L’Ancien Régime et le nouveau

Dans sa recension de l’Ancien régime et la Révolution de Tocqueville (1856), Frédéric Passy salue avant tout l’œuvre de l’historien impartial et consciencieux, qui met au jour des documents nouveaux, et inaugure une nouvelle interprétation de la Révolution. Il trouve encore dans ce livre la justification des doctrines de liberté que propagent aussi l’économie politique.

 

L’ANCIEN RÉGIME ET LE NOUVEAU [1].

(Journal des économistes, janvier 1857)

La science économique est évidemment une branche de la science de la sagesse ; sagesse terrestre, si l’on veut, mais sagesse nécessaire. Elle recherche, au point de vue de la prospérité matérielle, les règles qui doivent présider à la conduite des peuples. C’est, à proprement parler, la science de l’hygiène sociale.

L’histoire est l’expérience des peuples ; et l’expérience, en toutes choses, est la matière de la sagesse. C’est l’observation du passé qui fournit le précepte pour l’avenir.

L’histoire est donc le véritable point de départ des enseignements de la science économique, sa première et sa principale école, mine toujours féconde, contrôle toujours ouvert.

Aussi les travaux des historiens sont-ils suivis d’ordinaire avec une attention sérieuse par les économistes. Les moindres de ces travaux peuvent fournir sur des points obscurs des éclaircissements utiles, rectifier des assertions inexactes, ou permettre de donner à des vérités contestées cette figure matérielle et sensible qui sera toujours, pour le plus grand nombre des esprits, plus convaincante que l’évidence intellectuelle la plus manifeste. Mais l’importance d’un ouvrage historique est véritablement capitale, lorsque l’époque à laquelle il s’applique est à la fois l’une des moins connues et l’une des plus riches en changements de toute nature, et lorsque l’écrivain qui entreprend de faire connaître cette époque, déjà placé, par des mérites incontestables, au premier rang des érudits et des penseurs, joint à la patience persévérante qui découvre les faits la raison indépendante et élevée qui les apprécie.

Le nouveau livre de M. de Tocqueville se recommande, à un rare degré, par ces titres divers. Il convient donc de l’étudier ici sérieusement.

I.

C’est lAncien régime qui est le sujet de ce livre ; mais c’est la Révolution qui en est l’objet. C’est pour se rendre compte de la Révolution que l’auteur a essayé de pénétrer dans l’Ancien régime : l’un n’est pour lui que la clef de l’autre. Convaincu, par ses études sur le passé comme par sa participation au présent, qu’il n’y a pas, dans l’ordre politique plus que dans aucun autre, d’effets sans cause ; accoutumé à ne trouver, en y regardant de près, dans les métamorphoses les plus brusques en apparence, que des phases régulières de transformations graduelles, et dans les accidents les plus imprévus la suite naturelle de quelque disposition antérieure, M. de Tocqueville ne pouvait être de ceux qui ne voient, dans le plus grand fait politique des temps modernes et peut-être de tous les temps, qu’un désordre inexplicable et passager. Il ne pouvait admettre, sur la foi de vulgaires étonnements et de terreurs irréfléchies, que cette crise redoutable, dont l’explosion a surpris nos pères au milieu d’une si complète sécurité, dont les retours nous surprennent trop souvent encore dans des dispositions analogues, fût véritablement, dans le fond, un événement surprenant et « extraordinaire ». Il a pensé qu’elle avait dû, avant d’éclater si violemment, être préparée par un malaise sérieux et long, annoncée par des symptômes importants et nombreux. Il s’est demandé, d’ailleurs, si, quelque universelle qu’elle ait été, avec quelque frénésie qu’elle ait agité toutes les parties du corps social, elle avait pu être un bouleversement aussi complet que l’ont cru ceux qui l’ont subie et ceux qui l’ont vue s’accomplir, « aussi profondément perturbateur et rénovateur » qu’on est convenu de le dire. Pour résoudre ces doutes, il fallait savoir ce qu’était la France avant la Révolution, et en quoi consistait au juste cet Ancien régime que, dans des vues diverses, on oppose tous les jours au nouveau, mais dont personne jusqu’à présent, apologiste ou détracteur, n’avait songé à reproduire d’après nature la physionomie véritable. C’est ce travail de restitution historique qu’a entrepris M. de Tocqueville. Il s’est transporté, par l’esprit, au milieu du dix-huitième siècle ; il a, par une investigation approfondie — compulsant les documents de toute nature enfouis dans les archives des anciennes provinces, étudiant les jurisconsultes, déchiffrant, au besoin, les titres privés eux-mêmes — passé en revue tour à tour les diverses parties de la société ; il est entré dans le conseil du roi, dans le cabinet de l’intendant, dans l’hôtel du seigneur et dans la cabane du paysan ; il a tout vu, comme s’il avait vécu de leur temps, mieux que s’il avait vécu, sans doute, et il est revenu parmi nous raconter ce qu’il avait vu.

De cette excursion dans le passé M. de Tocqueville a manifestement rapporté surtout cette impression, conforme à la pensée qui lui avait inspiré ses recherches : que les hommes du dix-huitième siècle ressemblaient, à bien des égards, à ceux du dix-neuvième, et que la plupart des idées et des institutions mêmes que nous croyons généralement issues de la Révolution ont pris naissance en plein Ancien régime, plantes au feuillage nouveau quelquefois, mais dont « les racines », presque toujours, sont « profondément enfoncées dans le vieux sol ». Ce n’est pas l’opinion commune ; car, en dépit de la judicieuse maxime de Bridoison [2], toute génération nouvelle aime à se persuader qu’elle ne doit rien qu’à elle-même ; ou si elle consent à avoir reçu, avec la vie, quelque chose du sang de la précédente, elle se flatte au moins de n’en avoir rien conservé ! Mais c’est évidemment le témoignage de l’histoire, comme c’était la prévision de la raison. « Les Français, dit judicieusement M. de Tocqueville, ont fait en 1789 le plus grand effort auquel se soit jamais livré aucun peuple, afin de couper en deux, pour ainsi dire, leur destinée, et de séparer par un abîme ce qu’ils avaient été jusque-là de ce qu’ils voulaient être désormais. Dans ce but, ils ont pris toutes sortes de précautions pour ne rien emporter du passé dans leur condition nouvelle ; ils se sont imposé toutes sortes de contraintes pour se façonner autrement que leurs pères ; ils n’ont rien oublié enfin pour se rendre méconnaissables. » Mais ils ont « beaucoup moins réussi dans cette singulière entreprise qu’on ne l’avait cru au dehors et qu’ils ne l’avaient cru d’abord eux-mêmes. » À leur insu, ils ont « retenu de l’ancien régime la plupart des sentiments, des habitudes, des idées mêmes, à l’aide desquelles ils avaient conduit la Révolution qui le détruisit » ; et, sans le vouloir, ils se sont « servis de ses débris pour construire l’édifice de la société nouvelle. »

Cette conclusion est justifiée par le livre entier, et les faits les plus intéressants et les moins attendus viennent à chaque page la confirmer. C’est un tableau dont nous ne pouvons indiquer que quelques traits : nous choisirons de préférence ceux qui ont un caractère plus spécialement économique.

II.

Le morcellement des terres est un point sur lequel on discute tous les jours ; et, malgré les travaux sérieux [3] qui ont démontré la vanité des craintes professées à ce sujet, il est assez généralement reçu que le sol français va s’émiettant tous les jours, au grand péril de l’agriculture, avec une rapidité croissante. À plus forte raison est-il reçu que la propriété est aujourd’hui bien autrement divisée qu’avant la Révolution, que sa division date même de la Révolution ; et, pour nombre de personnes, l’Ancien régime et le nouveau sont surtout caractérisés par les deux systèmes contraires de la grande et de la petite propriété. Rien n’est moins exact : M. de Tocqueville l’établit de la manière la plus péremptoire. Il ne se borne pas à rappeler des témoignages contemporains qui pourraient paraître décisifs, les paroles de Turgot sur la division des héritages, celles de Necker sur limmensité des petites propriétés rurales, ou celles d’ A. Young affirmant que la moitié du sol de la France appartient en propre aux paysans ; il ne lui suffit pas de faire voir que les sociétés d’agriculture et les agents de l’administration faisaient entendre avant la Révolution les mêmes doléances qu’aujourd’hui sur « la division égale et inquiétante des successions. » — Désireux de n’affirmer que pièces en mains, et curieux de chiffres précis, il compare, avec les rôles actuels des contributions, ce qui reste des rôles dressés, en 1790, pour l’établissement de l’impôt foncier ; et il trouve que, déjà à cette époque, « le nombre des propriétaires fonciers s’élevait », dans bien des villages, « à la moitié, souvent aux deux tiers du nombre actuel, ce qui paraîtra bien remarquable, si l’on pense que la population totale de la France s’est accrue de plus d’un quart depuis ce temps. » Il va même jusqu’à s’assurer, par les procès-verbaux des ventes, que la plupart des terres des nobles et de celles du clergé « ont étéachetées par des gens qui en possédaient déjà d’autres, de sorte que, si la propriété a changé de mains, le nombre des propriétaires s’est bien moins accru qu’on ne l’imagine. » D’où il se croit en droit de conclure avec certitude « que l’effet de la Révolution », en ce qui concerne le sol, n’a pas été « de le diviser, mais de le libérer pour un moment. »

Voilà le fait. Quant aux causes qui avaient amené ce fait, contradictoire, à ce qu’il semble, avec un régime politique fondé sur une noblesse reposant sur le sol, nous ne pouvons les rechercher toutes, après le savant auteur ; mais il en signale une, tout économique, que nous devons lui savoir gré d’avoir relevée, et que nous devons relever après lui : c’est la nature des lois sur l’usure, qui, en empêchant les emprunts remboursables, conduisaient inévitablement les grands propriétaires à aliéner, dans leurs besoins, de petites fractions de leurs terres, ou à charger de rentes perpétuelles ce qu’ils n’aliénaient pas.

III.

Un autre caractère de notre temps, que nous sommes portés à lui croire particulier et dont nous lui donnons volontiers tout le blâme, c’est le développement excessif des fonctions publiques et le mouvement irréfléchi qui entraîne chaque jour, vers les plus ingrates ou les moins utiles de ces fonctions, tant d’hommes qui pourraient trouver dans l’activité féconde des carrières privées une condition meilleure pour eux-mêmes et plus utile pour leurs semblables. Le fonctionnarisme n’est pas, quoi qu’on en pense, né de la Révolution plus que le morcellement ; et si l’on peut dire que la bourgeoisie actuelle est, sur ce chapitre, sujette au vertige, il faut avouer, àsa décharge, que c’est un vertige héréditaire. Le mal est même de bien vieille date, et plus d’une fois il a atteint d’étranges proportions. Richelieu avait détruit « cent mille offices » ; cependant, « dès 1664, lors de l’enquête faite par Colbert, il se trouva que le capital engagé » dans ce genre de propriété « s’élevait à près de 500 millions de livres… De 1693 à 1709 seulement, on calcule qu’il fut créé quarante mille » places, « presque toutes à la portée des moindres bourgeois… En 1750, dans une ville de province de médiocre étendue », on compte « jusqu’à cent neuf personnes occupées à rendre la justice, et cent vingt-cinq chargées de faire exécuter les arrêts des premières, tous gens de la ville. L’ardeur des bourgeois à remplir ces places était réellement sans égale… Un homme pourvu de quelques lettres et d’un peu d’aisance ne jugeait pas qu’il fût séant de mourir sans avoir été fonctionnaire public : Chacun, suivant son état, dit un contemporain, veut ÊTRE QUELQUE CHOSE DE PAR LE ROI. »

M. de Tocqueville, en faisant connaître ces faits peu remarqués, sinon peu connus jusqu’à ce jour, ne craint pas de dire que « cette misérable ambition a plus nui aux progrès de l’agriculture et du commerce en France que les maîtrises et la taille même. » Les gênes, en effet, et les prélèvements exagérés n’arrêtent pas le travail dans sa source, quoiqu’ils en réduisent et la fécondité et l’élan ; et tant qu’on peut espérer de sa peine une rémunération à peu près assurée, si faible que soit cette rémunération, on cherche à l’atteindre. Mais l’ambition des places, fondée, non sur le généreux désir de servir ses semblables en coopérant avec eux pour une part plus grande à la tâche commune, mais sur la puérile vanité d’occuper parmi eux une position plus en vue et de réfléchir, au prix de son propre effacement, quelques rayons plus ou moins affaiblis d’un astre étranger ; — cette misérable ambition, dont le premier mouvement consiste à sacrifier ce qu’on est à ce qu’on veut paraître, atteint directement le travail dans sa source, en détournant de toute occupation productive les hommes mêmes que leurs connaissances ou leurs ressources appelaient de préférence à donner l’exemple. Faire quelque chose est bien souvent ce qu’on se fait un point d’honneur d’éviter en étant quelque chose. On ne peut nier, du moins, que ce ne fut fréquemment l’esprit des fonctionnaires de l’Ancien régime, qui, pour la plupart, ayant payé leurs charges de leurs deniers, plus rémunérés en privilèges et en distinctions qu’en appointements réguliers, et placés en regard d’une caste jalouse de ses honneurs et de ses titres, étaient portés à voir surtout dans leurs fonctions un degré qui les séparait du reste de la nation, gens de taille ou de corvée. Certaines qualités, inhérentes à l’indépendance qui accompagne la vénalité des offices, rachetaient en eux, par un autre côté, une partie de ces vices ; des hommes qui ne devaient leur situation qu’à leur bourse et qui pouvaient réclamer en justice, comme une propriété privée, le droit de faire ou de ne pas faire tel ou tel acte, n’étaient pas toujours occupés de plaire et empressés d’obéir. Mais cela même avait aussi ses inconvénients, notamment celui de constituer les abus en patrimoines inviolables. Toujours est-il que le nombre des fonctions publiques et le goût de la bourgeoisie pour ces fonctions étaient déjà, sous l’Ancien régime, une lourde charge pour la nation et un embarras grave pour le gouvernement.

IV.

Il ne faudrait pas, du reste, en parlant des titulaires d’offices, s’imaginer que ce fussent là les seuls fonctionnaires de l’époque, et que le gouvernement n’eût pas d’autres agents. Ce n’était pas par cette voie compliquée et difficile que s’exerçait sa véritable action ; et l’administration, telle que nous la comprenons, était ailleurs. Mais ici même nous trouvons dans l’Ancien régime un des traits les plus saillants du nouveau, la centralisation. La centralisation, dit M. de Tocqueville, passe pour une «  conquête de la Révolution », et bien des gens ne la défendent qu’à ce titre, qui leur est sacré. Comment soupçonner, en effet, dans un pays qui n’avait guère encore l’unité politique, l’unité administrative, et au milieu de tant de variétés de langage, de mœurs, de coutumes et de lois, l’application de règles uniformes ? Cette uniformité existait cependant au fond des choses, bien que voilée, et loin que la centralisation soit « une conquête de la Révolution », elle est, « au contraire, un produit de l’Ancien régime »; bien plus, c’est, selon M. de Tocqueville, « la seule portion de la constitution politique de l’Ancien régime qui ait survécu à la Révolution, parce que c’était la seule qui pût s’accommoder de l’état social nouveau que cette Révolution a créé. »

La vérité est que, « quand on jette un premier regard sur l’ancienne administration du royaume, tout y paraît d’abord diversité de règles et d’autorité, enchevêtrements de pouvoirs. » Mais ces pouvoirs apparents ne sont pas les pouvoirs réels ; ce ne sont que « des débris des pouvoirs anciens », et ce n’est pas en eux qu’est la vie. On a laissé subsister, et souvent s’accroître, cette « machine administrative vaste, compliquée, embarrassée et improductive »; mais on la laisse « en quelque façon marcher à vide », et, « en dehors d’elle » on a su « construire un instrument de gouvernement plus simple et mieux à la main, au moyen duquel on » fait « en réalité ce que tous ces fonctionnaires » ont « l’air de faire ». La véritable administration, l’administration qui administre, a pour tête le Conseil du roi, pour corps une hiérarchie de fonctionnaires étroitement dépendants de lui et subordonnés les uns aux autres : le contrôleur général, les intendants, les subdélégués ; on dirait volontiers les sous-préfets, les préfets et le ministre. Cette administration ne tient pas de place ; elle fait, suivant l’expression vulgaire, moins de bruit que de besogne, et « montre toujours moins de prétentions que de pouvoirs » ; elle « agit discrètement » et sans éclat, mais elle « touche à tout» ; et tout cède peu à peu à son action modeste, mais persévérante. Les anciens offices dissimulent, sans les arrêter, les empiétements des fonctions nouvelles ; et les nobles, qui croient toujours conduire la société, parce qu’ils continuent de marcher ostensiblement les premiers, sont depuis longtemps menés, comme le reste, par ces gens qu’ils regardent de si haut et qui se tiennent encore si humblement derrière eux. Dès le commencement du siècle, Law, parlant d’après son expérience de contrôleur général, dit au marquis d’Argenson : « Sachez que ce royaume de France est gouverné par trente intendants. Vous navez ni parlements, ni états, ni gouverneurs : ce sont trente maîtres des requêtes commis aux provinces de qui dépendent le malheur ou le bonheur de ces provinces, leur abondance ou leur stérilité. » Vers la fin du siècle, Turgot dit au roi : « Votre Majesté est obligée de tout décider par elle-même ou par ses mandataires. On attend vos ordres spéciaux pour contribuer au bien public, pour respecter les droits dautrui, quelquefois pour exercer les siens propres. »

Ni Law ni Turgot ne disaient rien de trop ; et l’on cherche en vain, dans la société qui a précédé la Révolution, quelque intérêt qui ne soit pas déjà à la merci de l’utilité publique, quelque liberté locale qui ait échappé à l’absorption du pouvoir central. « Les villes », même celles qui ont racheté du roi à diverses reprises et moyennant de grosses sommes, leurs anciens privilèges et franchises, « ne peuvent ni établir un octroi, ni lever une contribution, ni hypothéquer, ni vendre, ni plaider, ni affermer leurs biens, ni faire emploi de l’excédent de leurs recettes, sans qu’il intervienne un arrêt du Conseil sur le rapport de l’intendant. Tous leurs travaux sont exécutés sur des plans et d’après des devis que le Conseil a approuvés par arrêt. C’est devant l’intendant ou ses subdélégués qu’on les adjuge, et c’est d’ordinaire l’ingénieur ou l’architecte de l’État qui les conduit. » Dans les communes rurales, il existe encore une assemblée paroissiale, dont le nom rappelle qu’il fut un temps où toutes les affaires communes étaient discutées en commun ; mais cette assemblée ne peut parler « que quand on lui a ouvert la bouche », car elle ne se réunit que « sous le bon plaisir de l’intendant » ; et, « fût-elle unanime », elle ne peut faire quoi que ce soit « sans que le Conseil du roi le permette ». Il faut « un arrêt de ce conseil pour réparer le dommage que le vent » vient « de causer au toit de l’église ou relever le mur croulant du presbytère. La paroisse la plus éloignée de Paris est soumise à cette règle comme les plus proches… J’ai vu, dit M. de Tocqueville, des paroisses demander au Conseil le droit de dépenser 25 livres… Je n’ai jamais remarqué, dit-il encore, qu’il s’écoulât moins d’un an avant qu’une paroisse pût obtenir l’autorisation » la plus urgente ; « le plus souvent deux ou trois années se passent avant que la demande soit accordée. » Avait-il tort de dire, au commencement de son livre, que l’étude de l’Ancien régime est faite pour « surprendre ceux qui croient que tout ce qu’on voit en France est nouveau » ?

Mêmes errements en matière de routes, de police, d’assistance, d’encouragements à l’agriculture, au commerce ou à l’industrie, même de fêtes et de réjouissances. Partout, jusque dans le fond des provinces les plus écartées, ce n’est pas assez dire, jusque dans le fond des plus lointaines colonies, toute impulsion en toute chose émane de Paris, tout contrôle y aboutit. Il ne se fait pas un chemin, ne dût-il servir qu’à un canton, sans que l’autorité supérieure n’intervienne par le corps des ponts et chaussées. « Il ne s’établit pas un atelier de charité » à deux cents lieues de Paris, « sans que le contrôleur général », souvent le Conseil du roi, « ne veuille en surveiller lui-même la dépense, en rédiger le règlement et en fixer le lieu. Crée-t-on des maisons de charité, il faut lui apprendre le nom des mendiants qui s’y présentent, lui dire précisément quand ils sortent et quand ils entrent… Le gouvernement » ne se borne pas « à venir au secours des paysans dans leurs misères »; il prétend « leur enseigner l’art de s’enrichir, les y aider, et les y forcer au besoin. Dans ce but, il fait distribuer de temps en temps par ses intendants et ses subdélégués de petits écrits sur l’art agricole, fonde des sociétés d’agriculture, promet des primes, entretient à grands frais des pépinières dont il distribue les produits. » Il ne craint pas parfois de prendre part directement, toujours de Paris, à l’œuvre agricole. « Il y a des arrêts du Conseil qui prohibent certaines cultures dans des terres que ce Conseil y déclare peu propres. On en trouve où il ordonne d’arracher des vignes plantées, suivant lui, dans un mauvais sol. » Il lui est même arrivé, quoique M. de Tocqueville n’en dise rien, de se faire juge de l’influence des saisons, et de garantir officiellement des moissons déjà perdues en terre[4]. Quant aux « arrêts qui contraignent les artisans à se servir de certaines méthodes et à fabriquer de certains produits », ils « sont innombrables ; et, comme les intendants ne suffisaient pas à surveiller l’application de toutes ces règles, il existait des inspecteurs généraux de l’industrie qui parcouraient les provinces pour y tenir la main. » On sait par Roland, qui fut un de ces inspecteurs, à quels soins et à quelles exigences descendait en cette matière la surveillance administrative.

Voilà quelques-uns des traits que fournit, sur l’administration au dix-huitième siècle, le livre dont nous cherchons à donner un aperçu. Ajoutez à cela « des tribunaux exceptionnels qui jugent les affaires où l’administration est intéressée, et couvrent tous ses agents » aussi efficacement que s’ils eussent pu se prévaloir de l’article 75 de la constitution de l’an VIII, « et dites si ce n’est pas là, en effet, la centralisation que nous connaissons. Ses formes sont moins marquées, ses démarches moins réglées, son existence plus troublée, mais c’est le même être. On n’a eu depuis à lui ajouter ni à lui ôter rien d’essentiel ; il a suffi d’abattre tout ce qui s’élevait autour d’elle pour qu’elle apparût telle que nous la voyons… Alors, comme aujourd’hui, l’administration tenait donc la France en tutelle, et si l’insolence du mot ne s’était pas encore produite, on avait du moins déjà la chose. » Alors, comme aujourd’hui aussi, l’abandon des campagnes par tout ce qui s’élevait au-dessus de la condition la plus précaire, la langueur des villes de province et le développement exagéré de la capitale, sa prépondérance, son omnipotence même sur l’opinion, étaient les suites naturelles de cette concentration de l’action et de l’influence politique et administrative. Alors, comme aujourd’hui, on voyait les dangers de cette tendance, qu’on appelait déjà une tendance apoplectique[5] ; on s’en préoccupait, on cherchait même à l’arrêter par des moyens violents [6] ; mais on ne songeait pas à en faire disparaître la cause, en modifiant le système auquel elle était liée.

V.

M. de Tocqueville insiste, avec un soin particulier, sur ces ressemblances de l’Ancien régime avec le nouveau, notamment sur ce trait principal et peu aperçu de la centralisation, et nous avons cru devoir l’imiter, d’abord, parce que c’est là évidemment la partie la plus imprévue de son travail (les dissemblances sont généralement connues, du moins en gros) ; ensuite, parce que ces ressemblances, à la vue desquelles on est parfois tenté de se demander pourquoi la Révolution a été faite et ce qu’elle a changé, sont précisément, d’après lui, les raisons qui ont le plus contribué à amener cette Révolution et qui l’expliquent. Si nos pères ne nous avaient pas ressemblé déjà plus qu’aux leurs, ils n’auraient pas songé à rejeter ce qui leur restait de ceux-ci pour se faire tels que nous sommes. On ne répudie son passé, le plus souvent, que parce qu’il n’est plus intact. Ainsi, c’est parce que le paysan était propriétaire qu’il sentait et détestait les charges imposées à la propriété, plus impatient de la corvée et des impôts qu’il ne l’avait été du servage, et plus rebelle aux vexations à mesure qu’il avait davantage à en défendre.

C’est parce que le pays était couvert de fonctionnaires propriétaires de leur charge et accoutumés à la considérer comme un capital sacré, que les efforts du gouvernement et les réclamations des citoyens étaient entravés à toute heure, et que les griefs s’accumulaient avec les abus ; mais c’est parce que citoyens et gouvernement s’agitaient sans cesse dans leur sphère, les uns voulant plus de bien-être, l’autre plus d’autorité, que gouvernement et citoyens sentaient l’obstacle. C’est enfin et surtout parce que, par un mouvement de réaction naturel, mais exagéré, contre l’éparpillement et l’incertitude des garanties sociales, toute la vie réelle s’était retirée des extrémités vers le centre ; parce que nulle part il ne restait plus ni assemblées influentes, ni associations actives, ni esprit d’initiative, de discussion, de résistance, au besoin ; parce qu’à la loi, au droit, à la liberté locale et individuelle, avait succédé, sous prétexte de protection, l’arbitraire administratif, et que la personnalité humaine s’était effacée dans une collectivité menteuse ; c’est par ces causes que la nation avait perdu peu à peu, avec la disposition d’elle-même, le respect de la tradition, le sens du possible, l’habitude de vouloir et d’attendre, et qu’elle a pu, un jour de brusque réveil, se jeter avec une ardeur si généreuse d’abord, mais bientôt si brutale et si folle, dans l’entreprise étrange de tout effacer et de tout remplacer. Trop enlever aux hommes est un moyen assuré de les provoquer à trop reprendre, et excéder ses droits c’est les compromettre. On reste stupéfait, quand on n’a pas sondé le terrain, de la facilité avec laquelle est tombée, aux premiers tressaillements du sol, cette vieille monarchie française qui semblait l’ouvrage indestructible des siècles ; et l’on a peine à concevoir qu’il ait pu se montrer tout à coup, chez un peuple naturellement doux et patient, tant d’exigences et tant de colères. Mais l’ancienne monarchie avait elle-même provoqué ce peuple par toutes ses habitudes à tout mettre à son compte ; et les pierres dont elle accroissait le développement extérieur de l’édifice, c’était aux fondations qu’elle les enlevait.« Quand le gouvernement », dit M. de Tocqueville, prend « le rôle de la Providence, il est naturel que chacun l’invoque dans ses nécessités particulières » ; il est naturel aussi que chacun lui reproche ses maux et le charge de ses mécontentements, même les plus chimériques ou les moins avouables. Quand le gouvernement enlève aux hommes toute occasion de participer à la conduite des affaires, il les rend incapables de comprendre comment les affaires se font et d’en juger équitablement la marche ; et, loin d’affaiblir en eux, faute d’aliment, l’esprit d’opposition et de dénigrement, il ne fait que les livrer et se livrer lui-même à tout le danger de leurs illusions, en leur ôtant, dans leurs froissements comme dans leurs aspirations, ce contre-poids de l’expérience et ce contrôle de la réalité, sans lesquels toute pensée se dissipe si aisément en chimères. Quand le gouvernement, intervenant à toute heure dans la vie des gouvernés, substitue, à la faculté naturelle d’agir sauf la répression inflexible de lois égales et certaines, la pratique nécessairement variable des autorisations et des interdictions administratives, il atteint, dans le fond même des âmes, le sentiment du droit, qui n’est pas s’il n’est absolu, et, en accoutumant les gouvernés à ne pas s’arrêter devant la loi seule quand ils se trouvent en face les uns des autres, il les prépare à ne pas s’arrêter devant elle quand ils sont en face de lui. Quand, surtout, et cela est inévitable, sacrifiant en toute circonstance à l’utilité collective, comme à une idole insatiable, les intérêts particuliers même les plus dignes de respect, il donne chaque jour l’exemple de violer, en vue de l’avantage ou du caprice de plusieurs, la propriété ou la volonté de chacun, il dépose à pleines mains dans tous les cœurs un levain d’arbitraire, de cupidité et de violence, qui ne peut manquer de fermenter contre lui, et désarme à l’avance, contre les entreprises les plus insensées de la folie et de la passion, les résistances les plus légitimes de la sagesse et de l’équité.

Tous ces résultats ont été souvent indiqués dans ce journal ; et tous les maîtres de la science économique se sont appliqués à les faire ressortir. Mais en lisant l’ouvrage de M. de Tocqueville on les touche littéralement au doigt. On voit dans ce tableau vivant, avec les yeux du corps, ce qui a été tant de fois montré inutilement aux yeux de lesprit : le gouvernement, embarrassé dans ses attributions et victime de ses propres succès, toujours sollicité, tourmenté, affairé, conseillé, accusé, invoqué et provoqué [7]; aux prises, à toute heure, avec tous les intérêts, et en butte à toutes les prétentions ; requis de faire la prospérité de tous et d’assurer la fortune de chacun ; sommé de tout enseigner, jusqu’à « la façon d’engraisser les bestiaux, de les vendre et de les mener au marché » ; mis en demeure de tout prévoir, de tout faire et de satisfaire à tout ; et finalement rendu responsable de tout, des calamités publiques, des infortunes privées, de la maladresse des uns, de l’ignorance des autres, même « de l’intempérie des saisons ». On y voit la loi, également incomprise de ceux qui l’appliquent et de ceux qui la subissent, déchue de toute autorité sur l’esprit des hommes et de toute action salutaire sur leur sort, et réduite à n’être plus qu’une formule hypocrite ou une barrière détestée ; « le gouvernement permettant sans cesse de faire par exception autrement qu’il n’ordonne »; et « chaque solliciteur demandant qu’on sorte en sa faveur de la règle établie avec autant d’insistance et d’autorité que s’il demandait qu’on y rentrât. On se plaint souvent de ce que les Français méprisent la loi, s’écrie tristement, à cette occasion, M. de Tocqueville. Hélas ! quand auraient-ils pu apprendre à la respecter », puisqu’ils l’ont toujours vue sacrifiée à des convenances passagères ou employée à couvrir du prestige du droit les exigences de l’intérêt ? « On peut dire que chez les hommes de l’Ancien régime, la place que la notion de la loi doit occuper dans l’esprit humain était vacante. » Aussi, « la soumission du peuple à l’autorité » peut être « encore complète ; mais son obéissance est un effet de la coutume plutôt que de la volonté : car, s’il lui arrive par hasard de s’émouvoir, la plus petite émotion le conduit aussitôt jusqu’à la violence ; et presque toujours c’est aussi la violence et l’arbitraire, non la loi, qui le répriment. » Mais ce qu’on voit surtout dans cet ouvrage, et ce que M. de Tocqueville explique avec un soin tout spécial et d’une manière supérieure, c’est comment cette substitution perpétuelle de l’action administrative à l’initiative privée, cette dépossession des membres de la société et de ses fractions diverses par l’État, si constamment poursuivie et si malheureusement consommée, fut la principale origine de cet esprit utopique, de ce dogmatisme passionné, de cette méthode intrépide et impitoyable qui caractérisèrent, par-dessus toute chose, les idées de réforme des hommes de la Révolution, et qui portèrent si souvent les aspirations les plus généreuses jusqu’aux dernières extrémités du fanatisme et de la déraison.

VI.

Un des phénomènes les plus importants et les plus remarquables qui se soient produits, en effet, vers la fin de l’Ancien régime, un phénomène qui « ne s’était jamais vu parmi nous », ni, selon toute apparence, « nulle part ailleurs », c’est l’influence prépondérante des gens de lettres. Les gens de lettres ont été, dans toute la vérité du mot, les hommes politiques de la seconde moitié du dix-huitième siècle ; et si ce ne sont pas eux, spécialement, qui ont fait la Révolution, si leurs mains n’y ont pas paru plus que d’autres au jour de l’action, c’est leur esprit qui généralement y a prévalu. D’où leur est venue cette préoccupation universelle des choses politiques ? D’où est venue leur unanimité à condamner tout ce qui existait ? D’où est venue, surtout, leur puissance sur la nation ? Quelle cause a livré l’attention publique à des théories abstraites, et suscité cet entraînement simultané de toutes les classes vers des réformes idéales et extrêmes ? Précisément ce qui semblait devoir prévenir ces écarts ; l’exclusion systématique dans laquelle la nation était tenue de tout ce qui touchait aux choses politiques.

C’est en vain que l’on prétend exclure les hommes de leur destinée. Ils peuvent bien, pendant un certain temps, trouver commode de n’avoir pas le tracas et le souci de leurs affaires, et se reposer sur une vigilance étrangère du soin de pourvoir à leurs besoins moraux et matériels. Ils peuvent même, conformément au mot de Vauvenargues [8], finir par s’imaginer qu’on leur doit ce soin, et se refuser, quand on le leur laisse, à le prendre eux-mêmes ; mais à quoi cela mène-t-il, et qu’y gagne-t-on ? Il est impossible, si disposés que soient des hommes à se laisser conduire, qu’ils trouvent toujours à leur gré le régime qu’on leur fait ; il est même inévitable qu’ils le trouvent d’autant moins à leur gré qu’il est moins leur ouvrage : les malades les plus accoutumés à ne pas faire un pas sans ordonnance sont les plus intraitables raisonneurs, et il n’y a que les gens qui font leur lit eux-mêmes qui ne le trouvent jamais mal fait. Que faire, d’ailleurs, quand on met son enjeu dans une partie qu’on ne joue pas soi-même, sinon critiquer ceux qui la jouent ? C’est ce que firent tout naturellement les hommes du dix-huitième siècle, et, plus haut que les autres, parce qu’ils avaient la voix plus forte, ceux qu’on a appelés les philosophes. Mais laissons parler M. de Tocqueville.

« Ce n’est pas par hasard, dit M. de Tocqueville, que les philosophes du dix-huitième siècle avaient généralement conçu des notions si opposées à celles qui servaient encore de base à la société de leur temps ; ces idées leur avaient été naturellement suggérées par la vue de cette société même qu’ils avaient tous les jours sous les yeux. Le spectacle de tant de privilèges abusifs ou ridicules, dont on sentait de plus en plus le poids et dont on apercevait de moins en moins la cause, poussait, ou plutôt précipitait simultanément l’esprit de chacun d’eux vers l’idée de l’égalité naturelle des conditions. En voyant tant d’institutions irrégulières et bizarres, filles d’autres temps, que personne n’avait essayé de faire concorder entre elles ni d’accommoder aux besoins nouveaux, et qui semblaient devoir éterniser leur existence après avoir perdu leur vertu, ils prenaient aisément en dégoût les choses anciennes et la tradition, et ils étaient naturellement conduits à vouloir rebâtir la société de leur temps d’après un plan entièrement nouveau, que chacun d’eux traçait à la seule lumière de sa raison.

« La condition même de ces écrivains les conduisait à goûter les théories générales et abstraites en matière de gouvernement, et à s’y confier aveuglément. Dans l’éloignement presque infini où ils vivaient de la pratique, aucune expérience ne venait tempérer les ardeurs de leur naturel ; rien ne les avertissait des obstacles que les faits existants pouvaient apporter aux réformes même les plus désirables ; ils n’avaient nulle idée des périls qui accompagnent toujours les révolutions les plus nécessaires. Ils ne les pressentaient même point ; car l’absence complète de toute liberté politique faisait que le monde des affaires ne leur était pas seulement mal connu, mais invisible. Ils n’y faisaient rien, et ne pouvaient même voir ce que d’autres y faisaient… Ils devinrent ainsi beaucoup plus hardis dans leurs nouveautés, plus amoureux d’idées générales et de systèmes, plus contempteurs de la sagesse antique, et plus confiants encore dans leur raison individuelle que cela ne se voit communément chez les auteurs qui écrivent des livres spéculatifs sur la politique.

« La même ignorance leur livrait l’oreille et le cœur de la foule. Si les Français avaient encore pris part, comme autrefois, au gouvernement dans les états généraux, si même ils avaient continué à s’occuper journellement de l’administration du pays dans les assemblées de leurs provinces, on peut affirmer qu’ils ne se seraient jamais laissé enflammer, comme ils le firent alors par les idées des écrivains ; ils eussent retenu un certain usage des affaires, qui les eût prévenus contre la théorie pure.

« Tandis qu’en Angleterre ceux qui écrivaient sur le gouvernement et ceux qui gouvernaient étaient mêlés, les uns introduisant les idées nouvelles dans la pratique, les autres redressant et circonscrivant les théories à l’aide des faits ; en France le monde politique resta comme divisé en deux provinces séparées et sans commerce entre elles. Dans la première, on administrait ; dans la seconde, on établissait les principes abstraits sur lesquels toute administration eût dû se fonder. Ici on prenait des mesures particulières que la routine indiquait ; là, on proclamait des lois générales, sans jamais songer aux moyens de les appliquer : aux uns la conduite des affaires ; aux autres la direction des intelligences.

« Au-dessus de la société réelle, dont la constitution était encore traditionnelle, confuse et irrégulière, où les lois demeuraient diverses et contradictoires, les rangs tranchés, les conditions fixes et les charges inégales, il se bâtissait ainsi peu à peu une société imaginaire, dans laquelle tout paraissait simple et coordonné, uniforme,équitable et conforme à la raison.

« Graduellement l’imagination de la foule déserta la première pour se retirer dans la seconde. On se désintéressa de ce qui était pour songer à ce qui pouvait être ; et l’on vécut enfin par l’esprit dans cette cité idéale qu’avaient construite les écrivains. »

Voilà le secret du rôle des philosophes ; et voilà l’explication des plus grandes erreurs, et peut-être des plus grands excès de nos pères : car, si l’on y regarde bien, on acquerra la conviction qu’ils ont été plus impitoyables par système que par passion, et que si la passion les a entraînés souvent, presque toujours c’est le système qui les a égarés. C’est en chassant l’esprit de critique de la sphère de l’action qu’on la lui a livrée enfin tout entière ; et c’est en soustrayant le gouvernement à des escarmouches sans danger qu’on a attiré sur lui l’assaut général qui devait l’emporter. Et, ce qu’il faut bien remarquer, c’est que les mêmes causes qui avaient déchaîné les prétentions avaient énervé les résistances. Ni l’aristocratie, contre laquelle la Révolution allait se faire, ni le gouvernement royal lui-même, qui allait sombrer avec elle dans la tourmente, n’étaient en mesure de s’opposer au péril ; bien plus, ils n’en avaient pas même l’instinct, et c’était l’assoupissement de la vie publique qui leur avait ôté la force et la prévoyance. « La notion même d’une révolution violente était absente de l’esprit de nos pères. On ne la discutait pas, on ne l’avait pas conçue. Les petits ébranlements que la liberté politique imprime sans cesse aux sociétés les mieux assises rappellent tous les jours la possibilité des renversements et tiennent la prudence publique en éveil ; mais dans cette société française du dix-huitième siècle, qui allait tomber dans l’abîme, rien n’avait encore averti qu’on penchât. »

De là l’insouciance, la sécurité, la maladresse qu’on a si souvent remarquées dans toutes les classes de la nation à cette époque fatale. « La France étant l’un des pays de l’Europe où la vie politique était depuis le plus longtemps et le plus complètement éteinte, où les particuliers avaient le mieux perdu l’usage des affaires, l’habitude de lire dans les faits, l’expérience des mouvements populaires, et presque la notion du peuple, il est facile d’imaginer comment tous les Français ont pu tomber à la fois dans une révolution terrible sans la voir, les plus menacés par elle marchant les premiers, et se chargeant d’ouvrir et d’élargir le chemin qui y conduisait. » Tant il est vrai que « les institutions libres ne sont pas moins nécessaires aux principaux citoyens, pour leur apprendre leurs périls, qu’aux moindres, pour assurer leurs droits », et aux gouvernements pour les éclairer et les affermir qu’aux peuples pour les protéger et les contenir !

VII.

Arrêtons-nous sur cette réflexion. Nous sommes loin, assurément, d’avoir abordé toutes les questions intéressantes, même au seul point de vue économique, que soulève la lecture de l’ouvrage de M. de Tocqueville. Nous n’avons rien dit, ni de la condition respective des roturiers et des nobles, ni de celle de l’Église, ni des impôts, ni de bien d’autres points sur lesquels les renseignements et les détails abondent. Mais c’est dans le livre seul qu’on peut prétendre se former une idée complète des temps qu’il dépeint ; et nous ferions tort à nos lecteurs, au lieu de les servir, si nous leur en disions assez de ce livre pour leur donner à penser que nous le leur faisons connaître.

Tout les faits d’ailleurs, de quelque ordre qu’ils soient, aboutissent uniformément, dans le livre comme dans l’histoire où ils sont puisés, à cette même conclusion, que la liberté est l’essence même de l’humanité. Nous avons entendu reprocher à M. de Tocqueville, par des critiques sérieux, de ne pas indiquer assez clairement ce qu’il pense de la Révolution dont il s’occupe, et d’avoir plutôt rassemblé, pour l’étude des politiques, des philosophes et des économistes, une inappréciable collection de documents, quiporte lui-même l’arrêt qu’on devait attendre de sa raison et de son équité. Le reproche n’est pas tout à fait juste, ou il est prématuré ; car M. de Tocqueville nous avertit, en commençant, que son travail actuel n’est qu’un travail préparatoire, et il nous annonce, en finissant, un travail définitif, dans lequel, après avoir étudié, il entreprend de juger. Cependant, même dans une étude préparatoire, il est difficile que l’opinion d’un auteur ne se trahisse pas ; et il est vrai qu’on est parfois étonné de l’extrême impartialité avec laquelle M. de Tocqueville instruit la cause qu’il a évoquée. On aimerait qu’il laissât deviner par moments, s’il ne veut pas le déclarer encore, ce qu’il blâme et ce qu’il approuve dans les résultats de la Révolution, ce qu’il désire et ce qu’il regrette ; et qu’il fut possible au moins de dire avec certitude, après l’avoir lu, s’il considère cette grande crise comme un malheur ou comme un bienfait.Mais, si sa réserve à cet égard irrite notre curiosité et pèse à notre impatience, on ne saurait se plaindre, du moins, qu’il ait dissimulé les principes sur lesquels doit s’asseoir son jugement ; et il est un point fondamental et suprême sur lequel sa conviction est toujours explicite, de même qu’elle est ancienne et raisonnée, c’est l’excellence de la liberté.

La liberté, pour M. de Tocqueville, est la solution de toutes les difficultés, le remède de tous les maux, la source de tous les progrès. Elle seule, par cette vertu de la discussion quotidienne qui frappe chaque jour son coup pour ébranler ou pour affermir, détruit lentement et fonde de même, et transforme au lieu de bouleverser. Elle seule, en agitant incessamment le bien et le mal dans l’élan infatigable de l’opinion, permet aux hommes, ou pour mieux dire les contraint de savoir à tout moment ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent, et les met à l’abri des engouements et des dégoûts inattendus. Elle seule, enfin, donne à la société son lien, et la constitue véritablement, en faisant sentir à toutes les existences la dépendance mutuelle qui les lient assemblées ; « retire les citoyens de l’isolement, les réchauffe et les réunit chaque jour par la nécessité de s’entendre, de se persuader et de se complaire mutuellement par la pratique d’affaires communes ». C’est l’activité, source et aliment de l’existence, qui fait circuler d’un organe à l’autre les principes vitaux, et donne à tout le corps la force et la santé, en exerçant tour à tour ses membres divers. Partout où un malaise se produit, que ce soit un malaise moral ou un malaise matériel, affaissement de la dignité ou diminution de la richesse, soyez assuré que la liberté manque ou est en péril quelque part, et que les hommes sont en train de la perdre ou en lutte pour la reconquérir. Le tableau de l’Ancien régime, qui nous est aujourd’hui présenté, est une démonstration en action de cette nécessité de la liberté. C’est en même temps une réparation solennelle. On disait de toutes parts que c’était la liberté qui avait perdu l’Ancien régime et infecté le nouveau ; et c’était à la manie qui avait pris tout à coup aux hommes d’être libres qu’on attribuait les mécontentements qui ont précédé la Révolution et les excès qui l’ont souillée. M. de Tocqueville a montré, au contraire, que, « parmi toutes les idées et tous les sentiments qui ont préparé la Révolution, l’idée et le goût de la liberté se sont présentés les derniers » et « ont été les premiers à disparaître ». Il a fait voir, en remontant à la source, que « presque tous les vices, presque toutes les erreurs, presque tous les préjugés funestes » qui ont amené la ruine de l’Ancien régime et transmis leurs semences fatales au nouveau « ont dû, soit leur naissance, soit leur durée, soit leur développement, à l’art qu’ont eu la plupart de nos rois pour diviser les hommes afin de les gouverner plus absolument » ; et que la liberté, plus ancienne en France que le despotisme, ainsi que l’avait déjà remarqué Mme de Staël, y a été aussi moins coupable. Grâce à lui, la liberté est lavée enfin sans retour de toute participation à la chute de l’Ancien régime ; et, qu’on regrette cette chute ou qu’on s’en réjouisse, nul n’a plus le droit désormais d’en faire un texte malheureux de déclamations contre la dignité humaine.

C’est là, indépendamment des détails précieux dont le livre de M. de Tocqueville est rempli, un résultat dont la portée est grande pour la science économique ; car cette science n’a d’autre but que de dégager, des entraves qui l’arrêtent ou des obstacles qui la dévient, la force humaine, c’est-à-dire la liberté. Prenons acte, avec une légitime satisfaction, de la nouvelle et imposante justification que nos doctrines rencontrent dans l’histoire ; et remercions hautement M. de Tocqueville d’avoir apporté, pour la seconde fois, à l’appui de la cause sacrée de la justice et du progrès, le témoignage irrécusable des faits et l’autorité si légitimement respectée de son nom.

FRÉDÉRIC PASSY.

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[1] LAncien Régime et la Révolution, par Alexis de Tocqueville, de l’Académie française.

[2] On est toujours l’enfant de quelqu’un.

[3] Voir entre autres les recherches de M. H. Passy, dans son ouvrage sur les Systèmes de culture ; l’article Morcellement du Dictionnaire d’économie politique, par M. Legoyt ; et les chiffres produits au Congrès de bienfaisance de Bruxelles, en septembre dernier, par M. Wolowski.

[4] En 1709, la plus grande partie des blés fut gelée dans les sillons. Les cultivateurs voulaient retourner les terres pour y mettre de l’orge ; mais le gouvernement crut que les blés repousseraient, et défendit de faire de nouvelles semailles. Il en résulta une famine effroyable.

[5] « Les capitales sont nécessaires ; mais si la tête devient trop grosse, le corps devient apoplectique, et tout périt. » Mot du marquis de Mirabeau, en 1750, cité par M. de Tocqueville. Montesquieu écrivait, en 1740 : « Il n’y a en France que Paris et les provinces éloignées, parce que Paris n’a pas encore eu le temps de les dévorer. »

[6] Louis XIV défend, à six reprises, de bâtir à Paris de nouvelles maisons, ou impose aux constructions des conditions de nature à les rendre difficiles et rares. En 1782, un arrêt du Conseil porte que « le roi, appréhendant que la multiplication rapide des manufactures n’amenât une consommation de bois qui devînt préjudiciable à l’approvisionnement de la ville, prohibe désormais la création d’établissements de cette espèce dans un rayon de quinze lieues autour d’elle. » Le Conseil n’avait pas songé sans doute qu’à quinze lieues de Paris les manufactures consomment du bois tout comme à l’intérieur des murs, et qu’arrêter la marchandise au passage ou l’enlever sur le marché reviennent à peu près au même.

[7] Bastiat. L’État.

[8] La servitude abaisse les hommes jusqu’à s’en faire aimer.

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