Les femmes économistes. Du salaire des femmes dans l’industrie

Les femmes économistes ; Du salaire des femmes dans l’industrie

Société d’économie Politique, séance du 5 mai 1862. 

 

DU SALAIRE DES FEMMES DANS L’INDUSTRIE.

Après ces diverses communications, une discussion s’engage relativement au sujet de la conversation de la soirée. La priorité étant réclamée pour trois questions, la mise aux voix se prononce pour celle inscrite en ces termes sur le programme :

« Les conventions, ou TARIFS DES SALAIRES FIXES, en usage dans certaines industries, comme dans l’imprimerie par exemple, et qui ont pour but de fixer a priori le prix de certains travaux, ne sont-elles pas contraires aux principes économiques ? » (Proposée par M. J. Dupuit, inspecteur divisionnaire des ponts et chaussées.) — « La concurrence des FEMMES dans l’imprimerie est-elle légitime, est-elle désirable ? » (Proposée par M. Jacques Valserres, publiciste.)

M. Jules Simon, prié de prendre la parole, fait un lumineux exposé de la question actuellement pendante entre les ouvriers compositeurs et les chefs d’imprimerie.

Il y a quelque temps déjà, les ouvriers typographes de Paris se sont adressés à la chambre syndicale pour obtenir la révision de leur tarif. Ce tarif a trente ans de date et ne rémunère pas suffisamment le travail. Ils demandaient une augmentation assez considérable sur le prix du mille de lettres ; ils furent refusés. Sur de nouvelles instances, la chambre consentit à la nomination d’une commission mixte, formée de patrons et d’ouvriers, et, dans cette commission, les patrons offrirent d’accorder provisoirement la moitié de l’augmentation réclamée, sauf à consentir plus tard à une augmentation nouvelle, si leur industrie, expérience faite, pouvait supporter ce surcroît de charge.

Les délégués des ateliers n’acceptèrent point cette proposition, et au lieu de persévérer dans leur première demande, ils présentèrent une liste de conditions assez dures. Ils demandaient, entre autres choses, que les secondes et troisièmes compositions de journaux fussent payées sur le taux de la première, quoique la première se fasse sur manuscrit, et les autres sur la première, c’est-à-dire sur imprimé. Ils voulaient aussi un tarif spécial pour tous les parangonnages, une augmentation pour la conscience et la mise en pages, et le droit d’intervenir dans l’acceptation et l’embauchage des apprentis. Les patrons refusèrent net, et rompirent la conférence.

C’est alors qu’un des chefs de l’industrie à Paris introduisit des femmes dans son atelier. Les ouvriers virent dans cette introduction une menace. Ils réclamèrent avec vivacité, et par suite de la solidarité qui unit cette profession, les réclamations ne furent pas moins énergiques en province qu’à Paris.

Parmi ceux qui ont pris part à la polémique, quelques-uns sont allés jusqu’à demander l’exclusion des femmes. C’est ce que M. Jules Simon a peine à comprendre. Le premier de tous les droits, c’est le droit de travailler ; les ouvriers, qui le comprennent si bien, ne l’auraient pas oublié en cette occasion, s’ils n’avaient pas été emportés par l’entraînement de la lutte. Si le droit de travailler est toujours sacré, il semble qu’il le soit encore plus dans les femmes, qui ont des forces très inférieures, des ressources moins nombreuses, et qui, maltraitées en ce point par la nature, doivent trouver égalité et protection dans la loi.

Le droit des femmes établi et reconnu, M. Jules Simon se demande s’il est à désirer qu’elles en usent. Il rappelle qu’il a écrit un livre entier (l’Ouvrière) pour montrer que tous les efforts de la société doivent tendre à procurer aux femmes un travail sédentaire, isolé, qui leur permette de vivre dans leur famille et de remplir les devoirs de mères et d’épouses. Mais, si c’est l’idéal, dans combien de temps sera-t-il atteint ? Le sera-t-il jamais complètement ? Obligées de vivre en attendant et de travailler dans les ateliers sous peine de mourir de faim, les femmes ont tout intérêt à entrer dans les imprimeries, où elles pourront se livrer à un travail facile, tout à fait dans leurs aptitudes, et qui leur donnera une rémunération, pour elles, assez élevée.

Si l’on contestait la capacité des femmes, M. Jules Simon pourrait citer, entre autres exemples, l’English woman’s journal, publié à Londres par miss Emily Parkes, entièrement rédigé et entièrement composé par des femmes, et dont l’exécution typographique et la correction ne laissent rien à désirer. Quant à la moralité, peut-être est-il permis d’espérer que les patrons ne choisiraient pas tout exprès Faublas ou certains écrits de Voltaire pour les faire composer par des femmes. Enfin, la typographie aurait sur beaucoup d’autres carrières l’avantage d’échapper aux ateliers mixtes, car la présence d’un ou deux hommes, pour les ouvrages de force, n’aurait guère d’inconvénients dans un atelier constamment ouvert et où les femmes seraient en imposante et décisive majorité.

M. Jules Simon rappelle au surplus qu’il y a, dans les imprimeries, indépendamment des margeuses, des ateliers de satineuses, plieuses et brocheuses, et que cette triple industrie, moins lucrative que la composition, est sur le point d’être perdue pour les femmes par l’introduction de la machine à satiner, brocher et plier, qui fonctionne depuis longtemps en Allemagne, et qui réduit des trois quarts le nombre des ouvrières.

M. Jules Simon conclut : 1° que le droit est incontestable ; 2° que le travail à domicile est le but auquel on doit tendre ; 3° qu’en attendant, la typographie est une des carrières que l’on peut le plus utilement ouvrir aux femmes.

Mlle Clémence-Auguste Royer demande la parole. Un double motif l’y engage. « C’est la première fois, dit-elle, qu’une femme est admise au sein de la Société, et tout d’abord j’ai à remercier le bureau de l’invitation qu’on m’a fait l’honneur de m’adresser ; j’ai à vous remercier en mon nom personnel, comme d’une marque d’estime dont je suis flattée, dont je suis fière, et le souvenir de cette soirée restera dans ma mémoire, surtout au nom des femmes que jusqu’à présent vous avez exclues de vos assemblées. Cependant, Messieurs, vous allez peut-être me trouver bien ambitieuse, mais je ne suis pas satisfaite encore. Vous avez, m’a-t-on dit, non pas des statuts, mais des traditions qui s’opposent à ce que vous m’admettiez comme l’un de vos membres. Permettez-moi de vous dire que cette tradition, comme toutes les traditions possibles, a besoin d’être réformée de temps en temps, pour se maintenir au niveau des progrès contemporains. Évidemment, c’est une tradition surannée, et je ne perds pas l’espoir de me voir admise dans vos rangs, et d’autres avec moi. »

Mlle Royer remercie encore la réunion de ce qu’elle a bien voulu intervertir l’ordre de ses débats, pour discuter une question où les femmes sont particulièrement intéressées, de préférence à beaucoup d’autres inscrites sur le programme.

Enfin elle remercie personnellement M. Jules Simon d’avoir plaidé aussi éloquemment une cause qui, en effet, dit-elle, n’est pas celle d’un parti, celle d’une caste, mais de toute une moitié de l’humanité. Nul n’était du reste mieux qualifié que M. Jules Simon pour se charger d’un pareil plaidoyer ; cependant elle se permettra quelques remarques au sujet de ses conclusions.

La question du travail des femmes lui paraît avoir toujours jusqu’ici été mal posée, et parce que la question générale est demeurée sans solution complète, toutes les questions particulières en sont obscurcies. Laissant de côté la question de légitimité, elle aborde au contraire tout d’abord la question d’utilité : « Le travail des femmes dans l’imprimerie ou autre part est-il désirable ? C’est demander, dit-elle, s’il est désirable que la moitié des forces humaines ne soient pas perdues. Je ne m’adresse pas ici à des hommes seulement, mais à des savants, à des économistes. Les femmes ont toujours travaillé ; elles travaillaient autrefois beaucoup plus que de nos jours. La philosophie de l’histoire doit partir dorénavant de ce principe que la femme a été le premier animal domestiqué par l’homme et sa première bête de somme, et que ce fut cependant là un progrès ! Autrefois, les ustensiles de ménage, tous les vêtements de la famille, étaient l’œuvre des femmes ; longtemps elles seules filèrent la laine et plus tard tous les autres filaments textiles. Enfin tout récemment encore, elles devaient tricoter ces bas auxquels on les renvoie sans cesse, bien qu’aujourd’hui une telle occupation soit aussi passée, pour la plupart d’entre elles, à l’état de tradition surannée. » Mlle Royer ne croit point qu’à l’avenir les femmes soient destinées à porter tout ce fardeau économique qui pendant si longtemps a pesé sur leurs épaules ; mais elles porteront toujours leur part, et dans notre ordre social actuel, à moins de bercer continuellement des enfants, on ne voit pas bien ce qui leur reste à faire. Il s’agit donc de savoir, non si l’on veut que les femmes commencent de travailler, mais si l’on veut qu’elles continuent.

Trouverait-on meilleur de les livrer à la paresse ? Quels que soient pour elles les dangers du travail, ils sont moins grands que ceux de l’oisiveté. Si le travail est une nécessité pour les femmes qui n’ont ni père, ni mère, ni frère, ni mari pour subvenir à leurs besoins, il est utile aussi à l’épouse, à la mère elle-même. Il n’est pas bon que la femme puisse faire du mariage un calcul, un métier ; qu’elle y recourre par nécessité, ou par paresse pour s’exempter de tout travail et de toute responsabilité. Il faut, au contraire, qu’une profession assure son indépendance, afin qu’elle ne se marie que lorsque son cœur la sollicite librement, et qu’elle puisse, au besoin, si son honneur l’exige, reprendre son indépendance et sa liberté.

Au sujet des lectures des femmes, Mlle Royer pense qu’il n’est pas bon de les laisser dans l’ignorance, et qu’il est bon au contraire que les femmes puissent tout lire, tout connaître. En lisant, elles jugent. Dès qu’une femme sent peser sur elle le poids de la responsabilité personnelle, il ne lui est plus permis de rien ignorer. Son ignorance ne serait qu’un danger de plus. Nous ne sommes plus au temps où la vertu croyait ne pouvoir marcher qu’avec un bandeau sur les yeux ; elle marchera plus droit en marchant les yeux ouverts.

Au sujet de la question particulière en discussion, Mlle Royer croit que, dans l’imprimerie, il n’est presque aucun travail qui ne soit parfaitement abordable à des femmes. Ainsi dans l’imprimerie de miss Emily Faithful, dont M. Jules Simon a parlé, ce sont des femmes qui, sans exception, remplissent tous les emplois, toutes les fonctions. Il n’y a guère que quelques hommes de peine pour le transport des fardeaux.

M. LAMÉ-FLEURY, ingénieur des mines, croit qu’il importe de distinguer, dans la question qui s’agite, les points de vue auxquels doivent respectivement se placer l’économiste, le moraliste, le juriste. Il n’y a aucun membre de la Société d’économie politique qui ne trouve la concurrence des femmes, dans une industrie quelconque, légitime et peut-être même désirable. Quant au moraliste, qui s’appuie sur un tout autre ordre d’idées, il doit certainement se préoccuper beaucoup de la nature et des conditions de l’occupation à laquelle se livreront les femmes. Ces conditions paraissent à M. Lamé-Fleury, dans l’imprimerie, bien supérieures à celles de l’industrie manufacturière proprement dite. Jusqu’au jour, sans doute asymptotique, où, du haut en bas de l’échelle sociale, la femme sera laissée tout entière aux soins de la famille et du ménage, la nécessité fatale du travail pour la majorité du sexe féminin doit être admise. Dès lors, le moraliste doit porter son attention sur les travaux qui, sédentaires et n’exigeant pas de force musculaire, ne réclament que du soin et de l’intelligence. À cet égard, il semble à M. Lamé-Fleury que la composition typographique doit être mise au premier rang ; il lui semble a priori que le succès d’une telle tentative est assuré, et il se rappelle avoir vu, il y a quelques années, dans une imprimerie parisienne, un atelier de femmes employé à composer des livres d’hébreu, et, au dire du patron, s’en tirant très convenablement. Les compagnies de chemins de fer se sont bien trouvées indépendamment de la diminution de leurs frais de personnel (qui était leur but) d’avoir employé des femmes pour la distribution des billets et même pour la garde des barrières de passages à niveau, ce qui pouvait présenter des inconvénients en fait et en droit. En fait, on devait craindre qu’une femme ne pût pas faire respecter une consigne ; en droit, elle ne pouvait être assermentée et dresser un procès-verbal de contravention ; quoi qu’il en soit, il n’apparaît pas que des inconvénients sérieux et multipliés se soient révélés dans la pratique. Ainsi que le lui dit à l’oreille un des voisins de M. Lamé-Fleury, la manœuvre du télégraphe électrique peut encore être utilement confiée à des femmes et concourir à la solution d’un problème qui intéresse à un si haut degré la civilisation.

Faisant allusion à l’appel que M. Jules Simon a fait à la pudeur du chef d’atelier, M. Lamé-Fleury déclare que, dans sa manière de voir, une considération de cette nature ne peut être théoriquement invoquée en matière d’industrie ou de commerce ; elle sort complètement du domaine matériel de l’économie politique pour entrer dans le domaine élevé de la morale. L’expérience est malheureusement là pour prouver la vérité de cette assertion, à laquelle quelques faits navrants, révélés par l’enquête sur l’industrie de Paris, que poursuit en ce moment la chambre de commerce, donnent encore de la valeur. M. Jules Simon a parlé des femmes dans les mines de Belgique, où elles sont occupées au transport intérieur de la houille. Eh bien, cet usage, qui n’a jamais existé en France, n’est tombé, depuis une vingtaine d’années en Angleterre (où parfois, dans certaines mines métalliques, les hommes et les femmes se trouvaient ensemble dans un état de nudité complète), que sous la réprobation universelle et par suite d’un act législatif. Évidemment, un tel emploi industriel de la femme, affligeant pour le moraliste, même ce dernier détail mis à part, trouvait grâce devant l’économiste pratique !

Il n’y a donc, en somme, jamais lieu, dans un sens ou dans l’autre, à conclure en faveur d’une nouvelle intervention réglementaire de l’autorité dans l’industrie de l’imprimerie. Le juriste n’a rien à voir dans la liberté que réclame l’économiste et dont le moraliste ne pourrait déplorer que l’abus.

M. Dupuit, inspecteur général des ponts et chaussées, signale la corrélation qu’il y a entre la question du travail des femmes et celle du tarif. Les conventions ou prix faits entre patrons et ouvriers pour tarifer d’une manière invariable certains travaux sont contraires aux principes économiques. Les salaires, les mains-d’œuvre, comme les prix de toutes choses sont déterminés par loi économique de l’offre et de la demande, et il ne dépend ni des patrons ni des ouvriers de s’y soustraire. On veut porter à 60 centimes ce qui n’est payé aujourd’hui que 50 centimes ; on fait valoir que le tarif est ancien, qu’il remonte à une époque où tout était moins cher qu’aujourd’hui, et que de même qu’on a augmenté le salaire des fonctionnaires de certaines administrations, on doit augmenter celui des ouvriers imprimeurs. Cependant, on avoue qu’il y a, dans cette industrie, de nombreux chômages et que, si l’ouvrier gagne 5 francs par jour quand il est occupé, il ne gagne cependant que 3 fr. 50 en moyenne, parce qu’il ne l’est pas toujours ; on fait même de cette circonstance un argument nouveau en faveur de l’élévation du tarif. On ne réfléchit pas qu’en faisant droit aux réclamations des ouvriers, on n’élèverait pas en fait le taux moyen du salaire, on ne ferait qu’augmenter la durée des chômages au grand détriment de la production. En effet, si, comme les ouvriers l’espèrent, l’élévation du tarif augmentait le salaire annuel, elle aurait pour résultat d’appeler dans cette profession un plus grand nombre d’ouvriers. Au lieu de 3 000 ouvriers imprimeurs à Paris, on en aurait 3 500, par exemple, lesquels, n’ayant tout au plus que la même quantité de travail à se partager, chômeraient nécessairement plus souvent.

On peut encore se rendre compte de l’inanité de ces tentatives d’augmentation des salaires, en transformant le salaire en subsistances. Les ouvriers imprimeurs ne veulent, en définitive, qu’être mieux logés, mieux vêtus, mieux nourris, et comme leur demande ne fait pas augmenter la production, il s’ensuit qu’elle ne pourrait avoir d’autre résultat que de réduire à leur profit la part des ouvriers des autres professions. Or, cela est évidemment impossible, car cette part, fixée aussi par la concurrence, est ce qu’elle doit être. Quand elle est relativement trop forte, la profession se recrute de nouveaux ouvriers qui font baisser le salaire ; quand elle est relativement trop faible, les ouvriers l’abandonnent jusqu’à ce que l’équilibre soit rétabli.

Ainsi, dans la question spéciale des ouvriers imprimeurs, il n’y a pas autre chose à faire qu’à supprimer le tarif. On payera les ouvriers comme dans les autres professions, tantôt plus, tantôt moins, suivant que l’ouvrage ira bien ou mal, pour emprunter leur langage.

Quant à une augmentation réelle de salaire, elle ne peut résulter que de la diminution relative de l’offre des bras. On donne peu à chacun, parce qu’ils sont nombreux. On ne leur donnera davantage que quand ils le seront moins. Qu’ils écoutent donc les sages conseils de Malthus, qu’ils ne deviennent pères que quand ils seront sûrs de pouvoir bien élever leurs enfants physiquement et moralement ; qu’ils s’imposent à cet égard les mêmes privations, la même contrainte, la même prévoyance que les classes riches en général, et alors, par la seule force des choses, la société ira au-devant de leurs vœux, elle leur offrira ce qu’elle leur refuse aujourd’hui, non par insensibilité ou par dureté de cœur, mais parce qu’elle ne peut donner plus qu’elle ne produit.

Quant à la légitimité de l’introduction des femmes dans les imprimeries, M. Dupuit pense qu’elle ne saurait faire question dans la Société d’économie politique. Qu’elle s’agite parmi les ouvriers imprimeurs, il le comprend parfaitement, car dans toutes les professions, les ouvriers cherchent à s’exclure les uns les autres. Le maçon de Paris trouve odieux que l’Auvergnat vienne lui faire concurrence ; en province, le Parisien n’est pas mieux reçu ; les sociétés de compagnonnage s’y partagent les travaux, et l’admission d’un étranger donne souvent lieu à des rixes sanglantes. Et par étranger il faut entendre, non pas celui qui n’est pas Français, mais celui qui n’est pas de la même province ou du même compagnonnage. Pourquoi, en effet, les ouvriers seraient-ils plus éclairés que leurs patrons, qui ne veulent pas de la concurrence des marchandises étrangères ? Mais, dans la Société d’économie politique, on ne peut, en vérité, discuter la question de savoir si on peut admettre les femmes dans les ateliers d’imprimerie. Comment leur fermerait-on ces ateliers, où elles sont à l’abri des intempéries des saisons, occupées à un travail peu pénible, sans inconvénient pour leur santé, quand on les voit dans nos départements du Midi, pêle-mêle avec les hommes sur les chantiers de terrassement, enfoncer la bêche avec leurs pieds nus dans le terrain durci par le soleil, porter sur leurs têtes d’énormes fardeaux, servir les maçons et les couvreurs jusque sur les toits, enfin tirer péniblement la charrue que l’homme se contente de diriger ?

L’introduction de la femme dans l’imprimerie est donc légitime, mais elle paraît regrettable à M. Dupuit. C’est un pas fait dans la voie fatale qui l’éloigne du foyer domestique, où, comme fille, épouse ou mère, elle doit rester, et où elle resterait si elle n’en était chassée par la misère qu’engendre l’imprévoyance du prolétaire, imprévoyance qui l’oblige à descendre successivement tous les échelons de la société et finit par la réduire au métier de bête de somme.

M. Joseph GARNIER croit aussi que la place de la femme est au sein du foyer domestique ; mais comme il y aura toujours un certain nombre de femmes obligées de vivre de leur travail et de soutenir la famille, et comme il y en a un très grand nombre aujourd’hui dans cette situation, il est juste, légitime et utile que toutes les carrières leur soient ouvertes, afin qu’elles se classent selon leurs aptitudes, dans leur intérêt d’abord, dans l’intérêt social ensuite. Il est évident que le travail de la composition d’imprimerie est, par sa nature, un de ceux qui leur conviennent le plus, et qu’elles n’en ont été éloignées que par le défaut d’instruction et l’habitude. C’est là une transformation inévitable qui se fera par l’extinction successive des ouvriers actuels et par la diminution des apprentis du sexe masculin. Aux raisons et aux faits signalés par MM. Jules Simon et Lamé-Fleury, il serait facile d’en ajouter d’autres. Il est certainement fâcheux qu’il en soit ainsi pour une catégorie d’ouvriers d’élite, dont la concurrence des femmes tend à faire baisser le salaire ; mais la réglementation qu’ils invoquent ne pourra rien empêcher.

L’établissement du tarif des salaires fixes a été une des fautes économiques commises après 1830, sur la demande des ouvriers, avec le concours de la presse, avec l’appui de l’administration toujours disposée à voir des solutions dans les règlements. Il n’a pas empêché la concurrence des ouvriers entre eux ; il a été plus favorable aux ouvriers médiocres qu’aux ouvriers habiles ; il a accru la proportion des chômages ; il a amené la concurrence des imprimeries départementales ; il a suscité la concurrence des femmes, les illusions des ouvriers, leur animosité contre les patrons.

Il n’y a pas d’autre solution que la suppression de ce tarif avec celle des brevets d’imprimeur et la liberté de coalition pour les ouvriers. Que si l’on maintient le régime et la réglementation qui produira de plus en plus les effets dont nous venons de parler, il est rationnel qu’on modifie le tarif, il est logique que les ouvriers demandent la limitation du nombre des apprentis et même l’exclusion des femmes.

M. Jules Simon déclare qu’il a entendu dans la discussion trois arguments qui exigent une réponse.

M. Dupuit s’est élevé contre le tarif, et il a prétendu qu’il fallait renoncer au tarif, et qu’une fois le tarif écarté, il ne faudrait pas à la légère introduire les femmes, dont la concurrence aurait pour résultat infaillible l’avilissement des salaires.

À cela, M. Jules Simon répond que personne n’est plus que lui ennemi des tarifs et de tout ce qui limite la liberté des transactions ; qu’il ne faut pas oublier cependant que les chefs d’imprimerie exercent un monopole ; que le tarif est une des conséquences, et des conséquences fâcheuses du privilège, et qu’il souhaite très passionnément l’abolition du privilège pour les patrons et du tarif pour les ouvriers. Il ne nie pas que la concurrence des femmes ne doive à la longue amener l’abaissement des salaires ; mais il pense qu’en général l’abaissement des salaires peut avoir lieu dans deux conditions différentes : ou par un nouveau sacrifice imposé aux anciens ouvriers, ou par l’introduction d’ouvriers nouveaux qui peuvent accepter des salaires inférieurs sans souffrir davantage. Selon lui, la dépréciation du prix de main-d’œuvre est un malheur dans le premier cas, et une réforme dans le second. Il est bon que le travail soit exécuté par l’ouvrier qui coûte moins cher, et que l’ouvrier le plus fort s’adresse à une industrie où sa force sera rétribuée parce qu’elle sera nécessaire.

M. Lamé-Fleury a insisté sur l’immoralité des ateliers mixtes. M. Jules Simon est d’accord avec lui sur ce point ; il tend, comme M. Lamé-Fleury, au travail à domicile ; mais il ne croit pas que la présence d’un ou deux hommes de peine dans un atelier ouvert, composé de quinze ou vingt femmes, constitue ce qu’on peut appeler un atelier mixte.

Enfin, M. Ch. Renouard a paru effrayé d’entendre M. Jules Simon déclarer qu’il est d’autant plus nécessaire de donner du travail aux femmes, qu’un grand nombre d’entre elles tombent dans la débauche faute de travail, et pourraient, par conséquent, accuser la société de leur chute. M. Jules Simon comprend et honore le scrupule de M. Renouard ; il s’y associe ; mais ses paroles n’ont pas été bien entendues. Il n’a pas fait le procès à l’ordre social, qu’il respecte, mais à nos mœurs qui ne respectent suffisamment ni la pudeur des femmes ni le droit de travailler, qui leur appartient comme à nous. Il faut reprocher le crime de la prostitution, dit-il, d’abord à ceux qui en usent, ensuite aux malheureuses qui s’y livrent, et enfin à tous ceux qui, pouvant procurer aux femmes un travail lucratif, les laissent dans l’abandon et dans le besoin, sous prétexte d’une protection de famille qui leur est souvent refusée. On ne doit pas oublier que nous avons 500 000 soldats ; que le mariage devient de plus en plus rare, et le cas d’abandon au milieu d’une première grossesse de plus en plus fréquent. Parmi les femmes qui s’inscrivent à la police, on en a compté plusieurs qui n’avaient pas mangé depuis trois jours. Il y a donc là un grand intérêt moral à sauvegarder, et par conséquent un grand intérêt économique ; car le vice est tout à la fois la conséquence et la cause de l’oisiveté.

M. HORN croit aussi que la loi générale de l’offre et de la demande n’est guère applicable dans toute sa rigidité à une industrie si peu libre que l’est en France l’imprimerie. Il faut un brevet pour s’établir imprimeur, et l’autorité n’est pas large, bien s’en faut, dans la distribution de ces brevets. La position de l’ouvrier compositeur est donc de beaucoup inférieure à celle de n’importe quel autre ouvrier ; celui-ci peut choisir librement entre un nombre pour ainsi dire infini d’ateliers, ou s’établir maître lui-même, si le patron chez lequel il travaille veut lui imposer des conditions trop dures ; la même faculté existe-t-elle pour l’ouvrier imprimeur ? Nullement. M. Dupuit ne pense pas que le privilège des imprimeurs soit une cause de diminution de salaire pour les ouvriers de cette industrie. Ce privilège a pour effet de donner plus de valeur aux brevets, et la société se trouve obligée de payer plus cher les services rendus par les imprimeurs ; c’est là un fait analogue à ce qui se passe pour les charges d’avoué, de notaire ou d’agent de change, mais cela n’a pas d’influence sur les salaires et ne peut légitimer les prétentions des ouvriers de cette industrie.

— L’entretien s’est continué entre MM. Garnier, Horn et Dupuit au sujet de la concurrence par l’accroissement de la population et l’imprévoyance conjugale. Nous omettons cette partie de la séance ; c’est un sujet sur lequel plusieurs membres se proposent de revenir. (J. G.)

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