De la meilleure manière de délibérer et de voter dans une grande assemblée

Lorsque la première agitation révolutionnaire eût débouché sur l’organisation d’une assemblée nationale, les hommes qui avaient défendu la liberté dans l’abstraction et les théories étaient forcés de prendre un tour pratique et de faire œuvre désormais de législateurs. Dupont de Nemours y participa par ses propositions, comme celle-ci, toute technique, mais de grande conséquence, sur la manière de délibérer et voter. Car il est conscient qu’un système de discussion défectueux, où ceux qui n’ont rien à dire sont tout de même sommés de prendre la parole à tour de rôle sur chaque sujet, ou même une organisation maladroite de l’espace, comme une assemblée où certains ne peuvent être vus ou entendus, auraient des conséquences les plus graves.


De la meilleure manière de délibérer et de voter dans une grande assemblée, par Dupont de Nemours, 1789.

De la meilleure manière de délibérer et de voter dans une grande assemblée

 

Il devient très important d’examiner et d’exposer, le plus clairement qu’il sera possible, quelles sont les meilleures formes à employer pour éclairer les délibérations d’une grande assemblée, et pour connaître son vœu avec célérité.

C’est un objet sur lequel on n’a jamais réfléchi en France.

Nos tribunaux ont adopté une marché qui est fort bonne dans les petites assemblées ; qui devient déjà très pénible au Parlement, lorsque les chambres sont réunies ; qui est à peu près impraticable dans une assemblée de trois cents, de six cents, ou de douze cents personnes, comme le seront celles qui vont décider au destin de la nation. Elle ne pourrait y être établie à demeure sans produire les plus fâcheux effets.

Voici quelle est cette forme que les États Généraux sont actuellement conduits à suivre progressivement, d’après l’exemple des corps de magistrature.

On fait deux tours, et à chacun de ces tours on appelle, par leurs noms, chacun des membres : au premier tour, on leur demande leur opinion ; au second tour, on leur demande leur avis.

Les inconvénients de cette forme sont très considérables.

Un membre qui n’a point arrangé ses idées sur la question, et qui n’a pas encore de sentiment formé, qui, par conséquent, ne parlerait point s’il n’était pas interrogé, et attendrait que les lumières de ceux qui ont étudié la matière éclairassent son opinion, croit cependant ne pouvoir se dispenser de répondre, lorsqu’il est nommément interpelé ; il parle donc ; et moins la chose lui paraît claire, plus il parle longtemps ; il ne jouit pas de toute l’influence que pourrait lui donner la bonté de son esprit sur un sujet auquel il serait préparé.

L’attention de l’assemblée, distraite par les disparates d’un si grand nombre de discours, s’affaiblit, se fatigue, s’égare quelquefois.

Lorsque la moitié des opinants a parlé, et que parmi eux une opinion a prévalu, il arrive que ceux qui, dans la seconde moitié, auraient les plus fortes raisons à dire contre l’avis qui l’emporte, se découragent ; ils n’exposent plus leur pensée que faiblement sur une résolution qui leur semble prise. Ainsi la première moitié des opinants a un avantage énorme sur la seconde ; la vérité est mal développée ; elle est inégalement défendue.

Mais le plus grand mal est dans la perte nécessaire et irréparable du temps, et dans l’impuissance de commencer et de finir les délibérations en une même séance.

On ne peut guère estimer que l’un compensant l’autre on emploie moins de deux minutes par personne pour exposer les opinions ; et il faut, au moins, dans le second tour, une minute pour appeler chaque votant, pour énoncer son avis, et pour que le secrétaire en prenne note. Les deux tours doivent donc consumer inévitablement trois minutes par personne. Si l’assemblée est de trois cents personnes, il faut de toute nécessité neuf cent minutesou quinze heurespour en connaître le vœu sur la question du monde la plus simple. Si elle est de six cents personnes, il faut trente heures ; si elle est de douze cents personnes, il faut soixante heures.

Or, indépendamment de ce que par une forme si lente on ne terminerait presque aucune affaire, il y a le plus grand danger moral et politique à ce que les délibérations ne puissent pas être terminées dans une seule séance. C’est dans l’intervalle des séances que le crédit, l’amitié, la parenté, les intrigues et les séductions de toutes les espèces, s’agitent et peuvent conduire aux résultats les plus inattendus. Il est de la plus sérieuse conséquence de n’y pas exposer la bonne foi et le zèle des votants.

Et l’on doit encore considérer que l’on ne peut exiger habituellement d’une assemblée, pour plus de dix heures de travail par jour, et que, pour éviter les surprises, on ne doit se déterminer sur aucune affaire, qu’elle n’ait passé au moins trois fois sous les yeux de l’assemblée. Les affaires peuvent exiger encore plus d’examen, lorsqu’elles sont l’objet d’une diversité d’opinion entre les ordres ; mais en supposant qu’elles n’en demandassent pas davantage, dès qu’il faudrait revenir trois fois, pour chacune d’elles, à une forme de délibération qui ne pourrait employer à chaque fois moins de soixante heures ou d’une semaine de travail, il s’ensuivrait que, dans le cours d’une année, les États-Généraux ne pourraient prendre que seize résolutions définitives ; et s’il s’agissait d’une loi qui renfermât plusieurs articles, dont chacun eût besoin d’une discussion et d’une décision particulière, une seule loi pourrait consumer le travail des États-Généraux pendant une tenue entière.

Ces observations suffisent pour démontrer que la forme de délibération employée dans nos cours de magistrature, et au Conseil du Roi, ne peut convenir aux États-Généraux. Les affaires tomberaient dans le plus affreux désordres, pendant que les États en délibéreraient ; l’assemblée nationale serait décriée, parce qu’elle deviendrait bientôt inactive et inutile. Bientôt lassée de ces lenteurs, et pressée par les besoins de l’État, elle serait conduite à décider par acclamation : ce qui est la forme de l’anarchie et celle de la servitude, celle par laquelle on a perdu toutes les anciennes républiques.

Il faut donc absolument établir, pour les délibérations, une autre forme, par laquelle on n’oblige pas de parler ceux qui n’ont rien à dire, par laquelle on n’intimide pas la seconde moitié par le poids imposant de la première, et par laquelle on puisse prendre les voix en un moment.

En voici une qui tient de celle qui a lieu au Parlement d’Angleterre, et qui présente aussi quelques perfections nouvelles.

Il faut que la salle soit disposée par gradins de deux pieds et demi de hauteur, afin que la tête de ceux qui sont debout sur les gradins inférieurs n’aille qu’à mi-corps de ceux qui sont pareillement debout sur les gradins supérieurs, et ne cache pas la tête de ceux qui demeurent assis. Il faut encore que les gradins soient disposés, s’il est possible, circulairement, ou au moins elliptiquement, pour que chacun puisse parler de sa place, et être vu et entendu de toute l’assemblée.

Il faut qu’on ne puisse faire aucune proposition, sans la remettre par écrit au président, qui donnera la voix, en prévenant l’assemblée.

Il faut que toute proposition qui n’aura pas été appuyée par un autre membre de l’assemblée que celui qui l’aura faite, tombe d’elle-même, et soit rejetée par le silence.

Si une proposition est appuyée, il doit être libre à qui veut, de parler pour et contre la proposition, et même de répliquer à ce qu’on lui aura objecté. Pour demander à parler, ou à répliquer, on doit se lever ; et en cas de concurrence, le président doit décider de l’ordre dans lequel on parlera. Mais nul ne doit parler plus de deux fois sur la même proposition.

Alors on peut être sûr qu’il n’y aura pas plus de dix ou de douze personnes qui parleront sur chaque proposition, tantôt les unes et tantôt les autres, selon les lumières qui leur sont particulières ; et quand ces dix ou douze personnes parleraient chacune deux fois, et l’une dans l’autre chacune un quart d’heure à chaque fois, les débats ne consumeraient pas plus de cinq ou six heures, parce que tous les discours inutiles de ceux qui ne seraient pas au fait de la question, ou qui n’ont point de facilité, se trouveraient élagués d’eux-mêmes.

Les débats cesseraient lorsqu’une grande pluralité de l’assemblée demanderait par acclamation qu’on allât aux voix. Cette pluralité devrait être de plus des trois cinquième ; car l’intérêt général étant dans la profondeur des discussions, il doit suffire que les deux cinquièmes de l’assemblée demandent de nouveaux éclaircissements, et une prolongation de débats, pour qu’on ne puisse pas les leur refuser. Ils doivent exprimer leur vœu par le mot encore, opposé à celui aux voix.

Mais, cette liberté de prolonger les débats, ne doit pas être accordée plus de deux fois, ni à une minorité moindre que les deux cinquièmes.

Les voix doivent être prises en deux minutes, à la faveur de la disposition de la salle en gradins, et en gradins elliptiques.

Le président doit annoncer, à deux reprises, que ceux qui sont pour la proposition se lèvent, et que ceux qui sont contre elles restent assis.La forme de la salle étant telle que tout le monde soit en vue, une grande majorité sera reconnue dans l’instant. Si la majorité est peu considérable, on comptera par rang ceux qui seront debout, et l’opération sera bientôt terminée.

Par cette forme, on pourra prendre deux résolutions dans un jour, même sur une affaire compliquée, ou douze résolutions par semaines ; il faut réduire à quatre ces douze résolutions, chacune d’elle devant être trois fois réitérée, et pour le mieux, à huit jours de distance chaque fois, avant de devenir définitive.

Mais, à quatre résolutions par semaine, les États-Généraux pourraient donner deux cents décisions dans une année, et cela suffit pour assurer le salut de l’État. Il est clair que seize résolutions n’y pourraient suffire.

Par cette forme, chaque décision étant prise avant la fin de la séance, le pouvoir de l’intrigue est presque entièrement détruit.

L’opposition aux partis dominants n’est pas découragée ; la seconde moitié des votants n’a aucune infériorité relativement à la première.

La vérité est plus fortement et plus clairement établie par les assertions opposées, les arguments, les débats, et surtout les répliques de hui ou dix hommes instruits, que par six cents ou douze cents discours successifs de gens qui ne peuvent parler qu’une fois, et que chacun se lasse à la fin d’entendre.

Les orateurs néanmoins n’entraînent pas autant. Ils sont privés de l’avantage que leur donne la comparaison avec ceux qui n’ont pas le don de la parole ; ils ne luttent qu’entre eux, avec des armes à peu près égales ; ils ne sont pas moralement sûrs, comme dans la forme actuelle, de séduire l’assemblée en plaçant d’intervalle en intervalle un homme éloquent dans la première moitié des opinions. L’éloquence influe beaucoup moins, et cependant le raisonnement ne perd aucun de ses droits.

Les hommes qui parlent bien épuisent leur talent, sans savoir quel en sera l’effet. Les esprits justes décident en un moment la victoire.

Si cette forme de délibération paraît convenable, la proposition en sera faite régulièrement aux États-Généraux, et l’on y joindre les dispositions de détail qui doivent faire partie du règlement à intervenir à ce sujet. On croit devoir se renfermer ici dans la concision la plus grande, et telle que l’on désire qu’elle soit portée dans toutes les proportions qui seront faites à cette auguste assemblée. Il peut être utile de remuer par l’éloquence les cœurs insensibles et les âmes froides ; mais à des Français déjà si passionnés pour le bien public, il suffit de parler raison avec simplicité et avec clarté.

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