Introduction de “Histoire du libéralisme en Europe”. Par Philippe Nemo et Jean Petitot

Introduction de Histoire du libéralisme en Europe

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Par Philippe Nemo et Jean Petitot*

Le propos de ce livre est d’étudier les traditions européennes non anglo-saxonnes du libéralisme, le terme « libéralisme » renvoyant ici à l’unité philosophique, politique et économique des libertés.

Aujourd’hui, en effet, après l’implosion du monde soviétique, les idées libérales progressent partout dans le monde. Mais elles continuent à apparaître, en Europe continentale, et spécialement en France, comme une innovation venue d’outre-Atlantique, un phénomène étrange, essentiellement anglo-saxon, presque un trait ethnique spécifique des sociétés anglaise et américaine qui, par principe, ne saurait être transposé sur le Continent. Il y aurait, par contraste, un « modèle social européen » — précisément refusé, le plus souvent, par le Royaume-Uni — qui consisterait en différentes variantes de socialismes ou de social-démocraties.

L’historien des idées récuse cette vue. Il constate que le courant intellectuel libéral, même s’il a trouvé un terrain d’application particulièrement favorable en Angleterre, puis en Amérique, est représenté dans tous les grands pays d’Europe depuis l’aube des Temps modernes jusqu’au XXe siècle. C’est en particulier le cas en France, mais c’est vrai également en Allemagne, en Italie, en Autriche, en Espagne… En réalité, dans tous ces pays, il jaillit de la souche commune de la civilisation européenne, c’est-à-dire de la synthèse opérée au Moyen Âge entre les traditions politiques et juridiques gréco-romaines et la morale judéo-chrétienne, puis il prend forme à la faveur d’un bouillonnement d’idées qui agite tout le continent de la Renaissance aux Lumières et au-delà. Les Anglo-Saxons sont partie prenante de ce processus pan-européen, mais à titre de simple composante.

Le libéralisme intellectuel, c’est-à-dire les questions relatives à la tolérance religieuse, aux libertés de conscience, d’expression, de recherche scientifique, de la presse, est élaboré par toute l’Europe depuis les premiers humanistes jusqu’à Bayle, Voltaire, Malesherbes ou Wilhelm von Humboldt (les contributions des Anglais, Milton, Locke, Mill, sont admirables, mais elles ne sont pas antérieures). Les droits de l’homme des Déclarations américaine et française viennent — par une ligne mouvementée, mais continue — de la pensée aristotélicienne et stoïcienne de l’Antiquité, du droit romain et du droit canonique médiévaux, de la Seconde scolastique et de l’école du droit de la nature et des gens de Grotius, Pufendorf, Burlamaqui, Vattel (c’est-à-dire d’Espagnols, d’Italiens, de Hollandais, d’Allemands ou de Suisses…). La science économique proprement dite naît en Espagne et se développe en Italie et en France en même temps qu’en Angleterre. La démocratie, enfin, est surtout le fruit des contributions calvinistes qui sont françaises et hollandaises avant d’être anglaises et américaines. Toutes ces doctrines s’épanouissent grâce au regain de rationalisme des Lumières, phénomène pan-européen par excellence.

Il est vrai que le courant démocrate libéral a connu ensuite, dans quelques-uns des pays d’Europe continentale où il était né, des vicissitudes et même des reflux. Dans l’Europe du Sud, il a été durablement gêné par la Contre-Réforme. En France, si l’on peut dire qu’il a finalement triomphé, dans l’ensemble, de 1830 à 1958, il a toujours été placé entre le marteau de l’étatisme absolutiste et bonapartiste et l’enclume du jacobinisme et du socialisme, devenus dominants depuis les débuts de la Ve République et particulièrement depuis 1981. En Allemagne, alors, qu’il était vivant dans les deux premiers tiers du XIXe siècle, il a été écrasé lors du processus de l’unification allemande sous la poigne de fer de la Prusse nationaliste, et il n’a refait surface qu’en 1945, rendant alors possible le « miracle économique allemand » de l’après-Seconde Guerre mondiale. D’une manière générale, l’Europe continentale a été tentée, pendant plus d’un demi-siècle, par les deux modèles directement opposées à la démocratie libérale — à savoir, les fascismes et les communismes —, ou par la social-démocratie (l’Angleterre elle-même y a d’ailleurs succombé jusqu’à Margaret Thatcher).

Cependant, même durement combattu dans cette partie de l’Occident, l’idéal de la démocratie libérale n’a cessé d’y être influent dans la vie, politique. Surtout — c’est ce qui nous intéresse spécialement ici —, il a été constamment présent sur la scène intellectuelle où il a été nourri, sans solution de continuité, par les écrits de philosophes, de juristes et d’économistes de premier plan. On peut même dire que, au XXe siècle, c’est d’Europe continentale, autant et plus que des pays anglo-saxons, que sont venues les contributions théoriques les plus originales et les plus profondes, celles des Ludwig von Mises, Karl Popper, Friedrich August Hayek, Michael Polanyi, Hannah Arendt, Walter Eucken, Piero Gobetti, Bruno Leoni, etc., comme si le fait même d’avoir dû subir des politiques liberticides avait excité, dans nos pays, une « révolte de l’esprit » incomparablement féconde. Et aujourd’hui, les « libertariens » américains eux-mêmes se reconnaissent redevables de ces contributions théoriques venues d’Europe.

C’est cette face intellectuelle de l’histoire du libéralisme en Europe continentale, du XVIe au XXe siècle, que le présent ouvrage se propose d’éclairer.

Il recueille les travaux d’un long séminaire de recherche coorganisé par le Centre de recherche en philosophie économique (CREPHE) de l’ESCP-EAP et le Centre de recherche en épistémologie appliquée (CREA) de l’École Polytechnique. Ce séminaire, auquel ont participé plusieurs dizaines de chercheurs venant de huit pays, s’est tenu à Paris entre 2001 et 2005.

Avant de donner une idée générale de son contenu, et puisque nous savons qu’il existe à l’encontre du libéralisme des préjugés puissants et récurrents, nous devons préciser un certain nombre de points et répondre par avance à certaines objections.

Même si les organisateurs et les auteurs de l’ouvrage sont plutôt favorables au libéralisme, ils le sont pour des raisons différentes et complémentaires et l’ouvrage n’est donc pas doctrinaire. Son souci principal est de corriger, autant que faire se peut, la distorsion majeure créée par la dénégation du libéralisme. Quoi que l’on puisse penser de ses thèses, le libéralisme structure pour de bonnes raisons une part considérable de notre modernité et rejeter ces raisons et leur argumentation de façon simplement réactive emprisonne la pensée politique, économique et sociale dans un étrange archaïsme.

Dans un pays comme la France, le seul consensus politique réel unifiant l’ensemble des partis politiques est le rejet d’un « ultralibéralisme » fonctionnant comme bouc émissaire (ce qui explique que le libéralisme ait, de très loin, la plus faible des représentations politiques). L’une des causes principales de ce rejet est que, comme nous l’avons souligné d’emblée, beaucoup ont le sentiment que le libéralisme serait conaturel à une culture spécifiquement anglo-saxonne et qu’en adopter le moindre trait serait se renier et se faire le « valet » d’une idéologie étrangère. Or, même si cette thèse prévaut actuellement avec force jusqu’au plus haut sommet de l’Etat et est inculquée par l’ensemble des formateurs d’opinion (de l’éducation jusqu’aux mass media), le présent ouvrage va montrer qu’elle est fausse.

Les libéraux sont aujourd’hui, en quelque sorte, les hérétiques de la religion politique qui domine l’opinion. C’est pourquoi il est particulièrement opportun de permettre à chaque nation européenne de se réapproprier son patrimoine intellectuel libéral, afin qu’elle puisse corriger ce dénigrement idéologique par une démarche scientifique et critique, d’autant que ce patrimoine est encore pleinement opératoire.

On ne saurait trop insister sur le fait que le libéralisme est l’une des traditions intellectuelles les plus riches de la modernité, et ce sur tous les plans : philosophique, scientifique, humaniste, économique ou politique. Sur la couverture du livre d’Alain Laurent, La philosophie libérale [1], figurent un grand nombre de noms prestigieux : Locke, Turgot, Smith, Hume, Kant, Say, Bastiat, Constant, John Stuart Mill, Tocqueville, Spencer, Alain, Mises, Popper, Croce, Aron, Hayek, Friedman… Ce serait commettre une erreur majeure que de faire l’impasse sur la convergence de tant de grands esprits. L’homme d’aujourd’hui ne peut pas ne pas intégrer à sa réflexion une telle part du génie humain.

Les critiques idéologiques actuelles et le « politiquement correct » antilibéral reposent, la plupart du temps, sur une erreur logique qui consiste à déduire d’une certaine domination géopolitique des sociétés libérales un vice intrinsèque du libéralisme. Le raisonnement a à peu près la même valeur logique que celui qui consisterait à vouloir réfuter la vérité empirique de la physique en condamnant moralement les dangers de la bombe atomique. C’est évidemment l’inverse qu’il faut dire. C’est parce que la physique nucléaire est en grande partie juste qu’elle a été si efficace et a permis de développer des techniques, et en particulier des armes, qui ont assuré une domination géostratégique aux sociétés qui ont su parier sur elle. De même, si domination géopolitique il y a eu (et il y a) quant au libéralisme, c’est précisément parce qu’il y avait une richesse et une supériorité scientifiques et technologiques des sociétés ayant choisi l’option libérale, et, si tel est le cas, c’est évidemment parce qu’il y a quelque chose d’objectivement fécond dans cette option et que les sociétés qui l’ont adoptée ont acquis un avantage évolutif. Dans la compétition des options, nous constatons que c’est très souvent l’option libérale qui, de fait, a gagné. Cela a entraîné fatalement une domination, avec sa cohorte d’injustices. Mais la domination est un universel anthropologique qui, en tant que tel, n’a pas grand-chose à voir avec la spécificité très technique et très récente des thèses libérales. Ce n’est pas en anathémisant ce qui réussit et en encensant ce qui échoue que l’on peut résoudre quelque problème que ce soit.

Loin que la situation trop inégalitaire du monde actuel doive conduire à rejeter le libéralisme, elle devrait faire souhaiter, bien plutôt, qu’il se démocratise et se généralise, tout en se diversifiant selon les cultures. L’Asie, où il existe des versions nouvelles et originales du libéralisme, y compris celle du libéral-communisme chinois, semble montrer la voie. Mais elle n’est pas la seule : tous les pays dits « émergents » le sont parce qu’ils appliquent des schémas de type libéral et ont renoncé aux désastreux modèles d’économie planifiée. Pour comprendre ce phénomène, il convient de ressaisir l’universalité et l’authenticité méta-politiques et méta-culturelles du libéralisme. Si l’on peut retrouver à l’œuvre les mêmes logiques libérales à New York, à Cork, à Londres, à Prague, à Varsovie, à Bengalore, à Sydney, à Hong Kong ou à Shanghai, c’est que les catégories du libéralisme, telles que Hayek les a formalisées, sont virtuellement universelles.

Nous insistons particulièrement sur cette dimension méta-politique du libéralisme. En tant que métapolitique, il est en effet adaptable à des traditions culturelles et à des civilisations très variées et se révèle assez neutre par rapport aux options concernant le détail de la façon dont l’Etat exerce ses fonctions régaliennes régulatrices. L’essentiel est que les dynamiques de l’auto-organisation catallactique soient préservées.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit. La plus grande obstruction à la compréhension du libéralisme est, en fait, de nature théorique. Elle renvoie à une incompréhension foncière de ce que peut être un ordre complexe dans une société auto-organisée (ce que Hayek appelle « catallaxie »). La complexité auto-organisationnelle des sociétés développées modernes archaïse deux autres types de liens sociaux. D’un côté, celui de la communauté : les sociétés modernes ne sont pas et ne peuvent pas être des communautés, sinon localement ; le retour global au communautaire y fonctionne comme une régression. D’un autre côté, celui du constructivisme rationaliste (dirigiste et planificateur) en matière de politique, de droit et de morale. En effet, la complexité est évolutionnaire. Elle engendre des structures qui résultent d’un processus de sélection (au sens d’une sélection historico-culturelle de règles de comportement, de pratiques et d’institutions) qu’il est impossible de reconstruire rationnellement. Le constructivisme politique, juridique et social est la mauvaise part des Lumières.

Comme les théoriciens contemporains du libéralisme l’ont souvent souligné, dans une société ouverte et complexe les savoirs, les connaissances et les compétences sont distribués d’une façon telle entre les agents qu’il est impossible de les centraliser. Par essence, la complexité est acentrée. Elle s’auto-organise en mettant en jeu des mécanismes, que l’on étudie beaucoup actuellement, qui sont des mécanismes d’intelligence distribuée dans des systèmes multi-agents. Et l’on sait que les propriétés systémiques de ces mécanismes interdisent leur contrôle au sens classique. Le contrôle politique du social et de l’économique repose sur une erreur scientifique.

Ensuite, la complexité impose des limites absolues à la transparence du corps social. Parce qu’il est complexe et fondé sur la division du travail et du savoir et sur les spécialisations techniques, le système social est opaque. Il est impossible d’y établir, autrement que par propagande ou coercition, une communication de type consensuel. D’où le rôle essentiel du marché comme forme d’échange. Le marché est avant tout une forme de circulation de l’information et de coordination des actions dans une société multi-agents auto-organisée opaque.

Dans la « catallaxie », l’auto-organisation est la seule façon de créer un lien social viable fondé sur la pluralité des différences individuelles. Elle remplace une impossible communauté de fins (où la différence des objectifs ne peut qu’engendrer la guerre hobbésienne de tous contre tous) par une communauté de moyens. Dans un marché, chacun coopère avec chacun, mais indépendamment de visées communes. Le marché garantit la coopération malgré la divergence des intérêts et la concurrence des fins.

Le modèle universel du marché n’implique donc en rien un primat de l’économique. Il s’agit simplement d’une méthode opératoire, d’un mode supérieur de l’échange, d’un moyen effectif et efficace de communiquer les informations dans un système complexe.

Une troisième conséquence de la complexité est que les règles qui régissent les échanges et la communication sociale sont nécessairement abstraites et formelles. Comme l’a souvent expliqué Hayek, les systèmes sociaux complexes auto-organisés sont régis par les règles d’un droit civil abstrait et non par celles d’un droit public finalisé, droit positif ayant pour source la volonté constructiviste d’une souveraineté, qu’il s’agisse de celle de l’absolutisme monarchique ou de celle du peuple. La fonction de l’État dans une démocratie avancée est donc de garantir, par le droit public, le droit civil, qui garantit lui-même l’auto-organisation socio-économique. Il est aussi de garantir la justice sociale, mais sans, pour autant, au nom d’une redistribution qui ne recouvre souvent que la négociation d’intérêts corporatistes entre groupes de pouvoir, passer de l’auto-organisation et de l’ordre spontané à l’hétéro-organisation d’un contrôle et d’une mise sous tutelle qui brisent les mécanismes de la production de richesses et de la prospérité.

C’est parce qu’il se borne à réprimer comme une simple hérésie les vérités techniques sur la complexité organisationnelle que le « progressisme » politique est souvent régressif. Le libéralisme démocratique fondé sur le droit, les sciences, les techniques et l’économie de marché constitue une méthode particulièrement évoluée d’action, de socialisation et de communication, produite par l’évolution historico-culturelle. On ne peut donc le critiquer qu’à condition d’inventer une meilleure méthode pour relever les défis et résoudre les problèmes, et non pas à partir d’utopies pré-modernes.

Les conséquences de cette méconnaissance des justifications rationnelles du libéralisme sont nombreuses. Elles sont très proches de celles analysées par Gilbert Simondon à propos de la méconnaissance du sens des objets techniques comme valeur culturelle [2]. L’opposition, devenue traditionnelle, entre culture et technique, qui conduit à ne traiter l’objet technique que dans la dimension utilitaire de son instrumentalité est, comme le disait ce philosophe, « fausse et sans fondement » et « la plus forte cause d’aliénation dans le monde contemporain ». Car, dans la mesure où la culture contemporaine méconnaît l’ordre technoscientifique — et justifie philosophiquement et glorifie médiatiquement cette méconnaissance — le sens qu’elle véhicule reste foncièrement archaïque, absolument inadapté à la réalité des sociétés modernes. D’où une « distorsion fondamentale » extraordinairement aliénante.

La mécompréhension persistante des phénomènes auto-organisationnels que recouvre la formule de « main invisible » est d’autant plus énigmatique dans l’idéologie contemporaine que, dans un autre domaine, celui de l’écologie, les « progressistes » défendent de façon militante exactement une théorie auto-organisationnelle selon laquelle : (i) un écosystème s’autorégule, et (ii) eu égard à sa complexité même, toute intervention humaine, serait-elle rationnelle, ne peut avoir que des conséquences négatives et, à terme, létales pour le système. On peut donc se demander pourquoi il est si difficile d’admettre qu’un système social et un système économique ont le même type de complexité qu’un écosystème, qu’il vit et ne peut vivre que de son auto-organisation et que toute intervention rationnelle d’un État planificateur ne peut avoir que des conséquences négatives et, à terme, létales pour le système.

Peut-être la difficulté est-elle ici de comprendre que, même s’ils sont apparemment d’origine culturelle, les systèmes politiques, sociaux et économiques ont toutes les propriétés de systèmes naturels, l’opposition traditionnelle Nature/Culture étant devenue irrémédiablement obsolète.

Nous venons de voir quelques exemples d’obstacles épistémologiques et idéologiques à une compréhension minimale des thèses libérales : la supposée nature anglo-saxonne du libéralisme, la domination impériale des nations libérales (confusion entre la vérité opératoire et la norme morale), la difficulté de penser dans les affaires humaines un ordre spontané complexe de type « naturel ». Mais il y en a d’autres.

Par exemple, l’incompréhension de ce que l’on pourrait appeler le « principe de Mandeville », dans la mesure où c’est Bernard Mandeville qui le formula le mieux en 1705 puis 1714 dans sa célèbre « Fable des abeilles » (mais on le trouve aussi chez Boisguilbert). La formule provocatrice mandevillienne « les vices privés font les vertus publiques » (avec son corollaire que les vertus privées engendrent le malheur social : reprise du proverbe que l’enfer est pavé de bonnes intentions) peut s’interpréter comme un principe d’inversion entre privé et public, entre individuel et social. La socialisation ne peut pas s’opérer en quelque sorte salva veritate par rapport à l’individuel. Les logiques individuelles et sociales sont contradictoires et la méconnaissance de ce principe systémique de finitude conduit immanquablement les bonnes intentions morales individuelles à devenir la source d’effets pervers sociaux massifs. À cause de la finitude, la socialisation d’idéaux individuels aboutit fatalement à une tyrannie, car les intentionnalités individuelles ne rentrent pas dans le jeu social, qui est évolutionnaire et sans finalité intentionnelle. Autrement dit, l’intérêt collectif n’est pas intentionnel et ne peut pas collectiviser des intentionnalités individuelles. Pour utiliser le lexique kantien, on pourrait dire que l’homme nouménal, la raison pratique et l’impératif catégorique ne se socialisent pas (même s’ils peuvent évidemment se communautariser), car le social est un ordre naturel.

Depuis Mandeville, bien des progrès ont été accomplis dans la compréhension de ce principe d’inversion entre l’individuel et le collectif. L’un des plus connus est le théorème d’Arrow (« Arrow impossibility theorem », 1951 ; Kenneth Arrow est prix Nobel d’économie, 1972) affirmant que la seule solution à l’agrégation collective de choix individuels à partir d’axiomes démocratiques est l’alignement de tous sur les préférences individuelles d’un seul.

Une autre raison — toujours liée à la complexité — de méprise sur le libéralisme est l’interprétation du « laisser faire » non pas en termes auto-organisationnels, mais en termes d’anarchie des égoïsmes individuels. Il semble que de nombreuses personnes n’arrivent pas à conceptualiser ce que sont des interactions et que, à partir du moment où, dans un marché, la règle fondamentale est celle de l’échange et de la concurrence, les égoïsmes individuels ne sont fructueux que s’ils sont de facto au service de l’intérêt collectif, même si, faute d’intentionnalité collective, ce de facto n’actualise aucun principe de jure. Le libéralisme est la plus efficace des méthodes contre l’anarchie et, si le marché paraît à certains être une « jungle », c’est tout simplement parce que c’est un authentique écosystème (mais un écosystème spécifiquement humain, qui repose sur l’observance par tous d’un corpus de règles morales et juridiques déterminées, et qui n’a rien à voir avec une « jungle » animale).

Une critique beaucoup plus solide envers le libéralisme est qu’il est connaturel au progrès techno-scientifique propre à la révolution industrielle bourgeoise du XIXe siècle, alors que le monde actuel prend au contraire de plus en plus ses distances vis-à-vis de ce modèle de développement. La critique prolétarienne du développement industriel s’est trouvée relayée par les critiques écologiques et tiers-mondistes (no global). On peut répondre à cela deux choses. D’abord, la poursuite du modèle libéral est la clé de la prospérité du tiers monde, comme le montre l’émergence explosive des nouveaux pays libéraux, des dragons du Sud-Est asiatique, de la Chine de Shangaï, du nouveau Japon et de l’Inde de Bengalore, jusqu’à l’Irlande et les anciens pays de l’Est constitutifs de la nouvelle Europe. Ensuite, le libéralisme est une méthode indéfiniment adaptable, et le capitalisme actuel, par exemple celui des BNIC (convergence des biotechnologies, des nanotechnologies, de l’informatique et des sciences cognitives), n’a plus rien à voir avec l’ancienne industrialisation. Les plus virulents des altermondialistes sont eux-mêmes entièrement immergés dans ces nouvelles technosciences.

Enfin, parmi les raisons de l’antilibéralisme primaire caractéristique de l’exception française, il y a sans doute aussi le poids d’une histoire politique. N’ayant pas fait sa « glorieuse révolution » à la fin du XVIIe siècle et ayant, au contraire, parachevé l’absolutisme (faut-il rappeler la profondeur du conflit entre Guillaume d’Orange et Louis XIV ?), la France s’est trouvée prise, nous l’avons dit, entre, d’un côté, des absolutismes monarchiques et impériaux et, d’un autre côté, des vagues de révolutions jacobines. Son expérience principielle a donc été celle du despotisme et de la révolution. Jusqu’à aujourd’hui encore, la culture politique française a été celle de l’affrontement et des guerres civiles, et non pas celle du contrat et de la négociation. Au XIXe siècle, le libéralisme qui, dans des pays comme l’Angleterre ou l’Italie, s’est réalisé à travers des monarchies constitutionnelles, s’est déployé en France dans le contexte de la Restauration issue du Congrès de Vienne, contexte travaillé par les ultraroyalistes contre-révolutionnaires nostalgiques de l’Ancien Régime (Restauration de Louis XVIII et Charles X, « terreur blanche », Polignac, Villèle…). Certes, la monarchie de Juillet, Louis-Philippe et les orléanistes ont réussi à arbitrer entre les ultras, les constitutionnels et les libéraux et ont permis la révolution industrielle et le développement du capitalisme. Mais le contexte est resté celui d’une monarchie constitutionnelle trop tardive qui arrivait avec presque un siècle et demi de retard. Après les révolutions de 1848, la montée des socialismes a évidemment cherché à rejeter rhétoriquement le libéralisme du côté de la réaction. Mais l’achèvement du cycle historique des totalitarismes occidentaux remet en quelque sorte les compteurs à zéro et pousse à reprendre la mesure de la liberté, de son actualité et de son avenir.

Conformément à notre perspective, nous avons cherché à mettre en lumière certains aspects peu connus ou moins connus de l’histoire intellectuelle du libéralisme en Europe, en particulier en ce qui concerne ses liens avec des options plus métaphysiques. Dans sa modernité issue des Lumières, le libéralisme est plutôt humaniste et laïc. Toutefois, plusieurs des auteurs du présent ouvrage soulignent la compatibilité entre les thèses libérales et certains articles des fois juive et chrétienne, qu’il s’agisse des thèses sur la tolérance, la liberté de conscience, le pluralisme intellectuel, la démocratie ou la liberté économique. Cet aspect paraîtra particulièrement curieux aux Français à qui le laïcisme républicain a voulu faire croire que la Modernité s’était construite contre le judéo-christianisme, que les grandes libertés de l’homme moderne s’étaient affirmées en proportion directe du recul de la foi et de la perte d’influence des Églises. Or ce n’est pas la conclusion qu’on tire de l’étude de l’histoire des idées ni de l’histoire tout court. Le christianisme a joué un rôle majeur dans la genèse des institutions libérales, en particulier, comme l’a expliqué Max Weber, lors de la Réforme protestante (l’on sait la place que le calvinisme a occupée dans la construction des sociétés modernes néerlandaise, anglaise ou américaine), mais aussi lors de la « Seconde scolastique » espagnole et dans son sillage. Parmi les théoriciens libéraux les plus importants, on trouve de nombreux chrétiens (souvent en rupture d’orthodoxie, il est vrai), comme John Milton, Pierre Bayle, Emmanuel Kant, Benjamin Constant, Frédéric Bastiat, Montalembert ou Lord Acton, ainsi que des auteurs italiens, espagnols, hollandais, allemands ou autrichiens moins connus en France, mais que, précisément, le lecteur découvrira au fil des pages du présent ouvrage. Au XXe siècle, des libéraux agnostiques comme Hayek, Popper ou Michael Polanyi ont d’ailleurs eux-mêmes reconnu qu’il n’y avait « pas de querelle » de principe entre libéraux et croyants, le lien le plus profond étant sans doute que les uns et les autres font le même constat des limites ou de la faillibilité de la raison humaine. Les grandes institutions libérales pluralistes — les libertés intellectuelles, la démocratie politique, le marché — sont les remèdes, singulièrement efficaces, que l’humanité moderne a découverts pour contourner cette limitation du savoir humain. Ceux-là n’ont de sens que si celle-ci est reconnue. D’où le « compagnonnage de route » entre croyants et libéraux. La thèse de la finitude de l’entendement (comme le disait Kant) ou de la « rationalité limitée » (comme on le dit aujourd’hui) est commune, et dans les deux cas, fût-ce dans un langage différent, elle devient un puissant principe de progrès tant scientifique qu’économique.

Un grand nombre de contributions sont consacrées à la France. Au-delà des raisons de fait et de commodité, le séminaire s’étant tenu à Paris, cela correspond à une réalité de fond, à savoir qu’il existe une très importante tradition libérale en France, ignorée ou minorée de nos jours. Elle s’enracine, comme dans les autres pays d’Europe, dans la scolastique médiévale, puis grandit avec l’humanisme, s’aiguise avec les épreuves des guerres de Religion et de l’absolutisme, se nourrit d’une vieille et solide tradition juridique entée sur les droits romain et canonique, avant de s’épanouir à l’époque des Lumières, de prospérer au XIXe siècle et de survivre jusqu’à aujourd’hui, malgré l’immense pression des idées socialistes depuis la libération sur le champ intellectuel français.

Si le rôle des Français dans l’élaboration des libéralismes intellectuel et politique est bien connu, on ignore souvent que Boisguilbert, Vincent de Gournay, les Physiocrates, Turgot, ont joué un rôle majeur — bien avant Adam Smith — dans l’élucidation scientifique des mécanismes de l’économie de marché. Et qu’une école économique libérale s’est développée en France sur cette lancée au XIXe siècle, avec Jean-Bapiste Say, Charles Coquelin, Charles Comte (le cousin d’Auguste), jusqu’à Frédéric Bastiat et au Journal des Economistes, « école de Paris » qui dialogue avec l’école classique anglaise sans en être tributaire. Et ce qu’on ignore plus encore d’ordinaire aujourd’hui, c’est que les idées libérales, dans les trois registres de la science, de la politique et de l’économie, ont été non seulement présentes, mais globalement dominantes en France pendant tout le XIXe et une bonne partie du XXe siècle. En effet, elles triomphent au début et à la fin de la Révolution (elles inspirent l’œuvre de la Constituante, et celle de la Convention thermidorienne, du Directoire et du premier Consulat), elles occupent ensuite le haut du pavé pendant tout le XIXe siècle à partir de 1815 et surtout de 1830, déterminant la mise en place des principales institutions politico-juridiques qui ont créé la France moderne et permis ses succès scientifiques et industriels. On peut soutenir, en particulier, que la IIIe République est bien plus une continuation de l’orléanisme qu’une création des Jacobins ou des socialistes. Ces derniers se sont, au contraire, durement opposés à elle jusqu’à la crise boulangiste et au-delà, et ils ont donné aux républicains modérés qui s’y ralliaient, Gambetta, Ferry et leurs proches, le sobriquet méprisant d’ « opportunistes », avant de reprendre leur lutte obstinée contre la République démocrate libérale dans les années 1930 et à la Libération, plus ou moins en vain, du moins jusqu’en 1981. Il aura fallu toute la force occultante de l’historiographie marxisante d’après-guerre pour masquer ce phénomène et faire croire que la République française moderne descendrait intellectuellement de Rousseau et des Jacobins, alors qu’elle incarne bien plus les idées et valeurs de Turgot, de Condorcet, de Daunou et des « Idéologues », de Benjamin Constant, de Jean-Baptiste Say, d’Édouard Laboulaye, de Jules Ferry ou de Raymond Poincaré. L’acclimatation profonde des Français à la liberté ne s’explique que par cette généalogie [3].

On aura des surprises du même type en plongeant dans l’histoire intellectuelle du monde germanique et de l’Italie.

Il est probable que, si l’Autriche avait eu une plus grande influence que la Prusse sur la structuration du monde germanique moderne, ce dernier aurait été libéral, plus libéral en tout cas qu’il ne l’a été en fait aux XIXe et XXe siècles. La fameuse école autrichienne d’économie comporte Carl Menger, l’un des grands économistes libéraux modernes, l’un des fondateurs du marginalisme et aussi l’un des premiers épistémologues des sciences sociales à avoir élucidé le concept d’ordre spontané ou auto-organisé, notion cardinale de toutes les doctrines libérales. Cette école a pour grands noms, ensuite, Eugen Böhm-Bawerk, et surtout Ludwig von Mises et Friedrich August Hayek, qui sont sans doute les plus grands théoriciens du libéralisme moderne, de pair avec Karl Popper, autre Autrichien qui a mis en évidence les vertus du libéralisme intellectuel et du pluralisme démocratique.

Mais l’Allemagne a également apporté à ces mêmes problématiques des contributions majeures. Si le livre n’avait pas le caractère incomplet dont nous allons nous expliquer dans un instant, il devrait comporter des exposés systématiques de la pensée d’Althusius, de Pufendorf, de Kant [4]… Mais on commence ici l’analyse des idées libérales allemandes avec Wilhelm von Humboldt, dont l’essai fondateur, les Limites de l’action de l’État, vient d’être réédité en français par Alain Laurent [5], après l’avoir été en anglais, il y a quelques années, sous les auspices du Liberty Fund [6] : il avait plus ou moins disparu de la circulation, ailleurs qu’en Allemagne, depuis un siècle. C’est pourtant, comme l’a montré Hayek, un des textes intellectuellement les plus puissants qui aient été écrits en Europe pour étayer les logiques libérales, en particulier le rôle de la liberté individuelle dans l’émergence du nouveau et le progrès collectif de l’humanité. On sera peut-être étonné aussi de découvrir les figures de John Prince-Smith et d’Eugen Richter, libéraux « manchestériens » influents dans l’Allemagne du XIXe siècle, même si cette influence n’a pas suffi à y enrayer la montée du nationalisme et du socialisme. On découvrira enfin l’extraordinaire renouveau intellectuel allemand de l’après-guerre, avec, notamment, l’école de Fribourg autour de Walter Eucken. Si les hommes politiques libéraux comme Ludwig Ehrard ont pu alors mettre en place la fameuse « économie sociale de marché », qui devait triompher de l’économie planifiée rivale instaurée au même moment en RDA, ils le doivent, certes, aux circonstances politiques exceptionnelles de la période et à l’appui des Alliés, mais ils le doivent tout autant à l’existence d’une école libérale autochtone, nombreuse et éclairée, qui a fourni les concepts et les experts.

En ce qui concerne l’Italie aussi, le lecteur fera des découvertes et aura l’occasion de reviser des mythes. Il sera surpris de constater qu’une part des idées libérales italiennes, y compris économiques, s’enracine dans la tradition humaniste chrétienne (Antonio Rosmini, Luigi Taparelli d’Azeglio…), autant que dans les tendances anti cléricales et « carbonaristes » que l’historiographie du XXe siècle a seules privilégiées. Il découvrira la richesse des réflexions politiques et économiques non seulement à l’époque du Risorgimento, mais tout au long de la période qui va de Cavour à l’avènement du fascisme, période où se construit l’État italien moderne, scientifique et industriel. L’école italienne des Finances, des économistes libéraux comme Luigi Einaudi illustrent cette fécondité. Le lecteur découvrira ensuite la figure stupéfiante de Piero Gobetti, jeune héros de l’ « illuminisme » (les Lumières italiennes), analyste étonnamment clairvoyant et prophétique du capitalisme et de ses pouvoirs de développement et de progrès. Si, là encore, ces forces démocratiques et libérales n’ont pas suffi à enrayer la montée du fascisme, la liberté a toujours eu en Italie ses théoriciens, et le socialo-communisme n’y a jamais eu de monopole idéologique. L’État italien d’après-guerre pourra bâtir sur les traditions intellectuelles léguées par Luigi Einaudi, qui devait devenir ministre des Finances et président de la République, Norberto Bobbio, l’un des héritiers les plus marquants du mouvement Giustizia et Libertà, Luigi Sturzo, chrétien libéral fondateur du Parti de la démocratie chrétienne, Bruno Leoni, aux idées si proches de celles de Hayek.

Nous donnerons aussi quelques éclairages sur le destin des idées libérales dans quelques autres pays d’Europe occidentale : Espagne, Portugal, Pays-Bas, Suède, Tchécoslovaquie.

Quelques mots maintenant sur la méthode suivie dans cet ouvrage. Malgré sa dimension considérable, il n’est pas exhaustif et ne peut l’être. Dans ce qui était un séminaire de recherche, les intervenants ont traité préférentiellement de leurs recherches en cours, ce qui impliquait que certains sujets, certaines périodes, certains auteurs fussent privilégiés, alors que d’autres, importants en eux-mêmes, ne seraient qu’évoqués.

Certes, nous avons construit l’ouvrage de manière à éviter des lacunes trop massives. Mais la trame n’est pas continue comme le serait celle d’un traité systématique. Par exemple, nous n’avons pas abordé le dossier de la naissance du capitalisme au Moyen Âge. Il est peu parlé de certains auteurs libéraux pourtant centraux comme Kant ou Tocqueville, parce qu’ils sont bien connus par ailleurs et intéressent moins la recherche actuelle (ou, du moins, les chercheurs que nous avons invités). On ne trouvera presque rien non plus, pour la même raison contingente, sur le libéralisme français de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, c’est-à-dire sur des auteurs comme Édouard Laboulaye, Yves Guyot ou Émile Faguet, ou plus tard Raymond Aron et son école. Ni sur un auteur comme Michael Polanyi, au moins aussi important que d’autres auteurs « austro-hongrois » à qui sont consacrés ici de longs développements. D’autres auteurs encore ne seront qu’assez succinctement évoqués, comme Benjamin Constant, Frédéric Bastiat, Carl Menger ou Ludwig von Mises à qui, dans un traité systématique, devrait être consacrée, de toute évidence, une place centrale. D’autres enfin, comme Hayek, sont l’objet de plusieurs articles, mais qui n’exposent pas sa pensée au premier degré, la supposent au contraire connue et portent sur des problématiques particulières.

D’autre part, si nous avons donné plus haut les raisons de notre choix de mettre spécialement en lumière le libéralisme de l’Europe continentale, ce choix n’en constitue pas moins un biais. Une véritable histoire intellectuelle complète de la démocratie libérale — dont on peut espérer qu’elle sera mise un jour en chantier — devrait naturellement intégrer les apports anglo-saxons et rendre compte, également, des échanges intellectuels continus qui ont eu lieu entre les deux rives de la Manche et de l’Atlantique.

Signalons aussi que, bien que de nombreux articles portent sur le XXe siècle, on ne traitera pas ici, sauf exception, des auteurs et travaux les plus récents — disons : ceux des deux dernières décennies — par rapport auxquels nous jugeons qu’il n’y a pas un recul suffisant. Pourtant, la pensée libérale est bien vivante aujourd’hui. Elle se déploie désormais à la faveur d’un échange d’idées à une échelle mondialisée, dans des instituts qui associent chercheurs européens et nord-américains, ainsi que, désormais, de nombreux chercheurs non occidentaux, en particulier asiatiques.

Nous ferons une dernière remarque sur notre méthode et notre intention profonde. Dans un passé encore proche, certains tenants du « progressisme » revendiquaient le monopole des valeurs de science, de raison, de modernité, et tendaient à disqualifier leurs adversaires libéraux non comme ayant tort, mais comme n’accédant même pas au statut de la pensée scientifique. Leurs idées étaient dédaigneusement rejetées comme relevant des « préjugés » et de l’ « idéologie bourgeoise ». Une variante plus récente de ces oukases était que le libéralisme ne méritait pas d’être discuté, puisqu’il était moralement inadmissible. On constatera, en lisant ce livre, la vanité du premier genre d’excommunication. Au second, Hayek a répondu que la querelle entre libéralisme et socialisme n’est pas morale, mais intellectuelle. Outre que placer la césure sur le plan moral est grossièrement arbitraire (une grande part de la tradition libérale, qu’elle soit judéo-chrétienne ou humaniste-laïque, professe, pour le moins, le même souci d’autrui et des pauvres que n’importe quelle tradition socialiste), cela revient à interdire le dialogue, en divisant le monde entre « purs » et « impurs ».

Or c’est le dialogue qui importe avant tout. En nous situant sur le terrain théorique et historique, nous entendons rendre possible le débat intellectuel pour ceux qui sont de bonne foi. L’idéal des Lumières, c’est qu’in fine n’importe quelle querelle humaine puisse se résoudre par le partage d’arguments rationnels. Nous aimerions transmettre aux lecteurs ce que nous avons ressenti nous-mêmes tout au long de ces années de séminaire, à savoir qu’on peut faire dialoguer ensemble des athées convaincus, des chrétiens catholiques ou protestants, des juifs pratiquants, des laïcs militants, et aboutir néanmoins à un consensus rationnel sur les principales thèses libérales. On peut être presque à 100 % d’accord, en particulier — alors même qu’on aurait les « passions existentielles » les plus différentes — sur les théories exposées et argumentées par des auteurs comme Mises, Hayek, Polanyi, Popper ou James Buchanan. C’est cette universalité rationnelle du libéralisme que nous avons eu l’ambition de faire percevoir.


* Extrait de Histoire du libéralisme en Europe édité par Philippe Nemo et Jean Petitot aux éditions des Presses Universitaires de France. L’ouvrage recueille les travaux d’un séminaire co-organisé par le Centre de recherche en Philosophie économique (CREPHE) de l’ESCP-EAP et le Centre de recherche en Épistémologie appliquée (CREA) de l’École Polytechnique, auquel ont participé plusieurs dizaines de chercheurs venant de huit pays. Philippe Nemo est professeur à l’ESCP-EAP et directeur du CREPHE, Jean Petitot est directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et directeur du CREA.

[1] Alain Laurent, La philosophie libérale. Histoire et actualité d’une tradition intellectuelle, Paris, Les Belles Lettres, 2002.

[2] Cf. Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1989.

[3] Voir à ce sujet Philippe Nemo, « Les deux Républiques françaises », PUF 2008. (Note modifiée par l’Institut Coppet)

[4] Kant est libéral par le rôle accordé à la liberté et à la loi, par une véritable théorie du pluralisme et de la concurrence (l’ « insociable sociabilité »), par sa théorie des Lumières et de la liberté de penser, par son républicanisme et sa condamnation de la « raison d’État », enfin par sa philosophie de l’histoire, progressiste et pacifiste. On s’interrogera d’ailleurs sur l’étonnante postérité de Kant chez les théoriciens français de la république démocratique et libérale (cf. infra, p. 531-553).

[5] Wilhelm von Humboldt, Essai sur les limites de l’action de l’État, trad. d’Henry Chrétien révisée par Karen Horn, Paris, Les Belles Lettres, 2004.

[6] Wilhelm von Humboldt, The Limits of State Action, édition de J. W. Burrows, Indianapolis, Liberty Classics, 1993.

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Plan de l’ouvrage

I — ORIGINES 1 — Les sources du libéralisme dans la pensée antique et médiévale par Philippe Nemo 2 — Juan de Mariana et la seconde scolastique espagnole par J. Huerta de Soto 3 — La pluralité des opinions, une chance pour la vérité ? par Pierre Magnard 4 — Grotius, un libéral républicain par Hans Blom 5 — La question de la tolérance chez Pierre Bayle par Albert De Lange

II — LE LIBERALISME FRANCAIS 1 — La liberté du commerce et la naissance de l’idée du marché comme lien social par Gilbert Faccarello 2 — Le débat sur la liberté du commerce des grains 1750-1775 par Philippe Steiner 3 — L’économie politique française et le politique dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle par Loïc Charles 4 — Lumières et laissez-faire, Turgot entre les physiocrates et un moment américain par Alain Laurent 5 — Les idéologues et le libéralisme par Philippe Nemo 6 — Pierre Daunou, 1761-1840. Libertés politiques, économiques, scolaires sous la Révolution, l’Empire, les Restaurations par Gérard Minart 7 — Say et le libéralisme économique par Philippe Steiner 8 — Le Groupe de Coppet. Mythe et réalité. Staël, Constant, Sismondi par Alain Laurent 9 — Benjamin Constant, le grand architecte humaniste de la démocratie libérale par Philippe Nemo 10 — Eléments pour une étude de l’Ecole de Paris, 1803-1852 par Michel Leter 11 — La vie et l’oeuvre de Charles Coquelin, 1802-1852 par Philippe Nataf 12 — Le kantisme français et la pensée de Charles Renouvier par Marie-Claude Blais 13 — Les deux Républiques françaises par Philippe Nemo

III — LE LIBERALISME ITALIEN 1 — Introduction par Raimondo Cubeddu 2 — Le personnalisme libéral catholique dans l’Italie du XIXe siècle par Paolo Heritier 3 — Vilfredo Pareto et la révision du libéralisme économique classique par Philippe Steiner 4 — Le libéralisme radical des premières années du XXe siècle par Flavio Felice 5 — Le libéralisme de Luigi Einaudi par Enzo Di Nuoscio 6 — L’apport de Benedetto Croce par Roberta Modugno 7 — Libéralisme et illuminisme par Jean Petitot 8 — Le libéral-socialisme italien par Luca Scarantino 9 — Liberté et droit dans la pensée de Bruno Leoni par Antonio Masala 10 — Deux figures du catholicisme libéral au XXe siècle par Dario Antiseri

IV — LE LIBERALISME ALLEMAND 1 — Introduction par Patricia Commun 2 — von Humboldt et les origines du libéralisme allemand par Detmar Doering 3 — Le libéralisme authentique du XIXe siècle par Ralph Raico 3 — L’école de Fribourg par Viktor Vanberg 5 — La mesure humaine ou l’ordre naturel par Gerd Habermann 6 — Le libéralisme social de marché par Nils Goldschmidt 7 — L’influence de l’économie autrichienne sur le libéralisme allemand par Michael Wohlgemuth

V — LE LIBERALISME AUTRICHIEN 1 — L’école autrichienne par Guido Hülsmann 2 — La théorie hayékienne… par Philippe Nemo 3 — Modèles formels de la “main invisible” par Jean Petitot 4 — Hayek et le génie du libéralisme par Robert Nadeau 5 — Hayek ou la morale de l’économie par Jean-Pierre Dupuy 6 — Hayek avec Kant par Jean Petitot 7 — L’épistémologie de Popper par Dario Antiseri 8 — Les Thchèques et les idées autrichiennes par Josef Sima 9 — Un dialogue entre les Autrichiens et les libertariens américains par Roberta Modugno

VI — AUTRES PAYS D’EUROPE OCCIDENTALE 1 — Le libéralisme espagnol par José Maria Marco 2 — La pensée libérale au Portugal par José Manuel Moreira 3 — Libéralisme et partis politiques aux Pays Bas par Henk Velde 4 — La transformation libérale de la Suède par Johan Norberg

EPILOGUE : La signification de la vie et comment il convient d’évaluer les civilisations par Barry Smith

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