Mémoires de Dupont de Nemours — Chapitre 4

Mémoires de Dupont de Nemours

CHAPITRE IV

Mon séjour chez M. Viard et mes études de métaphysique, de mathématiques et d’art militaire dans la maison paternelle. Je perds ma mère à seize ans.

 

 

M. Viard me traita d’abord avec bonté comme fils d’un ami, puis se mit à m’aimer pour moi-même. Le petit ambitieux ne pouvait manquer d’être un écolier plein d’ardeur. J’avais l’habitude de la lecture, et celle de la préférer aux autres amusements ; ma mémoire était exercée ; je savais plus de français que mes camarades ; j’avais hâte d’apprendre et quoique plus jeune, je les laissai bientôt derrière moi.

Mon très bon maître trouva que la classe ordinaire me retardait : il me mit à travailler seul dans son cabinet pendant qu’il faisait la leçon aux autres. Il me donnait une tâche, et me la donnait trop faible, mais je ne m’en vantais point. Je montais sur son bureau et sur des chaises, je prenais les livres de sa bibliothèque, je les lisais depuis neuf heures jusqu’à onze, après quoi je commençais mon travail, et il le trouvait fait en remontant à midi. J’ai lu ainsi tous les livres de M. Viard, qui en avait beaucoup. Il m’en est resté une érudition confuse, qui m’oblige quelquefois de citer en disant « un auteur », « un ancien » ; car je me souviens ou du fait ou de la pensée ou du passage, et je ne me souviens pas dans quel livre je l’ai lu.

Quand M. Viard me jugea en état d’entrer en quatrième, il m’envoya avec ses autres écoliers de même force au collège du Plessis, et j’y commençai cette classe avec éclat sous M. Jacquin ou M. Guérin, je ne puis me rappeler le nom qui finissait certainement en in. C’était un homme assez aimable, qui nous faisait incidemment des petits contes de ses voyages : Je blâmais vivement mes camarades qui lui volaient son jus de réglisse, et je me suis battu avec un ou deux à ce sujet. S’il l’eut su, indépendamment de ce que j’étais bon écolier, il m’aurait aimé à la folie ; mais je me serais bien gardé de le lui dire, car l’honneur ne me permettait pas d’être pestard (c’est le nom que les écoliers donnaient à ceux qui dénonçaient leurs condisciples).

Je n’ai pas profité longtemps des leçons du bon professeur aux contes et au jus de réglisse ; M. Viard me retira en m’assurant que je n’y perdrais rien, et qu’il me ferait seul devancer tous mes camarades du collège. Il me fit essayer des compositions, me caressa, me loua, m’anima. Je travaillais dans son cabinet tout le temps qu’il n’y était pas : je travaillais dans une classe pendant une partie des récréations. Mes camarades étaient jaloux des petites distinctions que ce travail inusité m’attirait ; ils venaient dans la classe m’interrompre. Je demandais le repos, on me le refusait ; je me faisais un rempart de dictionnaires, je les jetais à la tête ; et de l’arme de jet nous arrivions bien vite au combat corps à corps. J’étais souvent battu, jamais rendu.

Je gagnais deux sobriquets peu obligeants. Le premier à cause de mon caquet : « ma petite commère » fit place à l’autre qu’amenèrent mes querelles : « le petit rageur ». Quand j’étais sous l’ennemi, enchaîné, accablé, je lui disais : « tue-moi », et dès que mon vainqueur m’avait lâché, je retombais sur lui avec furie. J’ai à ce jeu été souvent blessé d’une manière grave. M. Viard, ni mes parents n’ont jamais su comment. Je n’aurais voulu pour rien au monde, ni me vanter de mes défaites, ni me rendre accusateur : manquer à l’honneur en deux façons ! céder à mes camarades, leur obéir, je ne pouvais. Me plaindre d’eux à un maître qui déjà me protégeait d’une manière trop marquée, je ne pouvais. Expirer sous leurs coups, je le pouvais très bien, et je m’en suis plus d’une fois senti fort proche. Je ne sais même ce qu’il en serait arrivé, si Dieu ne m’eut envoyé d’Angleterre un petit garçon de mon âge nommé Osborne, qui resta dans la pension environ six semaines, et m’apprit les principes du boxage. J’ai toute ma vie désiré retrouvé M. Osborne. Le service qu’il m’a rendu est un des plus grands que je puisse recevoir. Il m’instruisit et me donna le conseil et l’exemple en m’aidant quelquefois à repousser mes adversaires. Nos grands compagnons, fiers de leur taille et de leur barbe naissante, auraient dédaigné de se former au pugilat à l’école de deux petits morveux. Ils perdirent la supériorité. Il ne dépendait plus d’eux de me colleter, et de changer le combat en une lutte inégale. Leurs coups de poing à la française, donnés de taillant (s’il est permis d’appliquer à une arme l’expression d’une autre), arrivaient rarement à leur destination, et tombaient avec mollesse de la seule force du muscle. Les miens portés de pointe ne manquaient jamais la leur, et acquéraient de toute la longueur de l’os qui les appuyait un poids redoutable. Je n’étais plus blessé ; et des écoliers qui avaient six ans de plus que moi, qui étaient deux fois plus forts avaient à leur tour à expliquer pourquoi leur nez était écrasé ou leurs dents cassées, ou pourquoi ils crachaient le sang.

J’acquis de la considération, on me crut plus fort que je n’étais ; mon poing fit excuser ma tête, et mes camarades prirent le parti de tirer, comme mon maître, vanité pour la pension de mes petits succès.

M. Viard fondait sur eux l’espoir de sa fortune, et j’ai eu le bonheur d’y être utile[1]. Il me montrait aux personnes qui avaient envie de mettre des enfants en pension. Il me présentait à ses amis. Il m’essayait devant eux à répondre et à déclamer.

M. Restaut, auteur d’une grammaire française assez médiocre, mais que j’avais tout entière apprise par cœur, était du nombre ; et M. Restaut prit une grande bienveillance pour un enfant qui savait toute sa grammaire. C’était un fort bon homme et un très bon citoyen. Il rassemblait les écoliers qui donnaient de l’espérance, les faisait concourir et leur distribuait, à ses frais, des prix dont la main d’un grammairien illustre comme M. Restaut augmentait beaucoup la valeur dans nos jeunes têtes.

J’ai gagné de lui le Spectacle de la nature, pour avoir traduit les beaux vers de Cicéron :

Sic Jovis altisoni subito pennata satelles,
Arboris a trunco, serpentis saucia morsu,
Ipsa feris subigit transfigens unguibus anguem
Semianimam et varia graviter cervice micantem
Quem si intorquentem lanians rostroque cruentem
Jam satiata animos, jam duros ultro dolores
Abjicit efflantem et laceratum affligit in undis,
Seque obitu a solis nitidos convertit ad ortus.

par les vers suivants :

Tel du grand Jupiter on voit l’oiseau terrible
Subitement blessé par un serpent horrible,
Qui du tronc d’un vieux chêne avec force élancé
Dans ses plis tortueux le retient enlacé.
Il s’envole ; il emporte au séjour du tonnerre
Le reptile effrayé d’abandonner la terre,
Qui se tord, se débat, s’épuise en vains efforts ;
Une serre d’acier assujettit son corps
Que le bec du vainqueur en cent lambeaux déchire :
Il darde ses poisons ; mais bientôt il expire,
Et vengé, satisfait, l’aigle de sang couvert
Le jette avec mépris et plane au haut de l’air.

Cette traduction, chef-d’œuvre d’un enfant de onze à douze ans, ne peut à aucun égard entrer en comparaison avec les vers admirables par lesquels Voltaire a rendu le même morceau. Mais elle était assez fidèle, et n’était pas dénuée de nombre ni d’harmonie : on y trouvait le germe d’un poète et mes concurrents n’ayant fait que des traductions en prose, M. Restaut n’eut point tort de me donner le prix.

Mon père avait bien opéré en défendant qu’on m’apprenne à faire des vers. Je n’en ai jamais fait de bons en latin, mais en français j’en faisais tous les jours, quelquefois passables, plus souvent médiocres ou mauvais. J’étais le poète des bouquets que nous présentions à M. Viard. Si mon précepteur me donnait en pensum à copier cent vers de Virgile ou d’Horace, je m’épargnais le pensum par un impromptu de huit ou dix vers français, et M. Viard était au comble de ses vœux.

Il nous essayait à écrire des lettres sur des sujets quelquefois donnés, quelquefois d’imagination, à notre volonté : le prix était pour le vainqueur une pomme de plus au dessert. De cent pommes qu’il a ainsi distribuées, j’en ai eu quatre-vingt-sept.

Enfin il me crut capable de soutenir un exercice public. Il m’avait fait faire avec les cours de l’abbé Le Batteux, qui venait aussi m’interroger et m’encourager, une espèce de rhétorique. Il m’avait chargé de faire, à ce qu’il m’avait dit, pour l’instruction de mes camarades, un extrait de la logique de port-Royal. Il m’avait fait apprendre par cœur les Institutes de Justinien, et joignait à cela mon éternelle grammaire de Restaut. Il eut le plaisir d’annoncer qu’un de ses élèves d’environ douze ans était en état de répondre sur la grammaire française et latine, de traduire des morceaux des meilleurs auteurs latins, de soutenir un exercice sur la logique, la rhétorique, l’apologue, l’églogue, le style épistolaire et le droit romain.

J’eus quatre cents auditeurs, et cette assemblée, en la traversant, m’inspira quelque timidité. Heureusement je me dis : « Si ces gens-ci n’avaient un sentiment favorable pour l’enfant qui va parler, ils ne seraient pas venus l’entendre ». Cette petite réflexion me rendit le courage.

Je m’en tirai fort bien. J’avais quelques arguments communiqués : j’avais dans la troupe quelques compères, M. Restaut, M. Le Batteux, l’abbé Mahaut, l’abbé Asselin et quelques autres amis de M. Viard. J’eus cependant des demandes imprévues, et, ce qui me fit trembler, à expliquer un passage de Tacite sur lequel je n’étais point préparé. J’eus le bonheur de l’entendre. Je dis le bonheur, car j’ai toujours été heureux pour les traductions : quand je comprends la moitié de l’auteur, je devine le reste. Dans le vrai, j’avais l’air de savoir beaucoup de choses, et j’avais quelque idée de plusieurs que les enfants de mon âge ne connaissaient point ; mais j’étais très faible sur le latin. J’ai été obligé de le rapprendre depuis, et aujourd’hui même, je ne le parlerais ni ne l’écrirais avec facilité. Ma mère, qui l’avait appris seule en même temps que moi, pour être en état de me suivre et de me conseiller, le savait incomparablement mieux que je ne l’ai jamais su.

C’est un bien beau jour pour un enfant nourri aux biscuits de l’amour-propre, comme je l’avais été jusqu’alors, que celui où il soutient honorablement un exercice public. Il n’y a point de termes pour rendre le plaisir que j’éprouvai en étant porté de bras en bras de ma chaise à la place où mon père et ma mère fondaient en larmes de joie. Mon père aussi pleura, malgré sa répugnance pour la gloire et les travaux littéraires ; ah ! qu’il me rendit heureux ! Je crus qu’il m’aimait plus qu’il ne l’avait fait encore.

Je les tenais, ma mère et lui, dans mes petits bras, au milieu des battements de mains, tous trois mouillés des larmes l’un de l’autre. Je n’ai eu qu’un autre moment de bonheur égal dans ma vie entière ; et mes amis, je ne vous dirai pas lequel c’est.

Dans la soirée j’éprouvai un second plaisir assez doux. Il faut vous dire que quoique j’eusse appris d’Osborne à combattre, j’étais très maladroit à tout autre exercice, car j’avais toujours fait usage de mon esprit, très peu de mon corps. Je courais assez bien en droite ligne, parce que cela se fait en partie avec de la volonté, des efforts et du courage, et aux barres je ne servais qu’à délivrer les prisonniers, je ne savais pas donner un détour, parce que cela demande de l’habitude. Nous avions un jeu qui nous amusait beaucoup : il consistait à lancer un javelot dans un but. L’usage s’était établi d’y jouer les pommes de nos desserts, et j’y avais perdu toutes mes pommes ordinaires, mes quatre-vingt-sept pommes extraordinaires et environ cent cinquante sur parole : dix avec un de mes camarades, six avec un autre ; il n’y en avait pas un qui n’eût quelques pommes à répéter sur moi et nous avions été obligé de faire un registre pour régler l’ordre des payements.

Mes condisciples s’assemblèrent le soir et ayant délibéré, conclurent unanimement que l’honneur que Du Pont avait fait la pension méritait que ses camarades lui remissent les pommes dont il était débiteur.

On vint à moi processionnellement, les flambeaux à la main, Faure de Beaufort, qui depuis a été un médecin connu et qui était le meilleur écolier après moi, portant la parole me fit un très beau discours, me remit la délibération par écrit signée de tous mes camarades, et je fus ensuite embrassé de tous en cérémonie. Cela était bien plus doux que de les battre. J’acceptai avec reconnaissance. Je dis à Faure que j’avais bien regret qu’il ne me dût point de pommes que je puisse lui remettre le jour qu’il me ferait oublier. Il en était capable s’il avait pu prendre sur lui de débiter sans monotonie.

 Outre les baisers, j’avais reçu de mon père un écu, qui me montrait autant que ses larmes qu’il avait été vivement touché. J’en avais reçu un autre de ma mère ; et, le lendemain, ne parlant plus de pommes, j’eus la petite satisfaction de faire venir cent cinquante échaudés et du cidre à discrétion, et de rendre à mes camarades politesse pour politesse. À tout cela double et triple jouissance : j’étais un petit garçon très heureux.

M. Viard me préparait, et se préparait à lui-même, des lauriers plus brillants encore. L’abbé Le Batteut et lui arrangèrent un exercice beaucoup plus fort que le premier. J’y devais traiter les mêmes sujets, et de plus l’épopée, l’histoire romaine et l’histoire de France. Il employa plusieurs mois, et moi toutes mes forces à me mettre en état de soutenir, dans ce second acte public, ma gloire naissante. Le jour fut pris, ce devait être le 12 août 1752, j’avais un peu plus de douze ans et demi. Des programmes furent imprimés. On invita tous les professeurs de l’Université et du Collège Royal par des circulaires. On distribua des billets. Je croyais d’avance comme Horace « frapper les astres de mon front illustre ». Je n’eus point cet honneur.

Mgr le Recteur de l’Université accompagné de son conseil, et abusant du privilège exclusif de l’enseignement, avec une jalousie au-dessous du corps respectable qu’il présidait et dont il était l’organe, jugea que la pension de M. Viard pourrait devenir trop célèbre, et qu’il ne fallait pas souffrir qu’un simple éducateur particulier donnât ainsi en spectacle un enfant qui n’avait suivi de classes dans aucun collège. En conséquence, par un mandement de son autorité rectorale, il défendit que l’exercice eût lieu.

M. Viard fut très affligé. Ma mère et moi fûmes au désespoir. Mon père prit l’événement en patience, et quand on se fut bien lamenté sur la tyrannie de M. le recteur, il dit à ma mère : « Votre fils a étudié et n’a point mal réussi ; j’en suis bien aise. Je le retire de chez M. Viard sans affectation, sans hâte ; qu’il achève le mois, mais qu’il soit ici le 1er septembre. »

Quand mon père avait pris sur lui d’exprimer aussi nettement sa volonté, le Père Éternel ne l’aurait pas dérangé.

Je fus très exactement le 1er septembre à la maison paternelle. Ma mère pleurait tout bas. Moi je pleurais tout haut dès que j’étais seul ; car devant la figure imposante de mon père, il n’y avait pas moyen de souffler.

Ma mère savait par expérience qu’il était impossible de changer les résolutions de mon père, mais qu’il ne l’était point, avec des caresses et de bons procédés, de l’amener bien loin du but qu’il s’était proposé.

Je n’avais pas fait ma première communion et ce fut le point de départ de ma protectrice. Comme je vous ai dit, on était dans ma famille huguenots très zélés et la première communion ne souffrait pas de réplique.

Il y fallait une préparation : je n’avais fait chez M. Viard que des études mondaines. On fut avec apparat trouver M. L’Honoré, chapelain de l’ambassadeur de Hollande et assez bon prédicateur. On lui demanda un homme capable d’achever mon éducation et de me mettre en état d’être interrogé par un pasteur tel que lui. On lui raconta mes petits succès littéraires : on lui donna les programmes des exercices : on lui confia que j’avais connu un grand désir d’être un jour comme lui ministre du Saint Évangile. Il est vrai que j’avais alors ce désir. Ministre ou médecin étaient les seules professions lettrées à la portée d’un petit huguenot ; et, en effet, les sermons de M. L’Honoré m’avaient paru touchants, je déclamais assez bien ceux de Saurin, et je trouvais que l’avantage de parler, tantôt en se livrant à l’affection, tantôt en déployant l’autorité aux fidèles obligés de vous écouter avec soumission, componction et ferveur, formait un très beau ministère.

Ma mère, d’ailleurs, jouissait dans toute la secte d’une grande réputation de lumières et de bienfaisance : elle était secourable pour les pauvres, et de ses soins et de sa bourse, au-delà de ce qu’on peut dire. J’ai un compte de près de vingt mille écus de ce temps-Là, qui, vu la différence du prix des denrées, valent plus de cent mille francs d’aujourd’hui, employés par elle à élever des enfants, à soulager des vieillards, à fournir des avances à de jeunes ménages pour leur commerce. Il est vrai que plusieurs de ceux-là lui ont rendit ses avances. Quand on lui représentait qu’elle donnait trop, elle répondait : « C’est comme la cruche de la veuve ; plus elle verse et plus Dieu permet qu’elle se remplisse ». On peut juger de l’estime qu’elle inspirait par cette générosité jointe aux discours les plus obligeants prononcés du son de voix le plus agréable. Elle m’avait fait à moi-même, par ses conversations avec les autres dames influentes, une petite réputation d’intelligence, de talent, d’esprit.

M. L’Honoré fut flatté, et ne nous flatta point : il nous exposa tous les inconvénients et les dégoûts de l’état de prêtre en général, et de prêtre calviniste en particulier : il nous parla presque en philosophe, et finit par promettre de nous aider autant qu’il dépendrait de lui.

Il me donna pour instructeur M. Bose d’Antic, qui avait été reçu ministre à Lausanne, qui ensuite a été médecin de l’hôpital des protestants à Paris, puis chimiste et directeur de la Manufacture des glaces à Saint-Gobain, puis entrepreneur de celle de Rouille, en Bourgogne, puis médecin une seconde fois avec quelque réputation un peu usurpée. Il avait très réellement beaucoup d’esprit et un savoir assez étendu.

Il fut chargé, pour deux louis par mois, de me préparer à la première communion, et on l’admit à cet effet parmi les amis intimes de la maison : il y eut son couvert : il y trouva des avances d’argent pour ses projets et ses études de chimie.

De son côté, il me faisait continuer de traduire Tacite, Horace et Cicéron. Il me montrait la métaphysique, la théologie, la controverse, un peu de physique : c’était un autre Pangloss. M. d’Antic et M. L’Honoré louaient mes progrès, et ils assuraient qu’il ne me fallait plus que quelques mois d’étude pour devenir un enfant accompli qui ferait beaucoup d’honneur à ses parents.

De ce beau travail naissait une grande difficulté pour mes projets de prêtrise, du moins dans le cœur d’un honnête homme, c’est qu’en étudiant la métaphysique et la théologie j’avais conclu qu’un homme pieux et de bon sens ne pouvait être ni protestant ni catholique ; qu’il fallait respecter la morale uniforme et divine dans toutes les religions, et quant au culte, aux cérémonies, se soumettre à l’usage, à la loi du pays.

Ma patrie religieuse en France était ma famille. J’ai fait une première communion à sa manière, et six mois après une seconde, c’est tout. Je trouvais néanmoins dans cette communion protestante, dans ce pain rompu en commun, dans ce vin bu par tous les assistants au même calice, quelque chose d’antique et de fraternel qui touchait le cœur et que n’a point la communion catholique.

Je ne cachai ni à M. d’Antic, ni à M. L’Honoré mes difficultés, mais ils jugèrent que mon résultat étant de suivre la mode de mes parents, il ne fallait pas me serrer sur la controverse, et de plus j’étais fils d’une femme en crédit dans leur église.

J’ai retrouvé parmi les papiers de mon père quelques-unes des dissertations que j’avais faites à cette époque et données à ma mère. Elles sont très méthodiques, bien divisées et subdivisées, raisonnables, et même d’une forte raison, d’une logique irrésistible et claire, écrites assez purement mais avec une froideur glaçante ; et j’ai eu peine à comprendre comment un enfant très sensible, qui aimait sa mère à la passion, qui bien plus jeune avait aimé Mlle Colineau, qui était nourri des poètes, qui avait fait beaucoup de méchants vers et quelques-uns de supportables, pouvait à treize ans écrire avec cette froideur qu’il n’avait pas eue jusqu’alors, qu’il a perdu, et qu’il ne retrouvera jamais. Il faut qu’il y ait dans la métaphysique un réfrigérant, et dans la physique de l’homme une sorte de frisson qui précède la fièvre des passions. Le phénomène est marqué d’une manière étrange dans mes premiers essais de métaphysique, de théologie et de contre-théologie.

La première communion passée, ma mère imagina de me faire apprendre les mathématiques. Elle va chez M. d’Alembert, toujours accompagné de son garçon, et demande au savant géomètre de lui indiquer un maître de mathématiques qui put conduire un jeune homme, né avec quelques dispositions et une grande envie d’apprendre, au point d’être un jour à portée de profiter des livres et des conseils du philosophe auquel on osait s’adresser. M. d’Alembert nous reçut avec bonté, me fit causer, et, heureusement pour moi, lâcha quelques mots qui me donnèrent occasion de faire usage de la métaphysique de d’Antic qui paraissait assez singulière dans la bouche d’un enfant. Il me caressa, et n’a jamais cessé de me vouloir du bien. Il me donna pour maître M. Raussain, de qui j’ai appris les éléments de géométrie et d’algèbre, les sections coniques et les premiers principes de l’hydraulique et de la science des machines.

Maintenant, mes enfants, il faut que je vous dise un service que ma mère a rendu à ma vie entière, et qui m’a empêché peu de temps après de perdre ma raison et mon honneur dans le piège le plus dangereux auquel pût être exposé un jeune homme exalté comme je l’étais, par l’espèce de culture qu’on avait donné à mon esprit et à mon cœur.

Ma mère voulait que j’eusse de la réputation, mais non pas gratuitement. Son caractère élevé prétendait que je la méritasse sous tous les aspects, que je fusse un homme d’élite et surtout un homme de bien : vous lui avez trouvé, peut-être, quelques faiblesses dues à sa naissance et à l’éducation qu’elle-même avait reçue, mais son âme était pleine de grandeur et de vertu.

Elle me donna le même jour Robinson Crusoé, Montaigne et sir Charles Grandison.

« Mon cher enfant, » me dit-elle, « il ne s’agit plus de lire pour ton plaisir, et d’apprendre pour de vains exercices d’apparat : il faut n’avoir pas une faculté du corps, ni de l’âme, que tu ne puisses exercer avec distinction. Tu vois ce qu’il m’en a coûté de peines, et ce qu’il m’en coûte chaque jour pour t’avoir conduit où te voilà : tu n’es pas loin. Il faut cependant devenir un grand homme, ou n’être rien, et perdre tout le fruit des soucis et des pleurs de ta pauvre mère.

« Il faudrait, si l’on pouvait, savoir tous les arts et toutes les sciences. Mais il faut principalement savoir être maître de soi, et ne se permettre aucune action dont on ne puisse dire : elle est estimable. Car en méritant de partout l’estime et l’amitié, d’abord on est heureux avec soi-même ; et puis on est porté en avant par le concours de tous ceux qui nous aiment et qui nous estiment.

« Je te donne trois livres excellents ; médite-les, apprends à te guider. Je te livre à toi. Que Dieu te bénisse, mon enfant ! »

Ce discours n’est jamais sorti de ma mémoire ni de mon cœur. Ma mère avait fait connaissance avec la marquise d’Urfé, femme de beaucoup d’esprit, de quelque savoir, et d’une imagination brillante mais totalement égarée. Elle était en quelque façon présidente, et je crois encore plus dupe, d’une société de cabalistes, où le baron de Beauvais, son ami, était sous elle l’homme qu’on donnait pour le plus habile.

Mme d’Urfé s’éblouit de l’esprit de ma mère et l’éblouit de ses louanges ; et ma mère, qui ne pouvait se passer de son fils, eut le tort grave de m’introduire dans cette étrange société, où je fus bientôt accablé moi-même d’éloges outrés.

Mme d’Urfé méprisait les gnomes, se croyait en commerce avec les sylphes et les ondins, cherchait à l’être avec les salamandres ; elle avait besoin pour ses opérations cabalistiques d’un enfant déjà formé, entièrement pur de corps et d’âme : elle jugea que j’étais cet enfant, et me combla d’avances et de bontés. Je crus avoir trouvé une seconde Mme d’Épenilles.

Elle me dit que ma mère était une sylphide revêtue d’un corps de femme ; ah ! je le crus ! ma mère me semblait céleste. Elle me dit que j’étais moi-même un être privilégié ; mon amour-propre ne s’éloignait pas de le croire. Elle me prépara par des raisonnements très logiques et très poétiques sur la chaîne des êtres, depuis la pierre jusqu’à Dieu au milieu de laquelle l’homme est placé au-dessous des génies, avec qui, disait-elle, il peut communiquer en purifiant son âme, en élevant son cœur et son esprit.

Alors elle me dit que je suis devenu digne de voir les ondins, fait apporter un verre d’eau, le pose sur une table couverte d’un linge blanc, place une croix sous le pied du verre, fait des conjurations, m’en fait répéter d’autres, m’ordonne de regarder, m’assure que je verrai Uriel. Loin d’oser la démentir, je n’osais douter d’un mot de ce qu’elle avançait. Je regarde et je vois différents reflets colorés. Elle me dit de regarder mieux, de remarquer qu’ils vont prendre une forme et de reconnaître Uriel. Mon imagination troublée par la fermeté de ses assertions aide à ma vue, et je crois voir Uriel. J’avais alors treize ans et demi, et me voilà encensé par toute la société, traité avec un respect qui devait rendre fou un enfant disposé aux illusions, à la vanité, à tous leurs funestes effets.

L’expérience est recommencée devant ma mère et en son absence. Elle croit voir une fois, puis ne voit plus ; et ne pense pas n’avoir point vu, mais en avoir perdu la faculté. On me consulte comme un oracle ; je fais les réponses qui me paraissent raisonnables ; on les admire ; et j’ai cru de bonne foi dans les premiers moments qu’elles m’étaient inspirées. J’ai été sur le chemin des fanatiques et des prophètes. La séduction était extrême et le péril imminent pour moi, dans une société où tout concourait à m’enivrer : le luxe, le rang, les titres, jusqu’à celui d’un prince héréditaire, aujourd’hui régnant en Allemagne, qui prenait aussi des leçons de Mme d’Urfé.

Les flatteries de tous ces gens-la étaient un véritable poison pour un jeune homme très ambitieux, qui espérait tout de la protection des grands qu’il croyait ses amis parce qu’ils le caressaient et le vantaient ; pour un pauvre fou de moins de quatorze ans, qui s’imaginait s’être attaché tous ces importants personnages par son mérite et par la qualité qu’ils lui donnaient d’être privilégié.

Cependant j’y suis échappé, comme je suis revenu du commencement de rachitisme qui m’avait rendu boiteux dans mon enfance.

Mon bonheur a voulu que j’eusse le fond de l’esprit robuste comme le tempérament, et la qualité d’homme de bien dans un degré supérieur à mes défauts ; il a voulu que Mme d’Épenilles eût sans cesse répété à ma mère, et ma mère à moi, de mettre avant tout la probité.

J’eus enfin le bon sens de m’apercevoir et le courage de dire, à ma mère d’abord, ensuite à Mme d’Urfé, que je m’étais sûrement trompé ; et que tout ce que j’avais vu dans son verre n’était que les reflets des objets environnants, et particulièrement chez Mme d’Urfé des rideaux rouges à crespines d’or.

Satan ne tomba pas plus vite du ciel, que je ne tombai dans son esprit et dans sa faveur par ma franchise. Elle me traita durement, me dit que j’avais sûrement perdu mon innocence, que si je me fusse bien conduit, je touchais à la gloire et au bonheur, que je n’avais encore vu que les ondins, qu’elle m’aurait, dans quelques jours, fait voir les sylphes dans un miroir, que le prince se serait chargé de moi, que j’étais destiné à la plus brillante fortune, aux emplois les plus distingués, à l’amitié des souverains et des plus grands hommes de l’Europe ; que je perdais tout, et méritais de tout perdre ; qu’elle m’abandonnait à mes sentiments ingrats, à ma mauvaise tête, à mon cœur déjà corrompu, à mon sens réprouvé.

Je me sentis foudroyé. J’eus pourtant le courage de lui répondre : « Madame, je ne suis pas ingrat, et je vous le prouve. Vous me désespérez ; mais j’ai dû vous dire ce qui me paraît vrai et vous avertir de l’illusion dès que je m’en suis aperçu. Je regrette surtout vos bontés dont je sentais le prix. Ce que je perds vous montre à quel point je me crois obligé d’être sincère ; car, en commençant à vous parler, je n’ignorais pas que je risquais de perdre tout cela. »

Elle me répliqua, moitié avec fierté, moitié avec bonté, par ces quatre mots : « Adieu, mon pauvre Du Pont », et je ne l’ai jamais revue. Mon pot au lait renversé me faisait quelque peine ; mais j’étais fier d’avoir eu la résolution de le jeter par terre.

Ma mère toute sylphide qu’elle était, fut bannie comme moi de l’hôtel d’Urfé, et prit la chose en âme vertueuse : « Mon ami, me dit-elle, tu as suivi ta conscience, je ne puis et ne dois que t’embrasser. »

Ce baiser acheva de payer ma bonne action. Après l’avoir savouré, je me promenai un quart d’heure dans la chambre : j’essayai la faculté que j’ai eue toute ma vie et que vous m’avez vu employer quelquefois, de former un grand plan en peu de minutes.

Je revins à ma mère et l’embrassai de nouveau. « Rassurez-vous maman, j’ai bien considéré à quoi peuvent mener les mathématiques ; croyez que je ferai par moi-même une fortune plus distinguée que celle que Mme d’Urfé, son prince et ses amis pouvaient me procurer ; et je ne la devrai qu’à mon courage, à mon talent, aux bontés avec lesquelles vous soutenez mon zèle et mon travail. Donnez-moi seulement un peu d’argent pour avoir des livres. »

J’avais Le Blond, j’achète Bélidor, Vauban, Puységur, plusieurs autres ouvrages de géométrie et de tactique ; j’étudie avec fureur l’art de lever des cartes, l’architecture militaire, la construction, l’attaque et la défense des places, la fortification de campagne, la castramétation. Je rêve, j’imagine ; je ne fais pas une promenade qui ne soit une reconnaissance et dont je ne rapporte un croquis de plan ; je vois partout des camps et des postes. J’engage mon père à me donner quelques leçons d’escrime ; et il s’y prête volontiers parce que c’était une chose qu’il faisait parfaitement. En même temps je quitte mon lit, je me mets à coucher à terre ; j’apprends à dormir sur le plancher ; je m’arrange pour devenir ingénieur, aide de camp, colonel, général, maréchal de France comme Fabert, mais surtout pour être un héros.

À mon héroïsme de ce temps, j’ai gagné la petite vérole ; et ce qui me fait honte, je l’ai gagnée de ma cousine Marie-Anne Oulson, que je ne pouvais souffrir, et que j’affectai de soigner dans sa maladie par pure bravade et pour montrer qu’un homme comme moi n’avait peur de rien, pas même d’une maladie affreuse. Mlle Oulson l’avait eue bénigne, je l’eus confluente et cruelle, à cette époque de la puberté où elle est toujours plus redoutable. On ne savait pas alors la traiter : on l’aggravait par le régime incendiaire. J’étais devenu si dégoûtant et si hideux, que, m’étant regardé au miroir, je ne pus concevoir les tendres soins que me prodiguait ma mère : cette adorable femme avait des millions de manières d’imprimer l’amour pour elle dans mon cœur et de l’en pénétrer. La maladie fut aussi horrible au dedans qu’au dehors : elle me roula la langue, et me priva plusieurs jours de la parole. Enfin, j’en suis mort, et j’ai essuyé pour la première fois que souffrir est quelque chose, que mourir n’est rien du tout ; que quand le danger s’établit, la stupeur arrive avec lui, et amortit toute douleur pour le malade. Ma pauvre mère eut celle de m’ensevelir. Deux ou trois heures après, je revins, et poussai un cri faible, qui culbuta d’effroi la garde, sa table et sa lumière, et ramena ma mère à la vie et à l’ivresse. Je me souviens du grand bruit que cela fit dans toute la maison : je me souviens des larmes et des caresses maternelles. Comment j’avais perdu la connaissance et les signes extérieurs de la vie, je n’en ai pas la plus légère idée. Mon œil droit avait été extrêmement chargé de boutons : il resta fermé pendant près de six semaines ; et lors qu’il s’est rouvert, sa portée s’est trouvée infiniment raccourcie. Il est devenu véritablement myope : il voit les plus petits objets comme un microscope et la vue ne s’étend pas à deux pieds devant lui. La vue de l’œil gauche est demeurée dans son état naturel et n’est pas plus courte qu’une bonne vue ordinaire. J’appelle l’œil gauche qui voit de loin « mon œil de guerre » et mon droit qui est propre aux observations les plus fines, « mon œil de science et de paix ». J’ai donc à remercier la nature et les accidents qui m’ont donné deux yeux dans toute l’étendue du terme, tandis que les autres hommes n’ont qu’un œil en deux volumes.

Après ma convalescence je fis des vers pour ma mère, pour ma tante, je repris mes études guerrières et je commençai à connaître les douceurs de l’amitié. M. d’Antic avait présenté dans la maison un jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, de la plus noble et de la plus heureuse physionomie. On le nommait M. Volpelière : il était alors commis chez M. Sellont, banquier, et, croyant s’ouvrir une plus vaste carrière en se faisant courtier de change, il avait seulement besoin de subsister avec économie et jusqu’à ce que ses négociations lui procurassent l’aisance qui devait en être la suite. J’allais tous les soirs causer avec lui. Il m’aimait beaucoup ; je l’aimais comme mon premier ami. Il est le plus ancien de ceux qui me restent ; c’est lui que nous employons actuellement à la comptabilité des assignats.

J’éprouvai aussi un petit mouvement d’amour pour une très belle dame, fille de M. du Carroy, de qui j’avais appris à écrire, qui se piquait de noblesse et se prétendait par sa mère parente de MM. de Villeneuve de Vence, descendants de ce fameux Romée dont ma mère m’avait tant parlé. Mlle du Carroy avait épousé un américain nommé de Lesgallery d’Apinat. Cet américain ne recevait pas de fonds de son habitation, située à la Nouvelle-Grenade, et ma généreuse mère avait fait des avances pour le mariage. Mme de Lesgallery n’avait pas dix-huit ans et elle faisait disparaître la froideur de mon style : je sentais pour elle une passion que je ne lui exprimais qu’avec une extrême timidité et dont j’ennuyais régulièrement Volpelière qui, à ce que j’ai pensé depuis, était beaucoup plus instruit que moi sur les charmes, les beautés et les défauts de la dame.

Ma mère voyait les agitations de mon cœur et n’y trouvait qu’un moyen de plus de me donner du ressort, ce qui était son grand but auquel elle sacrifiait tout, elle ne faisait qu’en sourire. Je n’ai jamais pu acquérir l’art de voiler pour personne, bien moins pour elle, mes sentiments, ni leurs émotions : elles sont trop vives ; je suis trop libre, trop fier, trop franc, trop assuré en ma conscience qu’un mauvais principe ne me détermine pas à abandonner.

« Mon fils », disait-elle, « sera toute sa vie transparent comme une lanterne. » Je n’ai point démenti la prédiction.

Pendant que mes jours roulaient ainsi entre l’héroïsme militaire, une amitié très tendre, un amour naissant et peu fortuné, mon père trouva enfin que je prolongeais trop l’étude des mathématiques. Ma mère m’ordonne, en particulier et avec larmes, l’obéissance. Je m’y résous provisoirement. Dix fois je vais trouver la pauvre femme déchirée entre son mari impérieux et son impétueux fils, dix fois je lui déclare avec véhémence que tout est fini, que je partirai, que je me ferai soldat.

Par ce métier l’honneur n’est point blessé
Fabert, Rose et Chevert ont ainsi commencé.

Je lui rappelais ses exemples et ses maximes.

Elle me parlait avec une telle douceur, elle entrait avec tant d’art dans mon âme et la tournait si bien, m’approuvait, me blâmait, me demandait avec un charme si intéressant de faire ce que voulait mon père, que je finissais toujours par fondre en larmes à ses pieds, et par lui dire : « Tout ce vous voudrez maman ! Rien par la force, mais pour l’amour de vous, tout, tout au monde. »

Les chagrins que j’attirais à ma mère n’étaient pas les seuls qu’elle eût. Elle en avait essuyé de cruels, occasionnés par le mauvais caractère de son frère Étienne-Auguste et qu’il est inutile que je détaille ici. Elle en avait d’assez vifs que lui donnait la nièce de mon père, Marie-Anne Oulson, appelée et élevée dans la maison par elle après que le naufrage et la mort du capitaine Oulson eurent laissé ses enfants sans ressource.

En me contant ses peines, elle rendait d’autant plus sacré pour moi le devoir de ne les point accroître par une résistance à mon père, qu’il lui aurait uniquement attribuée.

À travers tous ces orages, ma mère eut un enfant ; et après cet enfant un lait répandu dont elle fut longtemps malade et qui altéra sa poitrine. À peine rétablie, souffrante encore, prenant encore le lait d’ânesse, elle eut un second enfant.

Ses maladies aggravaient mes fers, d’une part, en m’ôtant son secours, de l’autre, en m’ôtant tout envie de donner lieu entre mon père et moi à aucune querelle dont elle pût être affligée.

Jamais il n’y eût entre une mère et son fils un plus doux commerce de zèle et d’amitié que celui qui a fait mon bonheur tant que le ciel m’a conservé ma mère. Je vous dirai un trait des efforts qu’il me faisait faire ; il m’est impossible de vous peindre la pénétrante impression que faisait sur mon âme la sensibilité qu’il y témoignait.

Un jour pendant sa dernière grossesse, nous avions dîné chez M. Doré que vous avez connu et qui demeurait alors à Montmartre. Il ramenait ma mère en cabriolet, avec un excellent cheval : nous revenions à pied, et déjà ils avaient sur nous une grande avance. Tout à coup je songe que ma mère, prête à accoucher, a besoin d’une chaise pour l’aider à descendre de la voiture, qu’elle négligera de la demander, ou ne trouvera personne pour la lui donner. Je pars comme un éclair, et cours comme je n’ai couru de ma vie. Je rattrape la vue du cabriolet dans la rue de Richelieu, mais j’étais épuisé, prêt à mourir de ce dérangement dans les organes de la respiration qu’on appelle la rate enflée. Il ne s’agissait plus de vivre ou de mourir, le seul point était d’arriver. Je redouble d’efforts et j’arrive en même temps que la voiture, priant ma mère d’attendre sa chaise pour mettre pied à terre. Que dit sa délicate tendresse ? « Je savais bien mon enfant, que tu avais le cœur d’un ange ; mais tu en as donc aussi les ailes. » On ne peut répondre ; on baise sa main, on pleure, on est délassé, on goûte une félicité céleste.

L’enfant dont elle était enceinte lui amena, après une couche assez heureuse, un second lait répandu, qui portant sur le même organe que déjà elle avait affecté, l’enleva en six semaines, le 21 juillet 1756, à l’âge de trente-six ans.

Elle prit les mains de mon père et les miennes, et nous dit presque en expirant : « Tâchez de vous rendre réciproquement heureux. »

Permettez-moi de m’arrêter, mes chers enfants, laissez-moi pleurer ma mère !

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[1] M. Viard fit imprimer une lettre qu’il avait écrite sur les premières études. Elle était adressée à un homme de lettres de province et expliquait en grand détail son système d’instruction. « J’ai eu, disait-il, entre mes mains, un enfant de onze ans (P.-S. du Pont) qui est parvenu, grâce à cette méthode, à répondre sur les Institutes de Justinien au bout de six mois mieux que je n’y ai répondu moi-même aux écoles de droit après plusieurs années d’études. » M. Viard ajoutait « que tout le monde sait que les Institutes de Justinien renferment le précis et l’abrégé des règles de justice et de l’équité, et que tous les hommes devraient savoir par cœur ce livre précieux. »

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