La protection et le socialisme d’État

Ernest Martineau, « La protection et le socialisme d’État » (Revue économique de Bordeaux, n°14, novembre 1890).


LA PROTECTION ET LE SOCIALISME D’ÉTAT

Dans le remarquable discours qu’il a prononcé récemment à l’ouverture du congrès des jurisconsultes catholiques d’Angers, M. l’évêque Freppel a signalé le socialisme d’État comme l’ennemi à combattre, au point de vue de la solution des questions économiques et sociales.

« Au socialisme d’État, a-t-il dit pour conclure, il faut opposer les deux principes de la liberté du travail et de la liberté d’association. »

Ainsi, l’éminent évêque proclame hautement le principe de la liberté, et en même temps, pour affirmer sa ferme volonté d’appliquer dans toute son étendue ce salutaire et fécond principe, il déclare dans ce même discours qu’il faut faire la guerre au socialisme d’État sous toutes ses formes.

À ce sujet, je me propose de rechercher si le système de soi-disant protection douanière ne constitue pas une des formes du socialisme d’État.

Pour le savoir, il faut examiner la situation et le mécanisme du système protecteur. Cela fait, il ne restera plus qu’à voir si ce système rentre dans les catégories du socialisme d’État.

Qu’est-ce que la protection ? Les leaders les plus autorisés du parti protectionniste vont nous l’apprendre.

La caractéristique du droit protecteur, nous dit-on dans un livre intitulé La Révolution économique, et qui a été écrit sous le patronage de M. Méline, c’est que les droits de douane ont été institués pour les producteurs.

« Ce qu’il ne faut pas perdre de vue, ajoute-t-on, c’est le prix de revient du producteur français et le prix de revient de son concurrent, prix qu’il faut égaliser par l’effet des droits établis à la frontière.»

Dans le discours prononcé à la Chambre lors de la discussion du droit sur les maïs, le rapporteur, M. Viger, disait en propres termes :

« On prétend que la protection ne sert à rien ; vous pouvez cependant en constater les effets. Depuis les droits établis sur les alcools étrangers, il n’en entre plus, ou du moins il n’en entre qu’une quantité infinitésimale. »

M. Méline, de son côté, disait qu’il fallait enrayer la concurrence croissante faite à nos produits principaux par le maïs, et il ajoutait :

« Si vous protégez l’un, vous atteignez forcément l’autre ; c’est inévitable. »

Enfin, le rapporteur de la loi au Sénat, M. Dauphin, a déclaré qu’il fallait établir le droit de 3 francs pour empêcher l’avilissement de prix du maïs national, et que si les industriels fabricants d’alcools de maïs se plaignaient, il y avait à leur objecter qu’ils faisaient de gros bénéfices et que l’effet de la protection consisterait seulement à les réduire à des bénéfices un peu moins élevés.

De ces documents, empruntés à des sources dont on ne saurait suspecter l’autorité, il résulte que la protection est un système qui consiste à exclure du marché, par l’intervention des tarifs de douane, certains produits étrangers dont la concurrence contrarie les producteurs similaires nationaux, en vue de relever et de renchérir les prix des produits protégés.

Raréfier pour renchérir, exclure l’abondance pour faire la disette, parce que la disette de l’offre est avantageuse au producteur, tel est le caractère de ce système.

J’en conclus que la protection est essentiellement une des formes du socialisme d’État.

Qu’est-ce, en effet, que le socialisme d’État ?

« C’est, nous dit M. l’évêque d’Angers, l’ingérence de l’État dans le monde du travail comme puissance régulatrice et souveraine. » À titre d’exemple, il dit : « Pour la proportion à établir entre les profits et les salaires, toujours on invoque l’État. »

Or, la protection, c’est bien l’ingérence de l’État dans le monde économique pour régler la proportion des profits des producteurs ; M. le rapporteur Dauphin l’a dit très nettement, en faisant remarquer que l’effet de l’intervention de l’État par le droit de douane de 3 francs sur les maïs serait de réduire les gros bénéfices des industriels du Midi à des profits un peu moins élevés.

De quel droit et à quel titre, dirai-je avec l’éminent évêque, intervient-il ainsi pour régler les profils des producteurs ? N’est-ce pas livrer à l’État, avec la liberté individuelle, toute la vie économique d’un pays ? 

Pour déterminer les limites d’actions de l’État, M. l’évêque d’Angers dit :

« Il y a un abîme entre cette proposition : « L’État intervient comme gardien de la justice dans l’observation du contrat de travail », ce qui est son droit, et cette autre proposition : « L’État intervient pour fixer lui-même les termes du contrat », ce qui est le pur socialisme d’État.»

On ne saurait mieux tracer la ligne de démarcation, et, appliquant au contrat d’échange cette règle, je dis qu’il y a un abîme entre cette proposition :

« L’État intervient comme gardien de la justice dans l’échange » , et cette autre :

« L’État a le droit de se substituer aux contractants pour faire pencher la balance en faveur du vendeur et fixer lui-même législativement un minimum de profits. »

Sous le régime de la division du travail, de la séparation des professions et des métiers, les citoyens travaillent les uns pour les autres ; d’où il suit que chacun produisant ce qu’il ne consomme pas et consommant ce qu’il n’a pas produit, il y a relativement à tout produit deux intérêts constamment en présence : l’intérêt du producteur d’une part ; de l’autre, l’intérêt du consommateur.

Analysant ces deux sortes d’intérêts, qu’y trouvons-nous ? Qu’ils sont distincts et opposés, le producteur voulant vendre cher, le consommateur acheter au meilleur marché ; le premier souhaitant la disette de l’offre pour renchérir son prix de vente, le second souhaitant l’abondance pour acheter à bas prix.

De quel droit et à quel titre, prenant parti dans ce contrat pour le vendeur contre l’acheteur, l’État intervient-il pour réaliser la disette de l’offre par le tarif de protection, instituant ainsi le droit protecteur au profit du producteur, comme dit M. Méline, et atteignant forcément le droit et l’intérêt des consommateurs ?

C’est identiquement la situation du patron et de l’ouvrier dans le contrat de travail.

Deux intérêts sont en présence dans ce contrat, parfaitement distincts et opposés : l’intérêt de l’ouvrier, qui est ici le vendeur, puisqu’il s’agit de déterminer le prix de son travail, et qui, à ce titre, veut fixer le prix le plus cher possible ; d’autre part, l’intérêt du patron, de l’acheteur, désireux de payer au meilleur marché le travail de l’ouvrier.

Si vous invoquez la liberté dans l’intérêt de l’entrepreneur, du patron ; si vous proscrivez, au nom de la liberté, la garantie légale d’un minimum de salaires au profit de l’ouvrier, au préjudice de l’entrepreneur, écartant également toute réglementation de la journée de travail, comment pourriez-vous, répudiant cette forme de socialisme d’État, accepter et défendre cette autre forme absolument identique, qui consiste à faire intervenir l’État pour garantir à certains

producteurs, au préjudice de la masse du public consommateur, un minimum de profits, fixant ainsi législativement le cours des produits protégés ?

Si la liberté d’achats est juste au profit du patron dans ses rapports avec les ouvriers, cette même liberté d’achats cesserait-elle d’être juste au profit de l’ouvrier, relativement aux produits de toute sorte que peut acheter son salaire ?

Qu’on nous dise sur quel principe de justice on s’appuiera pour refuser aux ouvriers dont les salaires sont réduits par la concurrence des ouvriers étrangers, le droit d’acheter les produits dont ils ont besoin au prix réduit par cette même concurrence ?

Trouvant à leur préjudice la concurrence étrangère quand ils se présentent sur le marché comme vendeurs, comment leur refuserait-on cette même concurrence à leur profit quand ils se présentent sur le marché comme acheteurs ?

Je mets au défi tout esprit sérieux, partisan sincère de la liberté du travail, adversaire résolu du socialisme d’État, d’élever contre cette argumentation une objection sérieuse, d’essayer de nier que la protection est une des formes du socialisme d’État.

J’ajoute même que c’est la première forme légale de socialisme d’État qui, au point de vue historique, doive être signalée dans la législation des divers peuples modernes, et c’est cette première manifestation du socialisme d’État qui a préparé les autres.

Cela est si vrai que, dans le numéro du journal la Justice du 5 mars dernier, qui contient un compte rendu du livre de la Révolution économique, voici ce qu’on lit :

« Les libre-échangistes ont souvent accusé les protectionnistes de verser dans l’ornière socialiste. Cela n’est vrai qu’en partie. Les protectionnistes demandent l’intervention de l’État en faveur des propriétaires et des capitalistes, les socialistes réclament cette intervention en faveur de la grande masse des ouvriers. Le but est opposé. Mais il est très exact que les uns et les autres emploient des moyens analogues.

C’est pourquoi il est dans la logique des choses que le mouvement protectionniste aide à l’éclosion et au développement des revendications des prolétaires. »

Quoi de plus formel ? Est-il nécessaire d’insister après cette comparaison si instructive, qui est l’œuvre d’un socialiste ?

La seule différence connue, dit ce socialiste, M. Raiga, est que la protection est du socialisme au profit des riches, tandis que le socialisme proprement dit est de la protection en faveur de la masse des prolétaires.

Pour conclure, disons donc que la protection est une des formes du socialisme d’État. C’est à ce titre que je viens la dénoncer à M. l’évêque Freppel, ainsi qu’à M. le sénateur Lucien Brun, qui, dans une lettre récente, vient de faire acte d’adhésion publique à la doctrine de la liberté du travail.

En terminant, m’adressant plus particulièrement à M. l’évêque d’Angers, je lui dis :

Non seulement la logique de votre principe vous conduit à combattre la protection, mais votre cœur d’évêque chrétien doit se soulever contre un système qui n’est pas autre chose que la codification de l’égoïsme.

Méditez soigneusement cette question ; appliquez à son étude vos puissantes facultés, et vous reconnaîtrez que la charité chrétienne proteste contre un système qui prend par force dans la bourse des petits, des masses, pour enrichir de grands propriétaires, de gros capitalistes.

Oui, cette forme de socialisme d’État doit vous être particulièrement odieuse, à vous prêtre chrétien, et si la charité ne trouve pas sa place dans le domaine de la loi, qui a pour sanction nécessaire la force, les législateurs n’ont pas davantage le droit de codifier l’égoïsme, de sacrifier à une oligarchie avide et rapace les intérêts généraux du pays dont ils ont la garde et la protection.

E. MARTINEAU.

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