Éducation et crimes

Éducation et crimes, par Victor Schoelcher (Journal des économistes, avril 1844).


ÉDUCATION ET CRIMES.

§ 1.

Les querelles récentes de l’Université et du clergé donnent une nouvelle vie à l’importante question de l’éducation. M. Lamartine et M. Ledru-Rollin ont fait entendre de belles et justes paroles, et un projet de loi sur l’enseignement secondaire sera bientôt mis à l’ordre du jour du Palais-Bourbon. Pour notre compte personnel, nous adhérons tout à fait aux idées émises par M. Ledru-Rollin ; la liberté de l’enseignement nous paraît être une sauvegarde des libertés publiques, une garantie de l’avenir. Mais tel n’est point le sujet que nous nous proposons de traiter ici. Nous venons exprimer le vœu que la discussion ne demeure pas dans les limites étroites où elle se trouve placée.

Les amis de l’humanité doivent désirer qu’au milieu des débats qui vont s’élever sur l’enseignement secondaire, c’est-à-dire sur l’éducation des classes privilégiées, la part des basses classes, puisqu’il y a encore des basses classes, ne soit point oubliée. La philanthropie le commande, la moralité publique l’exige.

Le peuple ne reçoit pas l’éducation à laquelle il a droit.

M. Boulay de la Meurthe estimait en 1835 qu’en France la moitié des hommes et les trois quarts des femmes au-dessus de l’âge de 14 ans ne savaient ni lire ni écrire.

Sur 326 298 jeunes gens inscrits sur les listes du tirage de la conscription de 1836,

155 839 savaient lire et écrire,

11 784 savaient lire seulement,

149 195 ne savaient ni lire ni écrire.

Total : 316,818

L’état d’instruction des 9,480 restant n’a pu être constaté.

Sur les 80 000 conscrits fournis par le tirage de la même année 1836, 40 186 savaient lire et écrire, 34 569 ne savaient ni lire ni écrire, 5 245 savaient lire seulement.

Ainsi donc il est bien constant que la MOITIÉ de la population mâle de la France est encore absolument dépourvue de toute espèce d’instruction !

Par le fait, la société française se trouve divisée en deux castes, l’une éclairée, l’autre ignorante ; l’une apte à toutes les hautes fonctions, à toutes les professions sociales, à l’exercice de tous les arts ; l’autre vouée pour toujours à une condition infime, privée qu’elle est des connaissances nécessaires pour remplir les carrières libérales. Or, ces connaissances, les pauvres ne les peuvent jamais acquérir, car on ne les obtient qu’à prix d’argent. La culture de l’esprit se transmet par voie d’hérédité avec la fortune qui seule la procure, et l’on peut dire ainsi en toute vérité que nous avons aujourd’hui les nobles et les vilains de l’intelligence, comme il y avait autrefois les nobles et les vilains de la naissance. Même parmi les défenseurs des idées les plus rétrogrades, personne aujourd’hui ne veut cela, et pourtant cela est. L’égalité, cette sublime réalisation de la justice que cherchent tous les honnêtes gens chacun dans sa voie, restera toujours un vain mot tant que l’on ne fera pas davantage pour l’instruction générale. Il n’y a pas d’égalité politique véritable sans l’égalité de l’éducation.

Les écoles communales, instituées par la belle loi de 1833, sont assurément un grand bienfait accordé aux classes pauvres, et il faut se réjouir que le législateur en ait doté la France ; mais elles ne sont pas assez nombreuses. Tous les enfants de chaque commune, filles et garçons, n’y trouvent pas toujours place. L’administration ne veille pas à ce que le principe soit appliqué au moins dans sa lettre. Cette loi, qui ordonne à chaque commune d’ouvrir une école dans son sein, soit par elle-même, soit en se réunissant à une commune voisine, est de 1833. Eh bien ! en 1840, époque des derniers rapports, il y avait encore 4 196 communes sans écoles ! Il s’est rencontré, nuits le savons, de grandes difficultés locales, des résistances inexcusables. L’ignorance est si aveugle, qu’elle ne comprend pas même les avantages de la lumière ; elle veut garder ses funestes franchises, et ne souffre pas sans opposition qu’on la trouble dans son obscurité. Mais le premier devoir du gouvernement n’est-il pas de vaincre cette déplorable apathie, et, au lieu d’abandonner ceux qui s’abandonnent, de redoubler auprès d’eux l’énergie de son action, comme le médecin qui s’attache aux plus malades ? C’est pour les malheureux capables de refuser leur propre bien que Jésus a dit : Compelle intrare, forcez-les d’entrer ; si bien que l’on voit éclater sa bonté souveraine jusque dans ses conseils de rigueur.

Il faut dire encore que les charges d’instituteurs sont trop mal rétribuées pour que des hommes réellement capables consentent à les remplir. Le peuple trouve dans les écoles communales un enseignement restreint à la lecture, à l’écriture et aux trois règles de l’arithmétique ; mais l’éducation, l’éducation morale, sociale, élevée, qui jetterait de bons germes dans les âmes, et qui ferait de l’élève un citoyen intelligent, cette éducation-là manque tout à fait.

L’enseignement des écoles primaires est si aride, si long, si borné, il pénètre si peu au fond, qu’il laisse à peine trace dans les jeunes têtes. Les enfants n’y prennent pas même le goût de la lecture ; on les voit, au sortir des bancs, oublier vite le peu qu’ils ont appris avec ennui, et retomber dans cette espèce de végétation animale, sort commun des hommes dont le cerveau est inerte. L’âme, l’esprit, ont besoin d’aliments comme le corps, et s’éteignent, comme lui, si l’éducation ne leur apporte pas la nourriture céleste.

D’ailleurs, lorsque par hasard le pauvre réussit à prendre à l’école primaire quelques notions élémentaires et sent fermenter en lui le désir d’en savoir davantage, la société ne lui permet pas d’écouter le génie qui parle, elle lui ferme les établissements consacrés à la haute instruction ; elle ne laisse ouvrir qu’avec une clé d’or les barrières du parvis scientifique.

Et il y a longtemps que les choses vont de la sorte. Un des hommes qui font le plus d’honneur à notre caractère national, Bernard Palissy, en mémoire de sa nécessiteuse jeunesse, avait pris pour devise : « Pauvreté empêche les bons esprits de parvenir. » Après lui, le père Caussin s’en plaignait encore dans le livre de la Cour sainte, en 1664 : « Le chariot des lettres, dit-il, se remue avec des bras d’or et d’argent. Les grands rendent tous les arts et toutes les sciences tributaires à leur fortune. »

Rien de plus vrai ; pendant que tout est calculé pour développer les facultés intellectuelles du riche, on interdit l’acquisition du savoir au pauvre, on le laisse abandonné à la grossièreté native de l’espèce.

Ainsi se perpétuent l’abaissement du prolétaire et les avantages du riche ; ainsi, malgré la révolution, se creuse chaque jour encore une ligne de séparation entre deux castes. Les hommes de bonne volonté doivent y réfléchir. L’inégalité de l’éducation empêche la destruction des titres et de l’aristocratie de profiter au bonheur du monde. Les droits de la naissance, immensément absurdes parce qu’ils sont immensément iniques, n’ont fait en réalité que changer de place ou de nom, et ce n’est pas sans motif que le premier article de la Charte spécifie « que les Français sont égaux devant la loi », car hors du tribunal, ils sont encore cruellement inégaux. L’impossibilité pour les uns, la facilité pour les autres d’acquérir le savoir, forment, ainsi que nous le disions tout à l’heure, de nouvelles classes de nobles et de vilains. Le monopole des belles-lettres assure inamoviblement à un certain nombre de citoyens toutes les hautes positions de la communauté, toutes les fonctions publiques. C’est la féodalité des disciples de l’Université ; le plus grand nombre est toujours sacrifié au petit nombre ; le plus grand nombre a toujours dans son lot la misère, les privations, les difficultés de la subsistance, les mœurs rudes, les travaux répugnants, les crimes, le cortège de l’ignorance enfin ; tandis que le petit nombre garde dans son partage le bien-être, les travaux agréables, les plaisirs du luxe, les mœurs policées, les jouissances exquises de l’esprit, tous les biens, en un mot, attachés au monopole des lumières. À ce point de vue, on pourrait avancer, sans se laisser entraîner trop loin, que la société moderne est encore divisée comme la société antique ; quelques patriciens, qui conservent perpétuellement la puissance politique, parce que la richesse leur permet d’acquérir la science de l’administration ; la masse condamnée à un éternel ilotisme, parce que sa pauvreté l’empêche de s’instruire. Ce qui vient d’être dit ne porte malheureusement en soi aucun caractère d’exagération. Il n’est pas injuste d’attribuer à la misère l’ignorance grossière de la majorité. Cette faible distribution de lumières qui se fait égoïstement dans les écoles primaires est gratuite, il est vrai ; mais l’homme pauvre, bien souvent, n’a pas même la faculté d’y participer. Il n’a pas la liberté d’être enseigné. Son labeur est si déplorablement rétribué, qu’il n’y trouve pas de quoi nourrir lui et sa famille. À peine ses enfants se tiennent-ils debout qu’il les oblige à l’aider dans sa rude tâche de chaque jour, et courbé sous le poids de la fatigue, il ne s’inquiète pas de cultiver leur esprit, il n’en comprend pas même la nécessité. Quelle triste, quelle navrante chose à penser ! Pour les classes inférieures, pendant que l’excès du travail et de la gêne appauvrit leur sang, diminue leurs forces et amène des générations maladives, l’état d’inertie prolongée de leur cerveau comprime et dégrade leur intelligence. Nous pourrions répéter en France ce qu’un membre du Parlement anglais a dit à Westminster dans des circonstances pareilles et pour un état de choses identique. « Vous décimez les classes pauvres, et vous abrutissez ce qui en survit. » Il ne faut cependant pas qu’il en soit ainsi. On ne peut croire que le législateur tarde longtemps encore à ouvrir les yeux sur ce mal mortel qui désole et déshonore la patrie. Il n’a pas craint, et il a bien fait, de porter atteinte à la volonté paternelle, en interdisant d’employer les enfants dans les manufactures ; il ne doit pas craindre davantage d’user de coercition pour obliger les parents à envoyer leurs enfants à l’école. C’est un des témoignages les plus poignants de la misère intellectuelle où est encore plongée ce qu’on appelle la basse classe, qu’elle n’éprouve nul besoin de soustraire ses fils et ses filles au néant moral. La loi, nous le répétons, a le droit de FORCER les pères à envoyer leurs enfants à l’école et de punir ceux qui ne le feraient pas. Ce droit se puise dans l’intérêt général de la nation et dans l’intérêt particulier de l’individu. L’éducation étant le premier besoin de l’homme en société, il n’est pas contraire à la liberté sociale d’employer des moyens coercitifs contre ceux qui ne remplissent pas l’impérieux devoir de la donner à leurs fils et à leurs filles. Un homme étant d’autant plus utile à soi-même qu’il est plus instruit, il s’ensuit que c’est une faute de le laisser dans l’ignorance ; nous verrons tout à l’heure que c’est un crime, en démontrant que l’ignorance enfante le crime. La république l’avait conçu ainsi ; un décret du 29 frimaire an II impose l’obligation aux pères, mères, tuteurs et curateurs d’envoyer leurs enfants et pupilles aux écoles de premier degré.

On pourrait, comme en Allemagne, prononcer trois jours de prison contre le père pour chaque absence non motivée de l’enfant. Si ce moyen est jugé trop rigoureux, parce qu’il prive la famille du chef qui la fait vivre ou de la veuve qui est restée seule pour la surveiller, il y aurait à chercher la punition dans la privation de quelque droit ou de quelque avantage ; mais, par un chemin ou par l’autre, il faut arriver à ce but : que l’enfant, fille ou garçon, sous aucune espèce de prétexte, ne puisse être soustrait à l’enseignement primaire.

Il serait juste encore que les bourses dont on dispose dans les collèges fussent considérablement augmentées en nombre, et au lieu d’être distribuées, comme il arrive, aux fils des députés ou de leurs amis, devinssent le partage des élèves des écoles primaires gratuites qui montreraient une capacité précoce ou de grandes dispositions. Les bourses appartenant par destination logique aux pauvres, n’est-ce pas aux plus pauvres que l’on doit les donner ? Pour obtenir une bourse, on devrait être obligé de faire preuve d’indigence. C’est le seul moyen que nos parias obtiennent un peu du bienfait public institué pour eux seuls.

Il est à désirer encore que la plupart de ces bourses soient affectées à des établissements analogues à celui que la ville de Paris vient de fonder rue Blanche, sous le titre de Lycée municipal. Nous ne pouvons, en traitant le sujet qui nous occupe, trop féliciter le Conseil municipal de cette heureuse création. Le nouveau Lycée est destiné à donner une instruction primaire supérieure, une éducation professionnelle scientifique. Puissent de pareils établissements se multiplier et venir rivaliser avec l’Université ! L’Université, en ne donnant qu’une éducation classique, laisse une lacune immense dans les besoins de la nation, elle inutilise beaucoup d’hommes qui vont prendre ses enseignements parce qu’on a fait des classes latines un sine qua non pour toutes les professions dites libérales. Nous sommes loin, très loin, de vouloir proscrire les études littéraires ; il est bon, il est indispensable que l’on s’en occupe ; mais la société a plus besoin encore d’agriculteurs, d’industriels, de commerçants, d’ingénieurs, que de latinistes. Il serait urgent de réparer cette contradiction, de rétablir l’équilibre.

Quelques écrivains ont prétendu que l’instruction était dangereuse, qu’elle faisait naître chez l’homme du peuple l’envie de sortir de sa sphère. La critique est juste, mais c’est là un inconvénient momentané. Le remède à ce mal est dans la généralisation indéfinie de l’éducation. Quand un homme instruit trouvera des hommes également instruits dans sa sphère, quelle qu’elle soit, il n’éprouvera plus aucun désir de la quitter. On l’a déjà fait remarquer, il ne l’abandonne aujourd’hui que pour aller chercher ailleurs son niveau intellectuel.

§ 2.

L’éloignement où se trouve le peuple de toute éducation, avons-nous dit, tend à former deux castes dans la nation, et condamne la plus nombreuse à une véritable infériorité. Il prive encore la société d’une somme considérable de force vive, parce que l’éducation seule rend les hommes capables de tirer parti des talents innés dont les a pu douer la nature. Mais combien ces observations ne prennent-elles point de valeur, lorsqu’on songe que le crime se recrute presque exclusivement dans l’ignorance ! Oui, l’ignorance engendre le crime. C’est une vérité que les statistiques judiciaires de France et d’Angleterre nous attestent avec une effrayante certitude. Voici des chiffres puisés dans les documents officiels :

De 1839 à 1839 inclusivement, 81 843 accusés ont comparu devant les Cours d’assises.

47 954 ne savaient ni lire ni écrire,

24 052 ne savaient lire ou écrire qu’imparfaitement.

Ainsi, sur 81 843 accusés, en voilà 72 006, c’est-à-dire 88% qui étaient complètement illettrés !

7 512               9% savaient bien lire et bien écrire, et

2 325              2% avaient reçu une éducation supérieure.

Total : 81 843

Donc, on le voit, sur la totalité des accusés de 10 années, au milieu d’une population dont la moitié sait lire et écrire, 88% représentent le chiffre des individus privés des premiers éléments de l’éducation, 2 pour 100 représentent le chiffre des individus lettrés !

Pour l’année, 1837, on trouve, relativement à l’instruction des 8 094 accusés, les mêmes disproportions :

4 601                 56% ne savent ni lire ni écrire ;

2 530                 31% savent lire ou écrire imparfaitement ;

709            8% savent bien lire et bien écrire ;

254            3% ont reçu une éducation supérieure.

Total : 8 094

C’est donc 7 131 80% plongés dans une ignorance absolue, et 254  3%   favorisés par une bonne éducation.

Pour l’année 1839, mêmes résultats sur les 7 858 accusés :

4 397                 55% ne savaient ni lire ni écrire ;

2 549                 33% ne savaient lire ou écrire qu’imparfaitement ;

705            8% possédaient ces connaissances de manière à en faire usage, et

207            2% avaient reçu de l’instruction.

Total : 7 858

Toujours le même tribut payé au crime par l’ignorance, 6 946 88%, tandis que l’on ne voit succomber que 2% parmi les lettrés !

L’année 1840 a vu passer 8 226 accusés devant les Cours d’assises. Sur ce nombre,

4 627                 56% étaient complètement illettrés ;

2 837                 35% savaient lire ou écrire imparfaitement ;

605            7% possédaient ces connaissances de manière à en tirer quelque parti ;

157            2% avaient reçu dans les collèges ou dans d’autres établissements un degré d’instruction supérieure.

Total : 8 226

La disproportion est encore plus grande, 91 ignorants, 2 lettrés.

Et il est pourtant des hommes qui ont eu le courage d’attaquer la moralité de l’éducation. Les vieilles déclamations sur le danger des lumières recommencent à se faire entendre.

Il n’y eut que 7 462 accusés en 1841.

4 052              54% ne savaient ni lire ni écrire ;

2 442                          33% savaient lire ou écrire imparfaitement ;

757                          10% possédaient ces connaissances de manière à s’en servir ;

231                          3% avaient reçu une bonne éducation.

Total : 7 462

Toujours donc pour l’ignorant la lourde et honteuse besace du crime ; l’homme instruit y échappe !

Étendons autre part nos recherches, accumulons les preuves.

Au 1er janvier 1842, les bagnes renfermaient 6 912 condamnés. Sur ce nombre, il n’y en a que 114    1 2/3 %   qui aient reçu une éducation supérieure à l’instruct. prim. ;

658            9 1/2 % savent bien lire et bien écrire ;

2 012                 29% savent lire ou écrire imparfaitement ;

4 128                 59% ne savent ni lire ni écrire.

Total : 6 912

Par conséquent, à ces écoles supérieures de brigands et d’assassins que l’on a fondées dans les ports sous le nom de bagnes, c’est encore l’ignorance qui donne le plus d’élèves ; 6 140 sur 6 912, 88 sur 100 !! N’oublions pas, afin de donner à ce chiffre toute son effrayante et douloureuse signification, que la société où il se trouve n’a que 50 hommes sur 100 qui soient complètement illettrés.

Et ce n’est pas seulement en France que l’on peut constater ces horribles témoignages contre l’immoralité de l’ignorance. En Angleterre, les mêmes faits se reproduisent avec une écrasante parité.

Sur 4 105 condamnés en 1840 à la déportation (nos galères),

3 715                 90 1/2 % étaient plus ou moins entièrement privés d’éducation ;

390            9 1/2 % avaient reçu une instruction suffisante pour être en état de lire et de comprendre la Bible.

Total : 4 105

Le comté de Sallop fournit cette même année 44 condamnés à la déportation. Pas un n’était en état de lire la Bible !

« Au demeurant, c’est toujours parmi la population ignorante de l’Angleterre que se recrutent chaque année les malfaiteurs traduits en justice. Un tiers d’entre eux ne peuvent ni lire ni écrire, et presque les six dixièmes le font imparfaitement, en sorte que 91 sur 100 sont véritablement illettrés. Sur les 9 autres, il y en a 6 ou 7 qui lisent et écrivent bien ; une fraction équivalente à deux centièmes exprime le nombre de ceux des accusés qui ont reçu une éducation supérieure[1]. »

Quelle argumentation serait plus significative, plus irrésistible que ces chiffres désolants ? On conçoit que le nombre des illettrés étant dans la nation beaucoup plus considérable que celui des lettrés, ils doivent nécessairement compter plus de victimes que les autres ; mais la disproportion qu’offrent ces tableaux n’en est pas moins d’une énormité frappante. Nous croyons ne pas pouvoir trop le répéter, la population a 50 individus sur 100 qui savent lire et écrire ; les fastes judiciaires présentent 88 individus sur 100 qui ne savent ni lire ni écrire ! N’est-il donc pas de la plus affreuse évidence que la très grande majorité des coupables n’est coupable que d’ignorance ? N’est-il pas clair qu’en refusant au peuple, aux pauvres, l’éducation à laquelle ils ont droit, on les condamne fatalement au vice et au crime ? Ne voyez-vous pas qu’en les jetant dans les écoles, vous les enlevez aux maisons centrales, aux bagnes, à l’échafaud ? À cette heure, le crime et la vertu dans notre société sont presque de hasard. Celui que la loterie de la naissance jette pauvre au milieu d’elle, avec les mille besoins qu’il ne peut satisfaire, est livré, sans aide, sans soutien, sans préservatif, aux inspirations du vice. Des preuves invincibles vous obligent à reconnaître que vous le sauveriez par l’éducation, et vous ne la lui prodiguez pas ! Que dire ? que penser ? Il y a cependant 4000 ans que Moïse nous a donné ce divin conseil : Aimez-vous les uns les autres, et il y a 1800 ans que Jésus nous répète : Aimez-vous les uns les autres ! Est-il donc un esprit du mal, et la terre est-elle abandonnée à sa méchanceté souveraine ?

Quelque tristes que soient ces investigations, poussons-les plus loin, il peut en sortir une démonstration salutaire. — Si l’on envisage les 7 858 accusés de 1839 au point de vue professionnel, on trouve que

4 523 travaillaient pour le compte d’autrui ;

2 225 » pour leur propre compte ;

les 1 110 autres vivaient dans l’oisiveté.

Total : 7 858

Ainsi, parmi les gens qui travaillent, mais que le mal entraîne, ceux qui ne possèdent rien, ceux que la misère contraint à se mettre à la solde d’autrui, offrent juste deux fois plus de prise à la tentation corruptrice que ceux dont le sort est garanti par une certaine propriété. Que si l’on objectait ici le plus grand nombre relatif de ceux qui ne possèdent pas, nous demanderions pourquoi ils ne possèdent pas.

Un autre fait capital ne doit pas échapper à la réflexion du lecteur. Parmi ces 7 858 accusés, 1 110 seulement vivaient dans l’oisiveté ; les autres travaillaient ; le vol n’était pas leur métier, le vol n’était pour eux qu’un accident. Parmi les 8 094 accusés de 1837, la même observation se présente : le relevé officiel du ministère de la justice n’en signale que 1 399 vivant dans l’oisiveté : le reste, 6 665, travaillait, et, au nombre de ces travailleurs, on trouve 2 649 chefs de famille. N’est-il pas déplorable que les deux plus puissants éléments actuels démoralisation, le travail et la famille, n’aient pu préserver du crime tant de malheureux ? Plus d’un homme qui a longtemps travaillé avec persévérance et courage sans voir son labeur assez rétribué pour le faire vivre convenablement, finit par haïr le travail comme l’esclave hait son maître. Tout en le réprouvant ainsi qu’il le mérite, plaignons cet infortuné et acceptons la responsabilité d’une part de sa chute, car ce n’est pas au peuple qu’il est permis de reprocher de ne pas se contenter de peu, de ne point trouver dans peu assez. Et encore (l’importance de la démonstration nous fera pardonner de reproduire un chiffre déjà plusieurs fois énoncé), et encore, puisque sur 100 de tels coupables, 88 étaient dans l’ignorance la plus entière, ne faut-il pas penser que leurs crimes sont le résultat de leur ignorance et doivent être imputés bien plus à la mauvaise organisation sociale qu’à eux-mêmes ? On arrive sur ce point à une pleine conviction en remarquant que la classe instruite ne compte au milieu d’eux que 3 de ses élus sur 100.

À mesure que l’on pénètre plus avant au fond des malheurs de notre civilisation, on est effrayé davantage du sort affreux qu’elle fait aux pauvres, de l’iniquité cruelle dont ils sont victimes. Non seulement, en les privant d’éducation, on leur ouvre les portes de l’immoralité, mais, sur la sellette même de la Cour d’assises, leur ignorance, au lieu d’être un sujet d’excuse et d’indulgence, devient un motif d’aggravation. En examinant, dans le compte-rendu de la justice criminelle pendant l’année 1839, l’influence de l’instruction des accusés sur leur acquittement, on voit que, sur 100 accusés possédant un degré d’instruction supérieure, 54 sont acquittés ; sur pareil nombre sachant à peu près lire et écrire, 41 sont acquittés, mais, sur 100 accusés plongés dans les plus obscures ténèbres intellectuelles et morales, ne sachant pas même un peu lire, 32 seulement sont absous ! Ainsi, toujours la même révoltante partialité, toujours la même barbarie. Sur 100 pauvres ou ignorants, et sur 100 riches ou lettrés qui comparaissent devant la justice, les riches, les lettrés conservent encore leurs privilèges : 54 échappent à la condamnation ; tandis que parmi les pauvres, les ignorants, parmi ces infortunés auxquels leur triste condition même devrait servir d’égide, 34 seulement évitent la proscription.

Il n’est donc pas même vrai, hélas ! que tous les Français soient égaux devant la loi ! Les ignorants y sont toujours plus punis que les lettrés !

Nous ne prétendons pas accuser ici le jury. Pris en masse, il n’écoute, nous en sommes convaincu, que l’équité, lorsqu’il rend ses verdicts ; mais, malgré lui, sans doute, il obéit à un instinct de délicatesse commun à tous les hommes ; la grossièreté naturelle du coupable illettré le révolte et le dispose davantage à la sévérité.

La société, telle qu’elle est constituée, en livrant les hommes à la libre concurrence pour satisfaire les besoins et les goûts créés par la civilisation, a développé leurs mauvais penchants. Le moins que l’on puisse faire maintenant, c’est donc de leur donner à tous, par la culture de l’intelligence, cette force morale qui nous met en état de résister au mal. Éclairez l’esprit, pour que la volonté soit honnête et puisse résister à la tentation. L’éducation, en nous apprenant à jouir de toutes nos facultés, ne contribue pas seulement à notre bonheur réel, elle profite à la société tout entière par le respect de soi-même et le sentiment de la dignité qu’elle amène.

Nous avons donné des chiffres irréfutables ; on n’en peut plus douter, l’homme est d’autant moins criminel qu’il sait mieux lire ; apprenez-lui donc à lire.

Vraiment le pauvre est trop impitoyablement traité ; la misère l’expose à la tentation, et l’ignorance le laisse sans arme contre la tentation. Autant vaudrait dire qu’on le voue de propos délibéré à la perversité.

Et encore nous ne parlons que des hommes ; n’aurions-nous pas les mêmes doléances à porter en faveur des femmes ? N’est-ce pas exclusivement dans la classe inférieure que le libertinage va prélever son horrible impôt ? La voix éloquente et austère de Pierre Leroux l’a dit : « Les Athéniens tributaires de la Crète envoyaient chaque année un certain nombre de jeunes filles au Minotaure ; chez nous, le peuple paye le même tribut. »

Puisqu’il est démontré avec la plus entière évidence qu’il y a d’autant plus de coupables que les hommes sont moins instruits, ce n’est, après tout, que de la bonne politique pour tout le monde de les instruire. En mettant le peuple en état de conquérir sa place légitime dans la société par son développement intellectuel, on ne ferait pas seulement un acte de justice, on désarmerait d’un seul coup bien des gens que la rudesse de mœurs, la brutalité inséparables de l’ignorance, conduisent au vice et au crime. Toute moralité égale d’ailleurs, la conscience parle plus haut à l’homme éclairé qu’à l’homme brut. Répandre les lumières, ce sera donc poser la base du perfectionnement de la conscience publique.

Le peuple, avec sa générosité ordinaire, signe à l’heure qu’il est des pétitions en faveur de l’abolition de l’esclavage des noirs ; puissent les riches imiter ce noble exemple, et signer à leur tour des pétitions en faveur des blancs retenus dans l’esclavage de la misère et de l’ignorance ! Quelle gloire pour notre siècle, si ces deux grandes émancipations s’accomplissaient ensemble ! Quelle immense somme de bonheur pour l’humanité ! Puissent donc les riches, les lettrés, adjurer le Parlement de prendre les plus énergiques mesures pour que les écoles primaires simples et supérieures se multiplient, pour que tous les enfants soient contraints d’y assister, pour qu’une forte éducation publique et une haute instruction morale soient données gratuitement à tous ! Différer plus longtemps, c’est encourir l’accusation de vouloir propager, entretenir, éterniser la dépravation, le vice et le crime.

L’éducation pour son enfance, la rétribution équitable du travail pour son âge viril, sont des droits que tout homme apporte avec lui en naissant ; et l’on peut dire que l’honneur renaîtra dans le monde le jour où chaque homme devenu, d’un côté, maître de sa raison par la culture de son intelligence, trouvera, de l’autre, dans son travail les moyens de pourvoir à tous ses besoins. Or, ce jour sera venu quand on aura mis à exécution, d’une manière large, ferme, complète et généreuse ces deux articles de la Constitution de 1791 :

« Il sera créé et organisé une instruction publique commune à tous les citoyens, gratuite à l’égard des parties d’enseignement indispensables pour tous les hommes.

« Il sera créé et organisé un établissement général de secours publics pour élever les enfants abandonnés, soulager les pauvres infirmes et fournir du travail aux hommes valides qui n’auraient pu s’en procurer. »

V. SCHOELCHER.

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[1] Statistique des crimes commis en Angleterre en 1842, par M. Moreau de Jonnès. Journal des Économistes, tome VII.

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