Économie politique de la finance. Par Guido Hulsmann

IEM-cover - frontChaque année, l’Institut économique Molinari organise, avec le soutien de 24h Gold, l’Université d’automne en économie autrichienne, rassemblant les spécialistes français de l’école autrichienne pour discuter de quelques-uns des grands sujets de notre temps, selon le prisme d’auteurs comme Ludwig von Mises, Friedrich Hayek ou Murray Rothbard. L’édition 2014, dont l’ensemble des conférences a été édité par l’Institut Coppet, portait sur la pauvreté. Dans sa conférence, Guido Hülsmann étudie le financement d’une économie de marché (par l’autofinancement, par les marchés financiers, etc.) du point de vue de l’école autrichienne d’économie. Un sujet nouveau dont le professeur Hulsmann a fait l’une de ses spécialités. B.M.


Économie politique de la finance.

par Guido Hülsmann

(p.73-92 de La Pauvreté : 4e édition de l’Université d’automne en économie autrichienne)

Merci Marian pour cette introduction chaleureuse. Je suis ravi d’être parmi vous cette après-midi comme tous les ans. L’année dernière j’ai du partir relativement tôt. Cette année je vais rester jusque tout à la fin, et vous accompagner.

Mon sujet cette après-midi est l’économie politique de la finance. C’est un grand sujet qui n’a pas été assez abordé dans la littérature, et il faut souligner : ni dans la littérature standard, mainstream, ni dans la littérature autrichienne. Les Autrichiens ont cependant saisi l’essentiel puisqu’ils se sont focalisés sur la question centrale la plus difficile de cette question des répercutions du rôle macro-économique de la finance, à savoir la question de la production monétaire : quel rôle joue la production monétaire dans le financement d’une économie de marché. Ils ont abordé cette question notamment à travers l’analyse du fonctionnement des banques à réserves fractionnaires et de la création de monnaie fiduciaire par les banques centrales. Mais à part ce domaine relativement restreint, les Autrichiens n’ont pas développé jusqu’ici une théorie systématique du financement d’une économie de marché, et c’est ce que j’ai essayé de faire l’année dernière, au moins dans un premier jet, dans un essai qui a été publié en allemand, dont le titre est : la crise de la culture d’inflation, Krise der Inflationskultur, qui va bientôt paraître dans une traduction anglaise — enfin j’espère qu’elle va paraître l’année prochaine : la traduction est faite, mais je dois la retravailler maintenant.

Dans la littérature mainstream, le sujet n’a pas été abordé non plus. Il est abordé uniquement d’un point de vue micro-économique, à savoir soit du point de vue de la firme, et là on a la finance d’entreprise, la corporate finance ; soit du point de vue de la finance de marché, et là on parle des institutions des marchés financiers. Mais toutes ces analyses sont articulées à partir d’un point de vue partiel. On regarde quelle est la fonction d’une bourse au sein d’une économie de marché, quelle est la fonction des banques, etc., et on ne cherche pas à avoir une compréhension générale au sein d’une économie de marché. Donc la macro-économie de la finance, strictement parlant, reste encore à faire, et donc aujourd’hui je vais vous présenter, ou au moins je vais essayer d’esquisser mes vues sur cette question.

Je vais procéder en trois étapes. Premièrement je vais dire quelques mots sur la nature de la finance : qu’est-ce que ça veut dire « financer une activité humaine », qu’est-ce que c’est que la « finance » ? Et puis je vais présenter le fonctionnement du financement d’une économie de marché dans une société libre, c’est-à-dire dans laquelle il n’y a pas d’intervention de l’État, et dans laquelle notamment il n’y a pas de monnaie fiduciaire. Et dans un troisième temps, je vais discuter les répercussions des interventions de l’État sur le financement de l’économie, d’abord en supposant que l’État n’inter-vienne uniquement dans la création de droits et d’obligations financières, sans qu’il y ait monnaie fiduciaire, puis finalement en prenant en compte la présence d’une monnaie fiduciaire.

Donc commençons par la nature de la finance. Que veut dire      financer quelque chose ? La racine étymologique du mot finance est le mot latin finare, qui veut dire terminer, tout comme le mot français médiéval finer, et le verbe français contemporain finir. En fait, financer signifie procurer les moyens nécessaires pour achever une activité humaine. Ça c’est la définition que je vous propose. Procurer les moyens nécessaires à l’achèvement d’une activité humaine.

Nous savons tous par expérience que nous pouvons tous commencer beaucoup de choses, mais c’est une autre chose de les terminer, de les achever. Achever nécessite le temps, pour parcourir toutes les étapes nécessaires pour obtenir le résultat désiré. Je peux tout commencer sans rien terminer. C’est un problème récurrent des étudiants, mais pas seulement des étudiants, des professeurs aussi je dois le dire, et de tous les autres. On peut commencer beaucoup de choses dans la vie, mais l’art et la difficulté et le défi de la vie humaine est toujours d’achever. Donc il y a la question des moyens.

Pour achever, nous avons besoin de moyens, et ces moyens, en règle générale, proviennent de l’épargne. Les économistes autrichiens depuis toujours, c’est-à-dire depuis Carl Menger et surtout Böhm-Bawerk, ont toujours souligné le rôle central de l’épargne dans le financement des activités économiques. En effet, l’épargne est nécessaire pour financer, pour alimenter la consommation de toutes les personnes qui ne sont pas engagées dans la production de biens de consommation. Quelqu’un qui crée des biens de consommation, par exemple quelqu’un qui est en train de pêcher, ou de chasser, peut espérer par son activité créer des biens de consommation qui le soutiennent. Ou quelqu’un qui est en train de réparer le toit de sa maison, il peut espérer à la fin de la journée de bénéficier d’un toit sans trou, et il va être protégé des aléas du temps. Donc la production des biens de consommation est auto-validante, elle crée les biens recherchés.

Il en est autrement des activités qui visent à créer des biens de capital, des outils, des installations, des biens intermédiaires qui éventuellement vont être transformés en biens de consommation. Ces activités là ont besoin de l’épargne pour être alimentées. Je dois procurer des biens de consommation pour soutenir les personnes qui poursuivent ces activités, parce que ces activités ne sont pas auto-validantes, elles ne créent pas les produits nécessaires pour soutenir les personnes dans ces activités elles-mêmes.

Donc le rôle de l’épargne, c’est-à-dire maintenant dans un sens originel et très primitif, le rôle des biens de consommation que je n’ai pas détruit dans la période courante, est de soutenir le travail de demain, le travail qui a vocation à créer des biens de consommation. Donc l’épargne est ici en articulation avec les activités de production. Il y a un triangle si vous voulez entre l’épargne, la consommation et la production. Les économistes libéraux disent qu’il ne faut pas se précipiter à discuter les questions de distribution parce qu’il faut d’abord avoir produit avant de vouloir distribuer. Il faut se soucier d’abord de la production avant de se soucier de la consommation. C’est correct. Mais il ne faut pas oublier qu’afin de produire je dois consommer. Je ne peux pas produire si je ne consomme pas. Tout acte de production nécessite des actes de consommation au préalable, simultanément avec l’acte de production. La question est donc de savoir d’où viennent les biens de consommation nécessaires pendant l’acte de production, et la réponse, la seule réponse que l’on peut donner, est que ces biens de consommation proviennent d’une production précédente, qui n’a pas totalement épuisé, totalement détruit les biens de consommation qui ont résulté de cette activité. Donc pour pouvoir m’engager dans la production d’un bien de capital, d’un outil, par exemple d’une canne à pêche ou d’un filet, je dois avoir épargné le produit, ou du moins certains fruits de mon travail d’hier, pour pouvoir me nourrir aujourd’hui. La semaine dernière j’ai peut-être pêché avec mes seules mains, j’ai peut-être chassé parce que j’étais jeune et rapide, j’ai attrapé le lapin par la course, c’était un vieux lapin donc j’ai pu l’attraper ; et je ne l’ai pas mangé, ou je ne l’ai pas entièrement mangé, j’ai épargné une partie du fruit de mon travail du passé, et c’est justement cette partie que je n’ai pas consommé, que je n’ai pas détruite, qui me sert de support pour mes activités d’aujourd’hui. Ça c’est la signification de la finance dans son sens le plus étroit, le plus originel. C’est un financement réel à travers les biens de consommation.

Et cette signification de la finance a été soulignée par Böhm-Bawerk, d’autant plus encore par Richard von Strigl, dans les années 1930, et je vous réfère, pour ceux qui ne l’auraient pas encore lu, à son ouvrage Capital et production — pour l’instant non traduit en français, mais en anglais : Capital and production, où il présente cette analyse que je viens de vous présenter également.

Donc l’épargne joue un rôle fondamental pour le financement des activités économiques, et ce rôle de l’épargne réelle reste le même quelque soit le scénario dans lequel nous nous plaçons, quelle que soit la forme d’organisation de la société humaine. L’épargne joue ce rôle quand il n’y a qu’une personne qui est concernée — c’est le célèbre Robinson, dont nous parlons souvent dans les cours — mais elle le joue également dans une société, lorsque la société est organisée mettons par une planification, donc une société communiste, ou lorsque cette économie est une économie de marché. Chaque fois on a besoin d’un financement réel dans les termes que j’ai esquissé.

La finance, dans ce sens là, est une activité qui concerne éminemment l’homme, ou plus précisément les êtres humains. Les machines n’ont pas besoin de financement. Les rails n’ont pas besoin d’un financement. Cette salle n’a pas besoin d’un financement. Ce que l’on finance, ce sont les personnes qui créent ces biens. Lorsque l’on finance une machine, en vérité on finance l’activité des personnes qui ont créé la machine et qui la vendent. Lorsque l’on finance la salle, on finance l’activité des personnes qui créent, qui ont élevé les murs, apporté les peintures, etc. On ne paie pas la salle, on paie toujours le travail humain, à la fois le travail courant et le travail passé qui a mis en place les biens de capital nécessaires à l’achèvement de toutes ces œuvres.

Maintenant, la question est de savoir quelles sont les répercutions introduites par le financement monétaire, et ici il convient peut-être de souligner une particularité de la finance au sein d’une économie de marché. Dans une économie de marché, il y a utilisation de monnaie qui sert d’intermédiaire à tous les échanges, d’intermédiaire à tous les actes des personnes. On peut expliquer cette particularité en la contrastant avec l’épargne dans le cas où il y a une seule personne, un Robinson. Si Robinson épargne, il prend toutes les décisions. Lui-même décide d’épargner, c’est-à-dire de réserver une partie de ses produits d’aujourd’hui pour se nourrir de ces produits dans les jours à venir, où il se focalisera sur la production de biens de capital. Dans une économie monétaire, tous ces choix sont intermédiés par la monnaie. Il y a une partie de la population qui commence à épargner davantage, ou peut-être tout le monde dans son ensemble, mais à la limite il suffit qu’une partie de la population commence à épargner davantage. Et suite à ce choix d’épargner davantage, il y a toute une série d’ajustements qui se fait au sein d’une économie de marché, qui résultent des variations des flux de dépense, ou des échanges qui se font dans cette économie. Si je décide d’épargner une plus grande partie de mon revenu d’aujourd’hui, cela implique nécessairement que mes dépenses à la consommation vont diminuer. Donc il y a une autre proportion qui s’installe. Dans une économie de marché, les dépenses à la consommation diminuent relativement à l’épargne, elles diminuent relativement surtout aux dépenses d’investissement. Et c’est cette restructuration des flux monétaires qui est cruciale, parce que cette restructuration crée des incitations pour les autres participants du marché de s’y conformer. Si ma dépense à la consommation diminue, le chiffre d’affaires des entreprises qui créent des biens de consommation va diminuer, ces entreprises vont donc devoir réduire leur coût de production : elles vont payer des sommes monétaires moindres à leurs fournisseurs, elles vont embaucher moins de personnes, etc. D’un autre côté, puisque j’épargne davantage, et donc que davantage de capital monétaire est disponible pour les investissements, il est possible de monter des nouveaux stades de production éloignés de la consommation finale, où les revenus augmentent relativement aux revenus gagnés ailleurs dans le système économique. Et donc il y a une réaffectation des ressources disponibles, notamment du travail et des matières premières, qui sont donc désaffectés des firmes qui créent les biens de consommation et affectées vers les firmes qui se sont formées dans les nouveaux secteurs relativement éloignés de la consommation finale.

Au fond il se passe la même chose que dans le cas de Robinson : il y a une refonte des activités économiques. Une plus grande partie du travail disponible est affectée à la création des biens de capital, une moindre partie du travail disponible est affectée à la création de biens de consommation. Dans le cas de Robinson, lui-même décide pour lui : tu vas travailler moins à la pêche, par contre tu vas mettre plus de temps à créer des cannes à pêche ou des filets. Et il le fait parce qu’il sait que bien qu’il réduise le temps de travail affecté à la pêche, puisqu’il a des outils, à savoir le filet ou la canne à pêche, dans ce temps réduit il va pêcher davantage de poissons, donc son produit global va augmenter. Dans une économie de marché c’est la même chose. Par suite de ce choix de réduire les dépenses à la consommation et d’augmenter l’épargne, une plus grande proportion des ouvriers disponibles vont être affectés dans les industries loin de la consommation finale, moins de personnes vont travailler dans les industries proches de la consommation finale. Et comme dans le cas de Robinson, le résultat global va être une augmentation, si tous ces choix sont judicieux, de la productivité globale. Donc là, dans l’un et l’autre cas, l’épargne joue le même rôle : elle nourrit les personnes engagées dans la production de biens de capital, pendant la phase de production ; et dans le cas d’une économie monétaire, c’est justement cette dépense monétaire ou ces choix monétaires, qui créent des modifications des revenus relatifs, qui créent des incitations économiques, pour les uns et pour les autres, de s’y conformer.

Maintenant regardons de plus prêt les mécanismes de financement. D’abord, dans une économie libre, sans intervention de l’État, ensuite dans une économie interventionniste.

Dans une économie libre, l’État n’intervient pas dans la création de droits et d’obligations financières, il ne crée pas une monnaie financière, et il ne supporte pas non plus les banques à réserves fractionnaires. Donc je suppose ici une économie qui est basée sur une monnaie naturelle. Et ceci est une hypothèse cruciale. Une monnaie naturelle, c’est-à-dire une monnaie qui résulte des libres choix qui sont faits sous le respect des droits de propriétés des uns et des autres. Donc quels types de monnaie vont être caractéristiques d’une économie libre ? Soit ce seront des monnaies marchandises telles que nous les avons connues historiquement, et l’argent en premier lieu, argent métal, ou l’or, ou ce seront des monnaies rendues disponibles par les technologies nouvelles, par exemple quelque chose comme bitcoin. Bitcoin a une caractéristique bien différente des monnaies fiduciaires : physiquement il n’y a pas de différence, on a un support électronique, comme la monnaie scripturale créée par les banques centrales ; à un égard crucial bitcoin est différent, à savoir que bitcoin implique un fort coût de production. Il n’est pas possible arbitrairement d’augmenter la masse monétaire, d’où l’attrait de bitcoin aujourd’hui pour les utilisateurs privés. Bitcoin n’est pas encore une monnaie mais pourrait peut-être devenir une monnaie, je ne sais pas, on verra, mais Bitcoin pourrait devenir une monnaie parce qu’il y a une garantie contre l’effondrement de monnaie, ou au moins une promesse de garantie contre l’effondrement du pouvoir d’achat de cette monnaie. C’est une autre chose de savoir est-ce que l’algorithme de ce logiciel est assez bien fait pour être immunisé contre les infractions de pirates ou de gouvernements, etc., ça c’est une autre question.

Mais quoi qu’il en soit, une économie de marché, une économie libre, est caractérisée par l’emploi de monnaies qui ne peuvent pas être augmentées ad libitum, c’est-à-dire par les choix arbitraires de tel ou tel producteur. Quelle en est l’implication ? Il y a une implication fondamentale, à savoir qu’une économie libre est caractérisée par la tendance baissière du niveau général des prix, notamment lorsque cette économie est croissante. Ça c’est un point absolument central qu’il faut se représenter, et pour ceux d’entre vous qui ne sont pas encore familiers avec cette idée, c’est important de la saisir, de la comprendre. Lorsque la masse monétaire est limitée, tel est le cas. Avec les monnaies marchandises ou avec quelque chose comme bitcoin, et que vous avez une croissance économique, alors la seule manière de vendre davantage de biens, non seulement davantage de biens de consommation, mais aussi des biens intermédiaires et des biens de capital qui sont créés, la seule manière de vendre cela lorsque la masse monétaire n’augmente pas, ou très peu, c’est à travers une baisse des prix unitaires. Il n’y a pas d’autre moyen. Et comme les économistes autrichiens l’ont montré, et comme moi-même aussi je me suis efforcé de le montrer dans des articles et des ouvrages, ceci ne représente pas un empêchement à la croissance économique. Une économie de marché peut très bien croître lorsque le niveau des prix baisse. Parce que baisse du niveau des prix, déjà, ne veut pas dire baisse des revenus globaux, c’est quelque chose de complètement différent. Le revenu global peut rester le même, il peut même légèrement augmenter lorsque la masse monétaire augmente. Baisse du niveau des prix signifie que ce sont vraiment les prix unitaires qui baissent. Si cela est compensé par une augmentation des quantités vendues, le revenu peut très bien rester au niveau précédent, et même légèrement augmenter. Et même s’il y a baisse du revenu global, ceci ne représente pas un obstacle au fleurissement d’une économie de marché — mais ça c’est un autre point, que je ne vais pas élaborer ici, car cela m’entraînerait trop loin. Le point important c’est de saisir que la baisse des prix n’est pas un obstacle à la croissance économique. Et c’est même le résultat naturel, on pourrait presque dire nécessaire, d’une économie libre.

Quels sont donc, sous ce point de vue là, les différents types de financement qu’on peut observer dans une économie de marché ? Quel va être leur poids relatif ? Je vais discuter par la suite trois mécanismes de financement, qui sont caractéristiques pour cette économie de marché. Premièrement, le financement des entreprises et des ménages par les revenus gagnés dans les périodes précédentes. Ça c’est évidemment la solution la plus simple, la plus évidente, et d’ail-leurs, c’est même aujourd’hui la forme de financement la plus importante. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les intermédiaires financiers sont relativement secondaires par rapport à cette forme de financement. La source de fonds investissables pour les entreprises, pour ainsi dire, la plus importante, sont les revenus, c’est le chiffre d’affaires. Il ne faut pas confondre cela avec un autre agrégat qui s’appelle l’autofinancement : l’autofinancement est cette partie du profit qui est vouée à un réinvestissement. Mais le profit c’est beaucoup plus petit en règle général que le chiffre d’affaires, comme nous le savons. Mais c’est véritablement le chiffre d’affaires qui est utilisé pour financer nos activités. Les sommes que nous percevons par la vente de nos produits et de nos services peuvent par la suite être réinvesties pour acheter des prestations de nos fournisseurs mais aussi pour payer nos employés, pour louer des locaux que nous utilisons, etc. Ces sommes sont réinvesties. Qu’est-ce qu’un réinvestiessement, c’est une réaffectation de l’épargne, de l’épargne qui est formée au sein de l’entreprise.

C’est un autre point qu’il convient de souligner, car vous ne trouverez pas cela dans les textes non-autrichiens. Ce n’est pas par mauvaise volonté ou par un biais de logique, mais c’est parce que nos collègues mainstream sont trop focalisés sur le travail quantitatif, ils sont trop focalisés sur ce que les bureaux statistiques leur proposent. Les bureaux statistiques leur proposent, quand il s’agit de l’épargne, l’agrégat de l’épargne à partir des revenus courants des ménages. Ça c’est une partie relativement faible du revenu global. Le revenu des ménages, ce n’est rien par rapport au chiffre d’affaires gagné par les entreprises, donc le revenu des ménages est bien plus faible que le revenu global, que le chiffre global des entreprises opérant dans une économie de marché.

Et ces entreprises réinvestissent le gros du chiffre d’affaires et cela ne veut rien dire d’autre que ceci : elles épargnent le gros de leur chiffre d’affaires. Les entreprises investissent au début de la période les fruits de l’épargne des périodes précédentes, et à la fin de la période, elles perçoivent un chiffre d’affaire, un revenu brut, que nous appelons chiffre d’affaires, qui peut être soit affecté à la consommation, soit épargné et investi. Il peut être affecté à la consommation, c’est fondamental : il y a des propriétaires des entreprises concernées qui peuvent décider d’utiliser le chiffre d’affaires pour rembourser les dettes, etc., et satisfaire leur propre consommation. S’ils décident de ne pas le faire, et c’est un choix qui est refait chaque année, c’est un choix d’épargne qu’ils effectuent. Ils décident de ne pas affecter ces revenus bruts à leur consommation personnelle et de les réinvestir. Donc c’est une partie de l’épargne, la plus grosse partie de l’épargne.

J’ai regardé ceci sur le plan statistique, pour les pays développés : France, Allemagne, États-Unis, Royaume-Uni, Japon, etc. Si on définit le taux d’épargne de la manière dont je l’ai esquissée maintenant, le taux d’épargne globale, dans une économie de marché d’un pays développé, est typiquement supérieur à 60%. Ce n’est pas juste les 10% épargnés à partir du revenu courant des ménages, c’est l’ensemble des revenus perçus et réinvestis dans la période courante. Donc plus de 60%.

Donc ça c’est la forme de financement la plus importante. Cette première forme est importante parce qu’elle implique une indépendance vis-à-vis d’autres personnes. Si j’utilise mon propre revenu, je peux alimenter mes différentes entreprises indépendamment de ce que font les autres, de ce qu’épargnent les autres. Je peux investir, réinvestir dans l’entreprise qui a généré ce chiffre d’affaires, je peux réinvestir les fonds dans la période suivante. Ou je peux prendre ce chiffre d’affaires et l’investir ailleurs. Cela peut signifier des délocalisations. Je prends le chiffre d’affaires que j’ai gagné en France et je l’investis maintenant en Pologne, ça c’est possible. Et je peux aussi, c’est même la règle générale, investir ces sommes dans d’autres entreprises en France. Je finance mes propres initiatives, mes propres activités, par mon chiffre d’affaires, par mon revenu gagné dans la période précédente. Or, dans une économie où il n’y aurait que cette forme de financement, cette économie ne serait pas efficace à bien des égards, parce qu’elle impliquerait que chacun serait dépendant uniquement de sa propre épargne. Et avoir une épargne ne signifie pas forcément que l’on a le talent d’utiliser cette épargne, ou que l’on a le goût d’utiliser cette épargne. Donc il n’y aurait pas de division du travail entre épargnants d’un côté et utilisateurs de l’épargne d’un autre côté, une espèce de division du travail qu’on trouve partout ailleurs. Pour que ceci ait lieu, pour que cette division du travail financier ait lieu, il faut qu’il y ait quelque chose comme une finance interpersonnelle.

Puis il y d’autres formes de financement, deux autres formes de finance interpersonnelle. La première nous est familière, c’est celle qui passe par les marchés financiers, c’est la finance interpersonnelle intentionnelle. Il y a une autre forme de finance interpersonnelle qui est étonnante parce qu’elle est non intentionnelle, donc normalement nous n’y pensons pas, et qui passe par la thésaurisation.

Donc je commence par la thésaurisation. Il n’y a pas de marché financier. Je thésaurise, c’est-à-dire je perçois un revenu et je décide de ni le dépenser à la consommation, ni l’investir. Je suis un méchant vampire de l’économie, selon la vision keynésienne des choses. Les keynésiens disent : c’est la pire des choses qui puisse arriver, vous avez Oncle Picsou qui accumule son tas de liquidité, de pièces, et il enlève le sang de l’économie, et on est en train de suffoquer, parce qu’il y a moins de dépenses, il y a moins d’argent qui est dépensé, donc l’économie n’avance plus.

Le point qu’il convient de souligner ici est que la thésaurisation est considérée comme étant méchante, antisociale, égoïste, etc., d’où tout le folklore de la narration keynésienne. Selon les keynésiens, c’est là tout le paradoxe de l’épargne : on peut s’enrichir personnellement de cette manière, je peux accumuler comme Oncle Picsou, je peux accumuler ma montagne d’or et d’argent, mais ce faisant je tue les autres, je paralyse les activités de tous les autres, je suis un sale égoïste. L’épargne est paradoxale, elle crée un résultat paradoxal, parce qu’elle enrichit l’individu, et pourtant dans l’ensemble elle appauvrit la société. C’est pour cela que l’épargne serait paradoxale.

Ce qui est faux là-dedans, c’est qu’on ne prend pas en considération ce que les économistes appellent l’effet des encaisses réelles. Et les critiques de Keynes ont très vite fait remarqué que Keynes a loupé cet effet d’encaisses réelles, sans pour autant en souligner les implications financières, et c’est ce que je vais faire.

Si la masse monétaire en circulation, la masse monétaire qui est effectivement échangée, diminue, cela crée, sans doute, une pression sur les prix. Tous les prix vont baisser. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que les euros qui restent en circulation, ou les pièces d’argent ou les pièces d’or qui restent en circulation, auront un pouvoir d’achat plus élevé. Donc mon épargne renforce le pouvoir d’achat des unités monétaires utilisées par les autres, qui décident de ne pas épargner. Eux peuvent acheter plus de biens de consommation. C’est donc comme si je leur avais accordé un crédit à la consommation. Eux peuvent investir davantage : c’est comme si je leur avais accordé un crédit à la production, ou si j’avais acheté des actions dans leur société.

Les conséquences sociales fondamentales de la thésaurisation sont exactement analogues par rapport au cas des marchés financiers. Donc je vais brièvement dire quelques mots sur les marchés financiers puis je vais comparer ces deux formes.

Qu’est-ce qu’un marché financier ? Un marché financier est un échange financier, un échange dans lequel on échange une monnaie, une épargne monétaire d’un côté, contre la promesse d’un paiement futur, ou contre l’espérance d’un paiement futur. Le cas le plus patent est lorsqu’il s’agit d’un crédit. Je vous octroie un crédit, 100€, vous me promettez de rembourser la semaine prochaine, et en plus de me payer un petit extra appelé taux d’intérêt. À ce moment là, il y a un échange dans le présent : j’échange ma monnaie contre quoi ? j’achète quoi ? j’achète une promesse. C’est la manière de penser d’un économiste : j’achète une promesse. Vous achetez mon épargne, vous me vendez une promesse. C’est ça. Sur les marchés financiers, sur les marchés boursiers, etc., c’est la même chose au fond qui se passe, sauf que les promesses sont garanties, remplissent certains critères formels prévus par la loi, etc., pour que ces promesses soient admissibles en bourse. Mais au fond ce sont des promesses. J’achète des promesses et les utilisateurs de l’épargne vendent des promesses. J’achète des promesses parce que je pense qu’à l’avenir non seulement je vais revoir l’argent que j’ai investi, mais je vais être encore rémunéré pour avoir fait cet investissement. C’est le cas dans le prêt, c’est le cas lorsque j’achète une action. Lorsque j’achète une action, j’achète une promesse de participer dans les dividendes si jamais des dividendes doivent être versés, j’achète la promesse de participer dans les revenus de liquidation si jamais l’entreprise doit être liquidée, et j’achète l’espoir que le cours de l’action va augmenter et que je serais rémunéré aussi de cette manière là.

Donc quelles sont les différences entre d’un côté les marchés financiers et de l’autre la thésaurisation, et pourquoi est-ce que les marchés financiers et la thésaurisation sont bénéfiques du point de vue global ? Les deux sont bénéfiques du point de vue global parce que ce sont deux véhicules de la division du travail financier. Thésaurisation et marchés financiers permettent la coopération entre épargnants d’un côté, et utilisateurs de l’épargne d’un autre côté. Donc nécessairement il y a un impact positif global, parce que nous avons la coopération entre deux spécialistes, comme la coopération entre les spécialistes de meubles et les spécialistes des vêtements.

Quelles sont donc les principales différences ? Les différences tiennent au fait que, dans le cas des marchés financiers, cette coopération est contractuelle. Je peux donc cibler les bénéficiaires de mon épargne. Il existe une autre particularité qui est directement lié à ce fait, c’est que je peux convenir d’une rémunération de l’épargne. Lorsque je thésaurise, je ne peux pas cibler les bénéficiaires finaux de mon épargne, parce que déjà si j’économise moi-même, l’impact sur le niveau des prix va être imperceptible. Il va y avoir un effet, mais il sera imperceptible. Si tout le monde se met à thésauriser davantage ou si c’est Oncle Picsou qui entre en scène et qu’il commence à accumuler son énorme tas, dans ce cas l’impact va être sensible, mais on ne peut toujours pas spécifier qui vont être les bénéficiaires de la baisse des prix. Certains vont bénéficier davantage que d’autres ; on ne peut pas le dire d’avance.  Et puisque justement on ne peut pas spécifier les bénéficiaires, on ne peut pas convenir avec l’ensemble des bénéficiaires diffus d’une rémunération.

Donc la différence principale entre thésaurisation et marchés financiers ne concerne pas le fait de la finance interpersonnelle — elle se fait dans les deux cas — elle concerne la rémunération. Parce que justement les marchés financiers, en principe, permettent la rémunération de l’épargne. Ils encouragent l’épargne et favorisent la spécialisation dans l’épargne. Sans marchés financiers, chacun va essentiellement épargner pour ses propres besoins, soit parce que je suis entrepreneur, soit parce que je prévois un projet futur, par exemple la préparation de ma retraite, ou un crédit à mes enfants lorsqu’ils lancent leur activité professionnelle, etc. — bref, pour mes besoins. Si je suis rémunéré, je vais peut-être commencer à épargner au-delà de mes besoins personnels, parce que l’épargne devient tout d’un coup une source de revenu. Et c’est ça, messieurs et mesdames, qui est la signification macroéconomique principale des marchés financiers.

 Je ne vais pas ici parcourir avec vous la liste des causes qui sont habituellement avancées du point de vue d’une pensée plutôt keynésienne. Il y a plusieurs causes, mais tout se résume dans le point central que j’ai évoqué, et qui est que les marchés financiers, en principe, favorisent l’accumulation de l’épargne, ils favorisent la spécialisation dans l’épargne.

C’est un point très gênant pour les économistes keynésiens. C’est pour cela que vous allez rarement trouver dans la littérature une claire prononciation que l’épargne va augmenter, parce que ce serait très gênant si l’épargne augmente. La formule que vous trouvez en règle générale c’est que les marchés financiers permettent la collecte de l’épargne, la centralisation de l’épargne dans les mains d’intermédiaires, de sorte qu’elle puisse être versée aux ménages et aux entreprises en question.

Donc les marchés financiers, non non, ils ne créent pas une augmentation de l’épargne, mais ils rendent juste cette épargne utile, ils la fructifient. Mais la vérité, la vérité vraie, c’est que les marchés financiers encouragent l’épargne, l’épargne est plus grande avec les marchés financiers qu’elle n’aurait été sans ces marchés financiers.

Maintenant, les proportions, car ça c’est important. Quelles sont les proportions entre les trois formes de financement auxquelles il faudrait donc s’attendre dans une économie de marché libre ? Clairement cette économie est caractérisée, comme je l’ai expliqué, par une baisse du niveau des prix. Qu’est-ce que ceci implique ? Ceci touche à la première forme de financement, qui est le financement par les revenus : les revenus vont être, dans une entreprise bien gérée, supérieurs aux dépenses, donc ceci va rester une forme principale du financement. Elle touche la thésaurisation : dans une situation où je peux m’attendre à une baisse des prix, j’ai intérêt à thésauriser davantage. Thésauriser la monnaie n’est pas juste motivé par un souci monétaire, par un souci d’échange, mais devient un placement de mon épargne. C’est une forme de détention de l’épargne qui est particulièrement intéressante, dans une économie où le niveau des prix baisse. Je vais donc réduire mes dépenses monétaires encore davantage pour détenir cette monnaie. Par conséquent, ceci crée évidemment une baisse encore plus forte des prix. À ce moment là, les économistes keynésiens interviennent à nouveau et disent : ah, je vous l’ai dit, il y a un problème ici, parce qu’évidemment vous rentrez dans un cercle vicieux. Il y a baisse des prix, donc vous thésaurisez davantage, les prix baissent encore plus, donc vous avez encore plus de raisons de thésauriser, donc tout s’effondre. Il n’y a plus de dépenses du tout.

Ce qui est faux dans ce raisonnement c’est de ne pas considérer les raisons opposées qui nous forcent, qui nous encouragent, qui nous motivent en tout cas, à dépenser déjà dans la période courante bien qu’il y aurait un avantage à thésauriser davantage. Il y a notamment deux raisons. La première raison est toute simple, c’est que nous ne sommes pas des êtres purement spirituels, nous ne sommes pas des Gandhi non plus, nous sommes des êtres humains qui ont des besoins dans le présent. Pour vivre l’heureux moment demain, la semaine prochaine, l’année prochaine, dans dix ans, quand je pourrais bénéficier de la baisse des prix, où non seulement je pourrais bénéficier de la baisse des prix, mais où je serais un Picsou immensément riche par la baisse des prix, il faut survivre au temps présent, il faut survivre la semaine, il faut survivre le mois, il faut survivre l’année. Donc il faut dépenser dans le présent, c’est inéluctable. Les économistes appellent cela de manière prosaïque la contrainte de l’estomac. Je ne peux pas être complètement libre de mes choix si je veux survivre. Je dois dépenser dans le présent. Ainsi, c’est déjà pour cette raison là qu’il est impossible de réduire les dépenses présentes à zéro, donc impossible de renoncer entièrement à la dépense.

La deuxième raison est tout aussi puissante, et elle peut être encore plus puissante que la contrainte de l’estomac, c’est ce que les économistes appellent la préférence pour le présent. Même si je sais que les voyages à Bora Bora coûtent 5% moins cher l’année prochaine, est-ce que cette année je vais rester dans mon monastère ? Pas nécessairement. Certains oui ; Oncle Picsou oui. Mais vous et moi, probablement pas. On ne va pas repousser toutes les activités juste parce que c’est un peu moins cher l’année prochaine, ou dans cinq ans, ou dans dix ans. Nous avons une préférence pour la consommation présente, pour vivre une belle vie déjà dans le moment présent. Donc nous dépensons aussi pour cette raison, bien plus que ce qu’on pourrait penser à la lumière de cette idée d’un cercle vicieux qui étouffe l’économie. Donc, dans une économie de marché, il va toujours y avoir une dépense positive, mais c’est vrai, il y a une forte incitation à la thésaurisation, donc la thésaurisation dans une économie de marché libre jouerait un rôle très important.

Mais maintenant, regardez un peu l’histoire, regardez un peu le comportement des épargnants d’aujourd’hui. La thésaurisation, historiquement, a été la forme d’épargne la plus importante et en tout cas la forme privilégiée par tous les ménages qui n’avaient pas leur propre entreprise, par tous ceux qui n’avaient pas la vocation d’être entrepreneur. Ils ont thésaurisé. Ils ont eu quelques pièces sous l’oreiller, sous le matelas, caché dans un trou creusé dans le jardin, etc. C’est comme ça qu’ils ont épargné. Si vous regardez le comportement des ménages à faible revenu, non seulement les pauvres mais la petite classe moyenne, comment est-ce qu’ils se constituent une épargne ? Essentiellement sous la même forme. Il y a très peu — en France plus qu’en Allemagne, mais il y en a très peu même en France qui investissent l’intégralité de leur épargne en produits financiers. Ils gardent des sommes sur leur compte bancaire, sur le compte courant ou sur le livret A et produits similaires. En liquide. Qu’est-ce que ceci veut dire ? Eh bien ce sont les mêmes motivations qui ont poussé leurs prédécesseurs dans les siècles précédents. Ils préfèrent la sécurité de l’argent tangible, immédiatement accessible sur leur compte bancaire, au risque d’un placement financier, en plus aujourd’hui très mal rémunéré. Donc ceci n’a jamais été différent, et c’est très caractéristique. C’est donc une forme dominante dans une économie libre.

Finalement, il y aurait aussi des échanges financiers, c’est sûr, mais ces échanges concerneraient essentiellement des participations dans la propriété d’action, c’est-à-dire sur le marché des actions. Il y aurait très peu de contrats de crédit, parce que dans un environnement où les prix baissent il est très fortement déconseillé de s’endetter pour acheter maintenant, parce qu’il faut rembourser avec une monnaie qui a un plus fort pouvoir d’achat que celle qu’on avait emprunté. Donc naturellement les gens éviteraient les crédits. Bien sûr il y a toujours des situations où un crédit s’impose, parce qu’il faut quand même encore survivre au jour présent : quand on est très pauvre, lorsqu’on est dans le besoin, un crédit à la consommation peut être nécessaire. Lorsqu’on regarde dans le passé, c’était justement ce type de crédit là qui était dominant, pas les crédits aux entreprises, pas les crédits à la production : cela n’existait pas.

Tournons-nous maintenant vers l’interventionnisme financier. L’État entre en scène. Et l’État n’améliore pas, c’est ce que je peux déjà révéler, l’État n’améliore pas le financement de l’économie du point de vue macro-économique. Et ceci est particulièrement le cas lorsque l’État intervient en produisant une monnaie fiduciaire. Pour saisir ce point, il est utile d’abord de considérer le cas qui est aujourd’hui sans importance, où il n’y a pas de monnaie fiduciaire, et où l’État intervient en créant des droits et des obligations forcées. Donc supposons que l’économie fonctionne toujours sur la base d’une monnaie marchandise. L’État intervient : dans les échanges financiers, il dit : voilà, je vais créer des obligations financières pour tel et tel participant au marché, pour tel ou tel membre de la société, ou peut-être des obligations financières pour tout le monde : je vais taxer la population. C’est quoi la taxation, ou l’impôt ? C’est une obligation financière, de verser telle ou telle somme, à la fin de l’année, à la fin du trimestre, au gouvernement. Je vais forcer tout le monde à souscrire à une assurance vie, à une assurance retraite : c’est le principe des retraites publiques. C’est une obligation financière pour nous, dans le présent, de verser des sommes vers ces organismes. Je vais également créer des obligations financières entre les particuliers, c’est-à-dire qui ne me concernent pas directement, mais qui concernent juste les individus. Je vais dire : voilà, si vous divorcez de votre épouse ou de votre époux, vous êtes obligé de nourrir, etc. — cette obligation n’est pas contractuelle, elle est forcée par la loi. Même chose pour les sujets similaires : l’héritage, si vous avez des héritiers, si vous avez des enfants, il faut leur donner de l’argent lorsque vous décédez, et c’est encore une obligation forcée, pas nécessairement contractuelle.

D’un autre côté, l’État peut, et c’est ce que nous observons, l’État peut créer un grand nombre de droits financiers, c’est-à-dire de droits sur d’autres personnes : en règle générale, de par des intermédiaires de l’État, mais souvent aussi sans intermédiation directe de l’État. Pour la même raison qu’il y a obligation de soutenir son époux ou son épouse, conformément à la loi, il y a donc droit, du côté bénéficiaire, à ce paiement.  Donc on devient bénéficiaire d’un droit financier, d’une promesse tendue devant le nez, d’un paiement futur, si jamais on divorce. On devient, plus important, bénéficiaire des promesses faites par l’État. Lorsque l’on participe dans les systèmes de retraite publique, d’assurance maladie publique, etc., l’État nous donne la promesse, si jamais quelque chose vous arrive, vous aurez le droit à tel ou tel paiement nécessaire pour financer les services des médecins spécialisés, etc.

Donc l’État crée un grand nombre de droits et d’obligations financières. Ceci implique deux choses. Premièrement, les obligations et les droits financiers revêtent du coup une plus grande importance sous l’impact de l’État, qu’ils n’auraient dans une économie libre. Dans une économie libre, tous les droits et obligations financières sont contractuelles, sont librement consenties. Et nous venons de voir que les incitations à s’engager dans un tel échange sont relativement réduites ou limitées. Donc l’État, en principe, peut ex nihilo créer, en principe, n’importe quelle somme d’obligations et de droits financiers.

Deuxièmement, l’État, bien qu’il soit libre de créer des droits, n’a pourtant pas la puissance d’honorer ces droits et ces obligations financières. Parce que précisément, l’État ordonne à telle et telle personne : vous allez payer. Et il donne le droit aux citoyens : vous avez un droit envers l’État en ce qui concerne le maintien de votre santé, votre retraite, etc. Et les autres vont être obligés de payer. L’État peut créer ces droits, mais il ne peut pas créer la capacité objective de la part de la population d’honorer ces obligations financières. Donc bien qu’on soit libre, comme je l’ai dit tout à l’heure, bien qu’on soit libre de tout commencer, on ne peut pas terminer. L’État est libre de commencer ses promesses et de tendre toutes ses carottes imaginaires devant les nez des individus, mais il n’est pas nécessairement capable d’honorer ses promesses. Et effectivement, dans le scénario que nous envisageons, où il n’y a pas de monnaie fiduciaire, l’État n’en est pas capable, parce que les citoyens ne sont pas capables d’honorer toutes ces obligations créées de manière factice, artificielle, ex nihilo, par l’État.

Il s’en suit que cette finance forcée ne peut pas aller très loin. Et elle est même vouée à rentrer assez rapidement dans un mur, lorsque l’État exagère avec ses prétentions. C’est justement ce que l’on observe historiquement dans le passé. C’est la raison pour laquelle il y a régulièrement des crises financières, des crises de financement de l’État, parce que justement il en avait créé trop. Donc on ne va pas très loin avec ceci, et forcément c’est limité.

Il y a d’autres conséquences qu’on pourrait signaler. Quand un tel système est en place, les citoyens ont une incitation à le contourner. Ils vont se constituer une épargne en-dehors des réseaux contrôlés par l’État, parce qu’ils savent que, justement, le système va rentrer dans un mur, et il faut qu’ils se protègent autrement, par conséquent il y a des réactions qui préservent le système et qui empêchent que trop de capitaux soient gaspillés.

Ces choses là changent dès que l’État commence à intervenir dans le système monétaire, si l’État met en place une monnaie fiduciaire, une monnaie purement scripturale, une monnaie faite de papier qui peut être produite ad libitum, d’un moment à l’autre. C’est ce que l’on a entendu ces dernières années de la part de nos autorités monétaires : on peut en faire autant qu’on veut, et quand on veut. Et c’est correct, c’est correct. Ils peuvent en faire autant qu’ils veulent, en principe du jour au lendemain.

Dans une telle situation, l’État non seulement peut créer des droits et des obligations financières, mais il a aussi les moyens, en principe, d’honorer toutes les obligations financières qu’il crée, parce qu’il a, à travers la banque centrale, l’outil pour financer ou refinancer les parties obligées. Ainsi il peut financer par des crédits grandissants les organismes de la sécurité sociale, il peut refinancer les entreprises qu’il taxe jusqu’au coup, par des crédits bon marché, qui compensent partiellement ce coût plus élevé, et faire la même chose pour les familles. Tant que la banque centrale veut soutenir tel et tel participant au marché — on peut toujours limiter l’État, mais en principe ce n’est pas limité — tant que la banque centrale veut soutenir tel et tel participant au marché, elle le peut. Donc les obligations financières peuvent toujours être honorées.

C’est bien le sens des propositions récentes qui sont discutées à gauche et à droite. Par exemple en Suisse il y a une initiative sur ce qu’ils appellent la monnaie entière, et l’initiateur d’un côté veut abroger le système des réserves fractionnaires pour les banques commerciales, et de l’autre côté il souhaite que l’État soit le seul à même de créer de la monnaie, et il souhaite qu’il crée beaucoup plus de monnaie que dans le passé, justement pour financer les dettes de l’État. Techniquement c’est possible, la banque centrale peut en fait remplir des camions de billets et les envoyer directement à Bercy. Possible, techniquement c’est possible. Il n’y a pas de crédit, il n’y a pas d’endettement, il y a juste l’heureuse dépense. Et du coup l’État est capable d’honorer n’importe quelle obligation. La banque centrale peut techniquement — et c’est ce que souhaitent mes amis suisses — la banque centrale peut techniquement faire des virements sur les comptes des familles et des entreprises, c’est-à-dire, toujours en principe, financer tout le monde. Et donc honorer toutes les obligations financières.

Il est clair que cela n’améliore pas le financement réel de l’économie, parce qu’il faut qu’il y ait un financement réel. On ne peut pas financer une entreprise avec des billets. On peut la financer, soutenir ses activités, uniquement par les facteurs de production, par les biens intermédiaires, les matières premières, etc., qu’on peut acheter avec l’argent. Simplement en créant plus de monnaie, je ne peux pas améliorer le financement de l’économie.

Mais il y a une chose qui se passe, à savoir que maintenant les marchés financiers commencent à jouer un rôle bien plus important que précédemment. Parce qu’on ne rentre pas tout de suite dans le mur. Et il y a une autre chose très perverse qui se passe, du point de vue micro-économique, du point de vue de l’investisseur, c’est qu’il voit maintenant que la banque centrale est là, qu’elle peut sauver — faire un bailout — elle peut sauver n’importe quel intervenant sur le marché, surtout lorsqu’il est suffisamment grand pour causer des problèmes aux autres. En sachant cela, on se dit : c’est vrai, en principe il est insolvable, il est nul, ses produits n’intéressent personne, mais il a le soutien de la banque centrale. C’est le cas de l’État : les produits sont de faible qualité, il n’y a pas beaucoup de soutien de la part de la population, les hommes et femmes politiques ne sont pas très populaires en ce moment, et pourtant l’État peut se refinancer, il peut vendre ses obligations d’État et ses bons du Trésor, parce que les investisseurs savent que la banque centrale est derrière, et qu’on va toujours être remboursé. L’argent avec lequel on va être remboursé n’aura pas forcément le même pouvoir d’achat que celui qu’on a investi, mais en tout cas on va revoir l’argent. Donc les marchés financiers montent en puissance, et la thésaurisation évidemment disparaît quasiment complètement, ou en tout cas elle est réduite à un minimum absolu. Parce que là où l’État commence à créer de la monnaie, les prix commencent à grimper, et les banques centrales visent aujourd’hui des taux d’inflation prix dans la fourchette entre 0 et 2% et si c’est possible même un peu plus. Donc là où il y a une progression des prix qui est positive, il devient suicidaire financièrement de garder son patrimoine sous forme d’encaisses. Donc il y a une restructuration des voies de financement macro-économiques de l’économie : la thésaurisation baisse en importance, les marchés financiers augmentent.

Ceci implique que l’autonomie des ménages est réduite, parce qu’en investissant sur les marchés on devient dépendant d’autres personnes, on n’est plus son maître autant qu’auparavant avec la thésaurisation, et ceci implique aussi que le gaspillage de l’épargne disponible est facilité voire encouragé. Parce que la banque centrale, par la création monétaire, peut diriger l’épargne là où elle le souhaite, et ce n’est pas forcément vers les projets qui se soutiennent eux-mêmes, c’est-à-dire les projets qui créent des revenus supérieurs aux coûts. Déjà ceci est le cas pour toutes les dépenses de l’État. Ainsi sans parler de la raison d’être de l’État, une chose est claire, c’est que la vocation de l’État n’est pas de créer des revenus, ce n’est pas une entreprise. Donc l’État forcément consomme plus d’épargne qu’il n’en crée. Par conséquent financer l’État par la planche à billet, c’est dire qu’une bonne partie des ressources réelles disponibles qui pourraient soutenir les entreprises mais aussi les ménages, seront utilisées dans des activités qui ne se reproduisent pas, qui ne créent pas des revenus supérieurs à l’investissement. Autrement dit, l’épargne est gaspillée.

On a ici un mécanisme qui est très pervers, parce que les freins naturels qu’on rencontre dans une économie de marché, mais aussi là où l’État intervient à travers une monnaie fiduciaire, ces freins naturels sont éliminés. Dans la logique d’un entrepreneur, dans la rationalité d’un investisseur, il n’a pas intérêt à prendre tant de précaution. Mais le système dans son ensemble gaspille l’épargne et se dirige vers le mur. Quelle est la vitesse avec laquelle on rentre dans le mur ? Là il y a d’autres facteurs, heureusement, qui rentrent en jeu, et qui empêchent que ce moment n’arrive trop tôt, et c’est justement ici qu’on peut évoquer un point général, ce sont les vertus financières des citoyens ordinaires, qui empêchent ce résultat final. C’est justement quand on a une population qui épargne spontanément beaucoup, tels que les Italiens ou les Japonais, que l’on empêche que les choses s’accélèrent et que l’on arrive trop rapidement à la crise. C’est un résultat étonnant, mais tel est la chose. Plus vertueuse est la population, sur le plan personnel mais aussi dans ses mœurs financières, et plus tard l’échec des interventions de l’État se fera sentir.

Voilà, ce n’est pas un tableau plaisant qui se dresse devant nos yeux, mais je crois que c’est conforme à peu près à ce que nous sentons et à ce que nous avons perçu ces dernières années. En tout cas c’est la tentative d’une vision macro-économique de la finance, qui prend en considération non seulement les montants absolus engagés, mais surtout ce que j’ai souligné, c’est-à-dire la structure de la finance.

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