Travail et charité. Loi des pauvres en Angleterre

Hippolyte Dussard, Travail et charité. Loi des pauvres en Angleterre (Journal des économistes, octobre 1842).


TRAVAIL ET CHARITÉ

LOI DES PAUVRES EN ANGLETERRE

 

La base de tout progrès réel dans l’application des principes de la science économique nous paraît être incontestablement la connaissance approfondie des efforts tentés par les différents peuples pour remédier aux maux qui ont accablé les travailleurs.

C’est parce qu’on nous semble avoir trop négligé l’étude des faits, qu’on s’est égaré si souvent dans de tristes projets d’une application impossible, et dont les auteurs attendent cependant la régénération du genre humain.

Le but que nous nous proposons aujourd’hui n’est rien autre que de recueillir quelques matériaux épars de l’histoire du travail, de puiser dans la pratique de bons exemples à suivre, de plus nombreux exemples à éviter.

On le voit, nous n’avons pas la prétention de résoudre le problème tant de fois posé de l’organisation du travail, et ce qui suit prouvera que nous ne saurions songer à provoquer l’addition de nouvelles entraves aux mille entraves qui gênent encore le développement de l’une des plus belles facultés de l’homme, la faculté de travailler et de produire. Nous l’avons déjà dit, d’ailleurs, la constance dans la prospérité du salarié est, pour nous, intimement liée à la liberté des échanges, surtout en ce qui concerne les matières nécessaires à la subsistance. C’est d’abord à niveler les prix de ces matières comme se nivelle déjà le prix des métaux précieux qu’il faut travailler. Si nous concevons une organisation despotique de la production et de la consommation, tout absurde qu’elle soit, ce ne peut être que dans l’hypothèse de l’isolement complet, absolu, de la nation qui la tenterait. Si donc cet isolement est impossible, si la seule pensée en est coupable, antisociale, nous le croyons fermement, la liberté est le premier élément de cette fixité du salaire, si nécessaire au bien-être de l’ouvrier ; jusqu’à ce que l’essai en ait été tenté nous ne désespérerons pas, et c’est vers ce but d’abord que nous dirigerons nos efforts et nos vœux.

Certes, nous le savons, il y a de nombreuses réformes à faire, bien des abus à combattre et à détruire. Les misères des travailleurs sont souvent effroyables, et dans l’état de choses que nous a fait la manie séculaire du patronage et du règlement, triste héritage du régime féodal, ce sera longtemps encore par des règlements nouveaux qu’il faudra remédier aux règlements anciens ! Mais les nations s’éclairent, les intelligences se développent, et si des utopies sans valeur, des accusations absurdes contre la science, viennent encore chaque jour affliger les hommes sérieux, des travaux utiles surgissent aussi, et ajoutent des idées nouvelles aux idées reçues.

L’une des erreurs les plus funestes de la plupart des hommes qui s’occupent, en manière de passe-temps, de l’économie politique, consiste à croire que les misères de la classe ouvrière viennent de l’excès de la production. On produit trop ! tel est le blasphème qui semble à l’ordre du jour. On ne voit donc pas tout ce qu’il y a d’illogique dans ce peu de mots ? Quoi ! le travail est le créateur de la richesse, et vous proscrivez le travail ! Les ouvriers manquent de salaire, l’oisiveté les tue, c’est vous qui le dites, et vous proposez comme remède de restreindre encore le travail ! Vous demandez de l’ouvrage pour les ouvriers, et vous prétendez qu’on travaille trop ! Salaire, produit, ces deux mots sont synonymes ; dire qu’on produit trop, c’est dire que le salaire est trop abondant. Est-ce bien là votre pensée ? Au reste, cette erreur n’est pas nouvelle ; il y a mille ans qu’elle a donné lieu à des règlements absurdes, et en Angleterre, il y a dix ans à peine que les conséquences en étaient encore manifestes : on secourait les ouvriers, mais à la condition qu’ils resteraient sans rien faire ou qu’ils s’occuperaient d’une besogne inutile ; puiser de l’eau qui retournait à la rivière, creuser et combler tour à tour les fossés, épierrer les champs, puis y rejeter les pierres, telles étaient les nobles occupations des ouvriers secourus, tels étaient les intelligents remèdes trouvés aux maux de ce qu’on appelait la production excessive. Les insensés ! d’où donc croient-ils que vient la richesse ?

Hâtons-nous de le proclamer, c’est une mauvaise pensée, une pensée coupable, que de chercher la solution du problème de l’organisation du travail dans des restrictions à la production. C’est de la seule distribution des produits qu’il s’agit. « Produire autant que possible, faire concourir l’énergie et l’intelligence de tous vers ce but sans chocs et sans perte de force, à la seule condition que chacun ait sa part des richesses acquises » ; tels sont les seuls termes de la proposition.

Jusqu’à présent l’on a pensé que le salaire, tel qu’il est compris aujourd’hui, est l’avance équitable des bénéfices d’une entreprise, faite par l’un des associés à ses associés non responsables. Cependant, ce mode de répartition des produits n’a pas amené l’état de choses auquel, tous, nous aspirons, la stabilité dans le progrès. Malgré des catastrophes individuelles, l’actif social s’est accru, sans que la classe laborieuse en ait accumulé sa part. L’a-t-elle gaspillée au fur et à mesure qu’elle l’a produite ? Aurait-elle pu en conserver une partie par l’épargne, comme elle le fait aujourd’hui sur une échelle restreinte ? Notre objet n’est pas de le rechercher ici. Certes, on ne peut nier que la classe ouvrière, aujourd’hui mieux logée, mieux vêtue, mieux nourrie même[1] qu’elle ne l’était autrefois, ait profité en quelque chose de l’accroissement du capital social ; mais il suffit cependant qu’un travailleur libre, actif, intelligent, puisse mourir de misère ; qu’il doive, par la force des choses, renoncer aux jouissances morales de la famille, pour qu’on puisse soutenir qu’il y a inégalité de répartition. Aussi longtemps que les institutions charitables seront nécessaires, qu’elles devront étendre leurs bienfaits aux ouvriers valides et honnêtes, il y aura lieu de chercher un remède à cette inégalité.

Travail et charité ! C’est la honte des sociétés modernes que l’association nécessaire de ces deux mots.

Que la charité soit louable, qu’elle doive être encouragée, ce n’est pas ce qui nous étonne ou nous afflige ; quand le Christ l’a placée au rang des plus éminentes vertus, quand il l’a appelée à son aide dans son œuvre régénératrice, ce fut une terrible, mais juste accusation contre l’état des sociétés antiques ; mais aujourd’hui que l’équité est proclamée le guide des nations, aujourd’hui qu’on sait que le travail, après Dieu, est le seul créateur des richesses, y a-t-il rien d’amer comme cette pensée, qu’un homme qui travaille, qui produit, qui remplit son devoir envers ses semblables, qui contribue pour sa part à l’accroissement des jouissances de tous, doive recourir à leur charité ! La charité ! Vivre de charité, quand on a les bras qui exécutent, ou l’intelligence qui dirige ! Ah ! que nous concevons bien la noble fierté du pauvre ouvrier, et son invincible répugnance à manger le pain de l’aumône, tant qu’il sent la force que la Providence lui a départie, et l’utile emploi qu’il en pourrait faire ! Cette répugnance, qu’est-ce, sinon l’amour du travail, le louable sentiment de la tâche imposée à chacun, pour le bien de tous ? Respectons-la donc, car elle est le signe d’une âme saine et vigoureuse. Mais aussi, et par une conséquence nécessaire, respectons, en en regrettant la cause, ce mécontentement qui anime le travailleur, lorsqu’au milieu de l’accroissement visible des richesses, ses bras, sa force, sa science péniblement acquise, n’assurent pas le pain de sa famille.

Il faut, disent les hommes superficiels, qu’il épargne sur le bon temps pour les mauvais jours ; la fourmi sait bien amasser, l’homme intelligent dont vous parlez ne le saurait-il faire ?

Nous admettons volontiers cette nécessité de l’épargne. Nous dirons, si l’on veut, que c’est même aux dépens de son plus strict nécessaire que l’ouvrier doit épargner tant qu’il travaille. Cette concession est large, on le voit.

Mais posons un exemple. Un jeune ouvrier sort d’apprentissage ; ses 20 ans sonnent, la conscription l’atteint. Le voilà défenseur de son pays, oubliant, pour la charge en douze temps et pour l’art de tuer les hommes, l’état qui devait le nourrir. Après huit années de service, il rentre enfin dans ses foyers ; il est presque vêtu, cela est vrai, mais voilà tout. Il se remet au travail, il gagne sa vie malgré son infériorité relative ; — et cette infériorité est incontestable, car s’il n’a rien oublié, il n’a, non plus, rien appris ; et depuis huit ans, il est survenu des changements, des progrès dans son art ; tout a marché, il est resté stationnaire. — La crise arrive cette année même ! Le premier, il est congédié. Nous le demandons, quelles épargnes ce malheureux peut-il avoir ? Épargne implique l’idée d’un salaire précédent. Or, il arrive de son régiment, d’où il n’a rapporté que les quelques francs de sa masse de linge et chaussures, qui lui ont servi à chercher du travail.

Il y a cependant chaque année 300 000 de ces ouvriers-là ; et sans parler d’eux, chaque année n’amène-t-elle pas au rang de compagnons un nombre infini de jeunes apprentis ? Ceux-là sont-ils plus riches le jour où ils commencent ? Et si la crise les prend à ce début, encore une fois, quelles sont ces épargnes dont on veut qu’ils vivent ?

La philanthropie, nous le disons à regret, se contente trop souvent de mots. Elle se console au sein des crises en disant « que les ouvriers épargnent, ils ne souffriront pas. » On parle de gens sans pain : la philanthropie fait appel aux pommes de terre, comme la princesse à la croûte de pâté. Après cela tous les maux sont réparés, on dort tranquille.

Si l’on ne savait que l’économie politique est une science nouvelle, que ses préceptes, acceptés ou non, ne sont encore nulle part mis en pratique, quelle accusation ne serait-ce pas contre elle que cette misère des producteurs de la richesse ! « Quoi ! vous vous occupez de la richesse, vous exposez les lois de la production, vous démontrez que le travail en est le créateur ! Vous faites du banquet auquel vous conviez tous les hommes, la plus pompeuse, la plus magnifique description ; et cependant, misère épouvantable ! Le travailleur est exclu du festin ! Quoi ! la richesse s’accroît, et il y a des hommes utiles qui peuvent mourir de faim ! Il faut que la charité leur jette quelques miettes du superflu des heureux ! » Hélas ! l’économie politique n’est pas tout dans le monde ; elle n’est pas la fille aînée de la maison. À peine émancipée, elle s’est rarement assisse encore aux conseils des nations. Elle ne peut rien que par ses protestations contre l’ignorance, la cupidité ; contre l’abus de l’impôt, l’une des plaies les plus funestes des peuples modernes ; contre les restrictions, les règlements, les mesures d’ordre, qui ont un si puissant attrait pour les hommes d’État actifs, mais irréfléchis. L’Économie politique a beau proclamer la vérité : des siècles s’écouleront avant qu’elle soit écoutée.

Et voilà pourquoi les honnêtes gens recommandent la charité, pourquoi les Anglais ont une loi des pauvres, pourquoi tous les peuples ont des institutions de charité plus ou moins importantes ; et c’est pour les faire connaître, pour les passer en revue que nous avons pris la plume. C’est l’intention de remédier aux maux présents, de réparer, si l’on veut, les erreurs de la distribution qui les a provoqués, et dans leur examen nous trouverons des leçons salutaires.

Le pays où la charité a été le plus, sinon le mieux exercée, est sans contredit l’Angleterre. Là, toutes les grandes institutions qui, en d’autres contrées, sont à la charge de l’État, sont supportées par des contributions volontaires. Les hôpitaux, les hospices, les maisons de refuge, pour les enfants trouvés, pour les vieillards, pour les prisonniers repentants, pour les femmes en couche, etc., etc., sont splendidement dotés par les dons volontaires. Il n’est pas de genre d’infortune qui n’ait donné lieu à quelque fondation de ce genre. Les secours même y sont spécialisés : il y a des sociétés de couvertures, de chaussures, de matelas, de médicaments, de layettes, etc., etc. Le chiffre des dépenses annuelles de ces établissements est un budget énorme.

Au-dessus de ces institutions, se tient l’institution légale : la taxe des pauvres, la plaie ouverte comme à plaisir sur un corps robuste, par de maladroits législateurs.

Avant 1834, ses dépenses s’élevaient à 200 millions ; elles sont aujourd’hui réduites à 150 millions. Mais le chiffre de la dépense était le moindre des maux de la loi des pauvres. Son administration absurde avait produit une désorganisation épouvantable ; elle menaçait d’engloutir toutes les ressources du pays ; elle démoralisait le travailleur ; et déjà, en plusieurs endroits, la taxe s’élevait au niveau de la rente de la terre.

Avant la réforme, la loi des pauvres n’était pas comme aujourd’hui, dans son application, une simple institution de charité. Le législateur semblait avoir été dominé par une plus haute pensée ; il avait eu la prétention de fixer les salaires. C’était donc une tentative perpétuelle d’organisation du travail. Tout s’y trouvait. Il n’est pas de mesure, parmi celles qui sont de nos jours proposées comme remèdes à tous les maux, qui n’aient été mises en pratique, et nous verrons ce qu’il en était advenu.

Bien que ces faits soient parfaitement connus en Angleterre, on ne paraît pas les apprécier parmi nous à leur juste valeur. Les déclamations des tories contre une réforme qui a tiré les travailleurs de leurs mains ont eu en France du retentissement. Il nous paraît donc utile de retracer en quelques pages l’histoire de cette loi, de ses abus, et de la réforme opérée par les whigs en 1834.

Avant toute chose, il importe de relever une erreur que commettent invariablement tous ceux qui écrivent sur l’Angleterre et sur les crises qui l’agitent, en attribuant le développement de la taxe des pauvres au développement de l’industrie manufacturière. Ce n’est pas l’industrie qui absorbe la partie la plus considérable de la taxe des pauvres, c’est l’agriculture. Nous ne voulons pas dire que la faute en soit à l’agriculture en elle-même, nous constatons un fait. La population des districts agricoles est normalement plus misérable que celle des districts manufacturiers : elle puise aux ressources de la taxe des pauvres dans une proportion beaucoup plus considérable que la population des premiers. Le relevé des sommes dépensées à diverses époques, que nous emprunterons au septième rapport officiel du bureau de la Commission pour l’insérer dans notre prochain article, ne laissera aucun doute à cet égard.

Lorsqu’on passe en revue la longue série des actes de la législature anglaise concernant les pauvres, on reste convaincu que le sentiment de la charité a d’abord été pour fort peu de chose dans ces mesures. Il semble qu’il y avait parti pris de ramener les peuples à un état de servitude absolu. Il faut cependant se reporter aux temps où cette législation a été jugée nécessaire. On sortait de la féodalité ; les peuples émancipés n’avaient encore conquis aucune des vertus du citoyen libre. Accoutumé à compter sur le lord pour sa subsistance, le serf n’avait vu dans son émancipation que l’exemption de tout travail, et l’aumône des couvents l’avait confirmé dans cette croyance. Les paysans se croyaient appelés à partager, sans rien faire, les biens de la terre. Les hommes libres avaient jusque-là été des hommes oisifs : liberté et oisiveté devaient sembler synonymes. Il devait régner dans le pays une triste mais inévitable démoralisation : les remèdes appliqués se sont ressentis des idées que de longs siècles de pratique avaient inculquées dans les esprits. Le désordre, c’était l’émancipation ; l’ordre, ce devait donc être le retour à la servitude.

On comprend, d’un autre côté, que les propriétaires, obligés désormais à donner un salaire pour des services qu’ils avaient de tout temps obtenus pour la seule subsistance, aient trouvé onéreux ce nouvel état de choses. Après avoir profité des sommes consenties par les communes pour leur rachat, ils regrettèrent le bon temps où les serfs, adscripti glebœ, croissaient et multipliaient pour la plus grande richesse de leurs maîtres. Sans connaître la théorie du produit net, ils savaient fort bien qu’autrefois ils ne partageaient avec personne les richesses acquises. Ce salaire qu’il s’agissait de donner, leur semblait un vol, un outrage. Ils revinrent donc, autant qu’ils le purent, à l’ancien mode de payement ; et les lois qu’ils élaborèrent, furent plutôt en vue de l’organisation du travail à leur profit, qu’en vue de réparation d’injustice.

Ce n’est que sous le règne d’Elisabeth que la loi prit un autre caractère : bien que le travailleur fût toujours, et plus que jamais, tenu dans la dépendance du maître, l’humanité sembla entrer pour quelque chose dans les prescriptions nouvelles, puisque une taxe fut prélevée pour le mettre à même de travailler. Si donc il avait perdu son indépendance, s’il avait acquis, dans un état de choses qui s’est perpétué jusqu’en 1834, l’indolence, l’avarice, la paresse, l’ivrognerie, la démoralisation de l’esclave, du moins en quelque sorte il avait retiré le fruit matériel de cette indigne protection ; il était assuré de ne pas périr de faim. Bon ou méchant, utile ou nuisible, sage ou débauché, instruit ou ignorant, il était, par la taxe des pauvres, assuré contre toute chance ; elle était proportionnée à ses besoins, non à ses travaux ou à sa capacité. Nous verrons les fruits que cette législation avait produits.

Le premier acte d’intervention de l’État dans les conditions du travail remonte au règne d’Edouard III, en 1349. Dans le Statut des ouvriers (Statute of labourers), il est prescrit à tous les serviteurs, et ce mot s’entend des ouvriers, des laboureurs, des domestiques, et même des hommes de certaines professions libérales, tous payés par un salaire (wages), d’accepter le salaire qui leur avait été alloué pendant les cinq ou six années qui avaient précédé le statut. La loi fixait une échelle de salaires ; elle défendait aux salariés de quitter le lieu où ils avaient passé l’hiver, pour chercher de l’ouvrage en été. Elle leur défendait à plus forte raison d’abandonner le comté.

C’est en cette même année 1349 qu’une affreuse épidémie visita l’Europe et réduisit, en Angleterre, la population à la moitié de ce qu’elle était auparavant. Cette circonstance tendait à relever le prix du travail ; ce fut l’une des causes qui provoquèrent le statut ci-dessus. Les laboureurs, les conducteurs de charrue[2], les bergers, les porchers et autres serviteurs sont spécialement mentionnés dans l’acte. Dans les districts où les payements se font en blé, l’acte permet aux maîtres de les convertir en argent, à raison de dix pence par bushel de 37 litres. Or, cette permission était d’une importance extrême pour les maîtres ; car le blé, qui était à vil prix après la moisson, s’élevait souvent à 6 livres sterling le quarter de 3 hectolitres un peu plus tard. Les faneurs devaient recevoir un penny par jour, les faucheurs cinq pence par acre ou par jour ; les moissonneurs, deux pence pendant la première semaine d’août, et trois pence et demi jusqu’à la fin de la moisson, sans nourriture.

Un nouvel acte du même règne, en 1360, confirma le premier, et ajouta que les infractions seraient punies par l’apposition sur le front d’un fer chaud marqué d’un F. En même temps, une amende de dix livres sterling punissait le maire ou les baillis d’une ville qui ne faisaient pas appréhender et représenter l’ouvrier qui avait abandonné son service.

Ce dernier acte est, au reste, une loi somptuaire complète. Il règle le régime de l’ouvrier et les vêtements qu’il a droit de porter. Ainsi le poisson et la viande, et le lait ou le fromage, suivant leur rang, doivent leur être donnés une fois par jour. L’étoffe qui les couvre ne doit pas dépasser douze pence le yard ou mètre. Les charretiers, les laboureurs, les bouviers, les bergers et autres employés aux travaux de l’agriculture, ne peuvent porter autre chose que l’étoffe appelée roussette noire. La loi ordonne aux drapiers de confectionner, et aux marchands d’avoir en magasin ces étoffes légales.

Dans ces deux édits, deux clauses peuvent être interprétées en faveur des classes ouvrières : la première est relative à la diète qu’ils doivent avoir ; la deuxième porte que les engagements seront à l’année. Aucune peine cependant n’atteint le maître qui manque à ces engagements.

Sous le règne de Richard II, en 1388, un acte nouveau vient confirmer les deux statuts ci-dessus. La prison devient une nouvelle peine pour les ouvriers qui quittent leur résidence, à moins d’attestation du juge de paix. « Attendu, dit l’acte, que les ouvriers ne veulent pas, ou pendant une longue saison n’ont pas voulu servir sans un salaire excessif et outrageant (outrageous hire), le prix dudit salaire sera fixé ; une punition sera infligée à tous ceux qui recevront, aussi bien qu’à ceux qui donneront un salaire plus élevé. » Le même acte défend à toute personne employée dans l’agriculture jusqu’à l’âge de douze ans, de devenir artisan. Les mendiants valides sont assimilés aux ouvriers errants sans passeport[3]. Les mendiants invalides sont tenus de rester où ils se trouvent à l’époque de la promulgation dudit acte ; et si ces lieux ne peuvent ou ne veulent pas nourrir ces mendiants, il leur est prescrit de retourner, sous quarante jours, au lieu de leur naissance pour y demeurer à toujours.

Cet acte est le premier qui fasse mention des mendiants invalides. C’est pour cela que les historiens anglais le considèrent comme l’origine de la loi des pauvres. Jusque-là, en effet, ce n’était pas de charité qu’il s’agissait, mais de fixation du salaire. Les ouvriers demandaient des salaires exorbitants, outrageants, comme le dit l’acte ; il fallait les forcer à se contenter de celui que les maîtres voulaient donner, et punir ceux qui refuseraient de travailler pour ce prix fixe. Du reste, il n’est encore question que de dons volontaires pour les mendiants ; la loi est muette sur l’origine de ces dons.

L’année suivante, la loi fut complétée par un acte nouveau qui prescrivit aux juges de paix de proclamer tous les six mois, à Pâques et à la Saint-Michel, et en considération du prix des denrées, le taux du salaire des ouvriers, tant laboureurs qu’artisans.

Cette prétention à fixer le taux du salaire peut être regardée comme le caractère spécial de la loi anglaise. Il n’y a pas longtemps encore que l’acte de 1389 avait, à cet égard du moins, force de loi, et la législature prit, en diverses occasions, le soin de fixer elle-même le prix du travail.

Ainsi un nouveau statut des ouvriers, passé sous le règne de Henri VIl, en 1496, contient l’échelle suivante, reproduite par sir F. Eden, dans son ouvrage si estimé.

Il va sans dire que cet acte contient à son tour l’énumération des peines portées contre ceux qui refuseraient de travailler pour le salaire légal ; mais il va plus loin, il règle, et cela est conséquent, les heures de travail et des repas. De mars à septembre, la journée commence à cinq heures et finit à sept. Il est accordé une heure pour le déjeuner, une demi-heure pour le repas de midi, une heure et demie pour le dîner, dont une demi-heure de sieste, laissant ainsi onze heures de travail effectif. De septembre en mai, le dîner n’est plus que d’une heure ; de septembre en mars, la journée commence au jour et finit à la nuit.

Sir F. Eden suppose que, dans ce temps, la subsistance absorbait du tiers à la moitié du salaire ; s’il en était ainsi, la condition de l’ouvrier était meilleure qu’à présent.

Cependant de telles lois, on le conçoit, sont de difficile application. Dès 1405, nous voyons un acte de Henri IV, qui se plaint que les prescriptions de la loi sont éludées, « que des personnes osent envoyer leurs enfants dans les villes en apprentissage de métier. » Si bien qu’il y a une telle disette d’ouvriers laboureurs, que les gentilshommes en souffrent dans leur fortune, etc. En conséquence, nul ne pourra cela faire à l’avenir, et à peine d’un emprisonnement d’un an, s’il ne possède en terre un revenu de 20 schellings.

« Dès cette époque, dit M. Senior dans l’un des derniers cahiers de la Revue d’Édimbourg, le Statute book est rempli d’actes portant des peines contre les infractions aux lois ci-dessus. Les uns sont accusés d’avoir quitté leur domicile, ceux-ci d’avoir demandé ou reçu un salaire plus élevé que le salaire légal, d’autres d’avoir refusé de travailler pour le salaire prescrit, ceux-là sont loitering, flâneurs, c’est-à-dire qu’ils prétendent être sans ouvrage ; à tous, des peines infamantes sont infligées par les lois nouvelles et spéciales ; et l’histoire d’Angleterre, à cette époque, ressemble, dit le docteur Burn, à celle des sauvages de l’Amérique. Les châtiments les plus cruels ont été appliqués ; il n’y a manqué que de scalper les délinquants. La loi crée de nouvelles espèces de criminels, sous les dénominations de vagabonds, de coquins, de voleurs déterminés, sturdy rogues. Sous ces noms sont comprises les personnes paresseuses et suspectes, vivant d’une manière suspecte ; celles qui n’ont ni terre ni état pour gagner leur vie ; les gens sans ouvrage se disant ouvriers, et n’ayant pas de maîtres ; ceux qui, renvoyés au lieu de leur naissance, se refusent au travail qui leur est désigné ; les pauvres gens valides qui ne s’adonnent pas à quelque métier honnête, ou ne servent pas pour le seul boire et manger, si rien autre chose ne leur est offert ; les gens capables de travailler qui n’ont ni terre, ni maître, ni aucun emploi légitime ; les ouvriers qui flânent et qui refusent de travailler pour un salaire raisonnable. »

Ces citations de M. Senior sont celles des actes de Henri VIII, d’Edouard VI et d’Elisabeth ; toutes ces appellations se résumaient en celles-ci, sturdy rogue et vagabond, et les peines les plus cruelles étaient infligées à ceux que la loi dénommait ainsi.

Ce n’était plus une législation primitive. C’était le remède cherché à des infractions incessantes aux absurdes prétentions des lois anciennes. Ainsi, celui qui changeait de place dans l’espoir de mieux utiliser ses talents, ou de les accroître ; celui qui avait l’audace de marchander son salaire, celui qui refusait de travailler pour le boire et manger, étaient dénommés voleurs et vagabonds, et, comme tels, fouettés de verges, marqués au front à l’occasion, et renvoyés pour trois ans ou pour un an au lieu de leur dernière résidence. La récidive les exposait à l’esclavage à vie, et alors ils étaient nourris de pain et d’eau, et de viande de rebut, refuse meat[4]. On les menait au travail enchaînés ; on les y forçait à coups de fouet. C’était, on le voit, les travaux forcés à perpétuité. À la troisième fois, la loi les punissait de mort comme félons.

Au milieu de ces tristes et sauvages erreurs, on est surpris de trouver l’énonciation d’un principe de saine économie politique. On regrette qu’aucune conséquence n’en ait pu être déduite par ces hommes ignorants et féroces. Le vingt-septième statut de Henri VIII (c’est-à-dire le statut de la vingt-septième année de son règne), 1536[5], qui renvoie les ouvriers dans le lieu de leur naissance, pose en principe que tout esclave qui travaille vaut le prix de son entretien, ce qui signifie que le travail doit défrayer le travailleur.

C’est en se basant sur cette vérité que la loi prescrit aux communes d’employer les esclaves qui leur sont renvoyés, et de les entretenir ; le texte porte : « De les tenir en travail continuel, « de telle sorte qu’ils puissent gagner leur vie par le travail de leurs propres mains. » Une amende de 20 schellings par mois est infligée à toute commune qui manquera aux prescriptions ci-dessus.

On serait tenté de pardonner aux législateurs et aux juges chargés de l’application de la loi toutes leurs sottises, s’ils avaient au moins suivi à la lettre la dernière prescription : « occuper les ouvriers de telle sorte qu’ils puissent gagner leur vie par leur travail », c’était rester dans les limites de la science, qui veut que tout travail remplace au moins ce qu’il coûte, et qui n’admet d’accumulation de richesses que si le produit du travail est plus élevé que la dépense qu’il a occasionnée. Si donc les juges de paix d’Angleterre, dans leur application séculaire de la loi des pauvres, avaient eu présent à la pensée le statut vingt-septième de Henri VIII, on n’aurait pas vu dans tous les comtés agricoles des hommes occupés, comme Pénélope, alternativement à faire et à défaire le même ouvrage ; un tel travail n’était pas de nature à suffire à leur entretien.

À peine Édouard VI a-t-il succédé à son père, que la loi déclare « que les bons statuts qui ont été jusque-là élaborés n’ont pas eu tout le succès qu’ils méritent ; que cela doit être attribué à la sotte pitié et merci de ceux qui sont chargés de les exécuter. En conséquence, toute personne qui restera trois jours sans travailler sera marquée sur la poitrine d’un fer rouge portant la lettre V, et adjugée comme esclave au délateur, pour le servir pendant deux ans. Le maître alors nourrira son esclave de pain et d’eau. Il le forcera au travail à coups de fouet. S’il s’échappe pendant quatorze jours, il sera condamné à l’esclavage à vie ; s’il s’échappe encore, il sera déclaré félon et puni de mort. »

Mais cette pitié et merci dont parle le statut avait-elle réellement lieu ? Les historiens assurent que sous Henri VIII, plus de 72 000 pauvres travailleurs, dénoncés vagabonds, puis félons, furent mis à mort On sait que cette peine n’était prononcée qu’après deux évasions ; on peut juger du nombre infini de paysans et autres ouvriers qui pendant ce règne furent atteints par les rigueurs de la loi.

Sous Elisabeth, même après l’adoucissement des peines, il ne se passait pas une année sans que 3 à 400 condamnations de toutes sortes fussent prononcées contre les gens de travail.

Dès la cinquième année de ce règne, en 1562, il est prescrit, par un acte du parlement, à toute personne ayant un métier dénommé, et qui ne possède point de propriété et n’est pas au service d’un gentilhomme, de continuer à exercer ce métier.

Toutes autres personnes de l’âge de douze à soixante ans, qui ne sont pas gentilshommes ni étudiants, qui n’ont pas de propriété, qui ne sont pas engagées dans des opérations de mines ou de marine, devront se mettre à la disposition de ceux qui réclameront leurs services pour les travaux agricoles dans le comté qu’elles habitent.

Dans les villes à municipalités (corporate towns), les officiers municipaux disposeront, comme ils le jugeront convenable et pour le salaire qu’ils indiqueront, des services de toute femme non mariée de l’âge de douze à quarante ans.

Le statut fixe les heures de travail. Comme dans les actes précédents, les magistrats déterminent le taux du salaire deux fois par an, etc.

Cependant les infidélités des collecteurs étaient devenues flagrantes ; les deniers de l’aumône enrichissaient les préposés : ils refusaient de rendre compte de l’emploi des sommes qu’ils avaient reçues. En conséquence, un statut de la même année 1562 (5e, Elisabeth, chap. 3) autorise les évêques à emprisonner les collecteurs des aumônes jusqu’à ce qu’ils rendent compte de leur gestion. Il y a mieux : le statut ajoute que les évêques feront tous leurs efforts pour provoquer de la part des riches un don hebdomadaire, et que s’ils persistent à refuser, l’évêque les mandera à la session de quartier, où ils seront réprimandés par les juges de paix ; si la persuasion ne fait rien sur eux, les juges de paix les taxeront à une somme déterminée et les emprisonneront jusqu’à ce qu’elle soit payée.

Cette législation, qui avait fait du peuple anglais un peuple d’esclaves, était donc en pleine vigueur du temps d’Elisabeth.

En 1572, un acte nouveau aggrave encore les peines portées par les actes précédents. La première offense est dès lors punie du fouet et de la marque en même temps. La deuxième est classée comme félonie parmi les crimes, la mort en est la conséquence.

Jusqu’ici, nous avons vu des actes ayant pour objet la fixation du salaire ; quelques-uns d’entre eux, à partir du statut de Richard II (1388), parlent des aumônes volontaires destinées d’abord aux seuls mendiants invalides, puis à mettre au travail les coquins et les vagabonds. Mais à l’époque où nous sommes arrivés, à la quatorzième année du règne d’Elisabeth, la loi prend un caractère nouveau ; l’acte passé cette année porte : « Que les fonds nécessaires pour faire travailler les vagabonds et pour nourrir les invalides seront prélevés au moyen d’une contribution générale. »

L’un des deux actes de 1597 (39e Elisabeth) divise la loi en statuts séparés pour la punition des ouvriers valides, et les secours à donner aux impotents.

La rigueur des peines est légèrement mitigée. Les vagabonds sont fouettés, mais ne sont plus marqués ; on les renvoie à leur paroisse, et s’ils ne s’amendent pas, ils sont transportés ou envoyés aux galères.

Le fameux acte (43e Elisabeth) fut promulgué quatre ans plus tard, en 1601. Il ne fait guère que régulariser le précédent ; il indique que les marguilliers et les notables seront chargés par les juges de paix de mettre au travail (setting to work) les enfants et les personnes qui n’ont aucun état qui puisse les nourrir ; il prescrit, comme le précédent, un impôt pour cet objet et pour les secours nécessaires aux impotents, aux boiteux, aux aveugles et autres incapables de travail. Les juges de paix ont l’ordre « d’envoyer à la maison de correction ou à la prison commune ceux qui ne se mettront pas au travail qui leur sera prescrit ainsi qu’il est dit ci-dessus. »

Voilà donc la loi des pauvres qui prend le caractère d’une charge publique. Nous le répétons, c’est du commencement du règne d’Elisabeth que date ce changement. Les secours ne sont plus seulement volontaires, ils ne s’appliquent plus seulement aux impotents, ils deviennent un impôt local destiné à procurer de l’ouvrage aux ouvriers qui n’en ont pas. Cette prescription ajoutée à la fixation du salaire, de la chère, des vêtements, des heures de travail et de repos, qu’est-ce, sinon l’organisation du travail, autant que le travail pouvait alors être organisé ?

Ce n’est pas sans dessein que nous insistons sur la date de l’acte remarquable qui, pour la première fois, imposa les communes au profit des ouvriers pauvres, et ordonna que ces fonds fussent employés à leur créer du travail : To set them to work.

La réformation avait détruit les couvents. Les revenus de ces maisons religieuses, au nombre de 1 041, et estimés alors à près de 300 000 livres sterling, ou 75 millions de francs, sans parler de la dîme, venaient de tomber entre les mains d’une aristocratie, la plus avide qui fut jamais ; et bien que le reste des biens ecclésiastiques (qui s’élevaient, dit-on, aux sept dixièmes du sol total) passât en grande partie à une Église nouvelle, la quarta pars de la dîme, le patrimoine des pauvres, souvent disputé et détourné, leur fut alors tout à fait enlevé. L’impôt des pauvres devint donc bientôt une nécessité. Les aumônes des couvents avaient entretenu l’oisiveté et le vagabondage ; le législateur, en rejetant sur les communes les charges que les nouveaux enrichis ne voulaient pas conserver, avait cru devoir aller au-delà de la simple aumône ; il prescrivait de créer du travail pour les hommes valides et les enfants qui n’avaient pas un métier qui pût les nourrir. Il imposait une contribution générale pour y parvenir.

À la suite de la réformation, il y eut sur tous les points de terribles émeutes ; et plusieurs historiens ont pensé que la grande rébellion du Nord n’avait d’autre cause que le désordre que la privation des secours des couvents avait jeté dans l’existence des paysans.

En 1604, c’est-à-dire trois ans après le fameux acte d’Elisabeth, et sous la deuxième année du règne de Jacques Ier, un acte vient renouveler et déterminer les peines contre les vagabonds. Ceux qui se montrent incorrigibles sont marqués sur l’épaule gauche d’un fer rouge de la largeur d’un schelling portant l’empreinte d’un R romain. Si après cette punition ils sont trouvés errants, ils sont traités comme félons.

L’acte d’Elisabeth resta longtemps sans modification. Ce ne fut que cent ans plus tard que la législature révisa la loi des pauvres, et prescrivit aux personnes secourues de porter une plaque où serait écrit un P romain, et la première lettre de la commune d’où dérivait le secours accordé.

Ainsi après avoir, pendant deux siècles, prescrit de marquer le malheureux lui-même d’un fer rouge, à la main, au front, à la poitrine, à l’épaule, d’un R, d’un V, d’un F, la loi se contente de lui imposer le port d’une plaque marquée d’un P. C’est là un immense progrès, une conquête importante de l’esprit chrétien, et qu’il faut signaler.

Au reste, et l’acte le dit explicitement, cette marque distinctive avait pour objet de régulariser la distribution des secours, et d’offrir un moyen simple de surprendre le surveillant qui aurait détourné les fonds des pauvres pour secourir un homme qui n’eût aucun droit à ces secours ; « les fonds, dit la loi, ne devant servir qu’à ceux qui sont invalides aussi bien que pauvres. »

Nous avons vu qu’en effet le statut d’Elisabeth prescrivait aux magistrats de mettre au travail les hommes valides, sans état, mais non de les secourir sans travailler.

Dans le règne suivant, la loi fait une distinction précise entre les ouvriers flâneurs et les voleurs et vagabonds.

Il n’est plus question de félonie pour l’absence ; les ouvriers n’ont plus à redouter la mort comme châtiment.

Ce n’est pas que les lois nouvelles aient rapporté les anciens statuts ; mais on comprend que des règlements aussi oppressifs, aussi contraires aux mœurs, aux lois de l’humanité, aient dû tomber dans l’oubli à mesure que se développait la civilisation.

Cependant, si l’on ne fouettait plus, si l’on n’emprisonnait pas, si la marque, la mort n’atteignaient plus les ouvriers qui osaient entreprendre leur tour d’Angleterre, les magistrats ont conservé jusqu’en ces derniers temps la prétention de fixer les salaires. Il en est même, mais cela date de plus d’un siècle, qui, dans le préambule de la proclamation de leurs séries de prix, ont pris soin de rappeler les peines portées par la loi d’Elisabeth contre les délinquants, contre ceux qui reçoivent ou donnent un salaire plus élevé que le salaire légal, contre les serviteurs quittant leurs maîtres, etc.

L’une des absurdités les plus grossières de cette législation, absurdité empruntée aux idées de féodalité qui avaient cours alors, était la défense faite aux ouvriers, et renouvelée dans presque tous les statuts que nous venons d’énumérer, d’abandonner le lieu de leur naissance. C’était faire de chaque commune un État séparé pour ainsi dire ; c’était couper court à toute instruction, à tout progrès pour les classes ouvrières. Heureusement pour l’Angleterre, tant que la loi punissait du fouet, de la marque, de la mort, les délinquants, la loi ne fut pas observée ; elle ne devint efficace que lorsque, sous le règne de Charles II, en 1662, aux peines des anciens statuts fut substituée la simple translation, aux frais de la commune, d’un ouvrier étranger tombé à la charge de la taxe des pauvres.

Plus tard, sous Guillaume III, et lorsque le travail fut mieux compris, on chercha à remédier à cette immobilité si longtemps demandée, et obtenue enfin depuis quarante ans. On encouragea l’émigration, et l’on défendit aux communes de renvoyer les ouvriers étrangers, à moins qu’ils ne tombassent en détresse, le tout à la condition que l’émigrant serait porteur d’un engagement de sa propre commune, attestant qu’il était établi (settled), et promettant de le secourir s’il en était besoin.

Malgré cet encouragement, l’immobilité continua, jusqu’à ce que l’acte de 1795 de Georges III déclara purement et simplement que l’étranger ne pourrait être renvoyé à sa commune que lorsqu’il serait tombé à la charge de la taxe.

Dès ce moment les ouvriers voyagèrent sans entraves ; l’industrie, les travaux de tous genres se développèrent.

Mais si la barbarie avait fait son temps, il n’en était pas encore de même des abus économiques de la loi des pauvres, qui furent portés à leur comble à l’époque où nous sommes parvenus. Pour les apprécier, il ne faut pas perdre de vue que les juges de paix chargés de son application étaient des magistrats non salariés, en général peu éclairés et disposés à exercer, avec les deniers du public, un patronage aussi étendu que possible.

Les statuts que nous avons cités ne donnaient pas cependant à ces magistrats le droit de distribuer les secours : leurs fonctions, plus relevées, étaient l’application de la peine, le contrôle des comptes des overseers ou surveillants, spécialement chargés, avec les notables de la commune, de la répartition des fonds, et enfin la fixation des salaires. Néanmoins les juges de paix s’arrogèrent bientôt le droit de distribution, et plusieurs statuts eurent pour objet spécial de remédier aux abus introduits par eux et par les overseers dans les secours accordés. Sous William et Marie, troisième année, un acte est promulgué, prescrivant, comme remède aux caprices des distributions, la publication de la liste nominative des personnes secourues, et la soumission de cette liste aux assemblées des habitants réunis en vestry.

Cet acte, qui avait pour objet d’empêcher les abus, en devint une source féconde. Il y était dit que les secours ne seraient donnés qu’à ceux que le restry désignerait, à moins que ce ne fût par ordre des juges de paix : c’en fut assez pour que ces derniers se crussent autorisés à agir sans contrôle ; et sous Georges Ier, les abus étaient tels, qu’un acte nouveau de 1772 reproche aux juges de paix d’avoir agi sans discernement, et sans avoir informé les officiers de la paroisse des secours distribués, ce qui avait contribué à augmenter la taxe d’une manière considérable.

En conséquence l’acte, sans dénier aux juges de paix le droit de distribution qu’ils s’étaient arrogé et dont ils avaient abusé, leur faisait défense de l’exercer avant d’avoir reçu, sous la foi du serment, l’assurance du besoin du pétitionnaire et l’explication du motif pour lequel le secours avait été refusé par les officiers distributeurs.

Cet acte est remarquable dans l’histoire de la loi des pauvres : il autorise les overseers à louer ou à acheter une maison destinée à servir de refuge à tous ceux qui auront recours à la taxe des pauvres ; il autorise les paroisses à réunir leurs moyens pour se procurer une maison de ce genre ; il prescrit de refuser tous secours à ceux qui refuseraient de se rendre dans ce lieu de refuge.

Si nous insistons sur cette disposition du statut de 1772, c’est que c’est à l’aide du même moyen, mis en pratique peut-être avec une rigueur poussée à l’extrême, que les whigs sont surtout parvenus à diminuer l’affreux désordre qui régnait dans le pays.

Les deux derniers statuts que nous venons de citer, on peut le dire, ont mis le comble à tous les abus dont nous venons de parler. L’ignorance habituelle des magistrats de comté, bons gentlemen, vivant dans leurs propriétés, et auxquels l’étude des phénomènes de la production était complétement étrangère ; le sentiment de bienveillance même qui naturellement les guidait, furent cause de l’arbitraire qui présidait à leurs actes, qui jeta la perturbation dans le travail, et rendit précaire sa récompense.

Jusque-là, en effet, la tâche des autorités avait été séparée. Les uns, les overseers, distribuaient les secours ; les autres, les justices of the peace, fixaient de loin en loin le taux des salaires. Mais à présent, les hommes qui fixent le salaire des ouvriers valides sont en même temps chargés de la distribution des secours ; il est évident qu’ils vont avoir une tendance de plus en plus grande à s’interposer entre le maître et l’ouvrier ; et comme, malgré les amendes des statuts anciens, il est impossible de forcer le premier à payer le salaire légal, s’il le croit exagéré, il est clair que la taxe des pauvres va venir en aide aux maîtres pour payer les travaux qu’ils entreprennent. Dès ce moment, on peut prévoir qu’une grande partie des ouvriers d’Angleterre vont tomber pour plus ou pour moins à la charge du public. C’est en effet ce qui a eu lieu.

À l’époque où nous sommes arrivés, les idées philosophiques du dix-huitième siècle avaient cours en Europe. La Révolution française venait de s’accomplir. Quelques auteurs de notre pays regardaient la loi des pauvres d’Angleterre comme une application philanthropique digne d’éloges. On avait déclaré, d’après Puffendorf d’abord, puis d’après Robespierre et tous les hommes d’État de son époque, que tout citoyen, par cela seul qu’il fait partie d’une société d’hommes, doit trouver l’existence en échange de son travail. Cette noble maxime, imprescriptible, déduite de cette vérité économique que le travail est le producteur de la richesse, et qui n’a eu d’autre malheur que d’avoir été proclamée dans un temps de trouble et de lutte violente, fut adoptée en Angleterre par tous les partis. Pitt, Whitbread, Fox, la défendirent à la tribune ; elle trouva place dans les actes publics ; mais, interprétée par les magistrats, elle devint la source des maux les plus cruels ; en pratique, elle fut traduite ainsi : « Tout citoyen a droit de vivre sans rien faire aux dépens du public. »

Le préambule de l’acte 36 (Georges III) atteste la tendance philanthropique de cette époque. À propos de l’acte 9 de Georges Ier, que nous avons cité plus haut, il est dit que « cet acte est oppresseur, en tant qu’il contient des conditions de secours qui sont nuisibles au confort, à la situation domestique et au bonheur des pauvres industrieux. » C’est dans la discussion de ce bill que M. Whitbread proposa d’autoriser les magistrats à fixer un minimum de salaire. Cette proposition n’éprouva d’abord presque aucune contradiction. Elle fut soutenue par Fox, qui déclara que le magistrat doit être autorisé à défendre le pauvre contre l’injustice d’un maître avide ; que peu d’ouvriers obtenaient un salaire suffisant, et que la plupart d’entre eux avaient recours à la taxe communale.

M. Pitt toutefois s’opposa au bill de Whitbread : il prétendit que fixer un minimum de salaire, ce serait donner au travailleur isolé un salaire trop élevé, et au travailleur chargé de famille un salaire trop faible. Il ajouta qu’il valait mieux faire, pour les magistrats, de la distribution des secours communaux une question de droit et d’honneur.

L’année suivante, 1796, M. Pitt alla plus loin : il proposa, non seulement de secourir l’ouvrier sans travail en proportion de ses enfants, mais d’autoriser l’officier communal à compléter le salaire donné par le maître à l’ouvrier, si ce salaire était insuffisant. Il demandait que la commune achetât une vache, ou autre animal domestique, aux pauvres remplissant certaines conditions.

En 1800, M. Whitbread renouvela sa proposition d’un minimum de salaire. Il se plaignit que le livre des statuts ne contînt aucun moyen de forcer les fermiers à faire leur devoir ; c’est-à-dire à élever le salaire en même temps que se manifeste le renchérissement des denrées.

M. Pitt, à son tour, renouvela ses objections : il préférait, disait-il, la taxe des pauvres : c’est d’elle seule qu’il attendait le soulagement des misères des ouvriers.

Le bill ne passa pas. On crut avoir assez fait en donnant, par le statut 36 (Georges III), l’autorisation aux magistrats d’accorder des secours aux pauvres, même à domicile, et selon qu’ils le jugeraient convenable.

Il n’en fallait pas davantage assurément pour compromettre gravement l’avenir du pays. Cette puissance donnée ainsi à deux mille magistrats, à quinze mille assemblées communales, à un nombre égal de réunions d’overseers, tous agissant sans contrôle, indépendants les uns des autres, et la plupart sans aucune idée des phénomènes de la production des richesses, a dû, cela se conçoit sans peine, donner lieu à de prodigieux résultats.

N’est-il pas étrange, en effet, et sans exemple, qu’une nation ait osé confier à des milliers d’individus, pris pour ainsi dire au hasard, et dont aucune mesure générale ne réglait la conduite, le soin de déterminer les rapports entre l’offre et la demande, le soin d’apprécier et de niveler, du fond de leurs communes, la production et la consommation ?

Il nous reste à dresser le bilan des conditions faites au travail par un tel état de choses à l’époque où il fut question de la réforme.

HIPPOLYTE DUSSARD.

 

——————

[1] Nous devons constater, cependant, une détérioration funeste dans la nourriture des classes ouvrières à Paris. Mais on comprend que nous embrassons les siècles dans notre raisonnement, et que d’ailleurs cette détérioration, qui date de cinquante ans seulement, cessera aussitôt que les législateurs y prêteront une attention sérieuse. Pour cela, nous le craignons bien, l’intervention directe des ouvriers, par voie de pétition, sera nécessaire.

[2] En Angleterre, l’usage s’est conservé d’occuper deux hommes par charrue : le laboureur proprement dit, et le conducteur des chevaux.

[3] La défense de voyager sans passeport, qui était en vigueur alors, paraît aux Anglais d’aujourd’hui l’une des énormités qui caractérisent le mieux la barbarie de ces siècles de violence et de sottise.

[4] Meat ne signifie pas seulement viande, mais toute chose apprêtée pour la bouche. Le mot mets en est la véritable traduction. On donne aux porcs le refuse-meat de la maison. Cela explique la nourriture des esclaves dont nous parlons.

[5] Le chiffre qui précède le mot statute, dans l’énonciation des lois anglaises, indique l’année du règne sous lequel il a été passé.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.