L’Encyclique du Pape Léon XIII et la question douanière

Ernest Martineau, « L’Encyclique du Pape Léon XIII et la question douanière » (La Nouvelle Revue, 1891, Tome 72)


L’ENCYCLIQUE DU PAPE LÉON XIII ET LA QUESTION DOUANIÈRE

Un comité de vingt membres, sous le titre d’Union de la France chrétienne, vient de se former à Paris à l’instigation de l’archevêque de Paris, sous la présidence de M. le sénateur Chesnelong.

Dans une déclaration qui a été publiée après la constitution du bureau, ce comité a fait acte d’adhésion aux principes de justice et de charité que la dernière encyclique du Pape « a remis, dit le comité, en pleine lumière avec une incomparable autorité ».

Quels sont ces principes dont l’Union de la France chrétienne entend faire son programme : c’est ce qu’il importe d’examiner ; d’autant plus que ces principes ont été formulés par le pape Léon XIII, au sujet de la question sociale, en vue de la résoudre, et que l’Association nouvelle formée à Paris comprend, parmi ses membres, des hommes politiques considérables, puisqu’en outre du président M. Chesnelong elle a à sa tête, comme vice-présidents, MM. de Mun et Keller.

Examinons donc, avec l’attention qu’il mérite, le nouveau document pontifical ; les principes fondamentaux une fois dégagés, nous en tirerons ensuite les conséquences.

De la condition des ouvriers : tel est le sujet spécial qui est traité dans l’encyclique dernière du pape Léon XIII ; comment doit être réglée cette condition ? Quelle solution doit être donnée à la question des rapports du travail et du capital, c’est-à-dire à la question sociale ? C’est ce qui fait l’objet de l’encyclique.

Faut-il adopter la solution socialiste, le collectivisme, qui est l’abolition de la propriété individuelle et la mainmise de l’État sur tous les biens ?

La réponse de Léon XIII est, à cet égard, catégorique et nette : « Cette théorie, dit-il, est souverainement injuste ; elle viole les droits légitimes des propriétaires, dénature les fonctions de l’État et tend à bouleverser de fond en comble l’édifice social. »

En quoi cette solution est-elle injuste ? « C’est que, nous dit-on, la raison du travail entrepris par tout producteur, le but immédiat visé par le travailleur, c’est d’obtenir un bien qu’il possédera en propre, avec le droit strict d’en user comme bon lui semblera. »

« La conversion de la propriété privée en propriété collective, tant préconisée par le socialisme, n’aurait d’autre effet que de retirer aux ouvriers la libre disposition de leur salaire : ce qui serait en opposition avec la justice, car la propriété privée est de droit naturel. »

« Une considération approfondie de la nature humaine fera bien ressortir cette vérité : l’homme est le maître de ses actions ; il est à lui-même, en quelque sorte, sa loi et sa providence. »

Tout cet exposé de principes est admirable et tracé de main de maître ; Léon XIII n’a pas oublié, on le voit, les études d’économie politique qu’il faisait étant archevêque de Pérouse, et les Say, les Charles Comte, les Bastiat ne désavoueraient pas ce langage.

Dans cet formule, d’une concision remarquable : « l’homme est le maître de ses actions, il est à lui-même sa loi et sa providence », on croirait retrouver la phrase de Charles Comte que Bastiat s’est appropriée :

« L’homme est un être libre, maître de lui-même, de ses facultés et de leurs produits ; en sorte que c’est dans la nature intime de l’homme que se trouvent les fondements mêmes de la liberté et de la propriété. »

Remarquez que Léon XIII rattache la propriété au travail, comme à sa naturelle origine ; avec son maître, Bastiat, il la définit : le droit, pour tout homme, de disposer librement de la valeur créée par son travail.

Les termes sont presque identiquement semblables ; la pensée, en tous cas, est la même.

Or, cette pensée, il faut la retenir, la bien mettre en lumière, car elle a une portée immense ; c’est toute une transformation, j’allais dire une révolution, qui bouleverse et démolit de fond en comble le système ancien de la propriété, le système de la propriété romaine et féodale.

Dans la bouche d’un pape, c’est le droit moderne, le droit humain qui parle et qui condamne le droit de la cité antique, le droit romain et féodal.

Autrefois, en effet, ce qui était à la base, c’était l’État, l’État-Providence, maître souverain des hommes et des choses ; la liberté, « c’était la faculté de faire tout ce qui n’était pas défendu par les législateurs, les hommes d’État ; la propriété, c’était la faculté de disposer de se biens dans les limites permises par les législateurs, par les hommes d’État ».

Tel était le droit romain, le droit de ces possesseurs d’esclaves qui est encore à la base de notre enseignement actuel du droit ; le droit auquel nous avons emprunté la définition de la propriété, que nous trouvons dans notre Code civil, art. 544, et qui est la traduction de la définition du droit romain.

Or cette encyclique, ce document pontifical condamne ces théories surannées ; la conception de l’État-Providence, du socialisme d’État y est formellement répudiée, dans les termes suivants, qui méritent d’être cités :

« Qu’on n’en appelle pas à la Providence de l’État, car l’État est postérieur à l’homme, à la société, et avant qu’il pût se former, l’homme déjà avait reçu de la nature le droit de vivre et de protéger son existence. »

L’État est postérieur à l’homme, à la société : voilà l’observation profonde.

Et pourquoi a-t-on établi l’État ? L’encyclique ne le dit pas explicitement, mais il est facile de suppléer à son silence, et nous pouvons dire que l’État c’est l’ensemble des pouvoirs publics, c’est la force publique organisée en vue de protéger et de garantir les droits des individus, les droits préexistants, antérieurs et supérieurs, qui consistent dans la liberté et la propriété.

Voilà la doctrine qui ressort avec éclat de l’encyclique dernière du pape Léon XIII ; voilà les principes qui doivent servir à la solution de la question sociale.

Or, à cette question sociale, à cette question de la condition des ouvriers, se rattache essentiellement la question des tarifs douaniers, la question de la restriction ou de la liberté des échanges.

Les mêmes principes que proclame l’encyclique, les principes de liberté, de propriété, c’est-à-dire, comme le dit en toutes lettres le document pontifical, le droit de disposer librement de sa chose, devront évidemment recevoir ici leur application.

Il me paraît superflu d’insister pour démontrer ce point : il est clair que, puisque la liberté et la libre disposition du fruit de son travail sont, d’après l’encyclique, des droits antérieurs à la formation de l’État, qui ont leur fondement dans la nature même de l’homme, les lois positives de tous les peuples civilisés, quelle que soit la matière qu’elles règlent, doivent, pour être justes, consacrer et garantir ces droits fondamentaux.

Cela posé, en quoi consiste le système douanier soi-disant protecteur ?

Pour le savoir, interrogeons le leader incontesté des protectionnistes, le rapporteur général de la Commission des douanes de la Chambre des députés, l’honorable M. Méline.

Dans la séance de la Chambre du 9 juin 1890, lors de la discussion du droit de 3 francs sur les maïs, il disait : « Si vous protégez l’un, vous atteignez forcément les autres ; par exemple, le droit sur l’avoine est payé par les cultivateurs qui achètent de l’avoine et qui n’en produisent pas, de même pour le blé, le seigle, etc… » ; dans une autre séance plus récente, le 18 juin dernier, il disait encore : « Les huileries qui utiliseront les colzas frappés d’un droit protecteur verront leur matière première ENCHÉRIR. »

Qu’est-ce que ce renchérissement, cette atteinte forcée dont parle le leader de la protection ? Cela est aisé à comprendre, étant donné le but du système protecteur.

Ce système a pour but, de l’aveu de ses partisans, d’assurer aux producteurs nationaux des prix rémunérateurs ; à cet effet on utilise les tarifs de la douane comme une barrière servant à repousser les produits similaires étrangers ; on diminue ainsi sur le marché l’abondance des produits et cette disette artificielle amène à sa suite la cherté.

C’est pour cela que dans le livre de la Révolution économique publié sous le patronage de M. Méline, il est dit que les droits de douane ont été institués pour le producteur national.

Par exemple, le peuple français en général, notamment la classe ouvrière, ont besoin de blé ; la production nationale n’étant pas en état de suffire aux besoins de la consommation, il faut s’adresser à la production étrangère pour combler le déficit de notre production, mais, dans l’intérêt des producteurs nationaux, on restreint l’importation des blés étrangers en vue d’amener par la disette de l’offre le renchérissement du blé indigène.

À cet effet on a établi une taxe de 5 francs sur les blés, en sorte que l’importation étant ainsi ralentie, les blés se vendent par exemple en France 30 francs les 100 kilos alors que sur les marchés de Londres et d’Anvers, marchés libres, ils se vendent 24 ou 25 francs seulement.

Voilà comment, pour parler comme M. Méline, quand vous protégez les producteurs de blé, vous atteignez forcément les autres, les consommateurs de blé.

Or, il n’est pas difficile de voir que cette atteinte est une atteinte au droit de propriété, tel que l’encyclique le définit, au droit de libre disposition du fruit de son travail.

Voyez en effet la condition de l’ouvrier sous ce régime : il a travaillé — et il a travaillé sous la pression de la concurrence étrangère, je veux dire qu’aucune taxe de douane ne l’a protégé contre la concurrence des ouvriers étrangers, en sorte que son salaire est réduit par cette concurrence étrangère —, or ce salaire ainsi réduit dont il devrait avoir le droit d’user comme bon lui semblera, on lui en retire, de par le système soi-disant protecteur, la libre disposition, puisqu’on a mis à la douane une barrière en vue de réduire sur le marché la quantité, l’abondance des produits de toute sorte dont il a besoin pour lui et pour sa famille, afin de renchérir les prix.

Cette taxe de renchérissement, dont bénéficie le producteur national, c’est évidemment une atteinte au droit de propriété. En effet, le droit d’acheter librement ce dont on a besoin fait partie intégrante du droit de propriété, et la protection qui restreint ce droit, qui atteint forcément les consommateurs des produits protégés, est une violation incontestable du droit de propriété, tel que l’encyclique le définit.

Nous arrivons ainsi à reconnaître que la protection est une des formes du socialisme d’État ; si bien que les termes de l’encyclique s’y appliquent exactement.

La protection, c’est du collectivisme, et « cette conversion de la propriété, tant préconisée, n’a d’autre effet que de rendre la condition des ouvriers plus précaire en leur retirant la libre disposition de leur salaire : or, cela est en opposition flagrante avec la justice, car la propriété privée est pour l’homme de droit naturel. »

La protection, c’est un appel à la Providence de l’État : au lieu de laisser à chacun la libre disposition de sa chose, du fruit de son travail, le législateur intervient pour pondérer les profits des diverses industries ; sous prétexte de protéger certaines branches de la production nationale, de leur assurer un prix rémunérateur, l’État trouble les lois naturelles du travail et de l’échange et renchérit artificiellement le prix des produits protégés en soutirant par force, par l’artifice des tarifs, de l’argent de la bourse des acheteurs pour grossir d’autant la bourse des protégés, des favoris de ce régime.

Voilà de quelle manière les hommes d’État providentiels de la protection encouragent et développent la production nationale : pour parler le langage sévère, mais exact, de l’encyclique, ils violent le droit légitime de propriété, dénaturent les fonctions de l’État et tendent à bouleverser de fond en comble l’édifice social.

Cette injustice criante, odieuse, elle est organisée pour les riches au préjudice des pauvres ; et cependant, si le pauvre ne doit léser son patron ni dans sa personne ni dans ses biens, ce qui est la stricte justice, le riche, de son côté, doit pratiquer avant tous les autres devoirs ceux qui dérivent de la justice ; c’est ce qu’enseigne formellement l’encyclique, et Léon XIII ajoute « que ce serait un crime à crier vengeance au ciel de frustrer quelqu’un du prix de ses labeurs ». 

L’entendez-vous, chrétiens, ce langage véhément du chef de la catholicité : « Ce serait un crime à crier vengeance au ciel de frustrer quelqu’un du prix de ses labeurs » ?

Eh bien, c’est ce qui arrive avec la soi-disant protection ; par l’artifice des tarifs, la masse du public consommateur, les ouvriers notamment, sont dépouillés du fruit de leur labeur.

Oh ! sans doute, c’est inconsciemment que la plupart des catholiques ont voté ces mesures douanières, croyant sincèrement que le travail national était menacé par la concurrence envahissante des produits étrangers ; mais il est temps qu’ils ouvrent les yeux et voient enfin l’injustice de ce système.

On ne doit l’impôt qu’à l’État : voilà la réponse catégorique aux théoriciens de la protection qui, dans le livre de la Révolution économique, ne craignent pas de mettre en avant cet audacieux sophisme, à savoir que l’impôt de la douane a été institué AU PROFIT DES PRODUCTEURS NATIONAUX.

C’est à titre de contribuables que les citoyens doivent l’impôt ; l’impôt ne peut donc avoir d’autre destination que de solder les dépenses communes, et nul individu n’a qualité pour exiger une redevance, une taxe quelconque de ses concitoyens en vue de payer ses dépenses privées.

Voilà la condamnation sans réplique des taxes de protection douanière.

Déjà un savant et éloquent évêque, l’évêque d’Angers, traitant, l’année dernière, dans le discours d’ouverture du Congrès catholique d’Angers, le 8 octobre dernier, la même question qui était l’objet de l’encyclique pontificale, la question des ouvriers, faisait ressortir avec beaucoup de force les inconvénients et les dangers de cette extension des attributions de l’État.

« L’État, disait-il, a pour mission de protéger tous les droits ; il doit protéger la liberté du travail et son complément naturel, nécessaire, la liberté d’association. Mais il y a un abîme entre cette proposition : l’État intervient comme gardien de la justice dans l’observation du contrat de travail, ce qui est son droit, et cette autre proposition trop souvent émise : l’État intervient pour fixer lui-même les termes du contrat, ce qui est le pur socialisme d’État. »

« Partant de là, ajoute-t-il, on attribue au législateur le droit de fixer la limite maximum de la durée du travail, le droit d’imposer aux patrons un minimum de salaire, et enfin le droit de fixer la proportion entre les salaires et les bénéfices commerciaux et industriels. »

Dans cette énumération des conséquences du socialisme d’État, il en est une, et non des moins importantes, qui a été passée sous silence par le savant évêque, et nous avons le droit de manifester, à ce sujet, notre grande surprise ; nous voulons parler de la réglementation par l’État de la proportion entre les bénéfices des diverses branches de la production nationale.

Par l’établissement des tarifs de soi-disant protection, en effet, le législateur prétend arriver à établir une pondération, un équilibre entre les profits des producteurs en assurant à certaines branches de la production des prix rémunérateurs.

Or, pour parler le langage du savant évêque, l’État intervient ici non plus comme gardien de la justice et de la morale dans l’observation du contrat d’échange, mais pour fixer lui-même les termes du contrat, ce qui est le pur socialisme d’État.

Voici, par exemple, que, par l’artifice des tarifs protecteurs, vous me forcez à surpayer le prix d’un produit protégé, blé, viande, houille, fer, etc. : quand je paie ainsi au producteur national, pour employer la formule de la Révolution économique, l’impôt de douane sous forme de renchérissement, est-ce que l’État ne sort pas de son rôle en fixant lui-même les termes du contrat et m’ôtant ma liberté d’acheter, pour régler arbitrairement le prix des produits ?

« De quel droit et à quel titre, dirai-je avec le savant évêque d’Angers, l’État s’attribue-t-il un pouvoir aussi formidable que celui-là ? »

« De quel droit et à quel titre, dirai-je, en m’appuyant sur l’encyclique du pape Léon XIII, m’ôtez-vous, à moi propriétaire, le droit de disposer à mon gré du fruit de mon travail, salaire ou autre ? »

Chose étrange, ni le discours de l’évêque d’Angers, ni l’encyclique du pape Léon XIII n’ont fait allusion, d’une manière explicite, à cette forme indiscutable du socialisme d’État.

Les socialistes ne s’y sont pas trompés, eux : c’est avec une satisfaction mal déguisée qu’ils ont salué le réveil du protectionnisme dans le monde : l’un d’eux, un journaliste, écrivait dans la Justice du 5 mars 1890 les lignes suivantes :

« Les économistes ont reproché aux partisans de la protection de verser dans l’ornière socialiste, ceci est vrai à demi.

Le but est différent : les protectionnistes visent surtout à assurer des profits aux propriétaires et aux industriels : mais il est très exact que les moyens employés se ressemblent.

Aussi le mouvement protectionniste ne peut qu’aider à l’éclosion et au développement du mouvement prolétarien. »

C’est un écrivain socialiste, nommé Rayga, qui écrit ces lignes et, en lisant le livre de la Révolution économique, on peut voir que l’écrivain invoqué le plus souvent à l’appui de la thèse protectionniste est Proudhon.

Et nunc intelligite et erudimini : si vous avez été assez aveugles pour ne pas voir le véritable caractère de la soi-disant protection, si vous n’avez pas compris que cette protection tant vantée a été une des manifestations premières du socialisme d’État, laquelle a précédé le mouvement du prolétariat moderne et l’a enfanté, ouvrez les yeux et voyez enfin l’abîme creusé sous vos pas.

Ce n’est pas en vain, comme le dit l’encyclique, que l’on organise l’injustice en dénaturant les fonctions et le rôle de l’État : vous réglementez les profits des riches, des grands propriétaires, des gros industriels, vous faites intervenir la loi, l’État, pour leur assurer un minimum de profits ; mais voici que les ouvriers, dont vous avez surexcité les appétits, viennent au nom de la logique, en se réclamant de vos principes, demander qu’on les protège à leur tour, et que l’État intervienne pour réglementer les heures de travail et leur assurer un minimum de salaires.

Quelle perversion de tous les principes de justice et de moralité ! La notion du droit vrai est tellement faussé dans les esprits, que lorsque le législateur oublie de comprendre certaines catégories de producteurs dans les faveurs de la protection, ceux-ci réclament bruyamment, criant à l’injustice et se plaignant avec amertume de ne pas avoir leur part de spoliation.

C’est ce qui s’est produit notamment lors du dégrèvement des cocons et des soies grèges ; les sériciculteurs ont protesté, se disant sacrifiés et réclamant, au nom de la justice, leur part d’injustice légale ; et, pour les apaiser, on leur a alloué des primes qui vont grever le budget aux dépens des contribuables.

Le plus grave danger peut-être de cette perversion du rôle de l’État, c’est d’amener le peuple à penser que la propriété n’est pas un droit naturel, mais une création artificielle de la loi, que le législateur peut ainsi organiser à son gré, selon ses fantaisies et caprices, et qu’il a même le droit de supprimer au besoin.

Si, en effet, c’est le législateur qui crée la propriété, il a incontestablement le droit de la modifier à son gré et même de la détruire ; c’est cette conséquence dernière que réclament les collectivistes en demandant l’abolition de la propriété individuelle, et pour échapper à cette conséquence ultime, le moyen unique est de remonter jusqu’au principe et d’en proclamer la fausseté.

Non, il n’est pas vrai que la propriété soit un droit artificiel, factice, une création du législateur, de l’État ; comme le dit avec raison l’encyclique, le droit de propriété est un droit naturel basé sur le travail, antérieur à la formation de l’État, et la seule mission de l’État est, non de l’organiser et de le modifier, mais de le protéger et de le garantir.

Législateurs de la protection, reconnaissez votre erreur, erreur lamentable, grosse de dangers de toute sorte ; vous dépassez ainsi la limite de vos droits et de votre puissance raisonnable ; vous n’avez pas le droit de créer artificiellement des suppléments de profits, des plus-values au profit des riches, non plus que vous n’avez le droit de créer des suppléments de salaires au profit des ouvriers.

Les principes de l’encyclique, ces principes que l’association de l’Union chrétienne proclame véritables et salutaires, empreints d’une incomparable autorité, conduisent tout naturellement à la condamnation de la protection, une des formes les moins contestables du socialisme d’État.

Vous avez donc le devoir strict de conformer votre conduite politique, vos actes législatifs, aux principes solennellement proclamés par votre chef catholique, et qui avaient par avance l’adhésion de M. l’évêque d’Angers.

Comment pourriez-vous, d’ailleurs, persister dans votre attitude protectionniste sans fouler aux pieds, non seulement tous les principes de la justice, mais encore ceux de la charité chrétienne ! Est-il donc besoin d’un long examen pour reconnaître que la protection n’est pas autre chose que la codification de l’égoïsme ?

C’est M. Méline lui-même qui nous a fait connaître, de sa parole autorisée, le véritable caractère de la protection, lorsqu’il a dit, le 9 juin 1890 : « Si vous protégez l’un, vous atteignez nécessairement les autres, c’est inévitable. »

Qu’est-ce à dire sinon que ce système est la mise en pratique, dans notre législation douanière, de cette politique d’affaires célèbre : « Les affaires c’est l’argent des autres. »

« L’argent des autres », le bien d’autrui soutiré législativement, et cela au profit des riches, des grands propriétaires, des gros industriels : voilà la politique que la plupart des conservateurs catholiques soutiennent de leur parole et de leurs votes au Parlement.

C’est un système économique qui a pour but de rendre les riches toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres, que soutiennent les législateurs de la soi-disant protection.

Que devient, dans un pareil système d’odieux égoïsme, je ne dis pas même la charité, ce sentiment sublime que le Christ est venu prêcher au monde, mais la justice, la justice depuis si longtemps promise au peuple, comme disait éloquemment naguère M. de Mun, M. de Mun le législateur protectionniste !

Chose étrange et qui prouve combien est grande l’infirmité de notre humaine nature : M. l’évêque d’Angers lui-même, qui a si vigoureusement condamné et flétri le socialisme d’État, à la différence de M. de Mun, dont les tendances socialistes avaient jusqu’ici été assez nettement accusées, M. l’évêque d’Angers, dis-je, a soutenu, sinon de sa parole, du moins de son vote, les taxes de protection adoptées par la Chambre des députés.

Quelle inconséquence de la part d’un esprit aussi élevé, et qui, dans le très remarquable discours que j’ai cité plus haut, a déclaré si fermement qu’en dehors du droit il n’y a qu’injustice, et que sans les principes on ne peut rien construire de solide ni de durable.

Loin de moi la pensée d’accuser ses intentions ; il est à croire que, comme tant d’autres, il s’est laissé prendre aux sophismes spécieux de la protection ; il a craint, pour le travail national, les conséquences de ce qu’on appelle l’invasion, l’inondation du marché par les produits étrangers.

Crainte chimérique, que dissipera un examen plus approfondi de la question économique.

Quoi qu’il en soit, les principes ont leur logique, logique impérieuse, inéluctable, et tous les principes de justice et de charité proclamés avec tant d’autorité par l’encyclique dernière, et d’avance adoptés par l’évêque Freppel, dans son discours du 8 octobre dernier ; tous ces principes, d’accord avec les considérations les plus graves tirées de l’ordre public et de la paix sociale, aboutissent à la condamnation de cette théorie de la protection qui n’est pas autre chose que la spoliation, le vol organisé.

Législateurs catholiques, membres de l’Union chrétienne, vous ne pouvez pas sans inconséquence, sans mentir aux principes de l’encyclique comme aux principes de l’Évangile, vous ne pouvez pas, dis-je, continuer à soutenir de vos discours et de vos votes un système qui viole manifestement la justice, la liberté et la propriété.

Disciples et sectateurs du Christ, si vous condamnez le socialisme d’État organisé au profit des pauvres, comment pourriez-vous soutenir la protection qui est le socialisme d’État organisé au profit des riches ? 

 E. MARTINEAU.

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