Des véritables motifs de l’introduction du libre-échange en Angleterre

Ernest Martineau. Des véritables motifs de l’introduction du libre-échange en Angleterre (Annales économiques, 5 décembre 1889). 


DES VÉRITABLES MOTIFS DE L’INTRODUCTION DU LIBRE-ÉCHANGE EN ANGLETERRE

Il n’est pas inutile de rechercher et d’établir solidement les causes véritables de l’introduction du libre-échange en Angleterre. Il y a, en effet, sur ce point, une légende accréditée et soigneusement entretenue par les adversaires de la liberté de commerce, d’après laquelle cette grande révolution économique n’aurait été qu’une entreprise astucieuse et perfide faite par les Anglais en vue de ruiner l’industrie et le commerce des autres nations. Parvenus, grâce au système protecteur, à une supériorité écrasante dans le domaine industriel et commercial, les Anglais auraient, au milieu de ce siècle, brisé un mécanisme devenu désormais inutile et renversé leurs barrières de douane pour appeler les autres peuples sur le champ de bataille de la libre concurrence, sûrs d’arriver à les dominer et à les asservir. Cette légende, on la trouve répétée à chaque instant dans les discours et les écrits de nos protectionnistes ; un auteur, notamment, dont l’ouvrage peut être considéré comme classique, un professeur de l’école de droit de Paris, M. Paul Cauwès, dans le précis de son cours d’économie politique, résumant sa doctrine historique sur ce point, s’exprime en ces termes : « L’Angleterre, en ce siècle seulement, alors que sa suprématie fut solidement assise, s’ouvrit au libre-échange, réforme opportune dont on peut dire avec Boldivin : Il en est du libre-échange comme de la plupart des produits manufacturés anglais, fabriqués beaucoup moins pour la consommation du pays que pour l’exportation. » Précis du cours d’économie politique, tome I, p. 643. Plus loin, p. 680, au chapitre du commerce international, il dit : « Les Anglais n’ont pris l’initiative des reformes de liberté commerciale qu’après plusieurs siècles de prohibitions et de mesures protectrices, à l’abri desquelles leur industrie nationale avait acquis une puissance incomparable. »

En outre, un des leaders de la protection, M. Pouyer-Quertier, dans sa déposition devant la commission du tarif général des douanes, en l’année 1878, affirmait que le libre-échange ne convenait pas à un pays de démocratie comme la France, parce que c’était une invention de l’aristocratie anglaise ; et cette thèse, habilement présentée par l’orateur normand, n’a rencontré, devant la commission d’enquête, aucun contradicteur. On voit la gravité de ces allégations, et combien il importe d’en vérifier l’exactitude. Si elles sont fondées, en effet, s’il est vrai que l’Angleterre n’a substitué le libre-échange à la protection qu’en vue d’écraser et de miner par la concurrence, grâce à sa supériorité industrielle, les industries des autres peuples, ceux-ci doivent se défier et repousser de toutes leurs forces un régime de liberté qui, chose étrange, tournerait à leur oppression et finalement à leur ruine.

Examinons donc, l’histoire à la main, ce que valent ces allégations des partisans du monopole. Cet examen, d’ailleurs, est des plus facile à faire ; c’est, en effet, au grand jour, en pleine lumière, que s’est faite la réforme libre-échangiste, comme se font toutes les réformes dans les pays libres. C’est en l’année 1846, après huit ans d’agitation et de discussion dans la presse, dans les réunions publiques et à la tribune du Parlement, que le régime protecteur a été aboli sous le ministère d’un grand homme d’État anglais, sir Robert Peel. Mais si Robert Peel a été l’homme d’État qui a accompli cette réforme, d’autres hommes publics l’avaient préparée, s’étaient posés en apôtres de ce nouvel évangile, des hommes notamment que l’histoire placera au premier rang, Cobden et Bright. Ces deux hommes célèbres ont conduit, pendant huit années, de 1838 à 1846, l’agitation du Free Trade à la tête d’une ligue puissante connue sous le nom de Ligue de Anti-corn Law. (Ligue contre les lois céréales).

Quel était le programme de cette ligue, et quelle pensée maîtresse dirigeait ses inspirateurs et ses adhérents ? S’agissait-il, comme le disent nos protectionnistes, d’une campagne dirigée par l’aristocratie en vue de l’exportation des produits anglais et de l’écrasement des industries étrangères ? Le nom même de cette grande association va nous faire connaître son objet et le but par elle poursuivi : c’était la ligue de l’Anti-corn Law, contre les lois céréales : elle réclamait l’abolition totale, immédiate et sans condition des lois céréales. Reste à savoir ce qu’étaient les lois céréales ; les orateurs de la ligue vont nous l’apprendre, les Cobden, les Bright, les Fox, les Thompson : qu’on lise leurs discours dans les meetings ou ceux prononcés à la tribune du Parlement, — il y en a une excellente traduction dans le livre de Bastiat intitulé Cobden ou la Ligue pour l’affranchissement des échanges —, partout on les voit attaquant la loi céréale, la dénonçant comme un privilège légal organisé par l’aristocratie des landlords, propriétaires du sol de l’Angleterre, en vue d’élever artificiellement le prix du blé et de la viande au moyen des droits de douane prétendus protecteurs, empêchant l’entrée en Angleterre des blés et de la viande étrangers, au risque d’affamer le peuple.

« Que sont ces grands seigneurs de la landocratie, dit Cobden, sinon des marchands de blés et de viande, qui veulent s’assurer un bon prix de leurs marchandises, un prix de monopole par vote du Parlement, convertissant en halle ce qui devrait être le temple de la justice. » (Discours du meeting de la Ligue du 13 mai 1843.)

De même dans un autre meeting du 22 janvier 1845, Bright disait à Manchester : « La cause du libre commerce est celle de la justice et du droit, et la ligue proteste contre l’iniquité des lois céréales. Ces lois ont pour objet de spolier les classes industrieuses par une famine artificielle en vue d’enrichir les grands propriétaires du sol, ceux qui se disent la noblesse de la terre » — land lords.

Un autre orateur, W. Fox, disait également : « La loi céréale est un défi jeté par l’aristocratie à l’éternelle justice, un effort en vue d’élever artificiellement la valeur de la propriété foncière (Meeting de la Ligue du 30 mars 1843.) Tel est le langage des Ligueurs, de ces avocats de l’aristocratie anglaise, au dire de M. Pouyer-Quertier, et, qu’on ne s’y trompe pas, ce qu’ils poursuivent c’est la destruction de tous les droits protecteurs, quels qu’ils soient ; c’est l’établissement de la liberté absolue du commerce : s’ils visent plus spécialement la loi-céréale, c’est qu’elle est la clef de voûte de l’édifice du monopole ; c’est, en effet, la part de l’aristocratie dans la spoliation, de cette aristocratie qui détient en ses mains le pouvoir législatif ; cette partie détruite, les landlords désormais désintéressés, abattront de leurs propres mains le reste du monstrueux édifice. Grâce à l’activité des Ligueurs, à leur indomptable énergie, l’heure du triomphe sonna enfin pour la liberté ; en 1846, après la conversion de lord John Russel, le chef du parti des Whigs, ce fut le tour du premier ministre, sir Robert Peel, de prendre en mains le drapeau du Free-Trade. Chose remarquable, Peel avait été porté au pouvoir par l’aristocratie des torys en vue de lutter contre les Ligueurs et de sauvegarder les privilèges séculaires des landlords : cédant enfin à l’évidence, convaincu de la justice de cette grande cause et de l’utilité, de l’indispensable nécessité d’assurer l’alimentation du peuple, ce grand ministre n’hésita pas à abandonner son parti et, au gouvernement de l’année 1846, il fit voter par le Parlement anglais l’abrogation des lois céréales, abrogation sans condition, suivant la formule des Ligueurs.

Sans condition, cela veut dire sans condition de réciprocité ; il importe de bien mettre en relief le sens et la portée de cette expression : l’aristocratie, se sentant vaincue sur le terrain des principes, essaya, par toutes sortes de sophismes, de retarder le moment de la défaite : elle opposa notamment ce que Cobden appelait la fallacy de la réciprocité, disant qu’il ne fallait ouvrir les ports de l’Angleterre aux produits étrangers qu’à la condition que les étrangers en feraient autant. Cobden fit justice de cette spécieuse objection, en faisant remarquer que chaque peuple est maître de sa législation et doit l’établir en conformité des intérêts généraux bien entendus ; que l’intérêt du peuple anglais était d’avoir du blé et de la viande en abondance et sans payer des taxes, et que si les étrangers étaient assez maladroits pour repousser leurs produits manufacturés, ce n’était pas un motif pour laisser mourir de faim le peuple anglais. Finalement, grâce à la conversion de sir Robert Peel, entraînant à sa suite la majorité du Parlement, les lois céréales furent enfin abrogées ; mais dans son irritation contre le grand homme d’État qu’elle accusait de trahison et de perfidie, l’aristocratie noua des intrigues contre lui, organisa une coalition dans le Parlement et réussit à le renverser du pouvoir. Notons ici les mémorables paroles qu’il prononça après le vote qui le mettait en minorité. « Je quitte le pouvoir, en butte aux censures sévères d’hommes qui, sans obéir à des inspirations égoïstes, adhérent sincèrement au principe de la protection. Quant à ceux qui défendent le système protecteur par des motifs moins respectables et uniquement par intérêt privé, quant à ces partisans du monopole, leur exécration est à jamais acquise à mon nom ; mais peut-être ce nom sera plus d’une fois prononcé avec bienveillance sous l’humble toit des ouvriers, de ceux qui gagnent leur vie à la sueur de leur front, eux qui auront désormais pour réparer leurs forces épuisées, le pain en abondance et sans payer de taxe, pain d’autant meilleur qu’il ne s’y mêlera plus, comme un levain amer, le ressentiment contre une injustice. » Ces éloquentes et magnifiques paroles, nous devions les citer pour relever une objection des protectionnistes : ceux-ci, à l’appui de leur thèse historique, ont invoqué les paroles suivantes prononcées par Peel au cours de la discussion : « Qu’avons-nous à craindre du libre-échange ? Grâce à notre supériorité industrielle, nous battrons les autres nations. » « Nous battrons les autres nations ». Voilà, a-t-on dit, la pensée secrète, machiavélique de la perfide Albion : c’est pour écraser les autres nations dans la lutte de la libre concurrence qu’elle a fait sa conversion au libre-échange. La vérité est que ces paroles de Peel, ainsi prononcées au cours de la discussion, ont été une manœuvre de tacticien parlementaire en vue d’assurer la majorité à son projet de loi ; pour vaincre les résistances de certains membres du Parlement, il a cru devoir — manœuvre habile que nous signalons sans l’approuver — les rassurer sur les conséquences de l’abrogation des lois céréales en flattant leur chauvinisme, et en vantant leur supériorité industrielle.

Voilà le but et la portée de ces paroles ; c’est le stratégiste, le parlementaire qui tenait un tel langage ; mais de Peel à Peel lui-même nous en appelons de la véritable pensée qui a présidé à cette grande révolution économique, nous nous référons à l’admirable discours dont nous venons de citer la péroraison. Ici, le tacticien parlementaire n’avait que faire d’essayer à être habile, il venait d’être vaincu, mis en minorité, il descendait du pouvoir, et c’est à ce moment que parlant en toute sincérité, sans arrière-pensée aucune, il a révélé la véritable portée de l’œuvre accomplie : « Désormais le peuple anglais aura du pain en abondance et sans payer de taxes injustes ». Ce discours est conforme à ceux des orateurs de la Ligue, et c’est ce qui achève de prouver qu’il est l’expression de la vérité historique : il est d’accord avec ceux des Cobden, des Bright, des Fox, en un mot avec le programme de la Ligue dont le vote du Parlement assurait le triomphe.

Dès lors l’objection qu’on nous oppose est sans valeur aucune et ce qu’il faut retenir, c’est que, sur les ruines du monopole, les Anglais ont organisé le régime du libre-échange sans condition, sans réciprocité exigée des autres libre échange unilatéral, one-sided.

Voilà l’histoire de cette grande révolution économique ; si la France fête cette année le centenaire de sa glorieuse révolution de 1789, l’Angleterre pourra célébrer dans un demi-siècle, à aussi juste titre, le centenaire de la révolution non moins féconde ni moins glorieuse opérée en 1846. Si nous n’étions retenu par les limites de ce travail, il nous serait facile, en effet, de montrer les conséquences bienfaisantes de cette réforme, non pas au point de vue anglais seulement, mais à un point de vue général, dans l’intérêt de la liberté et de la paix du monde entier, et combien est-elle vraie cette belle devise du Cobden Club : « Liberté du commerce, paix, amitié entre les nations ».

Que devient dès lors la légende protectionniste, cette légende du libre-échange organisé par l’aristocratie anglaise en vue de l’exportation et de l’écrasement des industries des autres peuples ? Sunt verba et voces, et præterea nihil ! L’histoire donne à cette légende un démenti formel, catégorique : ce qui en ressort avec l’éclat de l’évidence, c’est que la liberté du commerce a été établie en vue de la consommation intérieure, pour assurer au peuple anglais du pain en abondance et sans payer de taxe (c’est le mot de Peel), c’est que cette liberté a été établie sans condition de réciprocité, si bien qu’à cette heure, l’Angleterre reçoit dans ses ports en franchise les produits des autres nations, alors que ses produits manufacturés sont grevés de lourdes taxes aux frontières des autres peuples ou repoussés par des droits prohibitifs, et cela même dans ses propres colonies, par exemple au Canada et à Victoria en Australie.

En présence de ces faits certains, précis, irrécusables, il est difficile de ne pas protester avec indignation contre la légende protectionniste, contre cette falsification audacieuse de la vérité historique si légèrement acceptée, sans examen, sans contrôle sérieux, ce qui est plus grave, et enseignée dans nos écoles par des écrivains tels que l’honorable professeur de Paris, M. Cauwès.

Que vaut un système qui a besoin pour se soutenir d’avoir recours à de pareils moyens de propagande ?

La moralité de ses moyens indique suffisamment la moralité du but poursuivi, et il nous sera permis, en terminant, de dire que c’est pour les amis de la liberté une satisfaction grande de n’avoir besoin pour la défense de leur noble cliente que d’exposer les faits dans leur simplicité et leur exactitude.

E. MARTINEAU.

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