Pierre-Joseph Proudhon et ses amis libéraux

Il est toujours tentant de croire que les mouvements intellectuels qui s’opposent les uns aux autres naissent et se développent sans s’influencer d’aucune manière. Le socialisme, notamment, aurait poursuivi sa trajectoire sans fléchir. Comme l’exemple de Pierre-Joseph Proudhon nous l’indique, les économistes libéraux et socialistes ou socialisants se sont parfois rencontrés et liés d’amitié. Dans cet article seront étudiés les rapports entre Proudhon et la scène libérale française, qui l’accueillit un temps dans ses cercles et dans son circuit d’édition.


Pierre-Joseph Proudhon et ses amis libéraux

par Benoît Malbranque

(Laissons Faire, n°10, mars 2014)

 

     Pendant plus d’un siècle, la personnalité de Proudhon a été définie dans une uniformité dérangeante. Dérangeante, car les génies n’ont jamais une unique facette, et que Proudhon est décidément un penseur de génie. En l’affublant du titre de père de l’anarchisme, et en synthétisant sa pensée dans une formule célèbre ? « La propriété, c’est le vol » ? on a cru pouvoir le comprendre, lors même qu’on passait à côté de l’originalité de sa démarche.

     Les idées économiques et sociales de Proudhon sont plus complexes qu’elles l’apparaissent de prime abord. L’étude de certains textes plus ouvertement libéraux, ou du moins critiques envers l’interventionnisme, vient vite déboulonner la statue rigide qu’on a construit de lui. Croît-on vraiment lire un penseur socialiste dans ce texte fameux ? :

     Être gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, règlementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni titre ni la science, ni la vertu …

     Être gouverné, c’est être, à chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, apostillé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C’est, sous prétexte d’utilité publique, et au nom de l’intérêt général, être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, contusionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré. Voilà le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale ! [1]

     Ces ambiguïtés, chez un penseur que l’on range parmi les socialistes, quand lui-même se défendait d’appartenir à ce courant, sont parfaitement illustrées par les relations de Proudhon avec Marx, aujourd’hui bien connues. [2] Elles le sont tout autant, voire même davantage, par ses relations avec les économistes libéraux français de l’époque, davantage passées ou conservées sous silence.

     Au plus grand étonnement de beaucoup, Proudhon fut en réalité un ami proche de plusieurs économistes libéraux du siècle, comme Joseph Garnier, et côtoya longuement ce milieu. À l’occasion d’un ouvrage, le Système des Contradictions économiques, il fut en outre édité par Guillaumin, l’éditeur classique des économistes tels que Bastiat, Say, Turgot, etc. [3]

     C’est dans un certain hasard que commença la relation entre Joseph Garnier et Proudhon. En 1843, Garnier, alors professeur d’économie politique à l’Athénée, fit parvenir à Proudhon la « leçon d’ouverture » de son cours. Proudhon fut touché par cette attention, bien qu’il ne fût bien sûr pas tout à fait convaincu par les vues exposées dans ledit document. Il remercia son compère par une lettre au ton très aimable, qui s’achevait par une marque touchante d’affection :

« Daignez donc, Monsieur, par quelque communication, insignifiante pour vous, mais infiniment précieuse pour moi, entretenir dans mon cœur le feu sacré, la plus douce récompense que j’attends de mes élucubrations étant l’estime de mes amis et les encouragements des experts. » [4]

     La relation entre les deux hommes, qui aurait pu fort bien s’arrêter précocement sur l’expression de tels sentiments, se poursuivit malgré les divergences d’idées. Garnier consacra un article critique, mais au fond très bienveillant, sur la dernière publication de Proudhon, la Création de l’Ordre, et le fit parvenir au Journal des Économistes, qui l’accepta.

     Proudhon remercia son nouvel ami pour cette attention, et Garnier lui répondit qu’il aurait aimé vanter davantage l’ouvrage dont il était question, mais que le directeur du Journal des Économistes d’alors, Louis Wolowski, s’opposait à un excès de louanges à l’endroit d’un adversaire des économistes libéraux. Proudhon en fut surpris, et sa déception fut amère :

«  Je vous remercie bien sincèrement, Monsieur, de votre bienveillant article ; je ne rencontre pas autant de justice chez les radicaux et les indépendants, qui m’appellent frère et citoyen Proudhon. Votre article ne pouvait guère être plus long, plus substantiel, plus explicite. Pourquoi donc M. Wolowski m’en veut-il si fort ? Quelques méchantes plaisanteries, auxquelles un jeune homme ne se refuse guère, et que j’ai regrettées, ne pourront-elles sortir de son esprit ? » [5]

     Proudhon s’était en effet vivement attaqué à Wolowski dans son célèbre premier mémoire sur la propriété, répondant à la question : Qu’est-ce que la propriété ? Aujourd’hui, il tâchait de se présenter comme un ami des économistes.

     Joseph Garnier tâcha sans presser de déconstruire les barrières que l’opposition de doctrine avait pu élever entre Proudhon et lui. Il rencontra ce contradicteur, puis maintint avec lui une proximité cordiale, presque fraternelle. Il fit bientôt plus, et, selon certain, trop : en 1844, il prit le parti d’inviter Proudhon aux réunions des économistes libéraux de l’époque, notamment au sein de la Société d’Economie Politique, qu’il avait fondé quelques années plus tôt avec Guillaumin.

     Cette initiative fut accueillie dans le scepticisme du côté des économistes libéraux, et avec une grande joie du côté de Proudhon. Celui-ci y vit une occasion « unique peut-être, de voir tant d’hommes distingués, causant ensemble autrement qu’à l’Académie. Ce sera le plus délicieux souvenir que j’emporterai en province, où déjà des affaires capitales me rappellent, du moins momentanément. » [6]

     La rencontre eut bien lieu. Il est difficile de compiler les noms de tous ceux auquel Proudhon fut présenté, mais on peut tenir pour sûr qu’il côtoya au moins Joseph Garnier et Wolowski, car il fait en fait état dans sa correspondance. [7]

     Travailleur aux presses de différents libraires, et par ailleurs régulièrement au chômage, Proudhon ne pouvait ignorer l’aide que de telles relations lui fournissaient. Il avoua ce fait à son ami Bergmann : « J’ai fait connaissance avec la coterie économiste. Il y a là de bons garçons, hommes instruits, de bon sens et de goût, avec lesquels il y a plaisir à se rencontrer. Je ne puis que gagner à ces relations ; Guillaumin, le libraire, est le pivot de la confrérie. […] S’il me convient l’année prochaine de me fixer à Paris, j’y trouverai, je crois, de l’argent à gagner. »

     S’il n’usa pas de ces relations pour sa profession de typographe, il s’en servit néanmoins pour faire publier ses idées. Proudhon accéda aux colonnes du Journal des Economistes, ce qui n’est pas un mince exploit quand on considère son attaque contre la propriété. En 1845, une étude sur La concurrence entre les chemins de fer et les voies navigables, d’abord parue dans le Journal des Économistes, fut publiée sous forme de brochure par les éditions Guillaumin.

     En 1846, le rapprochement initié entre Proudhon et les économistes libéraux permit la publication par les éditions Guillaumin du Système des Contradictions Économiques de Proudhon, ouvrage pour lequel l’auteur recevra de fortes réprimandes de la part de Marx. La publication ne fut pas plus au goût des économistes libéraux qu’à celui de l’auteur du Capital. Gilbert Guillaumin fut vivement critiqué pour cet excès de zèle. Ainsi que l’écrira Sainte-Beuve, « Guillaumin ne fut pas précisément congratulé d’avoir introduit le loup dans la bergerie. Il s’en tirait en disant : C’est M. Garnier qui en est la cause. » [8]

     Ce fut la fin de la relation commerciale entre Proudhon et Guillaumin. Les deux hommes continuèrent néanmoins à s’écrire, et peut-être à se voir. Mais leurs trajectoires, un temps réunies, par quelque hasard, s’étaient à nouveau séparées.

En 1844, tandis qu’à Paris un certain Karl Marx déversait son venin sur Proudhon dans un ouvrage intitulé ironiquement Misère de la Philosophie, car il répondait à la Philosophie de la Misère de Proudhon, notre auteur soi-disant socialiste se rapprochait des cercles libéraux et se liait d’amitié avec plusieurs représentants de l’école libérale en économie politique.

 


[1] Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXe siècle

[2] Cf. Theirry Menuelle, Marx, lecteur de Proudhon, École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1993

[3] Sur Guillaumin, voir l’article « Éditer les économistes. Gilbert Guillaumin promoteur de l’école de Paris », Laissons Faire, n°2, juillet 2013

[4] Lettre citée par Sainte-Beuve, Proudhon, éditions Costes, 1947, p.178

[5] Sainte-Beuve, op. cit., pp.172-173

[6] Sainte-Beuve, op. cit., p.179

[7] Correspondance de Proudhon, Volume 2, p.124

[8] Sainte-Beuve, op. cit., p.179

 

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