Une dénonciation des effets de l’excessive fiscalité au début du XVIIIe siècle

Comme Vauban et Boisguilbert, Henri de Boulainvilliers offre au début du XVIIIe siècle une vive critique de l’arbitraire de la Taille, l’ancêtre de l’impôt sur le revenu. Il accuse cet impôt de causer la ruine des contribuables et de n’enrichir que les commis des recettes. 


Une dénonciation des effets de l’excessive fiscalité au début du XVIIe siècle

Mémoire touchant la taille réelle et proportionnelle. Extrait.

par Henri de Boulainvilliers

(État de la France, tome 3, 1728, p.517-518)

 

Il est certain qu’un règlement nouveau sur la Taille, qui puisse remédier aux désordres qui accompagnent aujourd’hui la perception de cette imposition, est un des plus dignes objets que le Régent du Royaume puisse se proposer, pour sa gloire particulière, pour s’attirer la bénédiction et l’amour des peuples, et pour faire pratiquer la première espèce de justice distributive qu’il doit lui-même à l’État.

La Taille, c’est à dire une certaine cotisation des Sujets, par rapport à leurs biens, meubles et immeubles, par rapport au produit de leurs terres, et par rapport à leur industrie et à leur commerce, a été établie définitivement par le Roi Charles VII, en 1444, pour tenir lieu du service des fiefs, qui ne pouvaient plus être continués. Mais l’on y joignit deux autres sortes d’impôts, qui ont toujours fait depuis une diversion fâcheuse à celui de la taille, qui naturellement aurait dû exclure tous les autres ; savoir le droit d’Aide sur la vente des boissons, et le droit de gabelle sur la vente et revente du sel, dans l’étendue du Royaume.

On ne saurait nier que ces deux impôts n’aient diminué, au moment, de la moitié ce que l’on aurait pu tirer de la seule taille, et qu’en faisant cette diminution, le Souverain ne se soit d’autre part assujetti à des frais immenses, pour la perception des deux droits imaginés pour être le supplément de la Taille.

C’est ce que l’on peut aisément juger, si l’on entre dans le détail de ce de ce que coutent à l’État les Régisseurs des Aides, leurs Gardes, Commis et Receveurs, et pareillement ceux qui sont établis pour le sel, sans compter ce qui coûte aux Particuliers, pour la peine des contraventions, qui montent annuellement à la ruine, et à la captivité, ou condamnation aux galères, ou à la mort de plus de quatre cents personnes.

M. Colbert trouva en 1661 les Tailles établies sur le pied de soixante-six millions d’impositions annuelles ; mais les non-valeurs les réduisaient ordinairement à quarante-quatre ; et la raison de ces non-valeurs ne se peut trouver que dans la diversion que faisait dès lors la perception des Aides et des gabelles. C’est ce qui le porta à retrancher tout d’un coup les non-valeurs, et à réduire les Tailles à quarante millions d’imposition ordinaire, parce que d’un autre côté, pour sauver la perte que le Roi aurait faite dans son revenu, il fit monter le bail des Aides à vingt-quatre millions, outre ce qu’il tirait des gabelles et cinq grosses fermes. Mais pour établir ce produit des Aides, il ne prit pas garde que l’établissement nouveau des Commis, et autres gens nécessaires au recouvrement, coûterait le double à l’État de ce que le Roi en aurait à son profit, outre les gains que feraient immanquablement les Fermiers, Sous-Fermiers et autres Traitants, qui ont produit des fortunes immenses. Et de là il est arrivé que, par l’établissement de divers bureaux, qui ont rendu l’entrée des villes et le commerce de la campagne impraticables, la consommation a tellement diminué, que les marchandises, et le produit des terres, ont péri entre les mains des propriétaires, ou qu’ils n’ont pu s’en défaire qu’à moitié de valeur : ce qui ayant été continué depuis soixante ans, a non seulement réduit le bail des Aides à huit millions, de vingt-quatre, qui est les deux tiers de perte, mais a rendu encore la perception de la Taille impossible dans plusieurs provinces, et ainsi occasionné une double perte pour le Roi ; outre l’excessive et indicible pauvreté des Sujets, qui fait périr annuellement un sixième des habitants du Royaume, faute de secours dans les maladie, ou par désertion, pour se retirer dans les villes, où une partie se met en service, et l’autre meurt dans les hôpitaux.

La misère a produit l’injustice dans la répartition des Tailles, et celle-ci les haines et les vengeances entre les Particuliers : ce qui fait que la Taille imposée d’abord arbitrairement par les Intendants, et sans connaissance de la force réelle et effective des villages, mais par une routine sans exactitude, et souvent sur la recommandation des intéressés, se trouve ensuite répartie par des paysans animés les uns contre les autres, ou passionnés en faveur de leurs amis ; de sorte qu’il n’en saurait résulter que la ruine des villages, les uns après les autres, et une injustice déclarée et indéterminable dans l’imposition particulière, qui a déjà anéanti tous les anciens propriétaires, les réduisant à la mendicité…

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