on faisait de la science sans le savoir ; ou bien l’on s’apercevrait qu’on avait pris des directions contraires à celles qu’indiquait la véritable science, et l’enseignement scientifique offrirait un égal intérêt, soit qu’il confirmât ce qu’avaient appris les tâtonnements de la pratique, soit qu’il contredît ses enseignements et lui offrît les moyens de se rectifier.

Il n’est donc pas douteux que le meilleur moyen de rendre l’enseignement des sciences favorable à l’exercice des arts ne fût de le faire arriver comme auxiliaire ou comme complément d’une éducation d’abord technique, comme moyen d’éclairer cette éducation, de la perfectionner, de l’affermir ; et, partant, il n’est pas douteux que, pour justifier nos prétentions à l’esprit pratique, il ne fallût commencer par modifier beaucoup le singulier système suivant lequel nous travaillons à devenir praticiens par une éducation professionnelle toute consacrée à la théorie.

Dira-t-on qu’il n’est pas vrai que cette éducation ne nous prépare pas à la pratique, et qu’en réalité nous arrivons à la pratique en arrivant aux écoles d’application ? Mais, outre qu’il n’existe pas, à beaucoup près, d’écoles d’application pour tout, je ne puis comprendre, je l’avoue, quelle application il est possible de faire, dans ces écoles, des vérités de la science à des arts dont on ne connaît pas encore les plus simples procédés. Ne tombe-t-il pas sous le sens que pour pouvoir appliquer la science à l’art, il faudrait posséder l’art au moins aussi bien que la science, et qu’il n’est pas possible qu’on le possède quand on ne l’a jamais appris ? L’apprend-on d’ailleurs dans ces écoles ? Leur mission est-elle de l’enseigner ? Je crains qu’elles ne soient, elles aussi, plus théoriciennes que praticiennes. C’est un reproche qu’on leur fait à toutes, même à celles qui semblent avoir été conçues dans l’esprit le plus expérimental. Je citerai celle des Mineurs de Saint-Étienne, l’une des plus dignes d’intérêt. C’était assurément une bonne pensée que de créer, au milieu d’une population engagée dans les travaux des mines, une école où elle pût acquérir les connaissances scientifiques les plus favorables à l’exercice de son art, surtout si l’on avait soin de faire que cet enseignement y fût donné par des savants qui fussent des praticiens émérites, parfaitement au courant des travaux qu’il s’agissait de perfectionner. On avait eu le bon esprit de réserver le plus grand nombre des places disponibles pour des fils ou neveux de mineurs, chefs d’ouvriers d’usines, maîtres mineurs, et directeurs ou exploitants de mines. Les règlements recommandaient au directeur de veiller à ce que les élèves suivissent, avec non moins de soin que les cours, les travaux exécutés dans les mines, et à ce qu’ils remplissent successivement les emplois de charioteurs, trieurs, mineurs, boiseurs, sondeurs, pompiers et machinistes. Mais à mesure que l’école s’est recrutée davantage dans les rangs supérieurs de la société et de la science, son esprit s’est graduellement modifié : on n’a plus demandé que les élèves missent la main à l’ouvrage ; on s’est contenté d’exiger qu’ils étudiassent les divers procédés d’exploitation ; on a été plus difficile sur les conditions scientifiques d’admission à l’école ; l’enseignement est devenu plus élevé ; l’école a effacé de son enseigne le nom pratique d’École des mineurs, pour prendre, comme celle de Paris, le nom théorique et abstrait d’École des mines, et le résultat de ces changements, comme du système d’éducation tout entier, a été de faire qu’on eût d’habiles théoriciens à qui on avait donné quelques notions de pratique, beaucoup plus que de praticiens exercés, dont on aurait achevé l’éducation par des études bien dirigées de théorie.

La vérité est que nous ne devenons praticiens dans aucune école, et qu’au sortir des plus élevées et des plus spéciales, nous ne serions capables de nous engager sans embarras dans aucun ordre d’affaires ni de travaux. Ce n’est qu’après les avoir toutes quittées que nous entrons dans la vie réelle, et que nous sommes lentement et péniblement initiés à la connaissance de ses procédés. Alors commence une nouvelle éducation, à peu près sans rapport avec la première, et dans laquelle, il faut bien l’avouer, nous ne tirons qu’un parti médiocre des acquisitions théoriques que nous avons faites si laborieusement dans le cours de celle-ci. J’ai consulté maintes fois des licenciés en droit sur l’usage qu’ils trouvaient à faire, en arrivant chez l’avoué, de ce qu’ils avaient acquis de notions scientifiques, et sur le rapport qu’ils apercevaient entre leurs anciens et leurs nouveaux travaux. Après un peu de réflexion, ils m’ont constamment répondu qu’il n’existait aucune analogie appréciable entre ce qu’ils faisaient maintenant et ce qu’ils avaient précédemment appris, entre les pratiques du palais et les études théoriques de l’école. Plusieurs ajoutaient qu’après bien des mois passés chez l’avoué, il ne leur était pas encore arrivé d’ouvrir leur Code de procédure et d’avoir à consulter quelqu’une de ses dispositions. Pareille chose arrive aux élèves de la plupart des écoles spéciales, à leur début dans les services publics auxquels ils sont finalement attachés. Ils confessent tous qu’à leur entrée dans ces services commence pour eux un apprentissage qui n’a pas de lien apparent avec leurs précédentes occupations, et dans lequel ils n’ont à faire presque aucun emploi du bagage scientifique qu’ils ont amassé avec tant d’efforts et de patience. Ce qu’ils ont à faire est tout nouveau : c’est l’étude même de leur art, de ses procédés, de ses instruments, de tous ses moyens d’action ; ce sont ensuite des expériences réitérées pour vérifier la bonté de ces moyens, pour les modifier utilement, pour en perfectionner l’emploi. Ils n’ont presque jamais à se servir pour cela que de la portion la plus élémentaire des notions théoriques qu’ils ont acquises, et leurs progrès consisteront alors dans la variété et l’étendue des applications utiles qu’ils en sauront faire à leur art. Ce qu’ils feront sera de la science appliquée, travail d’un intérêt extrême, mais très différent de la science spéculative qui les avait précédemment occupés, et dans lequel la plus grande portion de celle-ci ne leur sera que d’un secours assez faible. Était-ce donc la peine de les faire débuter si longuement et si laborieusement par la spéculation ? Et puisqu’il s’agissait d’en faire des hommes de pratique, n’eût-il pas mieux valu commencer par la pratique même, sauf à la faire accompagner ou suivre par les études théoriques les plus propres à l’éclairer et à la fortifier ? Non seulement il y eût eu bien du temps, des frais et des efforts épargnés, mais l’étude des sciences, ainsi rapprochée des faits de la pratique, aurait suivi une direction bien plus sûre et conduit à des résultats bien plus fructueux.

En somme, il n’y a véritablement, pour justifier la marche suivie, aucune raison plausible, sinon qu’elle est celle que l’usage a consacrée. Point de systèmes ! s’écrie-t-on. Point de théories ! Honneur à la pratique et aux gens de pratique ! Et, en conséquence de ce bel amour pour la pratique et de cette sainte horreur pour les théories, nous commençons par consacrer de longues années à des études exclusivement théoriques, et nous n’arrivons à la pratique que le plus tard et le plus mal que nous pouvons. N’est-ce pas là une bonne manière de justifier cette réputation d’esprits pratiques, que nous ambitionnons avec raison, et dont il serait si glorieux en effet de nous montrer dignes ! Ne commençons-nous pas bien d’abord à montrer notre esprit pratique dans la manière dont nous nous préparons à devenir praticiens ?

Je n’examinerai pas ce que fait de nous ce mode de préparation préalable, et jusqu’à quel point nous sommes bons praticiens dans la conduite, après l’avoir été d’une façon si singulière dans l’éducation ; jusqu’à quel point sont praticables plusieurs des choses que nous tentons de pratiquer ; ce qu’il y a de vraiment pratique dans nos systèmes si savamment et si laborieusement arrangés d’administration générale, dans notre communisme administratif, dans notre civilisation faite en fabrique, dans notre prétention de tout régler sur des plans symétriques, uniformes, universels. J’aurais à montrer quelques résultats assez tristes, et peut-être découvririons-nous que les gens qui se targuent le plus d’être praticiens sont quelquefois étrangement systématiques. Mais ceci nous mènerait beaucoup trop loin. Dans ces courtes réflexions sur les prétentions de notre temps à l’esprit pratique, je voulais montrer surtout à quel point cet esprit éclate dans les méthodes que nous suivons pour devenir praticiens. Je tiens à ne pas détourner l’attention de ce point de vue. Je me bornerai, en finissant, à faire deux remarques.

Comme le monde ne peut pas s’arrêter, il faut bien, malgré qu’on en ait, procéder en toutes choses d’une manière quelconque. Suffit-il néanmoins, pour être des gens de pratique, de procéder tellement quellement, et tout homme qui fait ce que les autres font est-il par cela seul un homme de pratique ? Ne peut-on être homme de pratique qu’à condition de faire les choses comme on les fait ? Il n’est évidemment pas possible de pousser le fanatisme de la pratique jusque-là. L’esprit pratique, ainsi compris, rendrait toute sottise incurable et toute amélioration impossible. Pour être un homme de pratique, ce n’est donc pas assez de savoir agir comme on agit, il faut encore être capable, au besoin, de se départir de pratiques vicieuses, et de les remplacer par des procédés plus intelligents. L’esprit d’innovation, sagement dirigé, est le caractère le plus distinctif des esprits vraiment pratiques. Ceci s’adresse aux praticiens routiniers.

Il y a pour les praticiens novateurs une autre remarque à faire : c’est qu’une pratique habile ne se départit pas légèrement des procédés reçus ; qu’elle ne les quitte qu’après s’être assurée de pouvoir les remplacer par des procédés préférables ; que si c’est manquer d’esprit pratique que de persister plus que de raison dans de mauvais usages, c’est en manquer davantage encore que de vouloir faire accepter des pratiques nouvelles avant qu’on y ait été suffisamment préparé. L’amélioration la plus évidente n’est pas proposable tant qu’elle heurte les idées reçues. La chose qu’il est le moins permis d’ignorer, quand on ambitionne la réputation d’habile praticien, c’est que la société se gouverne par des lieux communs, et non par des paradoxes. L’idée la plus juste, tant qu’elle est nouvelle, et par cela seul qu’elle est nouvelle, ne vaut rien pour le gouvernement. Il faut, avant tout, lui faire perdre son air de nouveauté, son aspect paradoxal, et la rendre familière, commune, vulgaire, assez pour qu’elle ne choque l’esprit de personne, et qu’elle règne naturellement et sans effort.

Aussi, quelque assuré que je puisse être de la justesse de cette observation, que pour devenir praticien il faudrait commencer par la pratique, suis-je loin de croire que la remarque puisse avoir de longtemps la moindre influence sur l’éducation. Ce n’est pas en vain qu’on a dit de la répétition qu’elle était la plus nécessaire et la plus éloquente des figures. Cette vérité trouve son application partout. Elle est notamment très applicable à la proposition que j’énonce, et cette proposition, fût-elle aussi vraie qu’elle me semble l’être, qui sait combien de fois et sous combien de formes il faudra qu’elle se reproduise dans le langage avant de pouvoir passer dans les faits !

CH. DUNOYER.

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