La Guerre de Sécession et le modèle américain

De 1861 à 1865, la Guerre de Sécession a vu s’affronter le Nord et le Sud des États-Unis, et risqué de séparer en deux la grande puissance américaine. Deux ans plus tard, Michel Chevalier revient sur la portée des affrontements sur la base de documents nouveaux. Il raconte aussi les réalisations de l’initiative privée, à travers la Commission Sanitaire, dont la France, prisonnière de la centralisation et des règlements, devrait selon lui s’inspirer.


Michel Chevalier, Compte-rendu de trois ouvrages sur les États-Unis, Journal des Débats, 21 mai 1867.

 

 

 

 

VARIÉTÉS.

Puissance militaire des États-Unis d’Amérique, d’après la guerre de la sécession(1861-1865), par M. Paul Vigo Roussillon. Un volume in-8°, à la librairie militaire, chez Dumaine.

La Commission sanitaire des États-Unis, par le docteur Thomas W. Evans.

Rapports du quarter-master de l’armée des États-Unis.

Les États-Unis étaient une des grandes puissances du monde, une des plus estimées et des plus respectées, avec une armée régulière de 12 000 hommes, c’est-à-dire égale à celle d’un des États de troisième rang, de l’Allemagne, quand, à l’avénement du Président Lincoln, éclata dans leur sein la guerre civile. Jamais nation n’avait été moins préparée pour la guerre. C’était, chez le peuple américain, un système de s’abstenir de toute entreprise militaire, et de ne pas dépenser ses capitaux pour entretenir de grandes forces militaires. Il n’avait aucun voisin dont il pût s’inquiéter, et à quoi bon des conquêtes, quand on possède un territoire fertile dont l’étendue dépasse deux fois celle de l’Europe occidentale et centrale, avec une population qui n’est pas le dixième de ce que pourrait nourrir une pareille superficie ? Dans sa proclamation d’adieu (farewell address), le grand Washington leur avait recommandé cette politique de non-intervention, et ils étaient restés fidèles au conseil du père de la patrie, sauf de rares et courtes exceptions, où ils avaient arraché à leurs débiles et incapables voisins du Mexique de riches provinces dont ceux-ci ne savaient rien faire, le Texas si vaste et dont la terre est si féconde, et l’incomparable Californie. Tout à coup pourtant le cri de guerre retentit : cri terrible, poussé par des voit frémissantes de colère ; ce n’est pas à la frontière, c’est à l’intérieur, à peu de distance de la capitale, de la fédération. Ceux qui poussent ces clameurs en brandissant leur épée, c’est l’élite de la population du Sud, race vaillante et fière, rompue à la fatigue, accoutumée à monter à cheval et à braver les intempéries, avisée dans le conseil, intrépide dans le danger, et concentrant en elle à peu près toute l’instruction militaire du pays, car c’étaient surtout les jeunes gens des bonnes familles du Sud qui allaient se former à la célèbre école de West-Point. On court aux armes de toutes parts ; le Sud, bien moins mal préparé que le Nord, car depuis quelques mois il méditait de se séparer à tout hasard.

Pris au dépourvu, le Nord, dans son inexpérience des choses de la guerre, éprouve des défaites ; mais il ne se lassepas. Il modifie successivement ses institutions militaires tracées à la hâte ; il les perfectionne, il essaie les généraux les uns après les autres, et finit par mettre la main sur des hommes supérieurs. Il prodigue l’argent pour expérimenter sur la plus grande échelle les armes et les appareils de combat, les navires de guerre, les systèmes d’alimentation et de campement. Par degrés, on arrive de part et d’autre à avoir des armées nombreuses, disciplinées, aguerries, bien commandées ; des agglomérations d’hommes comme celles qui s’étaient entre-choquées à Wagram et dans la campagne de Russie de 1812. Successivement, le Nord, qui a pour lui les ressources de tout genre, hommes, chevaux, manufactures, argent, et qui tire du Sud même des auxiliaires en enrôlant les noirs, arrive à prendre le dessus. Le Sud, qui n’a pas de population valide en réserve,qui est dépourvu d’industrie, qui est bloqué du côté de la mer, qui a épuisé toutes ses ressources matérielles, et à qui, à la longue, on a enlevé même les ateliers où il réparait ses fusils et fondait ses canons, le Sud, à la fin, n’a plus pour lui que son indomptable courage et l’énergie de son désespoir. Que peut le courage contre le dénuement d’armes, de munitions, de subsistances ? Dans les derniers jours, les soldats du Sud partageaient la ration des chevaux. Le Sud a donc succombé après avoir conquis l’admiration de ses vainqueurs eux-mêmes. Quoique terrassé, il aurait reçu du suffrage des peuples civilisés la palme d’honneur, si la cause à laquelle il avait consacré ses qualités héroïques n’était une cause condamnée par la conscience de l’Europe, celle de l’esclavage.

Cette guerre de cinq ans est un des plus remarquables événements militaires à qu’ait enregistrer l’histoire, même en laissant à part l’intérêt politique qui était en débat. L’Amérique du Nord se fractionnerait-elle en deux groupes indépendants et rivaux ; ou continuerait-elle de former une imposante unité, destinée à faire quelque jour le contre-poids de l’Europe ? Même en négligeant cette question, combien de sujets de réflexions et d’études offre ce drame si grand, parsemé de tant d’actions d’éclat, rendu intéressant par tant de péripéties ? Le théâtre de la guerre était le plus étendu qu’on ait jamais vu. Il était sillonné de 50 000 kilomètres de fleuves navigables et de 60 000 de chemins de fer. À n’envisager que le côté de l’organisation et de l’administration des armées, pour l’Europe qui en ce moment cherche un nouveau régime militaire, la guerre américaine se recommande tout particulièrement. C’est cette partie du sujet qu’a traitée plus spécialement M. Roussillon, qui est intendant militaire. Il a pourtant eu soin de placer dans son volume un exposé rapide et animé des opérations mêmes de la guerre. C’est un accessoire qui sera lu avec un vif plaisir non seulement par les connaisseurs, mais encore par le vulgaire.

Les Américains sont connus pour leur activité et leur rapidité d’exécution. Au mois de mars 1861, lorsque Lincoln prit possession de la présidence, il trouva le Nord sans armée ; il restait des débris épars formant 6 000 hommes à peine. Le 15 avril, il appelait 75 000 hommes des milices des États fidèles, et le 1er mai 60 000 volontaires. À la fin de juillet, le Congrès décida que la levée serait portée à 500 000 hommes. Dès le 1er janvier 1862, les hommes présents sous les drapeaux du Nord s’élevaient à 556 000 hommes ; sur le papier on en avait 1 million 97 000. C’était réparti entre 980 régiments d’infanterie, 223 de cavalerie et 70 d’artillerie. On voit par là qu’il y avait un état-major immense.

Le Sud, dont la population était beaucoup moins nombreuse, ne put répondre à de telles dispositions que par la levée en masse de dix-huit à cinquante-cinq ans. Il a compté sur le papier 1 million de soldats. Il n’y avait pas de mercenaires dans son armée, tandis qu’on en comptait un grand nombre dans celle du Nord ; mais il y avait des enfants et des vieillards.

L’organisation militaire a été beaucoup plus régulière dans le Nord que dans le Sud, et c’est le Nord qui forme plus particulièrement le sujet des études de M. Roussillon. Dans tout le Nord, ou avait la conscription en horreur. Aussi, malgré les lois qui ordonnaient des levées par la voie du tirage au sort, on jugea opportun de joindre aux prescriptions légales une grosse prime en argent. Lorsque, en 1863, une grande consommation d’hommes eut rendu les primes insuffisantes, et qu’on prit le parti de procéder effectivement à une conscription, des émeutes ensanglantèrent plusieurs villes, et il fallut admettre d’abord l’exonération pure et simple moyennant argent, et ensuite le remplacement Ce fut alors que le Nord se donna la ressource d’enrôler les nègres et les mulâtres du Sud, et on forma ainsi 140 régiments de couleur, renfermant 102 000 sous-officiers et soldats. Par l’ensemble de ces moyens, le gouvernement du Nord a appelé en tout, pendant la durée de la guerre, 2 millions 759 000 hommes, sur lesquels 2 millions 556 000 ont été incorporés. Mais il n’a pas manqué de non-valeurs et même de déserteurs. C’est ainsi que, au 1ermars 1864, sur 879 000 inscrits sur les contrôles, il n’y avait de présents que 561 000. Dans le manquant, il y avait alors 80 000 déserteurs ; il y en avait eu 100 000 en 1863.

Quant aux victimes de la guerre, voici quel en a été le nombre : Dans le Nord, le fer ou le feu ont tué 97 000 hommes, et il y a eu 184 000 morts par maladie. La perte du Sud a été plus considérable, ne fût-ce que par la raison qu’il avait enrôlé des hommes trop jeunes ou trop âgés. Du côté du Sud, les blessés et les malades avaient beaucoup moins de soins et les hommes valides étaient moins bien nourris ; on estime qu’il a eu 660 000 hommes tués par le fer, le feu et les maladies, ou estropiés. Ce chiffre donne la mesure de la persévérance du Sud et de son courage.

La guerre aura coûté aux États du Nord 14 milliards ; et les sacrifices volontaires des citoyens, qui ne sont pas compris dans cette somme, avaient atteint, dès le commencement de 1862, d’après une évaluation rapportée par le docteur Evans, 1 milliard. Quant au Sud, il a donné son dernier écu comme son dernier homme. Si les armées du Nord ont dépensé beaucoup d’argent, elles ont du moins été généralement bien approvisionnées. Afin de bien satisfaire aux besoins si considérables et si multipliés de pareilles agglomérations d’hommes, les Américains du Nord ont employé, sans hésiter, un très grand personnel administratif divisé en plusieurs catégories, les quartiers-maîtres, les commissaires, les médecins, les pourvoyeurs, avec des auxiliaires tels que des mécaniciens et des ouvriers civils en tout genre. Le tout était réparti entre divers services, dont était celui des télégraphes et autres signaux, qui paraît avoir été particulièrement soigné. Peut-être, dit M. Roussillon, cette organisation, par la multiplicité des services, offrait-elle un certain luxe, et, par, son développement même, devait-elle manquer d’unité dans la direction. La France, ajoute-t-il, est souvent tombée dans l’excès contraire. La vérité doit être entre les deux systèmes.

M. Roussillon aime son pays. Il a du chercher quels enseignements ressortaient pour nous de la comparaison des services administratifs de l’armée américaine avec ceux de l’armée française. Le service des fonds lui paraît mieux organisé en France au point de vue de la régularité. Il y a beaucoup plus de contrôle, par conséquent beaucoup moins de chances de fraude ; mais aussi, dans le courant des opérations militaires, les généraux et commandants sont beaucoup plus gênés, entravés, asservis. Au sujet de l’habillement, il signale une circonstance qui mérite d’être prise en considération chez nous, aujourd’hui que nous visons à accroître notre effectif sans augmenter, s’il se peut, notre dépense ; dans l’armée américaine, l’uniformité est bien plus grande. Pour toutes les armes, la couleur est la même : le bleu. La nuance seule du passepoil distingue l’infanterie de la cavalerie. Il en résulte moins de pittoresque dans les revues, mais plus de simplicité dans la fourniture, plus d’économie pour les finances et un sérieux avantage pour les officiers qui ont à s’habiller eux-mêmes. Chez nous, un officier de cavalerie, lorsqu’en obtenant de l’avancement il change de corps, subit une grosse dépense. Son ancien équipement ne peut plus lui servir ; il lui en faut payer un tout neuf, un complet, parce qu’il sera devenu de dragon cuirassier, ou de lancier hussard. La passion de la diversité va même à ce point chez nous, que les divers régiments de hussards sont vêtus diversement. En Amérique, l’habillement des officiers diffère peu de celui de la troupe. Ils n’ont pas d’épaulettes ; les grades se distinguent par de simples filets en or ou en argent.L’officier ne s’offre donc pas, comme chez nous, en butte aux balles des tirailleurs ennemis. On sait que dans l’armée russe on a le même soin pour que l’officier ne coure pas de mauvaises chances exceptionnelles. À quoi bon en effet ? M. Roussillon entre, au sujet de l’habillement, dans beaucoup de détails : c’est ainsi qu’il estime que la coiffure militaire des Américains est plus commode et meilleure que la nôtre.

Chez les Américains, on charge moins les épaules des hommes que chez nous. Le soldat français, avec huit jours de vivres, porte 30 kilogrammes 1/2 ; chez les Américains, c’était 24 kilogrammes, et encore les soldats trouvaient-ils le fardeau excessif et s’allégeaient-ils souvent en jetant une partie de leurs effets.Le harnachement de la cavalerie se compose de la selle dite Mac-Clellan, qui donne d’excellents résultats, et qui, d’après la manière dont en parle M. Roussillon, doit être supérieure à la nôtre. La même supériorité existe pour les harnais des bêtes de trait et pour les chariots des transports militaires de toute sorte. Les chariots américains, essayés par l’armée française au Mexique tout dernièrement, ont justifié leur renommée.

Le service de la cavalerie a présenté ce caractère, qu’on n’a pas craint d’y user les chevaux en les excédant de travail, sauf à les renouveler. On leur demandait des parcours de cinquante à soixante lieues en trois jours. Aussi, dans l’armée du Potomac, le nombre des chevaux morts ou usés s’est-il élevé à deux et demi par cavalier, dans une seule année.Outre les chevaux, on avait une grande quantité de mules pour les transports. Quand l’armée du Potomac prit l’offensive, le 4 mai 1864, elle était forte de 125 000 hommes de toutes armes, et elle était suivie de 56 500 bêtes de bât ou de trait, soit près du double de ce qu’aurait possédé une armée française de la même force. Et cependant l’armée du Potomac recevait de grands secours de la navigation. Il est interdit aux officiers américains d’employer des cavaliers comme ordonnances, ou des militaires quelconques en qualité de domestiques. Je cite un peu confusément ces différents traits de l’organisation de l’armée des États-Unis, parce que ce sont autant de sujets d’étude qui se recommandent aux administrateurs français, et qu’il suffit de nommer pour qu’ils soient remarqués. Il est encore un point que je tiens à noter. Dans l’armée américaine, on prenait pendant la guerre et on continue dans la paix des soins plus grands pour la propreté individuelle et collective. Les campements ont été, sous ce rapport, l’objet de précautions hygiéniques que l’Europe ferait bien de s’assimiler.Pour les détails à ce relatifs, qui sont assez fastidieux et même difficiles à nommer en toutes lettres, je renvoie à M. Roussillon.

Je serai moins succinct pour le service médical et la sollicitude intelligente qui a été consacrée aux blessés et aux malades. Le service médical avait été constitué à grands frais par le gouvernement fédéral. On avait battu la caisse pour avoir des médecins. On établit des hôpitaux sédentaires où l’on réunissait, à l’aide des chemins de fer, grand nombre de blessés et de malades. On avait en outre nombre d’hôpitaux de campagne placés à portée des armées. Il s’y trouvait 123 000 lits, dont il y en a eu d’occupés jusqu’à 97 000, selon M. Evans. Le plus remarquable des hôpitaux sédentaires a été l’hôpital de Chesnut-Hill, tout près de Philadelphie, où l’on a eu jusqu’à 3 000 malades. L’arrangement et la tenue de cet établissement ont été si parfaits, qu’il n’y a jamais eu même un commencement d’infection épidémique. On sait combien le plus souvent, dans les hôpitaux européens, il survient des maladies contagieuses qui s’implantent dans les salles pour décimer les blessés et les malades dès qu’on les agglomère. Les hôpitaux de la Crimée et ceux qu’on avait montés près de Constantinople ont, au premier moment, été des charniers ; de deux hommes qui en franchissaient le seuil, un était voué à la mort par l’air empesté qu’on y respirait.Le docteur Evans a dressé une statistique comparée de la mortalité des armées des différentes nations du monde civilisé. Elle est très instructive. Il en résulte que les Américains ont réussi à diminuer notablement le nombre des victimes des maladies pendant la guerre.

Le service médical des armées américaines du Nord a tiré son originalité, disons mieux, son premier titre à l’admiration du monde, de la coopération qu’y ont prise des associations libres formées en dehors du gouvernement par des personnes remplies d’humanité. Ces associations ont fini par se concerter et se fondre en un seul corps, la Commission Sanitaire. Le bien qui a été fait ainsi est immense ; mais aussi la Commission a déployé une bien intelligente activité, et elle a trouvé dans la population un concours qu’on ne saurait trop louer, ne fût-ce qu’afin d’en exciter l’imitation en Europe, le cas échéant. Ce serait se montrer injuste envers le Sud que de ne pas reconnaître qu’il y fut fait aussi des efforts semblables. Mais, dans l’épuisement où était le Sud, cette intervention de la bienfaisance privée ne put avoir que bien moins d’efficacité.

Cette grande Commission Sanitaire du Nord trouve un historien fidèle, savant et enthousiaste (l’enthousiasme ici était à sa place) dans le docteur Evans. Elle a été éminemment utile par la raison qu’en donne le docteur. « À peine sortis des rangs du peuple, avec lequel ils étaient en communication constante, les délégués étaient plus près de lui et sentaient plus profondément les besoins du soldat volontaire que ne le faisaient les bureaucrates, enveloppés dans la triple cuirasse de la routine officielle. »

Les premiers membres, les véritables fondateurs de la Commission, furent des femmes de New-York et quelques pasteurs. Un médecin célèbre en Amérique, M. Valentin Mott, fut élu président. Des délégués furent envoyés à Washington pour se concerter avec le gouvernement ; ils y ouvrirent un bureau permanent qui exerça, dans l’intérêt de l’armée, une pression continue et énergique sur l’administration. La libéralité avec laquelle le peuple américain a apporté ses offrande à la Commission et lui a fourni ses services personnels sera consignée dans l’histoire des États-Unis, à la glorification surtout des dames américaines, qui y ont joué le principal rôle. On estime que l’ensemble des sommes appliquées par la Commission et les associations annexes au soulagement des soldats malades ou blessés n’a pas été de moins de 120 millions de francs. Ce n’est pas seulement à la somme d’argent dépensée qu’il faut mesurer l’assistance prêtée par la Commission. Il faut porter en ligne de compte la vigilance, les efforts ingénieux, les inventions provoquées et mises en pratique, l’action personnelle. La Commission avait ses voitures d’ambulance, les plus perfectionnées qu’on eût vues jusque-là ; elle avait ses wagons de chemin de fer, ses bateaux à vapeur, les uns et les autres munis d’appareils bien appropriés à ce service spécial. Dans les villes les plus passagères, elle avait ses maisons pour héberger les soldats isolés. Près de chaque hôpital du gouvernement elle avait son dépôt spécial rempli de vêtements chauds, de linge, de couvertures, d’oreillers, avec des masses de conserve de viande et de bouillon, de cidre, de vin, d’eau-de-vie. Les bons livres, qui sont la médecine de l’âme, n’y étaient pas oubliés. La Commissionfournissait des médecins, des infirmiers et des matrones quand le personnel administratif était insuffisant. Elle avait même réussi à obtenir une petite place pour les sentiments de conciliation dans cette guerre tant acharnée : grâce à elle, en 1863, les deux parties belligérantes neutralisaient d’un commun accord le personnel des ambulances. Comme les établissements du Sud étaient fort mal pourvus de matériel de pansement, d’aliments de bonne qualité et de médicaments même, la Commission Sanitaire du Nord leur est souvent venue en aide, sous la condition que les approvisionnements par elle fournis seraient mis à la disposition des soldats du Nord malades ou blessés, qui se trouvaient prisonniers dans ces hôpitaux, sur le pied d’égal partage avec les hommes du Sud.

Ainsi la voix de l’humanité n’a pas été empiétement étouffée dans cet effroyable choc du Nord et du Sud l’un contre l’autre. On aime à reposer ses regards sur cet incident consolant au milieu de tant de scènes de deuil.

Si j’insiste ainsi sur les éloges qu’a mérités la Commission Sanitaire, ce n’est pas seulement pour le plaisir, fort légitime d’ailleurs, de louer des personnes qui l’ont si bien gagné. Dans cet immense développement d’efforts heureux et des services rendus, il faut voir un enseignement pour les peuples qui, comme nous, restent enchaînés par la centralisation et par les exigences d’une réglementation infinie. Ces traditions abusives nous lient les mains quand nous voulons faire le bien, sous prétexte que nous pourrions user de notre liberté pour faire le mal.

La Commission Sanitaire a pu s’organiser et agir puissamment, parce que chez les Américains la liberté d’action de chacun est entière ; il n’y existe pas de centralisation exagérée ni de règlements qui paralysent l’initiative individuelle ou collective des citoyens.

Un peuple auquel on a imposé des règlements indéfinis, qui s’appliquent à la plupart des actes de la vie finit par perdre son initiative ; les citoyens ne savent plus se rapprocher les uns des autres et mettre en commun leur intelligence, leur argent, leur patriotisme.Depuis 1848, il s’est pourtant commencé chez nous une campagne dont le but est de réprimer les écarts du système réglementaire, et la lettre impériale du 5 janvier 1860, où ce système est publiquement réprouvé, n’est pas le moins remarquable des incidents de cette lutte. Mais, disons-le avec regret, jusqu’ici la bureaucratie réglementaire n’a guère perdu de terrain. Elle est si habile dans sa stratégie, elle est si féconde en expédients, et elle a tant de persévérance, qu’on n’a guère réussi à l’entamer, quoique les assaillants eussent à leur tête l’Empereur et les plus distingués de ses ministres. Les bataillons carrés de la bureaucratie sont plus difficiles à enfoncer que les vieilles et intrépides bandes de la Russie à Inkermann, ou celles de l’Autriche à Solferino.

Je ne terminerai pas cet article sans avertir le lecteur que s’il veut se donner la satisfaction d’examiner, de ses yeux et en nature, ce qu’il y a eu de plus intéressant et de plus utile dans les ambulances, moyens particuliers de transport, instruments de chirurgie, appareils de toute sorte imaginés par la Commission Sanitaire et mis par elle à la disposition des armées du Nord, il trouvera tout cela réuni à l’Exposition. Le docteur Evans, qui est citoyen américain, a complété noblement son rôle d’historien en faisant venir à grands frais ces objets des États-Unis dans le but de les faire connaître à l’Europe en les plaçant au Champ-de-Mars, et avec l’intention de les consacrer, une fois l’exposition terminée, à une destination d’intérêt public.

MICHEL CHEVALIER.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.