Discours sur le droit des gens

Dans ce premier discours, Le Trosne étudie les principes qui doivent présider aux relations entre les peuples, dont l’union dans un état de pays constitue la situation naturelle. Le droit des gens, distingué du droit civil, intérieur à chaque nation, se fonde sur les usages et indique les règles à suivre relativement aux guerres, aux traités, aux prisonniers, aux ressortissants, aux ambassadeurs, etc. Dans toutes ses manifestations, le droit est du côté de la justice, et donc de la paix : il prescrit aux Rois la modération et la clémence, auxquelles mènent déjà leur intérêt bien entendu. B.M.  


DISCOURS SUR LE DROIT DES GENS

ET SUR L’ÉTAT POLITIQUE DE L’EUROPE.

 

Guillaume-François LE TROSNE

 

1762

 

 

 

DISCOURS SUR LE DROIT DES GENS

 

Si tous les hommes réunis ne composaient qu’une même nation, le Genre humain ne serait qu’une grande famille, régie par une même autorité. Mais qui serait le dépositaire de cette autorité ? Quel homme mortel pourrait soutenir un tel fardeau ; contenir une si grande multitude ; entretenir l’harmonie dans un si vaste corps ; atteindre d’un bout à l’autre de l’univers, et faire sentir partout les influences d’une autorité dont la nature est de diminuer en s’étendant, et de se détruire ?

Il n’appartient qu’au souverain Maître d’exercer cet empire universel. C’est lui qui a partagé la terre entre les enfants des hommes ; qui en confondant leur langage les a contraints de se séparer, et qui a présidé à la dispersion des peuples qu’un même pays ne pouvait plus contenir. Les hommes se font multipliés à l’infini ; ils ont couvert la terre ; et de proche en proche les nations se font placées les unes à côté des autres.

La division des hommes en différents peuples, a sans doute établi des rapports nouveaux ; mais a-t-elle détruit les anciens ? Elle a uni d’une manière plus intime ceux qui se font trouvés faire partie de la même société ; mais leur a-t-elle rendu tous les autres indifférents et étrangers ? Elle a fait naître l’amour de la patrie ; mais l’effet de cette passion si noble, si capable de produire de grandes choses, doit-il être de rétrécir le cœur, et d’y éteindre tout amour pour le reste des hommes ? Non sans doute, des rapports secondaires et de convention, ne peuvent détruire une union fondée sur la nature ni rompre des liens indissolubles, des liens aussi sacrés que ceux du sang et de la communauté d’origine.

Il existe donc des relations d’homme à homme : et comme les nations ne sont que des membres de la société universelle du genre humain, il existe aussi des devoirs de nation à nation.

Quel est le principe de ces devoirs, leur nature, leur étendue ; quelles sont les lois, soit primitives soit de convention, qui gouvernent les peuples entre eux. C’est ce que nous nous proposons de rechercher dans ce Discours. Nous considérerons d’abord le droit des Gens dans sa source, et dans la généralité de ses principes. Descendant ensuite dans le détail, nous le verrons fixer les limites des Empires, décider des titres de leur propriété, autoriser la guerre lorsqu’elle est nécessaire pour le maintien de la société, et déterminer l’usage et les bornes de ce droit redoutable. Enfin nous le verrons présider aux traités, en ordonner l’exécution, et les sceller de la religion du serment.

 

PREMIÈRE PARTIE

Si les besoins de l’homme et ses inclinations le portent à la société, la raison lui prescrit en même temps la manière dont il doit se conduire pour y vivre heureux. Elle lui fait voir que la société ne réunit les hommes que pour leur avantage commun, et pour leur procurer les biens dont la solitude les priverait ; qu’elle est donc par elle-même un état de paix et de bienveillance ; que vouloir en tirer ces avantages sans y contribuer, c’est la détruire, c’est par la plus absurde des inconséquences vouloir vivre avec les hommes, et vouloir habiter seul sur la terre.

Elle lui montre que l’amour qu’il se doit à lui-même, n’est légitime qu’autant qu’il est réglé et modifié par celui qu’il doit aux autres : et dans ce seul principe de l’amour de soi-même bien dirigé, elle lui découvre toute l’étendue que doit occuper dans son cœur l’amour de ses semblables, et tous les devoirs qui en résultent, suivant le degré d’union qu’il a avec eux.

Telle est la première loi de la société humaine, établie par le souverain Législateur. Cessera-t-elle parce que les hommes ont formé des sociétés particulières ? Non sans doute ; si elle oblige tous les hommes indépendamment et antérieurement à tout établissement, parce qu’elle est éternelle comme son auteur ; elle les oblige en quelque état qu’ils se trouvent, parce qu’elle est constante et immuable : est vera lex constans, sempiterna. Et si elle est le fondement des lois civiles, elle est aussi la loi des nations entre elles : omnes gentes et omni tempore, una lex et immutabilis continet.

Il existe donc des lois qui assujettissent les sociétés et ceux qui les gouvernent : il est des devoirs de justice et d’humanité de nation à nation ; et ces devoirs comme ceux des hommes entre eux, dérivent de l’amour de soi-même concilié avec l’amour que l’on doit aux autres. Car Dieu n’ordonne aux hommes d’aimer leurs semblables, que parce que cet amour contribue à l’avantage de chaque individu : comme il n’exige le tribut si légitime de leur amour, que parce qu’il peut seul faire le vrai bonheur de la créature.

Qu’il est simple et fécond le principe de ces lois, dont la pratique est si importante au repos du genre humain. Tous les hommes sont frères par leur origine : ils doivent donc s’aimer ; leur père commun ne leur ordonne autre chose. Ils ont tous besoin les uns des autres ; c’est un nouveau motif d’amour et d’union qui doit les porter à s’entre-aider par une communication réciproque de secours et de services. Les sociétés civiles ne sont que des membres de la société générale, qui les renferme toutes dans son sein ; elles doivent donc l’entretenir au lieu de la déchirer pour des intérêts particuliers. Tous les peuples habitent la même terre assez étendue pour satisfaire à leurs besoins, et même à leurs désirs ; ils doivent s’y voir sans jalousie, sans désirer ce qui est aux autres.

L’état naturel des nations les unes à l’égard des autres est donc un état de paix et d’union. Elles forment entre elles une société, d’égalité et d’indépendance, qui exige des égards et des ménagements réciproques. Dans une même ville tous les citoyens sont également libres sous la protection des Lois ; quoique le rang ou les richesses mettent entre eux des distinctions. Ainsi dans la société générale des nations, l’inégalité de puissance et de force ne doit point troubler l’harmonie générale, et mettre en danger la liberté des plus faibles. L’état contraire est un désordre d’autant plus grand que les conséquences en sont plus terribles.

Ô Souverains ô vous qui tenez dans vos mains le repos ou les malheurs de la terre ; qui ordonnez le calme ou excitez la tempête ; vous dont la voix puissante, comme celle du Très-haut dont vous êtes les images, sait contenir la multitude des nations, ou l’agiter comme les flots de la mer : si jaloux de la tranquillité de vos Sujets, vous savez leur dicter des Lois justes ; de la même source où vous puisez les Lois que vous leur donnez dérivent aussi celles qui gouvernent la société des nations entre elles. Vous n’avez pas de maître sur la terre ; mais vous avez des égaux : plus vous êtes indépendants, plus il vous convient d’être justes.

À ces premiers principes d’équité, qui obligent les Souverains comme les Sujets, se joignent des Lois particulières auxquelles la constitution même des sociétés a donné lieu. Chacune au moment de sa formation devient une personne morale qui a une volonté particulière, des droits tous différents de ceux des membres qui la composent, une manière d’acquérir et de conserver qui lui est propre. Ce nouvel état a produit entre les hommes de nouveaux rapports, des liaisons d’un autre genre et par conséquent a exigé de nouvelles Lois qui dérivent à la vérité des premiers principes, en tant qu’elles sont justes et nécessaires, mais qui s’éloignent de leur simplicité.

La combinaison de ces Lois, est ce qu’on appelle le Droit des Gens. Il est à l’égard des nations entre elles, ce qu’est le droit civil entre les Sujets. L’un et l’autre ne sont autre chose que le Droit naturel même modifié, et appliqué suivant les besoins et les circonstances ; l’un aux hommes dans les rapports qu’ils ont entre eux comme Sujets et Citoyens ; l’autre aux Peuples et aux Souverains, dans les relations qu’ils ont ensemble et les intérêts qu’ils ont à ménager entre eux.

Le Droit des Gens est sans doute d’un autre ordre que le Droit civil. Si l’un et l’autre ont une même origine, l’application des principes qui leur sont communs ne dérive pas de la même autorité. Le Droit des Gens ne doit pas le détail de ses Lois à un Législateur particulier ; il n’a pas été rédigé par écrit dans une assemblée générale des Souverains. Il est le résultat des usages universellement reçus, et observés réciproquement par les peuples qui les ont admis. C’est une espèce de tradition ordinairement fondée fur la justice, sur l’humanité, sur l’intérêt commun. Le Droit civil dans ce qu’il contient d’arbitraire, n’est autre chose que la volonté personnelle d’un Souverain. Le Droit des Gens renferme le vœu de tous les peuples ; il est produit par le contentement volontaire des nations qui se font gloire de le reconnaître et de le suivre ; et par fon importance il est autant au-dessus du Droit civil que les États sont au-dessus des particuliers. L’un assure la tranquillité des familles, l’autre celle des nations : l’un fixe les bornes d’un héritage ; l’autre détermine les limites des Empires.

C’est le Droit des Gens qui distingue les peuples policés des peuples barbares. C’est lui, par exemple, qui perfectionné par la Religion, a banni l’esclavage de chez les peuples Chrétiens. C’est sous sa protection que les navigateurs battus par la tempête abordent avec confiance sur des côtes étrangères, et y trouvent la sureté et les secours dont ils ont besoin. Arbitre des nations entre elles, il leur impose des lois, il prescrit les égards mutuels qu’elles se doivent et règle leur conduite respective. Il est le lien de leur correspondance et le juge commun des procédés. Il rend la personne des Ambassadeurs sacrée, et détermine la manière dont ils doivent être traités. Il défend de commencer la guerre sans avoir exposé ses prétentions ou ses griefs, sans avoir réclamé de la part de ses voisins la justice que l’on exige d’eux ; et leur avoir déclaré que faute de l’obtenir on est disposé à se la rendre soi-même. Il tempère même les rigueurs de la guerre, il établit entre les ennemis une sorte de modération, et met un frein au pouvoir du vainqueur. C’est lui enfin qui après avoir servi de base aux traités, en affure l’exécution, fixe les possessions respectives des nations ; et décide des titres de leur propriété.

 

SECONDE PARTIE.

Les sociétés civiles ont une espèce de propriété qui leur est particulière, et qui dérive du Droit des Gens.

La propriété naturelle s’acquiert par l’appréhension réelle et l’occupation : inséparable de la possession, elle se perd avec elle.

La réunion des hommes en société a donné lieu à une autre propriété fondée sur les conventions que les citoyens font entre eux. L’État affure aux sujets cette propriété indépendamment de la possession ; il la leur conserve même à leur insu et la met sous la protection des Lois et des Tribunaux.

Mais outre cette propriété qui intéresse chaque citoyen, la société en a une particulière que le Droit des Gens a introduit et conserve ; qui sans préjudicier aux propriétés particulières, sans les diminuer, les comprend toutes sous un point de vue différent.

Les pays appartiennent à l’État, quoique chaque particulier y soit maître de son domaine. La propriété des sujets consiste dans le droit de disposer de son héritage et d’en percevoir les fruits. Celle des États dans l’exercice de la puissance publique : il possède le pays par le droit d’y commander ; le citoyen par le droit d’en jouir. Ad reges potestas omnium pertinet, ad singulos proprietas : omnia rex imperio possidet, singuli dominio. Seneque de beneficiis liv. 7.

La propriété politique s’étend même plus loin que celle des sujets. La société en s’établissant prend possession de tout le terrain qu’elle juge nécessaire à sa conservation ; quoiqu’il ne soit pas tout entier occupé par les citoyens.

Il est sans doute pour les États comme pour les particuliers des moyens légitimes de s’agrandir. La société trop resserrée dans son territoire peut y joindre une contrée voisine, où personne ne s’est encore établi : elle peut recevoir dans son sein une société déjà formée, qui se réunit volontairement à elle et lui apporte tous ses droits de propriété.

Une guerre juste devient aussi pour le vainqueur un titre légitime d’acquisition. Il a droit de retrancher au peuple vaincu une partie de son territoire pour se dédommager des frais de la guerre : il peut même le mettre hors d’état de nuire en lui ôtant le droit de se gouverner lui-même par ses propres lois, et en l’assujettissant pour toujours.

Mais l’usurpation et la violence ont le plus contribué à l’agrandissement des Empires. Quelque injuste que soit cette manière de s’accroître, le repos des nations exige que le temps couvre le vice de l’acquisition ; que la société, qui après avoir occupé par la force le Pays conquis, fait cesser l’oppression pour le gouverner par les Lois, devienne enfin propriétaire, et acquière ainsi un titre que la violence ne pouvait lui donner, mais que la prescription et le consentement présumé des peuples lui assure.

La découverte d’un autre monde a ouvert aux nations Européennes une nouvelle manière de s’agrandir. Les unes ont détruit pour acquérir, ont renversé des États puissants et policés, pour établir sur leurs ruines une domination directe. Ce font des conquêtes et dont le temps a légitimé la possession.

Les autres ont acquis d’une manière plus légitime. Elles ont trouvé des pays vacants, ou ce qui est la même chose, occupés par des peuples qui n’ayant aucune idée de culture et de propriété, n’ont mis aucun obstacle à leur établissement. Ces peuples indépendants au milieu des Européens ont continué de vivre à leur manière ; ils ont conservé toute la propriété qu’ils connaissaient, celle de leurs armes et de leur liberté.

Or, par rapport à un pays vacant, c’est l’occupation qui est le fondement de toute propriété naturelle, civile ou politique. Le Droit Civil, ou le Droit des Gens peut ensuite la modifier, il en indique les marques et les caractères ; il la conserve indépendamment de la possession actuelle : mais il ne peut seul la commencer. La découverte d’un pays faite par les membres d’une société n’acquiert donc rien à l’État tant qu’il ne s’en est pas emparé. Des Chartres, des concessions de Souverains peuvent bien donner à ceux qui les ont obtenues, le droit de s’établir dans un pays à l’exclusion des autres sujets ; mais elles ne peuvent empêcher une autre nation de prévenir par une occupation réelle, un établissement qui n’est qu’un projet, tant qu’il n’est pas réalisé. Un pays reste vacant jusqu’à ce qu’il soit occupé, et ce n’est pas par la volonté seule qu’on s’en empare ; il faut une prise de possession réelle qui annonce publiquement cette volonté : il faut que cette prise de possession qui n’est encore qu’un signe extérieur de la volonté, soit suivie constamment de ces actes auxquels on reconnaît la propriété politique : tels que sont l’envoi d’une Colonie, la fondation des Villes, la construction des Forts, le défrichement des Terres, l’établissement du commerce, l’exercice de l’autorité publique. Sans cela toutes les prétentions de découvertes, toutes les concessions des Souverains, ne peuvent exclure les autres nations ; et sont des titres aussi chimériques que cette fameuse ligne de démarcation que traça d’un pole à l’autre le Pape Alexandre VI, pour partager d’un trait de plume les découvertes des Espagnols et des Portugais.

Tels sont en peu de mots les principes de la propriété politique. Tels sont les titres qui bornent le territoire des nations, et qui partagent la terre entre elles. La mer immense qui les environne n’est pas de sa nature susceptible de propriété ni d’occupation. Si chaque peuple est autorisé à défendre ses côtes, c’est feulement par l’intérêt de sa sureté et de ses besoins ; mais en général la pêche et la navigation sont des biens qui doivent rester en commun comme l’air que nous respirons, comme la lumière du soleil, qui dans sa révolution journalière embrasse tout l’univers.

Outre les droits de propriété qui appartiennent à chaque société civile, elle a encore un honneur à maintenir, une espèce de vie à conserver. Son honneur est compromis lorsque le rang qu’elle occupe, les prérogatives dont elle jouit par un usage ancien et un accord général, lui font contestés : lorsque ses sujets sont attaqués, troublés dans leurs droits, dans la liberté de leur commerce ; lorsqu’elle-même est outragée dans la personne de ses Ambassadeurs. Sa vie ainsi que celle du corps, consiste dans l’exercice libre de ses fondions. Dès que l’autorité qui l’anime rencontre des obstacles qu’elle ne peut surmonter ; dès qu’une force étrangère la trouble et l’arrête dans ses opérations, ou empêche l’exécution de ses ordres ; le principe de sa vie est attaqué, et son existence court un danger d’autant plus grand, que les obstacles sont plus considérables.

Tous ces droits qui constituent l’État politique d’une nation, renferment nécessairement celui de se conserver elle-même ; et ce dernier est comme le rempart de tous les autres. Toutes les sociétés sont indépendantes de leur nature. Elles ne connaissent point de supérieur qui prononce sur leurs contestations, et les contienne respectivement dans les bornes, que leur prescrit le Droit des Gens. Or, où cessent les Lois et l’autorité : là commence le Droit du plus fort, Droit barbare et aveugle ; mais le seul qui puisse avoir lieu entre des hommes parfaitement égaux et indépendants.

Telle est l’origine du Droit de la guerre. Droit incontestable qui réside nécessairement dans chaque société, par la nature même de sa constitution : Droit terrible, mais nécessaire, dont l’origine et la fin déterminent les bornes et l’ufage.

Dieu est le Souverain Maître de la vie des hommes, nul ne doit y attenter sans son ordre. Mais comme il ne règne pas sur eux d’une manière sensible, il approuve qu’ils se réunissent en différentes sociétés, et que chacune érige au milieu d’elle une autorité qui la dirige, qui la fasse mouvoir et qui la protège ; il daigne confirmer cette autorité, et lui communiquer le droit qu’il a sur la vie des hommes. Toujours propriétaire de ce pouvoir inaliénable, il n’en accorde que l’usage. Cet usage soit au dedans soit au dehors de la société ne peut donc être arbitraire et abandonné au caprice de ceux qui gouvernent : il ne fut jamais concédé pour être l’instrument de la passion et de la vengeance ; mais seulement pour le maintien de la société. Dieu sans doute ne prétendit jamais autoriser une violence injuste, lorsqu’il s’appela lui-même le Dieu des armées. La force n’est donc légitime que lorsqu’elle vient au secours de la justice : il ne suffit pas même que le motif en soit juste : le sang des hommes est trop précieux pour être prodigué sans une nécessité indispensable. La guerre en elle-même est un malheur que l’on ne peut trop redouter ; elle doit être la dernière ressource pour parvenir à la paix. C’est une fâcheuse extrémité que d’être contraint de recourir à la force, pour obtenir de son semblable ce que l’équité lui prescrit ; et il est injuste de vouloir enlever par violence ce qu’on peut devoir à la modération. Tous les ménagements, toutes les voies pacifiques de négociation, doivent donc être épuisées avant que d’en venir à une rupture, dont les suites sont si funestes et les événements si incertains.

Mais dès que la guerre devient indispensable, dès que la force est le seul remède contre l’oppression ; alors la religion, toute portée qu’elle est à la douceur, arme elle-même le bras du Souverain, non pour une vengeance que suggère la colère et la passion, mais pour la protection de ses sujets, dont la liberté, l’honneur, la vie, les biens lui sont confiés. Alors la guerre est dans l’ordre et devient un devoir ; l’inaction serait un crime aux yeux de Dieu, et une lâcheté honteuse devant les hommes. Alors les soldats qui combattent pour l’État deviennent les ministres de la justice et les armes tiennent lieu des Lois que l’ennemi a méprisées.

C’est ainsi que Jephté, attaqué par les Ammonites, se mit en état de défense, après avoir invoqué le Dieu des armées. Que l’Éternel, dit-il, juge aujourd’hui entre les Enfants d’Israël et les Enfants d’Ammon. Jud.. II. V.27. Au défaut de Juge sur la terre, il s’adresse au Souverain Maître des hommes : il le prend à témoin de la justice de sa cause et de la nécessité où il se trouve de la défendre par le seul moyen qui lui soit ouvert.

Mais de quel front peut invoquer le juste Juge, celui que le désir d’une gloire également fausse et cruelle, que l’ambition, la jalousie portent à troubler le repos des peuples. Ses sujets le suivront, parce qu’ils doivent lui obéir ; mais ils ne participent pas à l’injustice et ne sont pas coupables des maux dont ils sont forcés d’être les instruments. Lui seul en est responsable : toutes les suites funestes de la guerre, tous les malheurs qu’elle entraîne, les désordres, les ravages, les incendies lui seront imputés : le sang de ses Sujets, et celui de ses ennemis lui sera redemandé. Il demeurera chargé d’un déluge de crimes, et de la malédiction d’un million de malheureux, dont les larmes et les dépouilles sont la matière de son triomphe.

Dieu, dont les jugements sont impénétrables, et qui distribue la victoire suivant les desseins de sa sagesse infinie, peut lui accorder des succès ; mais ils ne justifient pas ses démarches, ils ne fervent qu’à l’aveugler de plus en plus. Il dit dans son cœur comme l’Assirien enflé de la rapidité de ses progrès : C’est par la force de mon bras, que j’ai fait de si grandes choses, et c’est ma propre sagesse qui m’a éclairé. J’ai enlevé les anciennes bornes des peuples, j’ai pillé leurs trésors, j’ai arraché les Rois de leurs Trônes. If. 10. v. 13 Il s’attribue ainsi la gloire de ses succès ; il ne pense qu’à assouvir sa vengeance et à se faire un nom immortel, mais il n’est que l’exécuteur des ordres de la Justice divine qui veut châtier son peuple, et il exerce le ministère le plus bas et le plus affreux. Malheur à l’Assirien, dit le Seigneur, qui est la verge et le bâton de ma fureur, et dont la main est l’instrument de ma colère. If. 10. v. 5.

Mais la guerre même la plus juste a des règles que les peuples policés se font un devoir de suivre, et sans lesquelles elle ne serait qu’un brigandage. Il est des ruses légitimes, il en est que l’honneur et la bonne foi proscrivent ; il est des malheurs inévitables, il en est que la modération et l’équité doivent empêcher. La guerre est un acte de justice, il n’est permis de faire à un ennemi que le mal qui peut servir à le vaincre ou à l’affaiblir : et dès lors avec quelle modération ne doit-on pas traiter des peuples malheureux, et qui ne sont point coupables de l’injustice, dont on poursuit la réparation. Le Droit des Gens plus puissant que toutes les Lois qui se taisent au bruit des armes, subsiste au milieu même de la guerre ; il détermine la conduite que l’on y doit tenir avec un ennemi ; la manière dont on doit traiter les prisonniers, celle dont il faut observer les conventions. C’est lui qui modère la vengeance du vainqueur et qui conserve encore quelques traces précieuses d’humanité dans cet état redoutable.

Enfin la disposition persévérante dans laquelle doit être un Souverain forcé de faire la guerre, c’est d’envisager toujours la paix comme le but de ses démarches ; de ne la jamais perdre de vue au sein même de la victoire, et d’être toujours prêt à s’arrêter au milieu de ses avantages, et à relâcher même de la rigueur de ses droits en faveur d’un si grand bien.

 

TROISIÈME PARTIE.

La fidélité à exécuter les conventions est le plus ferme appui de la société humaine. Les hommes ne se font rapprochés que pour trouver leur avantage réciproque dans la communication qu’ils font entre eux de leurs biens et de leurs services. Que deviendra ce commerce mutuel si la confiance ne l’anime, si la bonne foi ne préside aux engagements. La justice sans doute impose également à tous les hommes l’obligation d’être vrais, sincères et observateurs exacts de leur parole. Mais l’importance des traités que les peuples font entre eux pour régler leurs possessions, terminer les guerres, assurer la tranquillité publique, ajoute encore à cette obligation naturelle et la rend plus étroite et plus sacrée.

Dès que ces promesses solennelles deviendront un jeu, la terre ne sera plus qu’un vaste théâtre de discorde ; les guerres seront éternelles ; toute société sera détruite ; et les hommes ennemis irréconciliables ne se rapprocheront plus que les armes à la main.

Les circonstances qui ont donné lieu aux traités peuvent changer ; l’intérêt apparent peut en conseiller l’infraction ; mais la justice est invariable et elle oblige les Rois comme les moindres de leurs Sujets. N’aura-t-elle donc plus lieu que dans les Tribunaux entre les simples citoyens, et pour les contestations les plus légères ; et changera-t-elle lorsqu’il sera question de plus grands intérêts ? Sera-t-elle toute puissante pour assurer le repos des familles ; et sera-t-elle sans force quand il s’agira du sort d’une Province, et de l’exécution de ses grandes transactions qui établissent la tranquillité du genre humain ?

Mais il n’y a plus dans l’Univers ni sureté ni repos, s’il est d’autres Lois pour juger les peuples, que pour régler la conduite de ceux qui les gouvernent. Si les Souverains font marcher l’intérêt avant la bonne foi ; s’ils ne consultent que leur puissance pour décider de leur fidélité à des Lois qu’ils ont eux-mêmes souscrit : s’ils n’ont pas gravées dans le cœur ces paroles mémorables d’un de nos Rois : « si la bonne foi et la probité étaient bannies du reste de la terre ; elles devraient trouver un asile dans le cœur et la bouche des Rois. »

La religion du serment reconnue par toutes les nations, comme le gage le plus ferme des promesses, concourt aussi à affurer l’exécution des traités. Quelle doit être la force d’un engagement contracté sous les yeux de Dieu, dans lequel il intervient d’une manière si immédiate, et dont l’acte demeure comme en dépôt dans ses mains. Le serment est une dernière ressource pour s’assurer du cœur des hommes et de leurs intentions secrètes ; pour retrancher tous les détours de la mauvaise foi ; pour soumettre les Rois au Juge suprême ; pour tenir dans le devoir toute force, toute puissance, et toute majesté humaine, en la faisant comparaître devant celle de Dieu, à l’égard de qui elle n’est rien.

Les peuples mêmes qui ne connaissaient pas le vrai Dieu, ont cimenté leurs traités par la religion du serment : ils ont juré par leurs fausses divinités, et ont regardé cet astre comme le gage de la fidélité, et la sûreté la plus grande qui puisse être entre les hommes. Leurs serments sans doute étaient des crimes, et les idoles ne sont qu’une abomination : mais la bonne foi qu’ils cherchaient à assurer, est en elle-même inviolable et sainte ; et Dieu, quelque jaloux qu’il soit de la gloire de son nom, n’a pas laissé de s’en déclarer le garant, comme protecteur de la société et vengeur de la foi violée.

Que restera-t-il donc de sacré parmi les hommes, si les traités ne le sont pas ; si le sceau du serment, au lieu de procurer la fiabilité des conventions, ne sert qu’à tromper plus sûrement ; si ce que la religion a de plus formidable, ne passe que pour une cérémonie sans conséquence ?

Que la politique, cette science qui paraît si compliquée, et qui le devient en effet par toutes les vues d’intérêt, d’ambition, de jalousie, qui la rendent si arbitraire et si variable ; serait au contraire simple et aisée, si elle marchait fidèlement à la lumière de ces grands principes ! Au lieu de n’être qu’un dédale obscur et impénétrable, elle présenterait un chemin facile dont la vérité et la justice aplaniraient tous les sentiers. Au lieu de semer la défiance, de porter l’alarme chez les autres, elle n’inspirerait que la confiance, et ne serait plus que la science d’entretenir la paix.

Mais qu’au contraire elle est souvent fausse et mal entendue ! Elle se perd dans des voies détournées ; elle se fatigue elle-même et devient le fléau des autres : elle cherche son intérêt présent ; elle croit le voir et le suivre, et elle s’égare dans cette recherche ; parce que le véritable intérêt ne peut être ou n’est pas la justice.

Heureux le Souverain, qui persuadé que c’est par la justice que les Rois règnent, fait consister sa gloire à procurer à ses peuples les douceurs d’un heureux gouvernement ; et aime mieux augmenter le nombre de ses sujets par l’abondance et la prospérité, que d’en détruire une partie et épuiser l’autre, pour ajouter à son empire une ville ou une province. Content des États que la Providence lui a donnés à gouverner, il met toute sa politique à persuader ses voisins de son désintéressement. Cette science n’est à ses yeux qu’une prudence raisonnable qui le rend attentif à pourvoir à la sureté de ses peuples, en respectant les Lois de la Justice. Pour prévoir ses opérations ; pour juger de ses démarches dans les circonstances les plus difficiles, il suffit de connaître ce qu’il doit faire et de voir ce que les traités lui prescrivent.

Il aime la paix parce qu’elle est l’état naturel de la société ; il fuit la guerre, parce qu’elle n’est juste que quand elle est indispensable.

Il se forme des alliés fidèles, parce qu’il l’est lui-même ; il aime mieux intéresser les autres à son bonheur, que de leur inspirer de la crainte : il aime mieux gagner la confiance des Étrangers et l’attachement de ses peuples, que d’étonner par des projets imprévus.

Il voit la guerre s’allumer au tour de lui, il n’y prend part qu’autant qu’il y est forcé pour remplir ses engagements, et secourir des alliés injustement attaqués. Il voit ses voisins s’entredétruire mutuellement, et lui présenter par leur affaiblissement une occasion favorable de s’agrandir ; mais sensible aux malheurs de l’humanité, il se croit chargé du soin, de la tranquilité générale, et ne s’applique qu’à concilier les esprits et à ramener le calme.

Est-il contraint de faire lui même la guerre ? Tout l’Univers est convaincu de la justice de ses armes, avant même qu’il prenne soin de l’en instruire. Les violences de ses ennemis, les démarches pacifiques qu’il y a opposées, sont sa justification, et rendent ses adversaires responsables de tous les malheurs qui vont suivre. Les autres Puissances même sont étonnées de sa modération ; ses peuples semblent accuser sa lenteur et provoquer sa vengeance.

S’il est sensible à la gloire, quelle plus solide gloire que celle de rendre les hommes heureux ; d’être le protecteur de la paix et l’ami du genre humain. Ses voisins loin d’être jaloux de sa grandeur, voient sa prospérité sans envie, parce qu’ils n’en ont rien à craindre. Survient-il quelques-uns de ces démêlés capables de mettre les nations aux prises, les Rois divisés se font un plaisir de déposer dans son sein leurs plaintes respectives. Sûrs de trouver en lui un juge aussi éclairé qu’équitable, ils viennent mettre aux pieds de son trône leurs intérêts, leurs prétentions, et leurs querelles ; et lui accordent une supériorité d’autant plus véritable et plus flatteuse, qu’elle est l’effet de la confiance et de l’estime.

Fin du premier Discours.

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