Yves Guyot critique de l’impôt sur le revenu

Le paysage fiscal français offre bien des curiosités pour l’œil de l’économiste, et bien des possibilités de réforme pour l’esprit attaché au bien-être des individus et au maintien de leur liberté. Pour que ces réformes puissent se faire jour, néanmoins, les questionnements accessoires, qui sont le lot du débat public contemporain, doivent laisser la plus grande place à l’étude des principes fondamentaux. Les économistes français ont réalisé ce travail et peuvent nous les fournir. C’est la raison de notre étude des travaux d’Yves Guyot. Qu’enfin sur la terre française, où les taxes poussent toujours aussi vite que des champignons, l’on vienne jeter généreusement les semences de la liberté.


La taxation illégitime : Yves Guyot contre l’impôt sur le revenu

par Benoît Malbranque

(Laissons Faire, n°1, juin 2013)

 

L’esprit humain est ainsi fait que les réalités accommodantes prennent pour lui l’allure de vérités éternelles, et que, sa faiblesse naturelle aidant, il donne le nom d’institutions éternelles à des formes d’organisation sociale ou à des principes politiques qui s’imposèrent par hasard, au gré des nécessités du moment, et qui manquèrent de peu de ne jamais exister du tout. Tel est le cas de l’impôt sur le revenu, qui continue à nourrir de larges débats outre-Atlantique, mais qui se meurt en France dans un silence assourdissant.

Il est difficile de comprendre comment un impôt aussi tyrannique que celui sur le revenu a su rester en France à l’abri de toute critique, lui qui, à l’heure de sa première introduction sérieuse, avait été rejeté avec vigueur, et presque dans les cris. Raconter ce rejet, en se fondant sur le témoignage de l’un des plus grands économistes de l’époque, Yves Guyot, est ainsi une nécessité, tant pour comprendre les défauts majeurs de l’impôt sur le revenu, que pour voir d’un œil nouveau et averti les longues listes de taxes, d’impôts et de prélèvements qui forment la fiscalité française.

L’introduction de l’impôt sur le revenu ne se fit pas d’un coup. La tempête des débats démarra en 1895, mais le vent réformateur soufflait sur notre France depuis des décennies. Le développement des différentes écoles socialistes de pensée économique, et le déclin parallèle des successeurs du courant libéral, introduisit dans les mœurs des évolutions plus sensibles qu’on eut pu le croire de prime abord. La fin du XIXe siècle, ainsi, fut le théâtre de cette évolution : plus que changer de siècle, la France, idéologiquement, se prépara à changer de monde.

Des nombreuses réformes nouvelles, parfois avortées, parfois votées, nulle ne se manifesta si précocement et avec pourtant une telle vigueur que celle sur l’impôt sur le revenu. Elle apparut sur la scène politique vers l’année 1895. Après avoir longtemps été la proposition radicale de socialistes révolutionnaires, l’impôt sur le revenu était presque devenu à la mode. Plusieurs pays, au demeurant, s’en étaient déjà dotés, dont la grande Allemagne en 1893.

La France ne tarda pas à suivre ce grand mouvement, assez peu troublée, à ce qu’il semble, de danser sur la musique des révolutionnaires allemands — K. Marx, A. Bebel, F. Lassalle, W. Liebknecht, et les autres. Il était loin le temps désormais où l’Assemblée applaudissait Adolphe Thiers lorsqu’il qualifiait cette mesure d’impôt « arbitraire et atroce ». Désormais, elle demandait des rapports pour préparer son introduction. En juin 1895, le ministre Godefroy de Cavaignac soumit ainsi un « Rapport sur l’établissement d’un impôt sur le revenu ».

Assurément, il serait très faux de dire que de l’antique camp des partisans de la liberté économique il ne restait plus rien. Des disciples de Turgot, Say, et Bastiat, existaient encore et toujours, et les rangs de l’Assemblée en étaient encore parsemés. Le Journal des Économistes continuait également à paraître, dirigé par Gustave de Molinari, avant de l’être par Yves Guyot. C’est de ce dernier que viendra la contre-attaque sur le sujet dont il est question ici.

Économiste savant, écrivain prolixe, Yves Guyot s’était déjà fait remarquer par la publication de plusieurs ouvrages économiques d’une qualité rare, desquels nous pouvons citer La Science Économique (1881), et, texte plus critique, La Tyrannie socialiste (1893).

En 1895, constatant l’ardeur des débats autour de la question de l’impôt sur le revenu, il décida d’y consacrer un petit ouvrage, en forme de dialogues, qu’il intitula Les Tribulations de M. Faubert. L’ouvrage de Guyot prenait au défi le lecteur de l’époque, en supposant que la loi sur l’impôt sur le revenu, introduite comme manœuvre politique, était effectivement acceptée par l’Assemblée et le Sénat. Cette supposition était déjà une provocation.

Guyot se moquait de cette France qui, si féroce contre l’ennemi allemand, acceptait sans réticence aucune ses principes politiques. Il critiquait aussi vivement le comportement de ces députés qui, dans le but de « désarmer » les socialistes, eurent l’idée d’introduire quelques-unes de leurs mesures, et qui, prenant peur, se mirent en tête de « leur ouvrir la porte de peur qu’ils ne l’enfoncent », selon le bon mot de Cavaignac. Ainsi considéré, l’introduction d’un impôt sur le revenu était possible, bien que peu prirent au sérieux cette menace.

C’était en tout cas l’occasion pour Guyot d’établir et d’illustrer les dangers et les défauts d’un tel impôt, non pour qu’on le supprime, puisqu’il n’existait pas encore, mais pour qu’on se garde de le voter.

L’impôt sur le revenu, prévenait-il d’abord, se propose d’étaler sur la place publique toutes vos richesses, de raconter tous vos secrets, et, pour ainsi dire, toute votre vie. Sous couvert d’une intention soi-disant bienfaisante, voilà la puissance publique autorisée à toutes les vexations de l’arbitraire, en prononçant à chacun ces quelques mots : « Et vous, vous n’avez rien à déclarer ? »

« Moi. — Si vous tenez un petit sac à la main, on vous dit : vous n’avez rien à déclarer ?

M. Faubert. — Oui. C’est-à-dire, je dis : Non !

Moi. — Et quand vous avez répondu non, un employé vous dit quelquefois : ouvrez votre sac, et il y farfouille.

M. Faubert. — En effet. Et je suis furieux, car c’est me traiter de menteur.

Moi. — Eh bien ! avec l’impôt sur le revenu, vous aurez à remplir tous les ans la même cérémonie ; mais il ne s’agira pas d’un petit sac, il s’agira d’étaler en plein air toutes vos ressources. » (pp.III-IV) [1]

Et en effet, l’introduction de l’impôt sur le revenu achèverait une transformation fondamentale : tout le monde devient suspect. Guyot joue avec ce thème, pour en avertir le public. « Vous n’avez pas quelque avoir à l’étranger ? » répète inlassablement la commission d’évaluation à M. Faubert. En outre, lui qui a fait de nombreux travaux est soupçonné d’avoir fictivement imputé ses revenus pour réduire sa base imposable ; et puisqu’il a connu des pertes, M. Jean Moutier est accusé de ne l’avoir fait que pour se protéger de l’impôt.

« Le président. — Eh bien ! me dit-il, Jean Moutier, il paraît que ça ne va pas…

Jean Moutier. — Non, les affaires ne vont pas fort.

Le président. — Vous faites le pauvre, maintenant qu’il s’agit de payer. » (p.46)

Il n’en est pas autrement, et c’est avec la plus grande difficulté que l’un et l’autre parviennent à se justifier, accablés de reproches, de la part d’une administration fiscale qui s’épouvante toujours de constater que ses vaches sont maigres.

Là n’est pourtant pas le seul inconvénient majeur que décelait Guyot. Il percevait déjà la paperasse et  les complexités réglementaires avec lesquelles on assommerait les citoyens français. Comment, par exemple, comprendre la différence entre une réparation et une amélioration, pour compter la première en dégrèvement, et la seconde en charge imposable, ou savoir ce qui relève du revenu imposable ? Pour illustrer la complexité fiscale, Guyot fait perdre son M. Faubert dans le labyrinthe législatif avec un réalisme désagréable pour le lecteur contemporain.

« M. Faubert. — Je dois “affirmer sur l’honneur que la déclaration est conforme aux prescriptions de la loi”. C’est beaucoup exiger. Mais me demander d’affirmer sur l’honneur qu’elle l’est, c’est trop ; car j’ai beau relire la loi, je me perds au milieu de certaines obscurités que je ne suis pas parvenu à éclaircir. J’ai donc envie de mettre en tête de ma déclaration : “J’affirme sur l’honneur que j’ai fait tout mon possible pour que ma déclaration soit conforme aux prescriptions de la loi…”. » (p.2)

Guyot expose aussi les conséquences de l’impôt sur le revenu : l’exode fiscal. D’abord l’exode intérieur, si l’on peut dire, de ceux qui cherchent en France des régions ou communes aux dispositions fiscales plus douces. Au demeurant, les dispositions de l’impôt sur le revenu débattu au temps de Guyot, et reprises dans son ouvrage, les y invite. Ainsi, M. Faubert, comme les autres, peut choisir son « foyer fiscal ». Il a d’abord peur de déclarer ses revenus dans sa ville d’origine, Fouilly, car le maire, un socialiste, ne l’aime pas. Mais après qu’il eut indiqué Paris comme son foyer fiscal, il reçoit une lettre de ce maire socialiste, lui demandant d’avoir la générosité de rectifier pour sa petite ville de Fouilly, où est localisée la fabrique de M. Faubert.

« Vous êtes le plus gros contribuable de Fouilly. Si vous déclarez votre revenu de Paris, ces centimes disparaissent, le commune est ruinée. Nous faisons banqueroute ou nous surchargeons les autres contribuables. Et qui sont ces contribuables pour la plupart ? Vos employés et vos ouvriers. » (p.93)

C’est avec beaucoup moins de formes que s’exposent les remontrances vis-à-vis de la seconde forme d’exode : l’exode dans un autre pays. On ne peut nier que ce soit là un sujet contemporain. Ainsi notre M. Faubert fait-il la rencontre d’un Suisse qui tâche de ne rester sur le sol français que jusqu’à la limite fixant la résidence fiscale. Et quand M. Faubert lui demande : « Alors vous considérez que l’impôt sur le revenu est insupportable ? », il répond avec malice : « Vous le voyez, puisque je ne le supporte pas. » (pp.21-22)

Si le Suisse s’amuse de cette situation, et la présente à M. Faubert avec une décontraction étonnante, tel n’est pas le comportement de ceux qui sont contraints de passer devant la commission d’évaluation, surnommée, avec raison, le « pressoir ». Quand M. Faubert subit cette interrogation, pour l’examen de sa déclaration fiscale, il préfère ne rien répondre. On le soupçonne d’avoir de l’argent à l’étranger, et d’être donc un « traître », un « lâche », un « ennemi » de sa patrie. On le questionne, on le questionne, et il reste muet. « Quand un brigand vous demande la bourse ou la vie, on se défend comme on peut » explique-t-il. (p.35)

Mais que faire face à l’inquisition fiscale, et aux bureaucrates intrusifs, qui questionnent sans cesse ? « Laissez-vous taxer et ne dites rien » conseille M. Faubert. (p.56) Quand M. Copilard suggère de se révolter et de contester le fisc dans les tribunaux pour « embêter l’administration puisqu’elle nous embête », il répond avec sagesse : « Elle vous embêtera toujours plus que vous ne parviendrez à l’embêter. »

Alors l’impôt spolie, mais il n’y a rien à faire ? Rappelant l’exemple de leur ami suisse, Mme Faubert, sa femme, a une autre idée.

« Mme. Faubert. — Il faut faire comme le Suisse : liquider et partir. Ce sera une bonne leçon pour les ouvriers de ta fabrique qui votent pour des socialistes. Quand ils verront ses portes se fermer ainsi que celles de beaucoup d’autres ateliers, ils pourront apprécier une fois de plus tous les bienfaits de cette politique. » (pp.41-42)

Ce projet, qui rappelle à s’y méprendre le thème du célèbre Atlas Shrugged de la romancière Ayn Rand, est longuement développé dans l’ouvrage, à travers le récit de plusieurs personnages : le Suisse d’abord, puis M. et Mme Faubert, mais aussi de M. Jonathan. Ce dernier, résidant aux États-Unis, se voit soumis à l’impôt français sur le revenu, parce qu’il a eu l’imprudence, selon ses termes, d’investir dans un immeuble en France. Énervé, il décide de le vendre et de partir loin de la France, vers des destinations ayant un meilleur sens de l’hospitalité.

« M. Jonathan. — Ils n’ont aucun moyen de contrôle sur ma fortune : car ils s’adresseraient aux banques des États-Unis pour la connaître, on les enverrait promener. Ils ne peuvent quelque chose sur moi que parce que j’ai eu le tort d’acheter un hôtel ici. J’ai été imprudent, mais je suis un homme de résolution. Je vais le vendre ; et bonsoir à la France ! Nous y dépensions quelques centaines de mille francs par an. Nous irons ailleurs.

M. Faubert. — Si l’impôt sur le revenu doit durer, en s’accentuant, je ne saurais vous détourner de ce projet ; car moi, je suis Français, j’en ai un analogue.

M. Jonathan. — C’est tout de même bien ennuyeux. Ma femme et ma fille adoraient Paris. Votre gouvernement a une drôle de manière d’attirer les étrangers dans votre magnifique pays. Est-ce qu’il croit travailler à sa prospérité en agissant ainsi.

M. Faubert. — Je ne pense pas qu’il ait cette illusion.

M. Jonathan. — Ce que j’admire, c’est qu’il y ait des ouvriers des industries de luxe, bronziers, sculpteurs, ornemanistes, menuisiers, ébénistes, peintres, doreurs, tailleurs, selliers, cuisiniers, etc., qui élisent des députés assez idiots pour voter des impôts pareils. Ils voudraient organiser le chômage à leurs dépens qu’ils ne s’y prendraient pas autrement. Ils semblent vouloir prendre à tâche de diminuer leurs propres salaires. C’est une singulière manière de comprendre leurs intérêts.

M. Faubert. — C’est comme ça !

M. Jonathan. — Il leur suffirait pourtant d’un peu de réflexion pour s’apercevoir qu’ils sont en train de tuer toutes les poules aux œufs d’or.

M. Faubert. — Depuis quatre ou cinq ans, c’est la politique que d’habiles farceurs leur montrent comme idéal. » (pp.59-60)

Car en effet, Guyot peint ces différents groupes d’hommes désemparés, ces marchands, ouvriers, paysans, qui avaient entendu de leurs députés que l’impôt sur le revenu ne toucherait que les riches oisifs, et qui s’étaient laissés convaincre. « Les autorités nous avaient dit que ça ne regardait que les riches, et nous ne trouvions pas ça mauvais » dit un certain Jean Moutier, fermier de sa profession. (p.43) « Notre député, raconte un autre, nous avait dit : “Je vote l’impôt sur le revenu. Il ne frappe que ceux qui vivent sans rien faire.” Ça nous allait. » (p.54) Mais ce dernier monsieur avait mal considéré ses différentes ressources ; il sera taxé comme les autres. Il est furieux. « Quand notre député reviendra nous voir, nous lui dirons qu’il ne connaissait pas le projet qu’il a voté ou qu’il était un blagueur » s’exclame-t-il alors. (p.56)

Des blagueurs : la France, tout au long de son histoire, en a porté de nombreux à la tête de son gouvernement, et si l’ouvrage de Guyot a bien une qualité, c’est de prémunir ceux qui le lisent de l’illusion de s’enrichir par le vote de nouveaux impôts, et de la prospérité poussera d’autant mieux qu’on aura planté dans le sol français plus de taxes et de contributions en tous genres. Gageons que son appel, ignoré en son temps, finira un jour par être entendu.

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[1] Cet article cite : Yves Guyot, Les Tribulations de  M. Faubert. L’Impôt sur le revenu, Paris, 1896

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