Trois explications de l’apartheid et du chômage en Afrique du Sud

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Le racisme, le marché ou la politique ? Par Stéphane Couvreur

L’Afrique du Sud est endeuillée par la disparition de Nelson Mandela, qui joua un rôle clé avec Frederik de Klerk dans la fin de l’apartheid et la réconciliation de la « nation arc-en-ciel ». Mais malgré ses succès, le pays connaît un taux de chômage de 25% au moins, voire plus si l’on inclut les personnes découragées de chercher en emploi. Les plus pénalisés sont la population noire – le chômage des noirs s’est même aggravé depuis la fin de l’apartheid – et les femmes :

Race & gender unemployment South Africa

Les jeunes sont également frappés :

Youth unemployment South Africa

Parmi les explications possibles, deux reviennent très souvent : le racisme et le libéralisme.

Retenant pour sa part l’explication du libéralisme, Brice Couturier déclarait dans sa chronique du 6 décembre sur France Culture que

« Mandela a imposé à ses partisans une politique économique néolibérale sous le signe « GEAR » – growth, employment and redistribution – qui a sans doute poussé le développement économique du pays mais qui a accru les inégalités entre riches et pauvres. 25% de la population est au chômage. Le nombre de Sud-Africains devant subsister avec moins d’un dollar par jour a doublé depuis 1994, tandis que le gouvernement ANC de Jacob Zuma non seulement favorise ouvertement le big business mais couvre une énorme corruption. »

Sous une forme édulcorée, cette explication reprend la vulgate marxiste qui affirme depuis longtemps que le malheur des noirs résulte de la lutte des classes entre les prolétaires et les riches capitalistes.

Pour ce qui est du racisme, la politique de l’ANC depuis son arrivée au pouvoir a largement consisté à lutter contre le racisme et ses conséquences. Une politique de discrimination positive en faveur des noirs – Black Economic Empowerment – a été mise en œuvre, ainsi qu’une réforme agraire qui a déjà redistribué 6 millions d’hectares à ce jour sur un objectif de 24 millions d’hectares. Mais cette politique a échoué à améliorer les conditions de vie de la majorité des Sud-Africains noirs.

La persistance, et même la hausse, du chômage depuis 20 ans suggère qu’il existe d’autres forces bloquant le marché du travail.

Dès les années 1960, l’économiste anglais William Hutt, installé en Afrique du Sud, proposa une nouvelle explication de l’apartheid en termes d’économie politique. Pour lui, ce n’était ni la lutte des classes entre riches et pauvres, ni le racisme entre blancs et noirs qui expliquaient la misère des Sud-Africains, mais la poursuite par les ouvriers blancs de leurs intérêts catégoriels au détriment des noirs.

Lorsque des diamants, puis des mines d’or furent découverts à partir de la décennie 1870, l’industrie minière a connu un formidable développement. Les capitaux venant de Grande-Bretagne ont afflué et pour satisfaire les besoins en main-d’œuvre les entrepreneurs ont commencé à embaucher des ouvriers puis des contremaîtres noirs. Une telle évolution était perçue comme nuisible par les employés blancs qui craignaient cette concurrence, ainsi que par les fermiers blancs obligés de payer plus cher leurs employés noirs.

Or pendant longtemps, à l’exception notable de la province du Cap, les noirs ont été exclus du processus politique. L’électeur médian était donc un travailleur blanc, un employé blanc ou un fermier Afrikaner, tous opposés à la liberté de travail des noirs, plutôt qu’un citadin d’origine britannique. L’activisme des travailleurs blancs peu ou pas qualifiés a finalement conduit à des lois qui restreignaient les possibilités des noirs d’entrer dans le secteur de l’industrie : passeport intérieur, création d’un parti travailliste attaché à la défense des intérêts des travailleurs blancs, réglementation par l’Etat des embauches dans le secteur minier sous prétexte de « sécurité des travailleurs », et enfin instauration d’un salaire minimum.

Ces mesures législatives heurtaient les intérêts des travailleurs noirs, mais également des actionnaires des mines, qui se retrouvaient ainsi leurs alliés de circonstance. Des les années 1890, ces derniers constituèrent la Chambre des Mines, une fédération professionnelle qui lutta contre les mesures discriminatoires et finança des procès dans ce sens. Mais ni les actionnaires ni les dirigeants des mines n’ont jamais pu obtenir gain de cause, tant les relations sociales se sont tendues, notamment en raison des fluctuations du cours de l’or pendant les deux guerres mondiales. Lorsque le Parti National remporta les élections en 1948, c’était sur une plate-forme qui promettait de mettre en œuvre un vaste programme de discrimination raciale.

Tout ceci est désormais derrière nous, se dira-t-on. Pourquoi le chômage se maintient-il à un niveau si élevé, en particulier chez les noirs et les jeunes ?

Encore aujourd’hui, le paysage politique est dominé par une puissante coalition entre l’ANC (parti socialiste engagé depuis longtemps dans la lutte contre la ségrégation et pour les droits civiques des personnes de couleur, auquel appartenait Mandela), la COSATU (union de syndicats et de fédérations, représentant les intérêts économiques de l’industrie) et le SACP (parti communiste).

Triple alliance South Africa

Si le racisme a reculé en Afrique du Sud, le syndicalisme d’Etat et le corporatisme, eux, restent bien présents. Ils maintiennent un marché du travail à deux vitesses comparable à ce qui existe en France. Il faudrait se livrer à une analyse plus détaillée, mais on peut penser que c’est cette situation qui explique la pauvreté des noirs en Afrique du Sud, le chômage de masse et le niveau de criminalité élevé. Nous devrions en tirer les leçons, aussi bien pour l’économie française que pour l’harmonie de notre société, multicolore également : la société « black, blanc, beur ». La victoire des Springboks lors de la coupe du monde de rugby en 1995, si bien racontée par Clint Eastwood et Morgan Freeman dans le film Invictus, n’a pas résolu les problèmes de l’économie sud-africaine. Quinze ans après la victoire des Bleus en coupe du monde de football en 1998, la France n’a pas fait mieux.

« Le capitalisme libéral est le meilleur antidote contre le racisme. Sur un marché libre, les employeurs qui refusent d’embaucher des travailleurs productifs parce qu’ils sont noirs sont pénalisés parce que leur entreprise est moins compétitive et leurs profits diminuent. Seul l’Etat permet de socialiser ces coûts du racisme et de généraliser un système d’apartheid. » (Murray Rothbard)

Sources :

–          William Hutt and the Economics of Apartheid, de Peter Lewin (Constitutional Political Economy, 2000)

–          The Economics of the Colour Bar, de William Hutt (1964, disponible en ligne sur le site du Mises Institute)

–          The crusade against South Africa, de Murray Rothbard (1985, in Making Economic Sense)

–          Apartheid, de Thomas Hazlett (2008, Concise Encyclopedia of Economics sur le site du Liberty Fund)

A lire également :

–          Race, politique et économie, de Thomas Sowell

4 Réponses

  1. roger

    Avec le capitalisme libéral tel que vous le concevez pour l’Afrique du sud : le taux de chomage serait toujours de 25% mais plus “juste” car mieux partagé entre “noirs” et “blanc “.
    Le paradis quoi !

    Répondre

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