Turgot et la devise de Ludwig von Mises. Par Benoît Malbranque

mises-tu ne cede malisTout le monde connait la formule de Virgile, reprise comme devise par Ludwig von Mises et à sa suite par le Ludwig von Mises Institute : « Tu ne cede malis sed contra audentior ito » (Ne cède pas au mal mais combats-le toujours avec courage). On trouve le récit du choix de cette devise par le jeune Mises dans un chapitre de ses Mémoires (livre en cours de traduction à l’Institut Coppet). Racontant son état de désolation au cours de la Première Guerre mondiale, Mises explique qu’il finit par trouver la force de se battre pour ses idées, aussi peu propices que soient les circonstances historiques.

« La manière avec laquelle l’individu conscient du caractère inévitable d’une catastrophe parvient à continuer sur sa route est une question de tempérament. Au Lycée, comme il était de coutume, j’avais à choisir une devise et je choisis un verset de Virgile : « Tu ne cede malis sed contra audentior ito (« Ne cède pas au mal mais combats-le toujours avec courage »). Je me remémorai ces mots pendant les heures les plus sombres de la guerre. » (Mémoires, chapitre 7, La Première Guerre mondiale)

La maxime est issue de l’Énéide, livre VI, 95.

Ce que l’on sait moins, c’est que cette devise, pour toujours associée à l’École autrichienne d’économie, fut antérieurement associée à Turgot.

À l’été 1775, Turgot occupe depuis exactement un an le poste de Contrôleur général des finances. Dès après sa nomination par Louis XVI, il avait notifié au nouveau roi son programme dans une lettre célèbre : « point de banqueroute ; point d’augmentation d’impôts ; point d’emprunts ». En septembre 1774, Turgot s’attaque à l’épineux sujet du commerce des grains. En parfaite opposition avec le « contrat » qui faisait le fond de la politique royale, demandant l’obéissance des sujets contre la promesse (utopique et même folle) de garantir à tous la nourriture à prix convenable, Turgot décrète la liberté pleine et entière du commerce des grains. Les faibles récoltes de l’année 1774 font grimper sensiblement les prix des grains, ce que le peuple, convaincu par des déclamateurs plus ou moins bien intentionnés, ne tarde pas à considérer comme la conséquence de la liberté du commerce. En mai 1775, de premières révoltes sont observées à Dijon. Dans cette atmosphère bouillante, Necker publie le 19 avril 1775 son Essai sur la législation et le commerce des grains, qui critique la politique libérale de Turgot.

Les amis de Turgot l’incitent à tenir bon face à la double difficulté d’une révolte populaire et d’une critique intellectuelle. Voltaire notamment invite Turgot à suivre une maxime, qu’il aurait déjà fait sienne selon le philosophe de Ferney. Le 26 avril 1775, Voltaire écrit à Condorcet, ami proche de Turgot :

« Le premier point de mon sermon est l’abominable superstition populaire et parlementaire qui s’élève contre la liberté du commerce des bleds et contre la liberté de tout commerce. Vous voyez les horreurs qu’on vient de commettre à Dijon[1]. Dieu veuille que les fétiches[2] n’aient pas excité sous main cette petite Saint-Barthélemy ! Il semble qu’on prenne à tâche de dégoûter le plus grand homme[3] de la France d’un ministère dans lequel il n’a fait que du bien. […] On dit qu’on crie à Paris parce que le pain blanc est renchéri de deux liards. […] Je dirais volontiers à celui[4] que vous aimez, Tu ne cede malis sed contra audentior ito[5] ; mais il se le dit à lui-même. » (D 19438. Voltaire à Condorcet, 26 avril 1775, Œuvres complètes de Voltaire, éd. T. Besterman, 1975, t. 125, p.420)

« Il se le dit à lui-même » n’est peut-être pas à prendre de manière littérale. Voltaire n’était peut-être pas assez proche de Turgot pour savoir quelle maxime il adoptait. Cependant l’attribution n’est pas complètement invraisemblable. Voyons pourquoi.

D’abord, Turgot connaissait bien Virgile. Il publia en 1778 une traduction en vers métrique (qu’il préférait aux vers rimés) du IVe livre de l’Enéide, sous le titre : Didon, poème en vers métriques, traduit du quatrième livre de l’Enéide. La maxime se trouve au VIe livre, mais il serait difficile de soutenir que Turgot n’avait lu que le IVe livre et ne connaissait donc pas cette devise de Virgile.

Condorcet raconte dans sa Vie de Monsieur Turgot que celui-ci aurait souhaité une révolution dans la poésie, avec la substitution des vers métriques aux vers rimés. Mais, écrit Condorcet, au lieu d’exposer sa philosophie de la poésie, « il se borna presque à traduire et surtout à traduire Virgile, parce qu’apprenant par cœur les vers de l’original ce travail devenait plus commode pour le temps que nous avons vu qu’il destinait à la Poésie. » Vie de M. Turgot, réédition Coppet, p.93-94

Dans une lettre destinée à Voltaire, Turgot raconte lui-même :

« J’aime Virgile, et vous, M., qui savez si bien, et sentir, et faire sentir le charme des beaux vers, et d’un style toujours pur, toujours correct, toujours facile, toujours harmonieux et toujours naturel, d’un style où l’image et le sentiment sont toujours rendus avec l’énergie et la grâce du mot propre, vous qui aimez tant Racine, je suis bien sûr que vous savez Virgile par cœur.

Je vous dirai encore que l’étude de Virgile a été pendant quelque temps pour moi un devoir d’état, et qu’obligé de le relire sans cesse, j’étais sans cesse plus frappé de ses beautés. » (Œuvres de Turgot, édition Schelle, t. III, p.401)

Dupont de Nemours, dans ses Mémoires sur Turgot, dit en outre que « Turgot s’exprimait en latin aussi parfaitement qu’il est possible aux modernes de le faire. » (Dupont de Nemours, Mémoires sur la vie, l’administration et les ouvrages de M. Turgot, in Œuvres de M. Turgot, ministre d’Etat, Paris, 1811, tome 1, p.14)

Il n’est donc pas impossible que Turgot ait adopté cette maxime de Virgile, comme Mises le fit plus tard.

Le texte latin peut se traduire de multiples façons, mais Turgot interpréta certainement la phrase en question de la même manière que Mises. La traduction la plus diffusée à l’époque de Turgot est celle de l’abbé Desfontaines, que le ministre de Louis XVI connaissait parfaitement comme il ressort d’une lettre à Caillard, destinée à Voltaire (Œuvres de Turgot, édition Schelle, t. III, p.400-407) L’abbé Desfontaines traduit : « Ne te laisse point abattre par ces revers : oppose à la fortune ennemie un invincible courage. » (Les Œuvres de Virgile traduites en françois, le texte vis-à-vis la traduction, Paris, 1743, tome 3, p.108-109)

Sa pratique du pouvoir, du reste, illustre parfaitement cette idée de ne pas céder au mal mais d’y résister fermement. Face à l’opposition des parlements, aux critiques de Necker et aux premières révoltes populaires, Turgot tint le cap de ses réformes libérales. Après avoir sévi contre les manifestations populaires, selon lui violentes et malintentionnées, il fit passer les célèbres Six édits, qui pérennisent la liberté du commerce des grains et établissent la liberté du travail en supprimant les corporations.

Seul dans l’intimité de son bureau, à l’abri des passions de la politique et de la haine des parlements et des privilégiés, Turgot se répétait donc peut-être ce vers de Virgile, l’appelant à continuer avec courage sur la voie des réformes, un an après sa nomination comme ministre, et déjà un an aussi avant de quitter sa fonction, coupable d’avoir trop entrepris.

Benoît Malbranque

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[1] Des manifestations violentes y avaient eu lieu contre les réformes de Turgot. Une grande quantité de céréales avait été jeté dans la rivière.

[2] Sous la plume de Voltaire, ce terme s’applique aux forces réactionnaires en général, et notamment au clergé.

[3] Turgot.

[4] Turgot.

[5] Virgile, Enéide, VI, 95.

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