L’éternelle modernité de Diderot

Dans la préface qu’il donne en 1886 à la réédition de plusieurs textes de Diderot, dont le roman La Religieuse, Yves Guyot vante les mérites de ce penseur qui a su s’affranchir des codes et des préjugés et qui a livré une œuvre critique restée très actuelle.


Yves Guyot, préface à l’édition de 1886 de la Religieuse, Madame de Carlière et Les Deux amis de Bourbonne.

PRÉFACE

DIDEROT : SES THÉORIES ET SES ŒUVRES LITTÉRAIRES

 

I

De tous les hommes du XVIIIe siècle, Diderot m’est le plus sympathique. Il y a bien longtemps que je le connais et je l’ai aimé dès le premier jour. Dès que je l’ai aperçu, je me suis écrié :

— Oh ! le bon homme, et l’homme agréable ! comme il est charmant ! et quel génie ! J’étais tout enfant quand je trouvai un jour les Regrets sur ma vieille Robe de chambre. « Pourquoi ne l’avoir pas gardée ? Elle était faite à moi, j’étais fait à elle. Elle moulait tous les plis de mon corps sans le gêner ; j’étais pittoresque et beau. L’autre raide, empesée, me mannequinne… » À ces lignes, je devinai Diderot, je fus sous le charme et j’y suis resté. Je vis, sous l’écrivain, l’honnête homme et le brave homme. Je fus emporté par cette verve, ébloui par cette chaude couleur. Depuis ce temps, je ne me suis plus séparé de Diderot.

Chose grave ! Diderot est encore un des hommes les plus mal connus du XVIIIe siècle. Je pourrais citer des personnages importants, qui ont un nom considérable dans la science et dans les lettres, et qui ne se sont aperçus de son existence que lors de son Centenaire. — Tiens ! c’était donc quelqu’un !

Le monument de Diderot, l’Encyclopédie, l’a écrasé comme la cathédrale de Cologne a enseveli le nom de son architecte.

II

L’homme ? Il est né à Langres, en 1713, d’un coutelier. De là, un côté peuple qui le distingue de Montesquieu et de Voltaire, tous les deux appartenant à la riche bourgeoisie. Il était destiné à la prêtrise ; il jeta le froc aux orties. On lui coupa les vivres. Il mena une vie de bohème, en donnant des leçons. Il se maria à une jeune fille pauvre et d’intelligence étroite. De ce mariage naquit une jeune fille, Mme de Vandeul, qui a laissé des mémoires intéressants sur son père. Elle a fait souche : et chose bizarre, tandis que la France moderne acclame Diderot et lui élève des statues, ses descendants, aujourd’hui riches, bien nantis, n’acceptent leur parenté qu’avec effarement !

Les idées bouillonnaient dans sa tête. Loin de vouloir les étouffer, les renfermer, les tenir au secret, il ne demandait qu’à leur donner la volée. Il trouva des libraires hardis qui, après avoir publié de lui, des essais, des brochures, des romans comme les Bijoux indiscrets, osèrent entreprendre et lui confier l’Encyclopédie. Ils y gagnèrent deux millions de livres, en dépit des obstacles mis à la publication de l’ouvrage ; Diderot, mille livres de revenu.

C’était la moindre chose pour lui. Il avait un tempérament prodigue : son temps, ses idées, son style, sa bourse, il donnait tout à tous. « On ne me vole point ma vie, disait-il, je la donne. » C’était le moyen d’enrichir les autres, mais ne le regrettons pas. C’est l’éternelle histoire des debteurs et emprunteurs de Rabelais. Ceux qui lui empruntaient, comme Raynal, comme Grimm, comme d’Holbach, comme Helvétius, lui rendaient sans s’en douter. Ils se faisaient les colporteurs de ses idées ; et dans sa générosité, il lui importait peu qu’elles portassent le nom de leur père réel, pourvu que, se répandant par le monde, elles y constituassent une nombreuse famille.

Si le 30 juillet 1784, sur son lit de mort, il avait pu avoir une vision de l’avenir, il eût été fier de la dynastie qu’il laissait : il eût entendu de Bonald s’écrier avec terreur : « La Révolution n’est que le second tome de l’Encyclopédie » ; il eût reconnu Danton, comme son héritier direct : il eût aperçu, dans la pénombre, Comte lui empruntant la formule : « Abandonner le pourquoi et ne s’occuper que du comment » ; Lamark et Darwin, justifiant par les faits, ses hypothèses sur l’évolution ; le romantisme faisant triompher ses doctrines sur la liberté de l’art, et le naturalisme moderne lui prenant jusqu’à son titre.

III

Il disait : « Musulmans, quel culte embrasseriez-vous, si vous abjuriez Mahomet ? le naturalisme. Chrétiens, quelle est la vraie religion, si ce n’est la chrétienne ? la religion des Juifs. Mais vous, Juifs, quelle est la vraie religion, si le judaïsme est faux ? le naturalisme. Or, ceux à qui on accorde la seconde place d’un consentement unanime et qui ne cèdent la première personne, méritent incontestablement celle-ci.

Ce naturalisme philosophique, il l’étendait toutes les formes de l’art, et par ses pièces de théâtre, par ses romans, il prêchait d’exemple.

Dès son premier roman (1748), les Bijoux indiscrets, fantaisie pornographique, comme on dirait aujourd’hui, qui lui vaudrait une condamnation à Sainte-Pélagie et la privation de ses droits civils et politiques, il montre, au milieu de satires de toutes sortes, l’Expérience démolissant le Temple des hypothèses. À son aspect, Platon s’enfuit épouvanté, emportant avec lui son Beau inné, qui, malgré les efforts de M. Cousin et de l’Université, a si bien disparu qu’il n’a jamais pu être retrouvé.

Au point de vue critique, Diderot, puis Mercier, ont dit contre l’ancienne tragédie classique, contre les unités, tout ce qui a été répété quarante ou cinquante ana plus tard par les romantiques. C’est sous cette influence que Beaumarchais, pour la première fois, a pris le mot « classique » dans un sens ironique. Lessing, dans sa Dramaturgie, a traduit plus d’une page de Diderot. Goethe, a non seulement avoué, mais proclamé l’action exercée sur lui-même par le philosophe français.

Diderot remplace les généralités vagues et grises du style classique, par le détail précis, caractéristique, pittoresque. Il fait bon marché de ces distinctions style noble, style modéré, et style familier ; mots nobles et mots roturiers. Un mauvais mot, dit-il, une expression bizarre, m’en apprend quelquefois plus que dix belles phrases. Cette audace, qui constitue un mérite à nos yeux, excitait le mépris des graves régents du goût, ses contemporains, et contrariait même certains de ses admirateurs.

Pour l’abbé Bigleux, l’abbé Trablet, pour Laharpe, la couleur, la chaleur, le relief du style de Diderot, c’est manque de goût ; sa verve, c’est correction. « Son style est nu et effronté », a dit M. Villemain. Un style nu, c’est-à-dire qui montre les choses telles qu’elles sont, est indécent. Le style, comme les gens, d’après la morale officielle, doit être vêtu, afin de cacher, sous son uniforme conventionnel, les infirmités, les faiblesses, les difformités, les particularités individuelles et les organes de la vie.

Naigeon, à qui on doit la première grande édition des œuvres de Diderot (1798), son admirateur fanatique, disait avec désespoir : « Diderot avait, en écrivant, deux tons très différents : un ton domestique qui est mauvais et un ton réfléchi qui est excellent. » S’il n’osait prendre lui-même la responsabilité de se livrer, sur Diderot, à une mutilation analogue à celle que les Jansénistes de Port-Royal opérèrent sur les Pensées de Pascal, il conseillait cependant paternellement au prochain éditeur « de retrancher ici quelques pages, là quelques lignes ». Il y a des gens qui voudraient épurer Juvénal et Rabelais. Pour eux, cela s’appelle « polir ». Ils considèrent l’art comme besogne de laminoir. Ils trouvent Rembrandt grossier et donnent la médaille d’honneur à M. Bouguereau.

Diderot a symbolisé sa manière et celle de ses critiques dans l’apologue suivant :

« Le coucou disait : Je dis peu de choses, mais elles ont du poids, de l’ordre, et on les retient. »

« Le rossignol répondait : J’aime à parler, mais je suis toujours nouveau, et je ne fatigue jamais. J’enchante les forêts : le coucou les attriste. Il est tellement attaché à la leçon de sa mère qu’il n’a point pris d’ailes. Moi, je ne reconnais point de maure, je me joue des règles. C’est surtout lorsque je les enfreins qu’on m’admire. Quelle comparaison de sa fastidieuse méthode avec mes heureux écarts ! »

IV

Diderot a aussi été flétri des épithètes de « cynique et d’obscène ». Pourquoi ? Il n’a certes pas découvert que l’acte sexuel tenait une place considérable dans l’humanité. Celle-ci s’en est aperçue depuis longtemps, puisque autrement elle eût disparu. Mais Diderot a eu un grand tort : souvent il l’a appelé par ses noms les plus caractéristiques, disant : » Vous prononcez hardiment tuer, voler, trahir, et l’autre, vous ne le diriez qu’entre les dents. Est-ce que moins vous exhalez de ces prétendues impuretés en paroles, plus il vous en reste dans la pensée ? Et que vous fait l’action génitale si naturelle, si nécessaire et si juste, pour en exclure le signe de vos entretiens et pour imaginer que vos yeux, votre bouche et vos oreilles en seraient souillés ? »

Chacun de nous a dans le cœur un petit cochon, disait Préault. Eh oui ! mais nous avons aussi un petit inquisiteur qui sert à cacher le cochon sous sa vertueuse indignation. Toujours à la recherche de « ce qui est permis » et « de ce qui est défendu », il demande la mort de tous les cochons qui ne sont pas le sien, et il appelle le bras séculier à son aide pour exécuter sa sentence.

Dire et ne pas dire, sous-entendre les choses les plus naturelles, en parler à voix basse, les envelopper de mystère de manière à les rendre plus provoquantes et plus irritantes, cela s’appelle de la décence, le respect de la morale publique, et n’est, en définitive, que le mépris de la femme, le mépris de la vie, l’expression moderne de l’ascétisme chrétien.

En dépit de la loi, de quelques procès, le naturalisme a, sur ce point, grâce à Zola, cause gagnée, comme sur tous les autres, un siècle après Diderot. Le progrès est lent.

Diderot, sur son lit de mort, exhalait sa foi dans ces dernières paroles : « Le premier pas vers la philosophie, c’est l’incrédulité. » Longtemps auparavant, à cette question — « Que faut-il croire ? » il avait répondu — « Rien que ce qui peut se démontrer ! »

Les hommes se partagent en deux classes : les subjectivistes et les objectivistes.

Les premiers partent d’un dogme, d’un mot, d’une formule, d’une habitude, et déduisent des hypothèses plus ou moins compliquées ; quand ils arrivent à des hypothèses trop compliquées, ou leur donne le nom de fous.

Les seconds observent les phénomènes et leurs rapports, se donnent beaucoup de mal pour les saisir et les vérifier et ne s’avisent de généraliser que lorsqu’ils se sont efforcés de réunir d’abord tous les éléments constitutifs de leur hypothèse. Encore ont-ils la prudence de ne donner celle-ci que sous bénéfice d’inventaire, et non comme certitude.

La science n’a fait de progrès que depuis qu’elle a abandonné les rêveries des astrologues, des alchimistes, la recherche de la pierre philosophale, les causes premières et finales, les discussions casuistiques, pour étudier les faits par l’observation et les vérifier par l’expérience.

L’art a subi la même évolution. Ce n’est pas en se lançant à la recherche du type du Beau platonicien, qu’il a fait des progrès. Que sont donc les grands artistes de la Renaissance comme Léonard de Vinci et Michel-Ange ? Des découvreurs du corps humain. Lisez le Traité de peinture du premier. C’est un recueil d’observations. Je n’en veux citer pour exemple que la différence qu’il établit entre la fumée et la poussière.

Diderot voulait aussi un art objectif comme une science objective et s’efforçait de ramener les artistes à l’observation directe de la nature. Il disait aux sculpteurs, aux peintres qui vantaient l’antique à tout propos : — « Et si l’antique n’avait pas existé ? » Il regrettait notre érudition qui empêchait des tâtonnements. Il réclamait un retour à l’état de barbarie, d’où partirait l’observation directe, sans préoccupation des œuvres préexistantes, tandis qu’au lieu de regarder directement la nature, la plupart des artistes s’absorbent dans la contemplation des copies. Au lieu d’essayer de rendre la nature, ils copient des copies, et plus ils vont de copies en copies, plus ils s’éloignent du but poursuivi ; ils finissent par tomber dans l’absurde, si une vigoureuse réaction ne les ramène pas à voir par leurs yeux et à essayer de rendre leurs impressions personnelles, par des moyens qui leur sont propres.

Les idées de Diderot subirent un terrible recul avec David, si puissant dans ses portraits, si faux dans l’Enlèvement des Sabines. La peinture officielle d’école, pendant longtemps, n’a pu admettre que l’artiste sentit par lui-même. Aujourd’hui encore, elle ne l’admet pas.

Qu’importe ? Il y a eu des refusés de l’école, des insurgés qui, ne pouvant se satisfaire avec le pompier classique, ont quitté l’école pour aller étudier le jeu de la lumière sur les arbres, dans les eaux, dans les feuillages, et se sont attachés à rendre l’impression de la plaine, comme Millet, de la forêt, comme Rousseau, de l’aube, camuse Corot, de la mer, de la lande, de la montagne, de la gelée matinale, du soleil en plein midi. D’autres se sont aperçus que l’être humain existait ailleurs que dans le jour de l’atelier et l’ont mis en plein air.

La méthode d’observation, la méthode expérimentale, c’est-à-dire la science, sont venues à leur aide. Chevreul, avec ses travaux sur le contraste simultané des couleurs, a donné à l’artiste une certitude qu’il n’avait pas. Duchenne, de Boulogne, avec ses expériences sur la physionomie, permet au sculpteur, au peintre, à l’acteur, d’exprimer toutes les passions humaines sans commettre de contresens. Que sont tous ces progrès, dans lesquels le savant vient au secours de l’artiste, sinon des résultats d’une observation plus précise, plus délicate, plus consciente ?

VI

Si, en peinture, Diderot préférait une cruche de Chardin aux fantaisies de Boucher, il demandait au théâtre, au roman, la représentation de la réalité.

Au lieu des Grecs, des Romains de convention, il réclamait des personnages appartenant l’observation directe, la tragédie bourgeoise.

Dans la vie moderne, osait-il prétendre, il y a des larmes, des passions, des sentiments comme chez les rois grecs ou les empereurs romains. Un bourgeois du Marais peut éprouver d’aussi grands malheurs qu’un Atride ; une brave bourgeoise peut âtre dévorée des mêmes passions que Phèdre. Pourquoi ne pas peindre les types de la vie réelle, que nous avons sous les yeux ? Pourquoi ne pas les représenter avec leurs misères et leurs douleurs ? La vie contemporaine n’est-elle donc qu’une comédie ? N’a-t-elle pas des côtés lugubres ? Pas des passions fortes dans notre société ? La vie contemporaine est un livre immense et qui vaut la peine d’être lu ; ouvrons-le donc et feuilletons-le.

Si, aujourd’hui encore, ces truismes sont, pour vermines gens, des audaces, ils constituaient des scandales, il y a un siècle !

VII

Voulant dégager le théâtre de ses formules, de ses conventions, il attaqua d’abord le vers qui, selon Horace, ne convenait qu’aux immenses théâtres en plein air des anciens. Il est aussi ridicule dans nos petits théâtres que le seraient leur déclamation outrée et leurs masques. Diderot raconte, à l’appui de son opinion, que Garrick lui disait « qu’il lui serait impossible de jouer un rôle de Racine, que ses vers ressemblaient à de grands serpents qui enlaçaient un acteur et le rendaient immobile. »

Diderot, s’adressant aux acteurs de son temps, s’écriait : « En dépit de l’emphase poétique, rapprochez votre jeu de la nature le plus que vous le pourrez : moquez-vous de l’harmonie, de la cadence et de l’hémistiche ; ayez la prononciation claire, nette et distincte et ne consultez sur le reste que le sentiment et le bon sens. »

Si les Romantiques ont conservé le vers dans le drame, ils en ont brisé la césure, ils lui ont donné une liberté contre laquelle protestait encore la poétique du XVIIe siècle à la première d’Hernani. Aujourd’hui, le vers disparaît de la scène, comme il a disparu du langage, comme il disparaîtra du livre. L’apothéose de Victor Hugo a été l’enterrement de la poésie : la science ne parle qu’en prose.

Dans sa passion pour la réalité, Diderot répétait aux acteurs : « Vous résoudrez-vous donc toute votre vie à n’être que des mannequins ? Ô le maudit et le maussade jeu que celui qui défend d’élever les mains à une certaine hauteur, qui fixe la distance à laquelle un bras peut s’écarter du corps, et qui détermine, comme un quart de cercle, de combien il est convenable de s’incliner ! »

Garrick, élevé à l’école de Shakespeare, dédaignait profondément le genre noble des acteurs français. « Un jour, pour prouver que la pantomime seule pouvait produire la plus forte impression, il prend un coussin, comme un enfant, le caresse, comme s’il était son fils. Tout d’un coup, en jouant avec lui, il le laisse tomber par la fenêtre, et alors se livre à une explosion de douleur si effrayante, si poignante, que les assistants terrifiés se retirent. » « Croyez-vous, demandait Diderot, qu’alors Garrick songeait si on le voyait de face ou de côté ; si son action était décente ou ne l’était pas ; si son geste était compassé, ses mouvements condensés ? »

VIII

Diderot demande encore que la scène ait des décors qui changent chaque fois que la circonstance l’exige ; que l’auteur s’entende avec le décorateur ; que le peintre aide l’acteur ; que les personnages d’une scène s’intéressent tous à cette scène, et concourent à son effet ; il veut aussi qu’on joue, au lieu de déclamer éternellement ; que l’action ait la place principale de manière qu’en sortant du théâtre on ne remporte pas des mots, mais des impressions. [1]

Le théâtre était en un tel désaccord avec les desiderata de Diderot qu’il écrivait : « Tenez, mon ami, je n’ai pas été dix fois au théâtre depuis quinze ans. Le faux de tout ce qui s’y fait me tue. »

IX

Le Pantophile Diderot, comme l’appelait Voltaire, cet autre Pantophile, essaya de payer d’exemple avec son Père de famille et son Fils de famille. — Il échoua ? — D’abord, ne faut-il pas en finir avec cette morale du succès qui donne la victoire pour seul criterium ? Galilée ne parvint pas non plus à convaincre le tribunal de l’inquisition devant lequel il comparaissait ; et cependant, lorsqu’en se relevant, il prononçait son E pure si muove ! avait-il donc tort ?

Qu’est-ce que le progrès ? C’est le renouvellement des idées et des habitudes reçues. Comment ! vous allez venir apporter une nouveauté qui change tous les systèmes faits, dérange toutes les actions réflexes, vient se heurter à toutes les provisions emmagasinées, par l’hérédité et par l’éducation, dans nos cellules cérébrales, et vous voulez qu’immédiatement tous crient : — Vous avez raison ! Jusqu’à présent, nous étions dans l’erreur ! Nous le confessons !

Mais alors l’humanité serait comme une girouette tournant à tous les vents. Ne calomnions pas les rétrogrades ! Ils représentent le lest.

Le progrès ne se fait que par des minorités. Newton est seul quand il découvre la loi de la gravitation. L’Angleterre ne se convertit au libre échange que soixante-dix ans après la publication du livre d’Adam Smith. Or, au théâtre, en face de qui se trouve l’auteur dramatique ? En face d’une majorité, c’est-à-dire, d’un élément conservateur, sinon réactionnaire. Les acteurs qui consentent à jouer sa pièce la condamnent, les premiers. Elle trouble leurs habitudes, leurs routines, toute leur éducation. Ils se défendent contre elle, au lieu d’essayer de contribuer à son succès. En 1757, Préville et sa femme n’apprenaient pas leurs rôles, mettaient le désordre au théâtre et forçaient Diderot à retirer sa pièce ; en 1828, Mlle Mars tenait la même conduite à l’égard de Victor Hugo. Mais ici, c’était le poète qui avait le dernier mot.

X

Cependant Diderot avait fait au goût de son époque des concessions. Lui qui protestait contre les entités métaphysiques, comme Dieu, l’âme, les facultés ; contre les entités biologiques, comme l’espèce, il avait aussi osé avancer « qu’une pièce ne se renferme jamais entièrement dans un genre ! » mais, timidement, il avait ajouté : « Les peintres et les poètes ont le droit de tout oser, mais ce droit ne va pas jusqu’à la licence de fondre des espèces différentes dans un même individu. » Gêné ainsi par les préjugés du temps, au lieu de créer le drame complet, comprenant à la fois les côtés les plus sombres et les plus grotesques de la vie, faisant rire et pleurer, il avait créé un troisième genre, le genre sérieux. « Ce genre, avouait-il lui-même, est privé de la vigueur de coloris des genres extrêmes entre lesquels il est placé. » Lui, qui aimait tant la vie et la couleur se châtrait par respect pour la manie de ces délimitations arbitraires qui divisaient la littérature, comme les métiers, en corporations distinctes, et défendaient au poète tragique de faire rire, comme au fabricant de draps, la fabrication des soieries.

S’il connaissait fort bien la puissance des contrastes, puisqu’il disait : « Tacite est le Rembrandt de la littérature des ombres fortes et des clairs éblouissants » ; il n’osa s’en servir comme moyen dramatique et se priva volontairement des effets qu’il en eût obtenus. Il rend fruste le Commandeur du Père de famille. Il n’osa pas accuser, pousser au comique, les traits de cet excellent beau-frère, s’appuyant sur tous les préjugés de race et de fortune, cherchant à nuire à ses neveux et à ses nièces, disant sans cesse des choses désagréables à son beau-frère, exerçant un despotisme mesquin et continuel sur toute la famille parce qu’elle doit hériter de lui. Comme la plupart des novateurs à qui on reproche leurs audaces, Diderot pécha par timidité.

En veut-on une autre preuve ? Il n’osa s’affranchir de la loi des trois unités.

XI

Diderot commit une autre faute, celle-là personnelle. Il manqua à sa propre définition du théâtre en perdant son Père de famille et son Fils de famille dans des déclamations morales et dans des discussions de casuistique. Toute œuvre dramatique quelconque, y compris le plus insignifiant est une œuvre morale, puisqu’elle montre des individus agissant dans un milieu social. La conclusion doit être le résultat de la situation : si l’auteur est obligé de la formuler par la bouche de ses personnages, c’est qu’il n’a pas su la dégager.

XII

Diderot ne fut à l’aise que dans le Roman et dans les Fantaisies littéraires sans précédents avant lui. M. Taine a caractérisé admirablement son genre et sa place à part dans le XVIIIe siècle. [2] « Parmi tant d’écrivains supérieurs, il est le seul qui soit un véritable artiste, un créateur d’âmes, un esprit en qui les objets, les événements et les personnes, naissent et s’organisent d’eux-mêmes, en vertu de leurs affinités naturelles, involontairement, sans intervention étrangère, de façon à vivre pour eux-mêmes et par eux-mêmes, à l’abri des calculs et en dehors des combinaisons de l’auteur. L’homme qui a écrit les Petits Romans, les Entretiens, le Paradoxe sur le Comédien, surtout le Rêve de d’Alembert et le Neveu de Rameau, est d’espèce unique en son temps. Si alertes, si brillants que soient les personnages de Voltaire, ce sont toujours des mannequins : leur mouvement est emprunté ; on entrevoit toujours derrière eux l’auteur qui tire la ficelle. Chez Diderot, ce fil est coupé ; il ne parle point par la bouche de ses personnages, ils ne sont pas pour lui des porte-voix ou des pantins comiques, mais des êtres indépendants et détachés, à qui leur action appartient, dont l’accent est personnel, ayant en propre leur tempérament, leurs passions, leurs idées, leur philosophie, leur style et leur âme, parfois, comme le Neveu de Rameau, une âme si originale, si complexe, si complète, si vivante et si difforme, qu’elle devient dans l’histoire naturelle de l’homme un monstre incomparable et un document immortel. Il a dit tout sur la nature[3], sur l’art, la morale et la vie[4], en deux opuscules dont vingt lectures successives n’usent pas l’attrait et n’épuisent pas le sens : trouvez ailleurs si vous pouvez, un pareil tour de force et un plus grand chef-d’œuvre : ‘rien de plus fou et de plus profond’[5]. »

XIII

Ici, notre examen doit se restreindre à ses trois œuvres littéraires : Jacques le Fataliste, le Neveu de Rameau, la Religieuse.

En commençant le premier de ces romans, en 1773, il est évident que Diderot a pensé à Tristam Shandy, publié en 1759 ; mais entre Sterne et Diderot, il n’y a que certaines analogies humoristiques. Le philosophe français, exubérant de verve, n’a point le temps comme le pasteur anglais de s’arrêter aux petits détails, de les étudier si minutieusement, de s’y complaire tellement qu’au IXe volume, le héros, conçu au premier, naît à peine. Nous savons ainsi qu’il est venu à terme, mais son histoire a tellement été absorbée par la période de gestation que nous en avons toujours ignoré la suite. Il est vrai que celle de Jacques le Fataliste ne finit pas beaucoup plus. On ne rend pas compte de tels ouvrages. Il faut les lire.

Le Neveu de Rameau, composé vers 1760, fut traduit en allemand par Goethe en 1804. Il revint en France, d’abord grâce à une traduction de De Saur, qui la donna comme l’original. M. de Brière reçut le texte exact de Mme de Vandeul, la fille de Diderot, en 1821, et Goethe en constata l’exactitude. Depuis, M. Assézat en a trouvé une copie manuscrite, plus complète, qui a été imprimée dans la grande édition des frères Garnier.

Le Neveu de Rameau n’a pas d’analogue dans l’histoire littéraire. C’est une furieuse satire, mais elle est en même temps si gaie, si naïve, si complexe, qu’elle soulève moins l’indignation qu’un étonnement curieux. Ce dialogue est une vaste comédie qui fait tourbillonner le tout-Paris du XVIIIe siècle. Le Neveu de Rameau, ce long et maigre personnage, est un Callot posthume. Il proclame ce que tant d’autres pensent tout bas. C’est le théoricien de l’abjection : un Tartufe à poil.

Au milieu de théories auxquelles leur bouffonnerie ne donne que plus d’accent et plus de profondeur, sur toutes sortes de sujets depuis la musique jusqu’à l’art de la platitude, il développe la vieille thèse : « L’or est tout, et le reste, sans or, n’est rien », mais avec un accent si personnel, avec des variations si originales, qu’elle devient toute neuve.

Si tu n’arrives pas, tu dois te mépriser toi-même. « Mille petits beaux esprits, sans talents, sans mérite, mille petites créatures sans charmes, mille plats intrigants sont bien vêtus, et tu irais tout nu ! Et tu serais imbécile à ce point ? Est-ce que tu ne saurais pas flatter comme un autre ? Est-ce que tu ne saurais pas mentir, jurer, parjurer, promettre, tenir ou manquer comme un autre ? Est-ce que tu ne saurais pas te mettre à quatre pattes comme un autre ? Est-ce que tu ne saurais pas encourager ce jeune homme à parler à Mademoiselle et persuader à Mademoiselle de l’écouter ? » Est-ce que toute la société en un mot n’est pas composée d’hypocrites, de menteurs, de parjures, d’adulateurs et de proxénètes ? Pourquoi donc faire autrement que les autres ? Il n’y a que du vice ; nourris-toi avec le vice. Son auge est grande, plonge-toi dedans tout entier et tâche de t’engraisser. Est-ce que tous, à tous les étages de la société, ne se jettent pas dessus sans dégoût ? Pourquoi donc ferais-tu le dédaigneux ? Le banquet des porcs t’appelle, va t’y empiffrer. La fange est partout, vautre-toi dedans. L’or n’a pas d’odeur, parbleu ! Tu seras toujours à temps pour le laver : l’important est de l’avoir. Tu n’as pas le moyen de te targuer de dignité ; avilis-toi donc. Tu ne feras ni plus ni moins que les autres. Joue bien ton rôle : ne discute pas les causes, ne pense qu’aux effets. Sois tartufe, mais lis Molière, pour apprendre à ne pas le paraître. Si tu as un fils et que tu veuilles réellement son bonheur, ne lui donne pas à Paris une éducation de Spartiate. Donne-lui des conseils en rapport avec les mœurs. Si la vertu est de mode, rends-le vertueux ; si le vice triomphe, rends-le vicieux. Pourquoi donc fuir les vices « qui cadrent avec les mœurs de ma nation et qui sont du goût de ceux qui me protègent, et plus analogues à leurs petits besoins particuliers que des besoins qui les gêneraient ? On loue la vertu, mais on la hait, mais on la fuit, mais elle gèle de froid, et, dans ce monde, il faut avoir les pieds chauds. »

Être un brigand heureux et opulent, tel est l’idéal : et une fois arrivé à ce point, la bonne chose que de pouvoir jouir de tous les vices qu’on a servis auparavant pour parvenir ; que d’avoir, à son tour, des flatteurs et des proxénètes ! « J’aime à commander et je commanderai. J’aime qu’on me loue et on me louera. J’aurai à mes gages toute la troupe des bouffons et des parasites, et je leur dirai comme on m’a dit : Allons, faquins, qu’on m’amuse, et on m’amusera qu’on me déchire les honnêtes gens, et on me les déchirera, si on en trouve encore. Et puis nous aurons des filles ; nous nous tutoierons quand nous serons ivres ; nous nous enivrerons, nous ferons des contes, nous aurons toutes sortes de travers et de vices : ce sera délicieux. »

Tous ceux qui n’ont ou n’ont eu d’autre critérium que le succès, si haut que leur mépris pour les autres et pour eux-mêmes ait pu les placer, ne sont que les ascendants ou les descendants directs du Neveu de Rameau.

Le Neveu de Napoléon n’était qu’un Neveu de Rameau, avec la férocité en plus et l’esprit en moins.

XIV

La Religieuse est plus qu’une simple fiction. Vers 1759, une jeune religieuse, Suzanne Simonin, avait osé s’adresser à la justice pour rompre des vieux qui lui avaient été arrachés par contrainte ; dans son malheur, elle trouva un ami de Diderot, le marquis de Croismare, qui s’intéressa à elle, et multiplia les sollicitations et les démarches en sa faveur. Elle n’en fut pas moins condamnée à rester au couvent. En 1760, M. de Croismare ayant quitté Paris, Diderot et Grimm le mystifièrent, en lui adressant des lettres de remerciement et de sollicitation sous le nom de Suzanne Simonin, qu’ils supposèrent évadée de son couvent. Le marquis y répondit de très bonne foi. Grimm a publié cette correspondance en 1770. Mais Diderot était entré dans la peau de la Religieuse. Avec sa prodigieuse intuition, quelques observations recueillies au hasard, dans l’air ambiant, un sentiment vif et délicat des sentiments de la femme, il fit le récit des souffrances de la vie du cloître avec une vérité poussée jusqu’au trompe-l’œil. Nulle déclamation, nulle tirade, pas de phrases qui sentent l’auteur : c’est une jeune fille innocente, naïve, ne connaissant rien de la vie en dehors de son couvent : elle parle, raconte ses impressions, montre même un peu de coquetterie. On n’est pas plus femme.

Il est de bon ton parmi les critiques « sérieux » de reprocher à Diderot d’avoir introduit dans la Religieuse des peintures lascives et, dans certaines éditions, on remplace un on deux passages par des points. Certes, il eût été facile à Diderot de faire quelque histoire bien égrillarde de couvent, comme il y en a tant qui courent par le monde : il a préféré être vrai. Il a montré une situation psychologique bien connue : la dépravation des appétits sexuels dans les agglomérations d’êtres de même sexe. Les personnes et les animaux en sont également atteints. Sainte-Claire-Deville l’a constatée dans un parc de béliers, et les procès de cour d’assises nous la montrent tous les jours chez des Ignorantins.

Loin que Diderot ait chargé le tableau, il l’a atténué, estompé, et même un peu escamoté, en poussant la naïveté de sa Religieuse au-delà de la vraisemblance.

Les lecteurs de ce volume pourront en juger.

Composée en 1760, la Religieuse ne fut alors connue que par fragments, lus chez d’Holbach et madame d’Épinay. Elle fut publiée pour la première fois en 1798. Elle garde toujours son actualité : car il y a encore, en France, près d’un siècle après la Révolution, des maisons religieuses fondées sur la claustration, où des jeunes filles, pour des motifs de famille, tantôt par force, tantôt par captation intellectuelle, sont enterrées vivantes. Nul ne sait ce qui en se passe dans l’intérieur de ces maisons. Elles sont en dehors de tout contrôle. Nulle voix ne peut en franchir les grilles ni les murs. Devant ces cloîtres, se pose cette question : — Dans une société, ayant la prétention de garantir la liberté individuelle, peut-il exister des associations fondées sur la séquestration ?

Les Décrets, en 1881, n’ont été appliqués qu’aux communautés d’hommes ; les couvents de femmes sont pires.

Entrez un jour dans la chapelle d’un de ces couvents, rue Saint-Jacques, n° 193. On vous permet d’y pénétrer, mais on vous fait mettre dans un coin, de manière que vous ne puissiez pas même apercevoir la grille du cloître et que les malheureuses enfermées derrière, ne puissent pas entrevoir votre silhouette. Vous entendez, comme sortant de l’ombre, un ahanement, un râle rythmé de voix brisées par la continuité de l’effort : c’est la prière.

Ces voix sont d’un autre monde, dans lequel les instincts de la vie, tous les besoins du corps, toutes les aspirations de l’être humain, en corrélation avec ses organes, ont été dévoyés, déjetés, déformés, par l’orthopédie claustrale. Des cerveaux, condamnés à un pareil entraînement, en dehors de la réalité, vers les visions du surnaturel, les terreurs de l’enfer, l’adoration des anges, des saints, de Dieu, la peur du Diable, flottent dans la folie : et alors se trouvent, dans ces saintes maisons, toutes les ardeurs et tous les désespoirs, toutes les impulsions et toutes les dépressions, toutes les perversités hystériques, qui hantent les asiles d’aliénés. Il n’y a qu’une différence : ici, on essaye de les guérir, tandis que les couvents sont des établissements de téragénie[6] psychologique.

Le livre de Diderot est toujours de l’actualité. C’est triste.

YVES GUYOT

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[1] Voir les 19 lettres de Diderot à Mlle Tolin. Il revient dans chacune sur ces maximes.

[2] Origines de la France contemporaine, t. I, p. 350.

[3] Le Rêve de d’Alembert.

[4] Le Neveu de Rameau.

[5] Paroles de Diderot lui-même à propos du Rêve de d’Alembert.

[6] On dirait plutôt aujourd’hui tératogénie, de tératogène : « qui est susceptible de provoquer des malformations de type monstrueux ». (B.M.)

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