Le Trosne et la question des vagabonds

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La question des vagabonds (des Roms en particulier aujourd’hui) reste insolutionnée, bien que soluble ; brûlante, bien qu’accessoire. À l’image des comètes, elle réapparaît dans le ciel politique à intervalles presque réguliers. Puisque l’utilisation de sources théoriques comme celles des économistes n’est pas sans pertinence afin d’éclairer d’une lumière nouvelle des débats ayant sombré dans les abîmes du politiquement correct, retour sur le mémoire que l’économiste physiocrate Guillaume-François Le Trosne (1728-1780) consacra en son temps à la question des vagabonds et des mendiants.


Le Trosne et la question des vagabonds

par Benoît Malbranque

(Laissons Faire, n°2, juillet 2013)

 

L’éclatement régulier du débat sur la gestion politique appropriée des Roms laisse toujours inutilisés les grands auteurs de la philosophie sociale et les économistes en tout genre. Pourtant, aucune justification n’est jamais fournie pour expliquer ce rejet. N’est-il pas possible que la question du vagabondage et celle de la mendicité, qui furent l’objet de tant d’études particulières, et sur lesquelles tant de grands noms de la pensée française penchèrent leurs yeux bienveillants, n’est-il pas possible que le traitement de ces questions par quelques-uns de nos plus grands hommes puisse être une source utile de réflexion pour les citoyens de notre époque contemporaine ?

À partir du début du XVIIIe siècle, la question du vagabondage s’était pourtant imposée sur la scène intellectuelle avec une vigueur peu commune et dans des termes d’une modernité étonnante. Elle était terminée l’époque où l’on s’étonnait que des individus puissent choisir eux-mêmes de se mettre au banc de la société, de refuser ses normes, et, s’étant d’abord opposés à la nécessité du travail, d’obtenir par la mendicité, et par quelques délits, les sources de leur survie.

La question devint peu à peu brûlante, à mesure que le phénomène gagna en étendue. En 1760-65, elle réclamait l’attention de tous les hommes de bien, et la recevait en effet de beaucoup. C’est à cette époque que Le Trosne fit parvenir son Mémoire sur les vagabonds et sur mendiants (1764).

Celui qui allait finir par côtoyer Quesnay, Dupont de Nemours, et Turgot, et par être le promoteur le plus efficace de l’école physiocratique, n’était encore à l’époque qu’un débutant. Il avait achevé de brillantes études en droit et ne s’était pas encore frotté directement aux questions économiques. En magistrat, déjà, il avait toute la formation nécessaire pour connaître quelle peine devait être appliquée aux vagabonds et aux mendiants. Ses études de droit s’accompagnaient pourtant d’une vraie culture économique : il semblait avoir saisi les principes de l’économie politique, et être déjà à l’époque un physiocrate avant l’heure. Les premiers mots de son mémoire sur le vagabondage le prouvent bien :

« L’agriculture ne demande qu’à être délivrée des obstacles qui l’empêchent de s’étendre, elle ne sollicite que la liberté pour la vente des productions, et la sûreté pour les Cultivateurs. L’industrie, qui n’est qu’endormie, est prête à se ranimer, et trouvera toujours dans la terre, qui n’a rien perdu de sa fécondité, la récompense de son travail. C’est un ressort comprimé par un poids qui l’empêche de déployer toute sa force, mais il n’a rien perdu de son activité, il la reprendra dès qu’il sera en liberté. » (p.1)

Le but de son mémoire était d’apporter une solution à un problème devenu un véritable fléau dans les campagnes : le vagabondage. Etudier cette question n’était pas une surprise. Le début du XVIIIe siècle avait vu un retour en force du vagabondage. Ce n’était pas, bien sûr, que le phénomène fut nouveau, mais ayant tardé à être directement adressé par la puissance publique, et ne pouvant plus l’être tout à fait par les paroisses et institutions privées de charité, il inspirait pour la première fois les craintes. Tandis qu’en Angleterre le système défectueux mais bien ficelé des fameuses Poor Laws répondait aux nouvelles préoccupations, en France les mesures tardèrent.

Certains penseurs réclamèrent une action publique. Dès 1526, le philosophe d’origine espagnol Juan Luis Vives avait publié un court ouvrage sur l’assistance aux pauvres (De Subventione pauperum, Bruges, 1526), dans lequel il analysait les effets pervers de la charité, et recommandait de forcer les vagabonds et les mendiants à travailler, de créer des maisons de travail pour ceux qui n’y parviendraient pas par eux-mêmes, en ne réservant donc les fonds publics qu’aux infirmes incapables de tout travail.

Les lois françaises commencèrent peu à peu à s’attaquer au problème. En 1530, des initiatives locales mirent en place l’exclusion des vagabonds et mendiants en cas de refus de travail. En 1566, une loi nationale fut édictée, la première d’une longue série. Ces lois gagnèrent peu à peu en sévérité, jusqu’à recommander l’envoi aux galères les mendiants et vagabonds (déclaration du 12 octobre 1686).

A partir du tournant du siècle, l’objectif fut de viser en particulier les vagabonds et mendiants valides et aptes au travail. En 1724 s’effectua un « tournant répressif », selon le terme de J.-L. Viret. (1)  Il faut dire que le problème avait encore gagné en ampleur, comme le rappelait le préambule de l’ordonnance. Les vagabonds étaient de plus en plus des hommes et femmes valides aptes au travail, et quatre vagabonds arrêtés sur cinq faisaient également activité de mendiant. Des vols, des extractions, des pillages, et jusqu’à des meurtres, se mirent à être signalés dans les campagnes comme étant le fait de vagabonds.

En 1764, l’année où Le Trosne écrivit son mémoire, les chiffres de cette délinquance montraient une progression préoccupante, et les peines prévues pour les vagabonds et mendiants étaient sévères mais peu appliquées. Le tableau qu’il dressait de cette situation était donc naturellement des plus alarmants. Les mots utilisés traduisent bien le sentiment d’urgence et d’exaspération, et sont proches des plaintes adressées aujourd’hui aux Roms :

« Les vagabonds sont des insectes voraces qui infectent et qui désolent la Campagne et qui dévorent journellement la subsistance des Cultivateurs. Ce sont, pour parler sans figure, des troupes ennemies répandues sur la surface du territoire, qui y vivent à discrétion, comme dans un pays conquis, et qui y lèvent de véritables contributions sous le titre d’aumône. » (p.4)

« Il existe donc dans l’état un nombre considérable de gens qui font profession de ne rien faire et de vivre aux dépens des autres, qui ont abdiqué toute occupation et tout domicile, qui ne connaissent ni règle, ni jour, ni Supérieur, qui non seulement sont indépendants, mais qui savent se faire craindre et obéir. Ils vivent au milieu de la société sans en être membres, ils y vivent dans cet état où les hommes seraient s’il n’y avait ni lois, ni police, ni autorité ; dans cet état que l’on suppose avoir eu lieu avant l’établissement des Sociétés civiles, mais qui, sans avoir jamais existé pour tout un peuple, se trouve par une contradiction singulière, réalité au milieu d’une Société policée. » (p.8)

Le Trosne décrit les vagabonds comme des ennemis de la société, refusant de vivre en harmonie avec elle, et se nourrissant des subsides reçus des citoyens. Il critique aussi leur insolence hautaine : parce qu’ils ont l’habitude d’être obéis, et qu’ils sont craints, ils se permettent de réclamer sans gêne, et ils obtiennent.

 « La terreur qu’ils inspirent, fait qu’ils n’ont qu’à se présenter pour être obéis, et tout plie, tout fléchit devant eux. […] Si les aumônes sont volontaires dans les Villes, elles sont forcées dans les Campagnes. Que les Habitants des Villes ne s’imaginent donc pas que le Laboureur soit comme eux le maître de donner ou de refuser quand il lui plaît : on ne lui demande pas, on exige ; on ne reçoit pas à titre d’aumône, mais comme une dette : il ne donne pas, il paye une vraie contribution, et il faut qu’il le fasse sans se plaindre, sans murmurer, sans y mêler le moindre reproche, sans refuser une partie de ce qu’on lui demande. » (p.5)

Et le tableau se noircit à l’évocation, même sommaire, des nombreux délits dont ces vagabonds ont été à l’origine dans les campagnes. Parce que la bienveillance des paysans qu’ils y ont rencontrés est trop peu généreuse à leur goût, ou parce que ce genre de vie a habitué leur âme à cette indolence qui vous laisse tout esclave des plus basses passions, ce sont les exactions les plus sommaires, les pillages, les incendies, qui viennent à ravager les campagnes. Et bien sûr, comme mobile premier, le vol de ces denrées que la charité seule ne leur donne pas : « Souvent les vagabonds ne se contentent pas de demander, ils dérobent ce qu’ils peuvent, et tout leur est bon, linge, habits, agneaux, volaille de toute espèce. » (p.6)

Au temps de Le Trosne, l’État avait depuis longtemps essayé d’apporter des solutions à ce mal. Nous avons rappelé les mesures répressives prises au tout début du XVIIIe siècle. Elles furent prises lorsque le mal s’était étendu au point de faire risquer, ou même de provoquer, de véritables guerres civiles. L’instauration des Maréchaussées, et leur réforme tout au long du début du XVIIIe siècle, avait pour objectif de fournir une main locale pour administrer les aides et appliquer les sanctions. Louable était l’intention, piteux en avaient été les résultats.

Mais toutes les lois que l’on faisait constamment pour guérir le mal du vagabondage, comme on le fait de nos jours, augmentaient encore le problème par leur accumulation désordonnée.

« C’est dans la Législation même que nous prétendons trouver la cause de ce désordre, dans la multiplicité des Lois portées sur cette matière, et dans la variation des mesures que l’on a prises, dans l’incertitude où ces Lois ont jeté les Tribunaux, dans le peu d’exécution dont elles étaient susceptibles pour la plupart, enfin dans l’insuffisance de la peine qu’elles prononcent. » (p.19)

En 1722, 1724, puis finalement 1750, de nouvelles lois sont introduites, et prennent un sens différent. Il ne s’agit plus de punir la mendicité, mais de supprimer les causes qui, soit disant, la font naître. Ainsi voit-on le Roi, dans ses déclarations, affirmer avec force aux mendiants et vagabonds que « Le Roi promet de pourvoir à leur subsistance ». Dans la loi de 1724, il est établi que :

« Il est permis à tous Mendiants valides qui n’auront pas trouvé d’ouvrage dans la quinzaine, de s’engager aux Hôpitaux qui leur fourniront la nourriture et entretien, ils seront distribués en compagnies de vingt hommes, sous un Sergent qui les conduira tous les jours à l’ouvrage ; ils seront employés aux travaux des Ponts et Chaussées et autre ; ils travailleront au profit de l’Hôpital, qui leur donnera toutes les semaines un sixième du prix par forme de gratification. » (p.23)

Ainsi, pour guérir le vagabondage, on s’attache à guérir le paupérisme, mais, signale Le Trosne, le paupérisme n’est pas la cause du vagabondage et de la mendicité. Le travail, de la même façon, ne manque pas. « On a supposé que c’est le défaut de travail qui fait ordinairement les Vagabonds et les Mendiants, et on a pensé d’eux assez favorablement pour croire qu’il suffisait de leur offrir du travail pour les fixer. Mais le Gouvernement doit, avant toute chose, être bien persuadé que les Vagabonds de profession sont essentiellement ennemis du travail. » (p.26) Le problème, finit par dire Le Trosne, n’est donc pas le manque de travail : c’est la bonne volonté.

Car le vagabondage, soutient Le Trosne, est d’abord un choix de vie. Il est aussi le fruit d’une habitude et s’auto-renforce avec cette habitude.

« Le vagabondage est un état trop commode pour ne pas trouver beaucoup de gens qui l’embrassent, et qui regardent comme le plus grand bonheur d’être dispensés du travail, d’être exempts de toute imposition, de toute charge, de toute subordination, et libres de toute inquiétude pour le lendemain. Si cet état nous paraît horrible, l’oisiveté et le libertinage qui l’accompagnent en adoucissent les rigueurs, l’habitude les fait même disparaître, et les chaînes qu’elle fait former ne permettent plus de le quitter. » (p.3)

Il est donc illusoire, selon lui, de vouloir solutionner le problème du vagabondage par l’intervention active du gouvernement, en fournissant du travail et des moyens de vivre à ces individus qui ne souhaitent pas ce travail, et préfèrent obtenir les seconds par leur « activité » traditionnelle.

Tout aussi illusoire est la logique adoptée avant lui, celle du bannissement des Vagabonds. Dans une optique privée, elle est justifiée : on chasse une personne indésirable de « nos » terres. Mais, du point de vue de la nation, il s’agit là d’un jeu à somme nulle. « Bannir un Vagabond d’une Généralité, c’est en laisser subsister la même quantité dans le Royaume, c’est échanger les Vagabonds d’une  contrée contre ceux d’une autre, c’est se les renvoyer mutuellement, c’est leur dire, allez continuer le même état à vingt lieues d’ici : dans le vrai c’est encore moins, c’est comme ne rien prononcer du tout. » (p.35)

Alors que faire ? Pour Le Trosne, il s’agit de revenir aux mesures répressives, mais de s’assurer, cette fois-ci, qu’elles soient véritablement appliquées. Par ces peines, le législateur peut bien sembler manquer de respect pour ceux qui sont, malgré tout, des concitoyens, et Le Trosne en est conscient, mais le mal est grand, et il faut utiliser des mesures fortes.

Pour les mendiants, il recommande des peines légères, parce que les mendiants ont un domicile, une base locale, qu’ils ne voudraient pas perdre. La loi a plus de prise sur eux. Pour les vagabonds, les choses sont différentes. « Les vagabonds sont absolument indépendants et ont secoué tout joug, ils méritent toute la sévérité des Lois. La peine est comme un poids qui ne peut faire d’effet qu’autant que la pesanteur est proportionnée à la résistance. Une peine légère ne fait que glisser sur ces âmes dures, féroces, intraitables, et ne les ébranle pas. La fustigation n’est pour ces gens-là qu’un quart d’heure désagréable […], celle du bannissement est pour eux une Sentence d’élargissement et une grâce. » (p.38) Le Trosne propose donc des mesures fortes, et défend notamment un envoi définitif dans les galères.

Il ne s’agit pas ici, bien entendu, de tirer des conclusions hâtives sur l’emploi de son raisonnement pour la résolution de notre Vagabondage contemporain, surtout quand l’application des lois déjà en vigueur réglerait, en France, la grande majorité des problèmes. Mais qu’on écoute tout de même le raisonnement de ce magistrat économiste. Trop d’indulgence naïve, trop de cette croyance infondée que les vagabonds et mendiants ne demandent qu’à travailler, des peines trop légères et souvent inappliquées : tels sont, en somme, les reproches qu’adressait Le Trosne aux lois de son temps. Qui ne voit comme ils sont actuels ?

Chacun peut, à la lumière de son analyse, offrir au vagabondage moderne une attention éclairée, afin d’obtenir enfin les vraies solutions à ce mal qu’on croit insoluble. Qu’enfin puisse disparaître une source inutile de crainte ; qu’enfin on puisse  soutenir  que,  non,  il  n’y  a  pas  plusieurs  nations  au  sein  de  notre nation ; qu’enfin on retire des mains du populisme un sujet qui n’aurait jamais mérité d’y être déposé.

 

 

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(1) Jéréme-Luther Viret,  Vagabonds et mendiants dans les campagnes du nord de Paris dans le premier tiers du XVIIIe siècle », Annales de démographie historique, 2006/1, n°111, p.9

 

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