L’état moderne et ses fonctions

Paul Leroy-Beaulieu*

Préface de l’édition des cours au collège de France sur le rôle de l’État dans l’économie (1890). Extrait de la revue Sociétal N° 62 du 4ème trimestre 2008.

Les gouvernements en quête de popularité facile se jettent de plus en plus dans la voie du socialisme d’État. Le jeune empereur[1] d’Allemagne s’y est précipité avec une enthousiaste ardeur. Ses fameux rescrits entonnaient la réforme du monde social. Et les socialismes prétendus conservateurs éclosent de toutes parts. Ils tracent des programmes dont le but est incertain mais le résultat évident, enchaîner la liberté humaine et l’offrir en holocauste au dieu nouveau, l’État.

On peut se rassurer en pensant que comme tous les faux dieux, ce dieu a ses jours qui sont comptés. Dès que l’on sort des cérémonies en son honneur et que l’on veut passer aux œuvres, les obstacles surgissent et se multiplient. La nature humaine reprend ses droits et se révolte contre l’oppression. Les infirmités de l’État se manifestent et son impuissance se révèle. Ses ressorts plient et se dérobent, ses finances s’obscurcissent et s’épuisent.

Néanmoins, il faut décrire sans relâche les principes d’action de l’État moderne, ses rouages, ses inévitables faiblesses, sa radicale inaptitude au rôle gigantesque qu’on veut lui confier. Il faut refuser de plier le genou devant l’idole et analyser le métal dont elle est faite, les vices de structure dont elle souffre.

Puissions-nous contribuer à réduire le nombre de ses adorateurs et à sauver la civilisation occidentale de la nouvelle servitude dont on la menace. Notre effort sera facilité car l’expérience est démonstrative. Et partout l’État étale sa fragilité et sa présomption.

L’État moderne

Deux conditions surtout constituent l’État moderne.

D’abord les hommes qui détiennent l’État, qui parlent et qui agissent en son nom sortent de l’élection populaire. Si leur pouvoir est grand, ils n’en ont que de brèves délégations, et doivent souvent se contenter d’affirmer hautement représenter la volonté populaire.

En second lieu, par la disparition ou l’affaiblissement de toutes les anciennes forces sociales organiques, Église, aristocratie, corps intermédiaires divers et traditionnels, l’État moderne se trouve investi d’une façon complète en théorie et qui tend de fait à devenir complète en pratique de la toute-puissance. La toute-puissance, voilà l’attribut principal de l’État moderne. Or, chacun sait que la toute-puissance est la cause principale de l’infatuation.

Incohérent, irréfléchi, incapable de penser le temps au point de s’endetter sans retenue, corrompu, démesurément ambitieux et insupportablement intrusif, voilà l’État moderne tel que les faits nous le montrent.

Généralisation de la bureaucratie, danger de la corruption

Un chroniqueur britannique insistait naguère sur le fait qu’à ses yeux, en décrivant l’État moderne comme cet incroyable parasite, je décrivais simplement le gouvernement français. Et il affirmait que mes observations et mes conclusions n’avaient point d’application en dehors de notre territoire.

Quelle singulière et lourde erreur de jugement ! L’État moderne est le même partout. C’est celui que l’on trouve en France et en Italie, mais aussi en Angleterre, aux États-Unis et même en Suisse. Sans parler de l’Amérique du Sud ou des jeunes colonies d’Afrique, de l’Australie méridionale ou de la Nouvelle-Zélande. Dans toutes ces contrées, et d’autres encore, on retrouve les mêmes faiblesses pour ne pas dire les mêmes vices. Partout on trouve les mêmes impôts qui découragent le travail, les mêmes fonctionnaires qui pérorent en vain, les mêmes discours sur le secours aux pauvres qui masquent l’encouragement de la paresse.

Certes, dans certains pays, l’État moderne a péché moins que dans d’autres contre la stricte honnêteté. Les scandales des banques en Italie ou ceux sur la façon dont ont été obtenus les votes sur les tarifs aux États-Unis, ou encore ceux que l’on constate dans l’administration habituelle de la ville de New York surpassent largement les scandales législatifs et administratifs divers qui ont causé tant d’émotion en France dans les dix dernières années. Et on peut arguer que la petite Helvétie, autant qu’on peut en juger, est restée pure de ces actes de manifeste immoralité gouvernementale. La corruption, consciente et voulue, est un inconvénient des grands États, surtout quand ils se mettent en tête de gérer usines et chantiers. On étatise des productions entières pour soi-disant en préserver les ouvriers et on les livre à l’appétit des intrigants. Les directeurs nommés par le gouvernement vivent sur un grand pied, se logent somptueusement et se répandent en inutiles voyages en prétendant que le travail qu’ils accomplissent leur donne d’incommensurables droits. Les petites démocraties échappent plus souvent à cette corruption.

Aucune néanmoins ne peut se dégager de l’infatuation des hauts fonctionnaires, de l’activité tatillonne des moyens et de la médiocrité perturbatrice des petits. Aucune ne peut se soustraire longtemps à la domination des foules bureaucratisées ignorantes et prétentieuses. L’État devrait s’élever à la conception de l’intérêt général. Mais c’est chose impossible. Ce que l’économiste sait et que tant de gens veulent ignorer, c’est que l’intérêt particulier est une réalité permanente et l’intérêt général une invention changeante et transitoire.

Chauvinisme

Un des phénomènes les plus attristants et les plus inquiétants du monde présent est le développement au sein de nos démocraties d’un chauvinisme et d’un exclusivisme national extravagant qui fait de l’État sa référence. Les socialistes de naguère dont les utopies traduisaient une générosité profonde ont été remplacés par des armées de militants aveuglés qui réclament sans cesse davantage de protectionnisme et espèrent de dispendieuses dépenses gouvernementales. On a vu en Angleterre un gouvernement qui avait à sa tête des hommes de valeur, hommes expérimentés de la plus haute culture intellectuelle, en possession du prestige que donne une famille ayant depuis près de trois siècles joué un rôle prédominant dans le pays, tels que lord Salisbury et M. Balfour, s’abandonner pratiquement à la direction incohérente et téméraire d’un de leurs subordonnés, simple charlatan sans aucune instruction générale, M. Chamberlain, uniquement parce que cet homme borné et inculte était un excellent manœuvrier électoral, capable de promettre aux électeurs n’importe quelle dépense inconsidérée ou n’importe quelle largesse fiscale. Car, c’est là un des traits de l’État moderne. Il prétend corriger les injustices et se contente d’en jouer pour assurer le pouvoir de quelques ambitieux.

La démocratie, le pire des systèmes à l’exclusion de tous les autres

Quand bien même l’État concret finirait par se rapprocher par ses qualités propres de l’État abstrait et idéal des philosophes, il faudrait pour maintenir la plasticité sociale et la spontanéité individuelle indispensable à l’enrichissement collectif lutter contre ses empiétements. Il faut d’autant plus le faire que, outre le souvenir des abus de l’Antiquité et du Moyen Âge, la récente expérience démontre chez tous les peuples combien l’État démocratique, représenté par le pouvoir des hommes issus de l’élection, ressemble peu à l’État théorique, objet de tant d’encens et d’une dévotion si crédule.

Doit-on conclure qu’il convient de détruire l’État démocratique. Ce n’est aucunement ma conclusion. D’ailleurs, par quoi le remplacer ? Par l’État bureaucratique dont la Prusse offre aujourd’hui le plus bel exemple, ou par une grande monarchie administrative, comme celle de notre ancienne France, ou celle qui se meurt en Russie ou chez le Grand Turc ? Ce serait pire. Cela renforcerait l’État. Et le renforcement de l’État finirait par conduire au socialisme populaire ou au socialisme conservateur, ce qui n’apporterait aucun mieux par rapport à l’État démocratique, bien au contraire. Heureusement, le choix n’est pas vraiment à notre disposition car le socialisme quel qu’il soit n’est qu’un mot qui sert à rassembler les mécontents. Aujourd’hui, personne ne peut sincèrement et sérieusement vouloir s’engager dans la voie qui en ferait un mode de gouvernement.

Ce qui ressort de mes réflexions, c’est simplement que les hommes éclairés doivent s’efforcer de contenir l’ambition de l’État moderne. Le devoir de tous ceux qu’anime la volonté du bien-être général et en particulier des défenseurs de l’économie politique est d’agir, d’écrire, de parler pour ne jamais permettre à l’État de s’adjuger aux dépens de l’activité privée de nouvelles sphères d’action.


[1] Il s’agit de Guillaume II. En 1890, il a 31 ans et est empereur depuis 1888.

* Paul Leroy-Beaulieu est né en 1843 à Saumur (Maine-et-Loire), décédé en 1916 à Paris. Economiste et sénateur.
Après des études au lycée Bonaparte, il suivit les cours des universités de Bonn et de Berlin en 1864-1865. De retour en France, il se spécialisa dans l’étude de l’économie politique. Il collabora au Temps, à la Revue nationale, à la Revue contemporaine, et entra en 1869 à la Revue des deux mondes, en 1871 au Journal des débats. Il fonda en 1873 L’Economiste français. Professeur de finances, en 1872, à l’Ecole libre des sciences politiques, il fut nommé en 1880 titulaire de la chaire de son beau-père, Michel Chevalier, dont il avait été le suppléant au Collège de France. Il avait été élu membre de l’Académie des sciences morales et politiques le 6 juillet 1878. Sénateur, il fut le seul à voter contre la déclaration de guerre à la Prusse en 1870. Il écrivit de nombreux ouvrages, essentiellement d’économie : De l’influence de l’état moral et intellectuel des populations ouvrières sur le taux des salaires, couronné en 1867 par l’Académie des sciences morales; La Question ouvrière au XIXe siècle (1871); Le Travail des femmes au XIXe siècle (1873); Essai sur la répartition des richesses (1880); Le Collectivisme (1884): Précis d’économie politique (1888); L’Etat moderne et ses fonctions (1889).

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