Le baccalauréat et les perroquets


Pour Yves Guyot, jeune auteur de L’Inventeur (1867), le baccalauréat est le fruit d’un système éducatif funeste qui brise la personnalité individuelle des enfants et étouffe leur développement. Ne réclamant qu’un effort de mémorisation, il produit des intelligences superficielles et vaines.

 

 



Le baccalauréat et les perroquets

par Yves Guyot

(extrait de L’Inventeur, Paris, 1867)

 

Savez-vous ce qu’est le baccalauréat ? C’est un examen de perroquets, excellent pour les jeunes gens doués de peu d’intelligence et doués d’une grande mémoire, d’une grande facilité, comme disent les parents et les professeurs. C’est une pure affaire de mnémotechnie, où la palme appartient à celui qui sait le plus de mots et connaît le moins de choses.

Le baccalauréat n’est pas destiné, comme on pourrait le croire, à peser le bagage de connaissances qu’a pu acquérir un jeune homme ; pas le moins du monde : des bacheliers excellents qui ont passé leur examen avec le plus grand succès, qui ont reçu les félicitations de l’Université, dont le nom même a été publié par les journaux, ne savent rien.

Toute leur science est une vessie : si on la presse, elle s’évanouit.

Ce sont des jeunes gens à brillantes facettes. Ils ont été bien taillés par leurs professeurs, bien polis par dix ans de frottement sur les bancs du collège ; vus de loin, ils font un certain effet : ils citent des dates précises ; ils savent en quelle année Mérovée est mort ; ils vous réciteront tous les noms des rois d’Égypte ; ils placeront à propos un vers latin, et même un vers grec… Éprouvez le diamant, vous trouverez du stras.

Le baccalauréat ne travaille qu’en faux ; les jeunes gens énergiques, vigoureux ne peuvent pas entrer dans son moule.

Pour lui la surface est tout, peu lui importe le fond. Il ne demande au jeune homme que de la mémoire ; il ne lui demande pas d’idées ; il regarde l’homme comme une de ces tablettes de cire dont se servaient les Romains ; l’homme est une machine à apprendre ; quant à la raison, il peut s’en passer.

Les aspirants au baccalauréat connaissent bien les opinions de leurs examinateurs, et ils en profitent.

Savez-vous comment se prépare cet examen ? on achète un Manuel, celui de Lefranc, par exemple, et, deux ou trois mois avant l’examen, on se met à peu près à l’apprendre par cœur. Rien de plus commode que ce Manuel ; M. Lefranc est un homme intelligent : il a compris les nécessités du baccalauréat. Ancien membre de l’Université, il les connaît par expérience. Aussi a-t-il rédigé son Manuel dans le sens demandé par les professeurs, c’est-à-dire que ce Manuel ne contient qu’une masse de faits, de formules, de dates sans liaison entre eux, n’apprenant rien, ne disant rien à l’intelligence. Mais qu’on le sache par cœur, qu’on le récite à peu près, et on passe un examen triomphal. Il est vrai qu’on est si abruti par cette étude, qu’il faut au moins un mois pour s’en remettre. Au bout d’un mois on a oublié tout cela, on s’est débarrassé le cerveau de tout ce fatras inutile, on redevient soi-même et on recouvre l’intelligence quand on a oublié la dernière ligne du Manuel.

Alors, les deux ou trois mois qui ont précédé ou suivi le baccalauréat vous apparaissent comme un mauvais rêve, comme un cauchemar qui vous a rempli le cerveau et a manqué de vous rendre idiot.

Est-il nécessaire de demander si c’est à cet examen que devraient aboutir dix années de collège ? Un examen, oui ou non, doit-il avoir pour but la récitation d’un Manuel, et la palme doit-elle être donnée à celui qui l’a le mieux récité ? Est-ce à l’intelligence ou à la mémoire qu’il faut s’adresser ? Veut-on avoir des hommes ou des perroquets ?

Et n’est-ce pas une chose triste réellement qu’après avoir passé cet examen, on soit obligé de s’en purger à peu près complétement pour redevenir homme ?

Voilà donc le résultat donné par le baccalauréat : vous faites perdre à l’homme les dix plus belles années de sa vie pour aboutir à un examen qu’il devra oublier aussitôt après l’avoir passé !

Chose facile, du reste, car le bachelier n’a rien appris. Je me rappelle qu’un bachelier ès sciences ne savait pas, le jour même où il avait été reçu à son examen, la différence qu’il y a entre une pompe foulante et une pompe aspirante !

Et cependant, grâce à une heureuse mémoire, un certain brio, il avait eu beaucoup de succès : il est vrai que tout était fort confus dans sa tête et dans ses paroles ; mais il avait récité imperturbablement sans s’arrêter et sans chercher à comprendre ce qu’il récitait. Précieuse chose que cet aplomb, dont les examinateurs se contentent le plus souvent !

Aussi voit-on tous les jours des jeunes gens bien plus faibles, pour me servir du terme consacré, que d’autres, dans leurs classes, passer un examen triomphal. Ils ont plus de blague, plus de surface, moins de fond : là est leur avantage.

Eh bien ! est-ce la surface des jeunes gens qu’on doit développer ? Veut-on donc des jeunes gens qui puissent citer des dates sans savoir un mot d’histoire, se servir de termes scientifiques sans en connaître la valeur, parler de philosophie sans y rien comprendre, et formuler hardiment des jugements d’après le Manuel Lefranc ?

Veut-on obtenir de petits pédants, qui parlent de tout, se mêlent de tout, connaissent tout ? Et c’est là un des caractères des bacheliers. Ils ont un amour-propre immense, infini ; comme en deux mois, ils ont appris l’histoire universelle, la logique, la physique, la géométrie, etc., dans le Manuel Lefranc, ils se figurent posséder la science universelle.

Aussi dit-on : l’outrecuidance d’un bachelier, comme : la pédanterie d’un professeur.

Et il faut de sévères leçons pour les faire rentrer un peu en eux-mêmes et leur montrer la nullité de leur savoir. Et cependant ce ne sont pas eux qui devraient les recevoir, car ils ne sont pas responsables de l’esprit qu’on leur a donné ; la punition devrait frapper le professeur qui les a gonflés et bouffis comme de petits ballons.

Il faut bien les presser un peu pour faire sortir la bêtise et l’orgueil qu’ils ont amassés.

Tel est le beau résultat qu’obtient notre éducation universitaire.

Il n’est pas nécessaire de prouver qu’il est mauvais. Vous ne pouvez m’accuser de charger les faits que je viens d’exposer, vous ne pouvez nier que les examens ne se passent ainsi. Que ceux qui douteraient de la réalité de ce que j’avance interrogent tous les professeurs, et ils en recevront la confirmation. Qu’ils interrogent les jeunes gens qui viennent de passer les Fourches Caudines avec le plus de succès, ceux que l’on appelle de « bons sujets », et ils verront qu’ils n’ont rien gardé de leur examen, qu’ils ne savent rien.

Cela pourra les étonner, et cependant ce fait n’a rien d’étonnant.

Tout le monde sait qu’il y a deux mémoires : la mémoire des mots, et la mémoire des faits et des idées. Les deux mémoires s’excluent réciproquement. Laquelle faut-il développer ? Est-il nécessaire de répondre à cette question ? La mémoire des mots n’est-elle pas une chose toute secondaire, qui ne peut servir à l’homme, qui ne le forme pas ?

La mémoire des faits et des idées, au contraire, n’est-elle pas une des bases les plus solides sur lesquelles puisse s’asseoir la raison ? N’est-elle pas l’élément le plus indispensable du jugement humain ? Juger, en effet, c’est comparer ; et pour comparer, il faut savoir.

Par conséquent c’est donc celle-là qu’il faut s’attacher à développer, nourrir, remplir de manière que les jeunes gens deviennent des hommes.

Et c’est celle-là précisément que l’Université ne connaît pas. Elle a une sorte de haine contre elle. On dirait qu’elle voudrait l’étouffer.

Et cela se comprend.

« Napoléon, a dit Edouard Laboulaye, fait de l’Université une sorte de couvent laïque et lui donne à administrer l’âme de ses sujets. »

Aussi regarde-t-elle la raison comme son ennemie, et s’acharne-t-elle à en détruire tous les germes dans l’esprit des jeunes gens qui lui sont confiés. Au lieu de développer les facultés qui se montrent chez eux, elle les combat ; au lieu d’essayer de rendre plus puissantes les forces naturelles dont la nature a doué chacun d’eux, elle les annihile.

Elle cultive l’esprit humain : soit ; mais aveuglément. Elle veut exiger des sols les plus différents les mêmes produits ; et pour cela elle ordonne le même engrais et le même labour, et elle croit avoir bien rempli sa tâche ; et elle regarde comme mauvais le terrain qui ne rapporte pas des récoltes qui sont contraires à sa nature.

Si un agriculteur en faisait autant, on lui rirait au nez ; mais ici, il ne s’agit pas du sol, il s’agit de l’homme, et c’est bien différent !

Le baccalauréat est comme l’anneau dont on se sert pour mesurer le macadam ; toutes les pierres qui sont trop grosses pour passer à travers doivent être brisées de nouveau : ce qui prouve que l’éducation des jeunes gens est aussi mal faite que possible, puisqu’au lieu de développer leurs forces on cherche à les anéantir.

« Nos lycées d’internes, dit Edouard Laboulaye, lycées impériaux ou municipaux, demi-séminaires et demi-casernes, ne sont pas meilleurs pour l’esprit que pour le corps. S’il y manque d’air et de place, il y manque plus encore de cette liberté qui, dès l’enfance, apprend à l’individu à se conduire… L’obéissance passive fait des soldats et des prêtres ; elle ne fait pas des citoyens. »

Et n’est-il pas vraiment atroce, ce lit de Procuste sur lequel on étend toutes les intelligences ?

Ah ! on rit des bacheliers ! on ne leur porte nul intérêt ; les parents les traitent de paresseux ; les hommes sérieux sont tentés de ne pas trouver les examinateurs assez sévères… Ah ! si on savait toutes les tortures auxquelles le baccalauréat soumet les intelligences, on frémirait…

Heureusement que les jeunes gens le passent à un âge où leur intelligence est encore malléable ; alors la souffrance est moins vive pour eux ; mais pour ceux dont le cerveau a déjà acquis la dureté qu’il doit avoir plus tard, c’est un supplice atroce.

Et à ceux dont le cerveau est encore une cire molle, le baccalauréat laisse une empreinte funeste qui ne s’efface pas toujours, et fait d’hommes qui auraient pu devenir remarquables, de simples crétins.

Ne doit-on donc pas réagir contre cette violence ? N’est-ce pas en la détruisant qu’on peut faire faire des progrès à l’instruction publique ? Développer les forces individuelles au lieu de les comprimer, voilà le but qu’on doit se proposer ; ce sera par lui qu’on arrivera à élever le niveau moral et intellectuel du genre humain.

Eh bien ! puisque jusqu’à présent on a fait précisément le contraire de ce qu’on eût dû faire, il faut changer complétement de méthode.

Jusqu’ici, l’Université a suivi l’idée d’Helvétius, qui prétend que tous les hommes naissent avec des facultés égales et qu’ils ne diffèrent que par l’éducation. Alors, comme elle est bonne logicienne, elle a voulu être conséquente avec elle-même.

Il faut chercher l’égalité, a-t-elle dit ; et puisque les hommes ne diffèrent que par l’éducation, il faut leur donner une éducation égale, leur faire subir le même examen pour les rendre égaux.

Certes, l’égalité est une très bonne et très belle chose ; mais elle n’existe pas plus entre les intelligences qu’entre les tailles ; et il y a des enfants de génie comme il y a des enfants idiots.

Or la même éducation, les mêmes méthodes ne convenant pas à ces enfants, on ne peut exiger d’eux les mêmes résultats.

Par conséquent, il ne faut pas donner la même éducation à tous, aboutissant au même examen.

Car les enfants sont loin de n’avoir pas de vocation : en voyant les différences qui existent entre le caractère de deux enfants du même âge, on s’en convainc parfaitement. En voici un qui est rêveur, en voici un autre qui est gai, celui-ci est emporté par son imagination, celui-là réfléchit ; l’un sera artiste, l’autre mathématicien.

On ne peut pas nier ces différences : il suffit d’avoir regardé une fois deux enfants pour les avoir reconnues. Il n’y a pas besoin de se livrer à de grandes spéculations philosophiques pour l’établir. C’est un fait.

Maintenant, la vocation n’est pas quelquefois très bien marquée. C’est vrai ; mais elle n’en existe pas moins et elle se montre tôt ou tard.

Les parents, les hommes sérieux ne l’admettent pas. Joseph Prudhomme est au-dessus de cela.

Tâtez-donc un peu les bosses de vos enfants et voyez quelles sont celles qui sont le plus développées chez eux.

Quel haro on pousserait contre moi si j’allais émettre cette idée dans le sein de quelque honorable famille.

Non, non, ce n’est pas ainsi que cela doit se faire.

Je prends un père entre cent mille ; il dit, en reniflant une prise de tabac :

— J’ai été reçu bachelier, mon fils le sera.

De plus le fils prendra du tabac, aura un gros ventre et un fils auquel il répétera les mêmes paroles, si le baccalauréat existe encore. Et voilà comment se font les éducations. Si le fils a de l’énergie, et s’il ne peut plier ses facultés au niveau universitaire, et si un penchant violent l’emporte vers certaines études et l’éloigne des autres, eh bien ! il passera pour un mauvais élève. Et si enfin, ne pouvant contraindre plus longtemps sa nature, il rompt avec cette éducation qui veut l’atrophier et sous laquelle il ne veut pas se courber, il est repoussé par toute sa famille, mis à l’index et reçoit cette terrible épithète :

— C’est un mauvais sujet !

Voilà l’histoire de mille jeunes gens.

Et ces jeunes gens, en général, sont les meilleurs de la société, ceux qui sont les plus forts, ceux qui pourraient lui rendre le plus de services. Ceux qui, ne succombant pas dans la lutte, malgré le lycée et leur famille, parviennent à s’élever, le prouvent bien.

Voyez tous nos artistes, tous nos littérateurs, tous nos inventeurs, à bien peu d’exceptions près, ils se sont formés seuls, en dépit du lycée, en dépit de leurs parents.

Qu’est-ce donc qu’une éducation qui est en lutte continuelle avec les natures énergiques, au lieu de les développer dans leur sens le plus favorable ? N’est-ce pas réellement une chose atroce que ce combat qu’entreprennent la famille et le collège pour étouffer la plante quand elle veut s’élever ; pour atrophier le jeune homme, le dessécher, comme un jockey anglais, afin qu’il ne dépasse pas le poids réglementaire ?

Pour remédier à cet état de choses, il ne faut pas vouloir soumettre toutes les intelligences au même joug ; il faut varier les études selon les aptitudes, laisser à chaque jeune homme le choix d’une spécialité qu’il devra cultiver principalement.

Il y a longtemps qu’Arago a demandé, à la Chambre des députés, la liberté entière pour chaque collège et pour chaque élève de varier ses études selon les lieux et les capacités, chose qui comportait par conséquent l’abolition du baccalauréat.

« Dans nos écoles modernes, taillées du nord au midi, de l’est à l’ouest, exactement sur le même patron ; soumises à des règles communes, à une discipline uniforme ; où les enfants n’arrivent d’ailleurs qu’à l’âge de neuf à dix ans, pour n’en sortir qu’à dix-huit ou vingt, les individualités s’effacent, disparaissent ou se couvrent d’un masque de convention. »

Et quand on lui objectait qu’il pourrait arriver que l’étude du grec et du latin en souffrit, il disait simplement : « Messieurs, c’est peut-être un malheur, mais je m’y résignerais sans un très grand chagrin, »

« L’instruction de Bayonne doit-elle être la même que celle du Havre ? » demandait-il.

Non sans doute. Eh bien ! l’instruction de Paul, qui a de l’imagination, de l’enthousiasme, doit-elle être la même que celle de Pierre qui est froid et calculateur ? — Non.

On ne peut pas plus les soumettre tous les deux à digérer la même dose de latin, de grec, d’histoire, de géographie, de logique, qu’on ne peut donner la même dose de jalap ou de rhubarbe à deux hommes d’un tempérament différent.

La scission qui avait lieu au sortir de la quatrième était mauvaise, parce qu’elle était insuffisante ; mais elle était un acheminement à diversifier les études. Déjà on avait créé des cours spéciaux pour la marine et pour le commerce. On pouvait espérer que le ministère de l’instruction publique suivrait cette tendance, qu’il irait en restreignant de cadre du baccalauréat qui était beaucoup trop vaste.

Mais M. Duruy est venu rétablir un baccalauréat unique. N’est-ce donc pas rétrograder complétement et ne doit-on pas s’élever contre cette reforme, comme contre toutes les tendances rétrogrades ?

Si avec la scission, à partir de la classe de troisième, le baccalauréat était rempli de tous les inconvénients que j’ai montrés plus haut, s’il ne développait que la mémoire des mots sans rien apprendre, s’il ne donnait que de la surface sans donner aucune profondeur, s’il laissait au bout de dix ans de collège les jeunes gens complétement nus, s’il n’était qu’un exercice mnémotechnique dont le cerveau ne gardait nulle trace, nulle impression durable, nul germe qui pût fructifier, que sera-ce donc maintenant, quand il n’y aura plus qu’un baccalauréat qui augmentera encore les vices du système ?

Il faut donc réagir contre cette tendance déplorable ; il faut demander qu’on multiplie les études spéciales, qu’on diminue les études générales, si l’on veut empêcher la jeunesse de perdre ses plus belles années au collège sans nul profit, si l’on veut avoir des hommes forts et vigoureux qui augmenteront la puissance et la gloire de la France.

Tous les penseurs sont unanimes pour demander un remaniement de notre système d’éducation.

Le grec et le latin sont de vieux préjugés qu’il faut secouer. Lisez l’excellente critique qu’Edmond About en a faite dans le Progrèslui qui est un homme d’esprit en dépit du prix de philosophie qu’il a gagné au concours.

Il est vrai que M. Duruy a fondé, ou du moins encouragé l’enseignement spécial industriel dans les lycées. Mais ce n’est qu’une branche greffée sur l’autre ; c’est un accessoire au lieu d’être une chose principale ; c’est une espèce d’aumône faite aux enfants « qui ne peuvent disposer d’un gros capital de temps et d’argent » (circulaire du 6 avril 1866) ; et encore, dans cet enseignement industriel, M. le ministre a-t-il soin de faire remarquer que les études littéraires y occupent une très grande place. « En même temps que les scissions appliquées mettront son esprit dans une voie pratique, les cours de littérature, d’histoire et de morale lui donneront le goût de s’élever au-dessus des réalités du monde physique pour arriver au beau, au bien et à Dieu, d’où viennent et en qui se confondent toutes les perfections. » Pauvre science ! elle ne suffit pas par elle-même pour développer l’intelligence, ou plutôt non, on a encore peur d’elle. Sans cesse Dieu doit être mis en face d’elle ! « La matière éternelle comme son éternel auteur ! » dit M. Coste.

Cet enseignement n’est qu’une transaction bien timide : cependant nous devons la louer ; c’est plus qu’autrefois, mais ce n’est pas assez. Il a le défaut de tous les compromis et demi-mesures. Ce que nous demandons, c’est une réforme entière, universelle.

Permettez-moi de citer le programme d’éducation posé par M. Leneveux :

« Le grec et le latin ne seraient enseignés qu’à ceux qui auraient quelque chance de s’en servir dans les lettres ou dans les sciences.

« Des langues étrangères pourraient être réservées pour les voyageurs et les commerçants futurs.

« Les enfants ne seraient plus surchargés, comme ils le sont encore, de travaux écrasants pour leur jeune intelligence : « L’enfance de l’homme, dit Michelet, comme celle des plantes et de toute chose, a besoin de repos, d’air, de douce liberté. Tout semble combiné pour étouffer les enfants. Les aimons-nous ? oui, sans doute… et cependant, nous les tuons. »

« Les vocations artistiques ne seraient plus vouées à tant de souffrances et de luttes, puisque des écoles spéciales leur seraient ouvertes et les moyens de se perfectionner mis à leur portée.

« Les aptitudes industrielles diverses trouveraient, à leur tour, des écoles professionnelles où l’instruction scientifique se combinerait avec l’apprentissage des métiers.

« Le temps de la jeunesse ne serait plus gaspillé comme il l’est aujourd’hui ; l’industriel et le négociant ne regretteraient pas d’avoir perdu de longues années à apprendre ce dont ils n’avaient nullement besoin et à ignorer ce qui leur aurait été si utile. »

M. Émile de Girardin veut, de son côté, que l’instruction commune se borne aux limites suivantes : lecture, écriture, orthographe, géographie, calcul, dessin linéaire, comptabilité. Voilà le tronc : ce que chacun doit savoir ; au delà, chacun pourra apprendre ce qu’il voudra, selon ses aptitudes.

« Instruction universelle, dit-il, n’est pas ici une expression employée pour dire : la même instruction donnée à tous. Loin de là ! Telle que je l’entends, instruction universelle signifie instruction nécessaire, et rien de plus ; conséquemment instruction graduée et variée selon le niveau et la diversité des aptitudes. Certes, ce n’est pas moi qui voudrais prendre pour exemple cette instruction uniforme que l’Université exige sous le nom de baccalauréat ès lettres et baccalauréat ès sciences, véritable lit de Procuste dans lequel elle mesure indistinctement les mémoires les plus inégales, étend impitoyablement les aptitudes les plus diverses. Un tel enseignement est le pire de tous les communismes, la pire de toutes les promiscuités, car c’est le communisme et la promiscuité des intelligences. Aussi, quels n’en sont pas les tristes résultats au double point de vue de la société et de l’individu ! Quels hommes forme cette instruction communiste ! Ne semble-t-il pas qu’en eux tout ressort soit brisé, toute spontanéité éteinte ! Hors du chemin battu, quand il est obstrué, et il l’est souvent, ils sont incapables de s’en frayer aucun autre. Il ne semble pas que ce soient des hommes se dirigeant par la force qui leur est propre, il semble que ce soient des machines se mouvant en raison de l’impulsion reçue.

« À l’exception du parc de Versailles et d’une allée des Tuileries, où cette barbarie est restée en usage et en honneur, on a renoncé à tailler et à rogner les arbres comme on les taillait et rognait sous Louis XIV, qui ne permettait ni à une branche ni à une feuille de dépasser une autre feuille et une autre branche : branches et feuilles ont recouvré leur liberté. Un jour aussi, je l’espère, les intelligences recouvreront la leur ; elles cesseront d’être assujetties à cette uniformité d’études que l’Université leur inflige, et dont celle-ci semble avoir emprunté l’idée aux jardins dessinés par Le Nôtre… Si l’élève, qui saura lire et écrire, a une aptitude exclusive pour la littérature, celui-là ne sera pas contraint de perdre son temps à pâlir sur les livres de géométrie ; il ne sera pas contraint de faire à sa nature une violence qui, le plus souvent, n’aboutit qu’à émousser en lui le goût de l’étude, qu’à l’éteindre ; se développant toujours dans le sens naturel de ses dispositions, tout progrès qu’il fera le stimulera d’autant plus qu’il aura moins coûté. Si, au contraire, l’élève qui aura appris le calcul et le dessin linéaire a une aptitude marquée pour la géométrie et les mathématiques, celui-ci ne sera pas contraint de perdre son temps à graver machinalement et péniblement dans sa mémoire rebelle force mots latins et grecs dont plus tard il ne saura que faire et qui cependant lui auront coûté à retenir infiniment plus de peine qu’il ne lui en eût fallu pour s’élever à la hauteur des théorèmes les plus difficiles à démontrer, les plus difficiles à résoudre.

« Chacun n’apprenant ainsi que ce qu’il préférera apprendre et que ce qu’il sera utile qu’il sache, il y aura plus d’hommes spéciaux, et il y aura moins d’hommes superficiels qui, ayant la prétention d’être aptes à tout, ne sont en réalité aptes à rien : ce sera un double progrès.

« D’un élève qui, naturellement et sans efforts, eût pu devenir un bon littérateur, que gagne-t-on à en faire un mauvais géomètre ? et d’un élève qui, naturellement et sans efforts, eût pu devenir un bon géomètre, que gagne-t-on à en faire un mauvais littérateur ? On y gagne d’en faire chèrement et laborieusement deux hommes médiocres. C’est donc à cela qu’aboutit la violence intellectuelle exercée sur la liberté des vocations par la tyrannie universitaire ! Mais y a-t-il lieu de s’étonner que, fabrique de médiocrité, l’Université ne produise que médiocrité ? La logique des causes s’atteste par leurs effets. »

Depuis longtemps déjà, d’autres penseurs ont condamné les mauvaises tendances de l’éducation dont on sature les jeunes gens.

Montaigne dit : « Nous ne travaillons qu’à remplir la mémoire et laissons l’entendement et la conscience vides. »

Érasme : « Les premiers qui se présentent sont les vénérables docteurs en grammaire, autrement les pédants… ils se croient les premiers hommes du monde. Ce qui les rend principalement heureux, c’est la haute idée qu’ils ont de leur érudition ; ils ne sèment que des impertinences, que des sottises dans l’esprit des enfants… Ils passent ainsi chez les parents de leurs sujets pour des hommes d’une science profonde, ces sots croyant bonnement tout ce que nos pédants leur disent. »

Voltaire : « Vous m’avez donné là une plaisante éducation… Lorsque j’entrai dans le monde, je voulus m’aviser de parler et on se moqua de moi… Le pays même où je suis né était ignoré de moi ; je ne connaissais ni les lois principales, ni les intérêts de ma patrie… Je savais du latin et des sottises… Il faut que chacun apprenne de bonne heure tout ce qui peut le faire réussir dans la profession à laquelle il est destiné… La plupart de nos éducations sont ridicules et celles que l’on reçoit dans les arts et métiers sont infiniment meilleures. »

Vauvenargues : « On instruit les enfants à craindre et à obéir. On les excite encore à être copistes, à quoi ils ne sont déjà que trop enclins ; nul ne songe à les rendre originaux, entreprenants, indépendants. »

Spurzheim : « La même sorte d’éducation convient-elle à tous les individus ? La réponse est négative sous beaucoup de rapports. »

Laurentie : « En apprenant les mêmes choses à tous les enfants, on ne prépare aucune disposition particulière, on n’a compris aucune vocation, on ne favorise aucun génie pour l’avenir.

« Les études modernes arrivent principalement à ce résultat, qu’elles multiplient les esprits sans vocation : et il n’y a pas de pire fléau. »

Bastiat : « Les grades universitaires ont le triple inconvénient d’uniformiser l’enseignement et de l’immobiliser, après lui avoir imprimé la direction la plus funeste…

« Si encore les connaissances exigées pour le baccalauréat avaient quelques rapports avec les besoins et les intérêts de notre époque ! Si, du moins, elles n’étaient qu’inutiles ! mais elles sont déplorablement funestes. Fausser l’esprit humain, c’est le problème que semble s’être posé et qu’ont résolu les corps auxquels a été livré le monopole de l’enseignement.

« Les Grecs, qui n’apprenaient pas le latin, ne manquaient pas d’intelligence, et nous ne voyons pas que les femmes françaises en soient dépourvues, non plus que de bon sens. »

Rousseau : « Vos enfants ignoreront jusqu’à leur propre langue, mais ils en parleront d’autres qui ne sont en usage nulle part ; ils sauront composer des vers qu’à peine ils pourront comprendre ; sans savoir démêler l’erreur de la vérité, ils posséderont l’art de les rendre méconnaissables par des arguments spéciaux… »

Lamartine : « J’ai souvent déploré moi-même ces persistances de la routine, qui donnent à une époque l’éducation d’une autre époque, qui enseignent à des Français la langue des Latins et des Grecs. »

Bernardin de Saint-Pierre : « Sept années d’humanités, deux de philosophie, trois de théologie, douze ans d’ennui, d’ambition et de suffisance, sans compter les années que de bons parents font doubler à leurs enfants, pour les renforcer, disent-ils ; à quoi donc tout cela sert-il à la plupart des hommes ? Quelle utilité le plus grand nombre en tire-t-il dans le monde pour la perfection de ses propres lumières et pour la pureté de sa diction ? »

Charles Dunoyer : « Que l’étude des lettres grecques et latines soit un complément très désirable pour certaines éducations spéciales, celle des érudits notamment, pour celle encore des hommes qui ont une éducation véritablement littéraire, on ne peut sûrement le nier. Mais qu’elle doive former en général le fond même de l’éducation, et servir de base pour tout le monde à ce qu’on appelle les humanités ; que les peuples modernes les plus cultivés ne puissent faire leurs humanités dans leur propre langue et dans celles des nations voisines qui méritent le plus d’être cultivées, c’est infiniment plus contestable assurément… Au fond, rien ne semble plus stupide et plus fou, au moins de la part du très grand nombre, que de consacrer de longues années, prises sur la partie la plus précieuse de la vie humaine, uniquement à apprendre deux langues que le plus grand nombre n’a pas le moindre intérêt à savoir ; deux langues que l’universalité des personnes qui les étudient apprennent d’ailleurs fort mal, que presque tout le monde se hâte d’oublier dès aussitôt et après les avoir apprises, et dont l’étude, que son défaut d’objet, sa durée, et probablement aussi le vice des méthodes employées, tendent à rendre si rebutante, n’a souvent d’autre résultat que de faire prendre en aversion toute espèce de travail intellectuel. Quelle singularité n’est-ce point que de donner à l’étude de ces langues une importance si follement exagérée ! d’en faire, sinon l’objet unique, au moins l’objet le plus fondamental et de beaucoup le plus considérable de toute l’éducation !… Quoi de plus bizarre encore que de préparer les hommes aux professions les plus diverses par un seul genre de travail, et par un travail qui n’a de rapport bien direct avec aucune de ces professions ! Nous avons dans l’Inde, observe un écrivain anglais, cent mille de nos compatriotes qui s’étaient préparés à ce voyage en faisant des vers barbares sur Apollon, Mars, Mercure, et qui, du reste, n’avaient appris aucune des langues que parlent les cent millions d’individus sur lesquels s’exerce leur domination. À notre tour, nous pourrions dire : Nous avons dans nos champs, dans nos ateliers, dans nos comptoirs, dans nos études, dans nos laboratoires, des milliers d’individus qui se sont préparés à la pratique de l’art agricole, de la fabrication, du commerce et d’une multitude de professions, en employant de longues années à faire des versions et des thèmes, ou à enfiler dans un certain ordre des ïambes, des dactyles et des spondées. »

Alphonse Karr : « J’ai fait sans cesse une guerre acharnée à cette instruction sans éducation, à ces études exclusivement littéraires qui vous laissent désarmé et ignorant aux portes de la vie, et, en 1850, à Paris, très propre à vivre à Rome soixante-dix ans avant Jésus-Christ, conformément aux lois romaines, dussent les lois françaises vous envoyer aux galères. »

J.-B. Say : « De la manière dont l’instruction publique est organisée en France et, je le crois, dans la plupart des États de l’Europe, elle tend à multiplier dans les professions lettrées plus d’individus que ces professions n’en peuvent nourrir ; ce n’est pas seulement un mal pour eux-mêmes, c’en est un pour la société. Beaucoup d’entre eux, ne pouvant subsister de leur état, n’ont d’autre ressource que de vivre aux dépens du public. »

Je pourrais multiplier ces citations à l’infini : celles-ci suffisent pour condamner l’éducation actuelle.

Dans un ouvrage qui a pour but la revendication des droits de l’homme, je ne pouvais manquer de m’appesantir sur cette question. Il est d’un intérêt constant, flagrant, immédiat de réformer au plus tôt cette éducation vicieuse qu’on donne à la jeunesse.

À ceux qui ne reçoivent maintenant nulle instruction, donnez-en ; à ceux qui en reçoivent une fausse, erronée, donnez-en une autre. L’homme ne doit plus perdre dix ans de sa vie à recevoir une éducation qui ne lui servira jamais à rien, qu’il oubliera le lendemain du jour où il aura quitté les bancs du collège et qu’il sera obligé de refaire et de recommencer complètement pour pouvoir être un homme. Que de génies qui meurent étouffés dès leur enfance par cette horrible étreinte à laquelle ils sont soumis au moment de leur développement ! Il faut supprimer cet étau qui les serre, ce laminoir qui les brise. Il faut que le jeune arbre puisse pousser en toute liberté, ayant un libre espace pour étendre à droite et à gauche ses branches touffues. Il n’y a pas de végétation vigoureuse sans air et sans liberté.

Et avouons-le, le clergé, malgré son esprit de routine, est supérieur aux prétendus esprits libéraux partisans de l’Université. Les jésuites donnent une meilleure éducation que les lycées. Le collège de Sorrèze, qu’a fondé Lacordaire, a été, pendant tout le temps qu’il a plié à son inspiration, un modèle d’établissement d’instruction. Il avait supprimé cette effrayante obligation de douze heures de travail à laquelle sont soumis les enfants, et à laquelle les hommes faits ne peuvent pas résister. Au lieu d’êtres étiolés, chétifs, que l’ennui livre aux plus pernicieuses et aux plus funestes habitudes, il s’attachait à former des esprits sains dans un corps sain en multipliant les exercices corporels, en plein air. Il variait les études selon les facultés de chaque élève. Et enfin, disons-le, pour montrer l’esprit libéral qui avait présidé à sa fondation, les élèves de religions dissidentes n’en étaient pas exclus. Malheureusement, le directeur actuel n’a pas eu le talent nécessaire pour perpétuer ces traditions et il a commencé par en faire un établissement exclusivement catholique.

Quand donc l’esprit libéral pénétrera-t-il dans l’éducation ? Quand donc parents et professeurs cesseront-ils de combattre le développement intellectuel qu’ils devraient favoriser de toute leur puissance ?

Les hommes qui sont à la tête du gouvernement ne connaissent jamais les causes intimes qui amènent les effets les plus pernicieux. Ils ne tiennent jamais compte des individus. Ils n’ont confiance qu’en leurs lois et leurs règlements. Ils croient qu’en publiant un décret, ils ont tout fait. Ils sont convaincus qu’on doit marteler l’homme comme une barre de fer et que plus il est forgé, meilleur il est.

S’ils connaissaient les souffrances intimes qu’occasionnent leurs lois et règlements ; s’ils savaient quelle perte de force immense résulte de la lutte qu’ils obligent tous les hommes à engager contre leurs institutions ; s’ils savaient quelles entraves ils mettent au progrès en empêchant les fortes personnalités de se produire, en leur faisant perdre la plus grande partie de leur énergie dans des combats stériles ; s’ils savaient quelle immense lacune ils creusent dans l’existence de chaque homme, en le faisant se livrer pendant douze ans à des travaux inutiles, et en le forçant de passer autant de temps à combler cette lacune : certes, il n’est pas à douter qu’à moins qu’ils ne fussent plus rétifs que tous les mulets du monde, ils ne se hâtassent de changer l’éducation administrative qu’ils ont infiltrée dans l’esprit et dans le caractère français.

Car voici le résultat qu’amène chez le peuple le plus indépendant du monde la consécration de cet enseignement par l’autorité : Le père voit que tous les parents font recevoir leurs fils bacheliers ; il s’empresse de faire à son tour recevoir son fils bachelier. Pourquoi ? parce que tout le monde le fait, parce que le baccalauréat est une affaire de bon genre. Un chapelier dont le fils doit faire des chapeaux fera recevoir son fils bachelier, s’il est à l’aise ; un agriculteur dont le fils doit cultiver la terre fera recevoir son fils bachelier, s’il en a le moyen. Un peu de latin ne fait pas de mal, dit-il ; cela pose un homme, ça développe son intelligence. Et tous les moutons de Panurge se suivent l’un l’autre, condamnant leurs fils à passer tous dans le même moule.

Et vous voulez que votre industrie soit prospère ! et vous voulez que le monde marche ! et vous prétendez que vous êtes les apôtres du progrès ! …

Commencez donc par faire des hommes du présent afin qu’ils soient les hommes de l’avenir, au lieu d’être les hommes du passé !

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