Les riches selon l’Évangile

Dans le sein de la tradition libérale français, Yves Guyot fait partie de la minorité anti-religieuse. Lui qui considérait que la France ne serait vraiment libre que lorsqu’elle aurait été déchristianisée, il ne voyait dans la religion qu’un allié du pouvoir et des théories de compression de l’individu. Loin d’être un remède contre les théories du socialisme, explique-t-il encore ici, l’Évangile et les pères de l’Église fournissent des armes au socialisme et au communisme, et notamment en flétrissant la richesse et l’enrichissement même honnête.


Les riches selon l’Évangile

Par Yves Guyot

(Le Siècle, 11 janvier 1894.)

M. de Kérohant me raille spirituelle-ment, mais d’autant plus facilement qu’il me fait dire plus que je n’ai dit.

Tandis qu’il faisait dériver le socialisme et l’anarchisme de l’athéisme, je me suis borné à lui répondre que les anarchistes avaient jusqu’à présent tous reçu une éducation chrétienne, et que beaucoup de socialistes avaient trouvé dans les évangiles de Luc et de Mathieu et dans un certain nombre de pères et de docteurs de l’Église, des paraboles, des sentences et des assertions conformes à leurs théories de haine et d’envie.

J’avais dit que, dans les évangiles de Luc et de Mathieu « le riche était damné non point parce qu’il avait commis de mauvaises actions, mais uniquement parce qu’il était riche. »

M. de Kérohant me répond :

« Pardon, pardon, mon honorable confrère, ici vous errez tout à fait. Quel est le riche dont parle Jésus ? C’est celui qui tient à son argent, c’est-à-dire le riche avare au cœur dur, le riche égoïste, celui qui ne compatit point aux misères de ses semblables, celui qui fait ripaille et qui refusera un morceau de pain au malheureux mourant de faim, celui, en un mot, qui est inaccessible à l’esprit de charité, de fraternité. Ce riche, c’est le mauvais riche. »

J’en demande mille pardons à M. de Kérohant ; mais il se substitue aux évangélistes, qui n’ont rien dit de tout ce qu’il dit.

Dans la parabole de Lazare, Luc raconte simplement (ch. XVI) :

« 19. II y avait un homme riche qui se vêtait de pourpre et de fin lin et qui se traitait bien et magnifiquement tous les jours.

20. Il y avait aussi un pauvre, nommé Lazare, qui était couché à la porte de ce riche, et qui était couvert d’ulcères.

21. Il désirait de se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche ; et même les chiens venaient lécher ses ulcères.

22. Or, il arriva que le pauvre mourut. »

Voilà tout. On ne voit pas un refus du riche contre Lazare qu’il gardait à sa porte. Combien de riches laisseraient aujourd’hui ce misérable s’installer sur le perron de leur hôtel ? Ce riche n’est coupable que de son luxe. Je ne m’étais donc pas trompé en disant qu’il n’était damné que parce qu’il est riche.

Au chapitre XVIII, versets 18 et suivants, nous trouvons la continuation de la même idée :

« Alors un des principaux du lieu demanda à Jésus : ‘Mon bon maître, que dois-je faire pour obtenir la vie éternelle?’

Jésus lui dit : ‘Tu sais les Commandements ?’

Cet homme lui dit : ‘J’ai gardé toutes ces choses dès ma jeunesse.’

Quand Jésus eut entendu cela, il lui dit : ‘Il te manque encore une chose : Vends tout ce que tu as et distribue-le aux pauvres.’

Mais cet homme devint tout triste, car il était fort riche.

Jésus, voyant qu’il était devenu tout triste, dit : Qu’il est difficile que ceux qui ont beaucoup de bien entrent dans le royaume de Dieu.

Il est plus aisé qu’un chameau entre par le trou d’une aiguille qu’il ne l’est à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. »

Ces gens sont donc coupables uniquement, l’un parce qu’il a du luxe, et l’autre parce qu’il hésite à distribuer ses biens aux pauvres. Cela suffit-il pour que M. de Kérohant les qualifie de mauvais riches ? Alors, à ses yeux, tous les riches sont mauvais : s’ils n’ont pas de luxe, ils thésaurisent et deviennent de plus en plus coupables de richesse ; si, pour se réhabiliter, ils doivent distribuer leurs biens aux pauvres, ils ne sont excusables que lorsqu’ils cessent d’être riches et deviennent pauvres.

M. de Kérohant, en développant son idée, en arrive, entraîné par la logique, à confirmer mon assertion, dont il contestait la justesse.

Il donne lui-même l’explication suivante de la parabole de Lazare :

« Le riche qui est rassasié quand autour de lui ses frères ont faim, le riche qui rit pendant qu’autour de lui ses frères gémissent et pleurent, est maudit par Jésus-Christ. Il est rassasié sur cette terre, malheur à lui ! Il aura faim dans l’autre monde. Il rit et fait la fête, malheur à lui ! il gémira et pleurera dans l’autre monde. Voilà le système des compensations, le système de la justice égale pour tous, qui est la base de la doctrine chrétienne. »

Si le riche n’échappe aux anathèmes de Jésus qu’en ne mangeant que lorsque tout le monde sera rassasié, c’est à la condition de mourir de faim. Si tant que des gens pleureront et gémiront, il est interdit au riche, et sans doute au pauvre, de rire, sous peine de damnation, le rire cessera d’être le propre de l’homme. M. de Kérohant nous donne de l’Évangile une interprétation de trappiste macabre ou tout au moins de puritain lugubre. Car si le riche « rit et fait la fête, malheur à lui ! Il gémira et pleurera dans l’autre monde. Voilà le système des compensations !… »

Ce raisonnement, ce n’est pas moi qui le fais, c’est M. de Kérohant : et quel est-il ? C’est celui de Ravachol, celui de Salvador Franck lançant sa bombe au milieu de la foule élégante et joyeuse qui se pressait dans le Liceo de Barcelone : « Ah ! les riches font la fête : ils rient ! Je vais les faire gémir et pleurer. » Dans l’évangile de Luc, le soin de la compensation a été remis à Dieu et ajourné à l’autre monde. Les anarchistes aiment mieux opérer eux-mêmes et immédiatement.

Je n’avais pas rattaché d’une manière aussi étroite les anarchistes à l’Évangile. Je remercie mon honorable confrère d’avoir complété ma démonstration.

Je m’étais borné à dire que, dans l’Évangile, dans les pères et docteurs de l’Église, il y avait des exposés de doctrine que les socialistes pouvaient revendiquer à l’appui de leurs thèses et de leurs actes. Je n’avais pas dit que le christianisme fût enfermé dans les malédictions que Luc et Mathieu prêtent à Jésus contre les riches. J’avais rappelé que, dans les Évangiles, on pouvait trouver d’autres versets prêchant la douceur, la résignation, la patience, qui quelquefois ont pu engourdir des douleurs, des désespoirs. M. de Kérohant n’avait pas besoin de me dire :

« Il leur a enseigné l’esprit de tolérance : ‘Que celui d’entrevous qui est sans péché lui jette la première pierre !’ Il leur a enseigné la résignation à la pauvreté : ‘Il y aura toujours des pauvres parmi vous’, et ce dernier texte est décisif. »

Mais nous savons de quelle manière nombre de chrétiens ont pratiqué l’esprit de tolérance, même les uns à l’égard des autres. Ce verset n’a pas eu une influence assez efficace, pendant près de deux dizaines de siècles, pour être rassurant. Il n’a pas empêché le catholique Moyen-âge d’être une des époques les plus féroces de l’humanité, et la catholique Espagne d’être le pays où l’on a pratiqué avec le plus d’art les raffinements de la torture, où l’on a montré le plus grand mépris de la vie humaine.

Quant au second texte, il constate une vérité, mais il est loin de justifier l’affirmation de M. de Kérohant :

« Si l’anarchisme est le poison de la société moderne, l’esprit religieux est l’antidote. »

De quel secours peut être le christianisme pour combattre les théories socialistes et anarchistes ? M. de Kérohant montre l’Évangile condamnant le riche aux tourments les plus épouvantables comme compensation à la misère du pauvre. Les docteurs du christianisme affirment que la propriété individuelle est une œuvre factice et le casuiste Lessius va jusqu’à en autoriser la reprise violente, exactement comme les socialistes révolutionnaires actuels.

J’en conclus de nouveau qu’aux prédications socialistes et anarchistes, il n’y a qu’une réfutation efficace : c’est la réfutation par la science économique, la première partie des sciences sociales qui soit constituée aujourd’hui. Le moyen est lent et ingrat. Il n’a pour lui ni la grosse caisse, ni les plumets, ni les dorures, ni les promesses du charlatan : mais il a la netteté, la certitude et la probité.

YVES GUYOT.

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