Un jésuite économiste : Le livre de Mariana sur la monnaie.

Dans le Journal des économistes de 1870, Pascal Duprat offre une présentation et une analyse chapitre par chapitre du livre de Juan de Mariana (1536-1624) sur la monnaie, dans lequel il reconnaît certains des meilleurs principes économiques sur cette matière.

 

UN JÉSUITE ÉCONOMISTE.

LE LIVRE DE MARIANA SUR LA MONNAIE.

 

par Pascal Duprat

 (Journal des économistes, janvier 1870.)

 

  

Yo entiendo que cualquiera alteración en la moneda es peligrosa y bajarla de ley nunca puede ser bueno ni dar más precio por la ley a lo que de suyo y en estimación común vale menos.

El Padre Juan de Mariana. 

Mariana doit être considéré comme un des hommes les plus remarquables de son époque. Né en 1536, il mourut en 1623, c’est-à-dire qu’il vécut près d’un siècle, et dans cette longue carrière, qui fut consacrée en grande partie à l’enseignement et aux lettres, il lui arriva plus d’une fois de fixer sur lui l’attention de ses contemporains. Il avait toute l’érudition de son temps, mais cette érudition, qui était un fardeau pour d’autres, ne lui ôta rien de la vigueur et de l’originalité qui lui appartenaient. Le caractère chez lui l’emportait encore sur l’esprit ; il était né et il resta indépendant, comme un vrai gentilhomme espagnol, et cette indépendance, il la conserva jusque dans le sein de la compagnie de Jésus, dont il fit partie. On pourrait peut-être s’en étonner, s’il n’était reconnu que cette discipline des ordres religieux, qui a tué et qui tue tant d’hommes, semble donner à quelques-uns une trempe plus forte et plus solide.

On ne connaît guère aujourd’hui Mariana que par son Histoire générale d’Espagne, qui est encore citée quelquefois, et par ce livre hardi sur la royauté, qui eut l’honneur dans le temps d’être brûlé par la main du bourreau. Le jésuite espagnol a cependant laissé d’autres écrits plus ou moins dignes de remarque, et parmi ces écrits, il s’en trouve un qui mérite d’occuper une place dans l’histoire des idées économiques. C’est un traité de la monnaie, dans lequel l’auteur, devançant les maîtres de la science qui n’existait pas encore, a su découvrir et exposer les véritables principes sur la matière.

I

Nous savons, par Mariana lui-même, comment et à quelle occasion il écrivit son livre.

Philippe III occupait alors le trône en Espagne. Ce petit-fils de Charles-Quint, se trouvant embarrassé, malgré tous les trésors que lui envoyait l’Amérique, fit fabriquer pour une somme considérable une nouvelle monnaie de billon, qui valait beaucoup moins que l’ancienne. Les Espagnols se sentirent volés : ils se plaignirent, comme on peut se plaindre sons le despotisme, tant que le tocsin de la révolte n’a pas sonné, c’est-à-dire à voix basse. Mariana se fit l’écho de leurs plaintes, et de là ce livre qui pouvait n’être qu’un pamphlet, mais qui, grâce à l’esprit de l’auteur, fut une œuvre de science et de raison.

« On trouvera peut-être, dit Mariana dans son avant-propos, qu’il y a de l’outrecuidance et de la témérité pour moi, simple individu, vivant dans la retraite, à donner mon avis sur une mesure qui a été approuvée par des hommes de sens et d’expérience ; mais le sentiment du bien public, qui m’anime, me défendra au besoin contre ce reproche. D’ailleurs, ce n’est pas en mon propre nom que je parle, et puisque tout le monde se plaint de ce qui se passe, il n’est pas étonnant qu’il se rencontre un homme qui se hasarde à écrire ce qu’on répète partout dans la rue et sur la place publique. »

C’était là, néanmoins, un acte trop hardi pour le temps. Mariana, bien que jésuite, et même conseiller de l’Inquisition, se vit poursuivi par le Saint-Office, et il fut renfermé pendant un an dans le couvent de Saint-François, à Madrid.

Son traité avait été écrit primitivement en latin et c’est sous cette forme qu’il fut publié. L’auteur le traduisit plus tard en espagnol. Il était tout à fait oublié et il semblait même avoir disparu complètement des bibliothèques, lorsqu’un savant éditeur de la Péninsule, M. Rivanedeyra, le rendit au public, il y a quelques années, dans sa belle collection des classiques d’Espagne [1].

II

L’ouvrage de Mariana se compose de treize chapitres ; en voici l’analyse.

Dans le premier chapitre, l’écrivain espagnol établit que le prince ou le roi n’est nullement le maître des biens de ses sujets. « Ce principe est si évident, dit-il, qu’il ne saurait être obscurci par aucun mensonge. Le tyran seul peut croire que tout lui appartient ; quant au prince ou au roi, il restreint ses désirs dans les limites de la raison et de la justice, et, s’il touche aux biens de ses sujets, ce n’est que dans les cas où il у est autorisé par le droit lui-même. » Mariana parle ici comme dans son fameux traité de l’institution royale.

On retrouve les mêmes idées dans le second chapitre où l’auteur examine si le roi peut imposer ses sujets sans leur consentement. « Il n’est pas douteux, dit-il, que le peuple ne doive toujours se montrer disposé à aider le roi dans la mesure de ses besoins ; mais il est juste aussi que le prince consulte le peuple et qu’il examine s’il est assez fort et assez riche pour supporter les charges nouvelles, ou s’il n’y a pas d’autres moyens de pourvoir aux nécessités publiques, soit en prenant sur les biens du prince, soit en l’obligeant à des réformes utiles. »Mariana se hâte d’ajouter : « La doctrine qui veut qu’on ne puisse charger le peuple de nouveaux impôts, sans le consentement de ses mandataires, est la seule bonne et légitime. »

Le troisième chapitre nous introduit dans la question de la monnaie. Il s’agit de savoir si le prince peut en réduire le poids ou le titre. Cette faculté, Mariana la lui conteste, en vertu même des principes qu’il a établis précédemment. Le prince peut bien changer la forme de la monnaie, puisqu’il en a la fabrication, mais il ne saurait en altérer la substance, du moins sans le consentement de ses sujets, et encore en s’engageant à les indemniser. « Si le prince, dit Mariana, n’est pas le maître des biens de ses sujets, il ne peut évidemment s’emparer d’une partie de leur fortune, comme il arrive fatalement chaque fois qu’il diminue les monnaies, car il leur donne pour plus ce qui vaut moins. »

Nous arrivons, avec le quatrième chapitre, à la théorie de la monnaie proprement dite. Il est intitulé : De los valores que tiene la moneda. Voici comment Mariana s’exprime à ce sujet : « La monnaie a deux valeurs : l’une naturelle et intrinsèque, répondant à la qualité et au poids de la matière ; l’autre extrinsèque ou légale, c’est-à-dire assignée par le prince. Le système généralement adopté à l’égard de la monnaie, et qui a toujours prévalu dans les États bien organisés, c’est que les deux valeurs se correspondent. » Mariana reconnaît cependant qu’il est permis d’ajouter quelque peu à la valeur naturelle du métal employé dans la monnaie, parce qu’il y a un travail de fabrication, et que ce travail peut devenir pour le prince ou pour l’État la source d’un profit légitime.

Mariana, dans le cinquième chapitre, envisage la monnaie comme instrument d’échange en le comparant aux poids et aux mesures. Il montre qu’elle doit être fixe, comme eux, si l’on ne veut pas jeter le trouble dans les transactions. « Il est certain, dit-il, que les poids, les mesures et la monnaie sont les bases sur lesquelles reposent tous les marchés ; car toutes les choses se vendent au poids ou à la mesure et pour de l’argent. Or, de même que les fondations d’un édifice doivent être fermes et solides, de même les monnaies, les poids et les mesures doivent être fixes et invariables, afin que le commerce échappe au désordre et à la confusion. C’est ce qu’avaient compris parfaitement les anciens. Aussi, pour donner plus de fixité à tous ces instruments d’échange, en plaçaient-ils religieusement les étalons dans les sanctuaires qui attiraient le plus les respects du peuple. »

Avec le sixième chapitre, nous sortons de la théorie pour entrer dans l’histoire. Mariana y passe rapidement en revue les altérations qu’avaient subies les monnaies avant son époque, principalement en Espagne. Il y a là tout une série de princes qui se créent successivement des ressources par ces transformations malhonnêtes. Nous n’avons pas besoin de dire que tous ces princes n’appartiennent pas à la Péninsule et que la France, par exemple, a fourni les siens.

Le septième chapitre est consacré par Mariana à l’examen des avantages qu’on se propose en frappant la nouvelle monnaie. « Il est bon, dit l’écrivain, de considérer les profits qu’il est permis d’espérer de la mesure, afin de se prononcer en connaissance de cause. » Quels sont ces profits ? Il y en a de trois sortes. D’abord, on économise une grande quantité d’argent, mêlé précédemment au cuivre dans les monnaies de billon. Puis, le poids de la monnaie se trouvant réduit, le transport en devient plus commode et plus facile. Enfin, il est moins à craindre que l’étranger l’accapare, et elle est destinée par conséquent à rester dans le pays où elle peut rendre toutes sortes de services. »Mariana s’arrête à tous ces motifs, qu’on invoquait sans doute de son temps pour justifier la mesure, mais il se réserve de les combattre. C’est une sorte de thèse scolastique qui sera suivie bientôt de son antithèse.

Nous rentrons dans l’histoire avec le huitième chapitre. Mariana y passe en revue les diverses monnaies de billon qui ont eu cours dans la Péninsule. Il donne à ce sujet toutes sortes de détails. C’est une histoire complète des réaux et des maravédis depuis l’époque des Goths jusqu’à la fin du XVIsiècle.

C’est au neuvième chapitre que Mariana s’attaque aux inconvénients qui doivent résulter de l’introduction de la nouvelle monnaie. Il en signale plusieurs : d’abord l’abondance de cette monnaie, prodiguée sur les marchés, fera disparaître l’argent qui est si nécessaire pour les transactions. Puis, l’écart qui existe entre la valeur réelle et la valeur légale et qui dépasse les deux tiers, suscitera en grand nombre les faux-monnayeurs, dont la coupable industrie n’aura été jamais mieux encouragée. Enfin, avec un pareil instrument d’échange, les frais de transport seront plus ou moins onéreux, surtout quand il s’agira de paiements considérables, et ce sera une nouvelle charge pour le commerce. 

Le dixième chapitre roule sur le même sujet. Il s’agit encore des inconvénients que doit entraîner cette monnaie de billon : Mariana les signale de nouveau, et tout en reprenant sous une autre forme ce qu’il a déjà dit, il met en avant deux considérations nouvelles d’une portée incontestable. La première, c’est que le roi commet une injustice évidente, et qu’il agit comme il agirait s’il forçait les commerçants à vendre leurs marchandises le triple de leur valeur, en lui réservant les deux tiers du prix ; la seconde, c’est que la mesure doit avoir pour conséquence nécessaire de faire hausser le prix de toutes les marchandises. « Ce n’est point là un songe, ajoute Mariana, et nous avons vu ce fait se produire chaque fois qu’on a eu recours à un pareil moyen. » L’écrivain rappelle ici plusieurs faits de ce genre, empruntés à l’histoire d’Espagne, et en particulier la triste expérience que fit à ce sujet Don Alphonse le Sage. 

Des observations analogues à celles que l’auteur a présentées sur la monnaie de billon remplissent les onzième et douzième chapitres, à propos de l’or et l’argent qu’il soumet au même examen. Mariana se montre même plus contraire à l’abaissement de la monnaie d’argent qui lui paraît entraîner des conséquences plus graves, parce que l’argent est le nerf du commerce par sa bonté et par la facilité qu’il offre pour les paiements. « Le prince, ajoute-t-il, y trouverait un bénéfice aussi grand que celui qu’il fait avec la monnaie de billon ; mais ce serait un nouveau larcin, et il n’est pas bon de soumettre à tant d’épreuves la patience du peuple. » Il faut en dire autant de toute opération du même genre sur la monnaie d’or. Cependant, elle n’amènerait pas la même perturbation, parce que l’or est plus rare sur le marché, dit Mariana, et qu’il ne joue pas le même rôle dans les transactions. Du reste, il n’y a que le roi qui puisse gagner à cette transformation. « Or, dit l’auteur en concluant, il importe beaucoup que le prince ne fasse pas des bénéfices sur la monnaie. » Toutes ces considérations sont appuyées de faits historiques, qui montrent l’accord de la théorie avec l’expérience.

Enfin, dans le treizième et dernier chapitre, l’écrivain examine par quels moyens on pourrait pourvoir aux besoins du Trésor, sans altérer la monnaie. Ces moyens sont au nombre de six, d’après l’écrivain espagnol : il faut que le roi réduise les dépenses de sa maison, qu’il coupe court à ses libéralités, qu’il renonce aux entreprises et aux guerres qui ne sont point d’accord avec l’intérêt public, qu’il fasse constater la situation financière des principaux agents de l’administration au moment de leur entrée en charge, qu’il exige une restitution de tous les fonctionnaires prévaricateurs, enfin qu’il lève un impôt sur les objets de luxe et en général sur les consommations des riches. Mariana, en indiquant ces mesures, éclate plus d’une fois en invectives : on dirait un tribun s’élevant contre les excès et les désordres de la monarchie.

III

Tel est le livre de Mariana sur la monnaie. Il est écrit dans cette belle langue espagnole des XVIet XVIIsiècles, qui est celle des classiques de la Péninsule et qui rappelle plus d’une fois le ton ferme et vigoureux de la langue latine. L’auteur, suivant l’usage du temps, y a semé l’érudition à pleines mains. Il invoque à chaque instant l’antiquité grecque et romaine. Les historiens des temps qui ont suivi lui fournissent aussi de nombreux arguments. Chacune de ses propositions s’appuie, pour ainsi dire, sur quelque témoignage du passé. Il revient sans cesse, au milieu de ses citations, sur les usages et les lois de l’Espagne, qui a cherché de bonne heure, sans y réussir, à défendre la fixité des monnaies contre le caprice et la cupidité des princes.

Mais ce qu’il y a sans contredit de plus remarquable dans cet écrit, c’est la pensée qui l’inspire d’un bout à l’autre. La théorie de la monnaie s’y retrouve, pour ainsi dire, à chaque page dans toute sa rigueur scientifique.

Il ne faut pas oublier que le traité de Mariana date des dernières années du XVIsiècle. Notre Oresme avait sans doute découvert deux siècles auparavant les vrais principes de la monnaie; mais son ouvrage n’a été mis en lumière que de nos jours. Copernic, qui devança aussi Mariana de quelques années, est resté dans l’ombre jusqu’à ces derniers temps. Bodin, Scaruffi et Davanzati, qui sont de la même époque, auraient pu être connus du jésuite espagnol ; mais il paraît les avoir ignorés, malgré son double séjour en France et en Italie. L’Angleterre n’a donné sur le même sujet des écrits de quelque valeur qu’au XVIIsiècle, et ce n’est qu’au XVIIIque la théorie de la monnaie a été définitivement fixée par les fondateurs mêmes de la science.

L’ouvrage de Mariana peut donc être considéré comme un livre original. Il a échappé jusqu’ici aux regards des écrivains qui, en France ou ailleurs, ont abordé, sous différentes formes, l’histoire des doctrines économiques. C’est un oubli qui doit être réparé désormais : la science, la justice et la vérité l’exigent.

PASCAL DUPRAT.

 


[1] Biblioteca de autores españoles desde la formación del language hasta nuestros dias. Les tomes XXX et XXXI de cette collection comprennent les principales œuvres de Mariana, entre autres le traité sur la monnaie qui est ainsi intitulé : Tratado y discurso sobre la moneda de vellon que al presenteen cabra de Castilla y se algunos disórdenes y abusos. 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.