Les faux amis du libre-échange

Dans cette lettre adressée à Yves Guyot, Ernest Martineau, disciple de Bastiat, souligne la présence de deux écoles dans la défense de la liberté du commerce : une voie modérée, qui privilégie les traités de commerce et les négociations ; et une voie radicale, à laquelle il se rallie, fondée sur les principes et sur la science, et qui ne transigeant pas, ne place rien d’autre sur son drapeau que le principe fondamental du droit à échanger.         B.M.


Lettre d’Ernest Martineau à Yves Guyot

[Transcription et notes par Alain Cayer.]

 

                                                              Rochefort, le 16 mars 1887,

     Mon cher ami,

   Les Méline, Ferry et consorts mis à la droite ont réussi à former une majorité pour la surtaxe sur les blés. [1]

   La loi à peine votée, le journal réactionnaire de Rochefort s’empressait de déclarer que c’était surtout à ses amis de la droite que revenait l’honneur d’avoir pris l’initiative de cette campagne, justifiant ainsi ce mot de votre collègue[2] Jaurès que les républicains protectionnistes seraient les Georges Dandin de cette politique. [3]

   Croiriez-vous que nos députés républicains de la Charente-Inférieure[4], les Delmas et Duchatel[5] sont furieux de la polémique du Phare des Charentes de Rochefort[6] lorsque j’ai osé parler des Marquis du Paincher[7] et des doigts crochus des monopoleurs, ces messieurs qui ont voté le droit de 5 fr. s’écrient que cette polémique n’est pas convenable et que je ne suis pas poli.

   Leurs amis sont allés se plaindre au directeur du journal qui les a envoyé promener et qui est tout à fait avec nous sur cette question.

   Vous verrez qu’il faudra prendre des gants pour critiquer les grands pontifes et leur demander pardon de l’audace grande d’appeler « un chat un chat et Rollet[8] un fripon ».

   Ce qu’il y a de curieux c’est que ces mêmes gens étaient des libre-échangistes à tout crin … avant le phylloxéra[9] ; aujourd’hui ils brûlent ce qu’ils adoraient jadis, et ne me pardonnent pas d’avoir des idées et de les soutenir.

   Mais laissons là ce sujet et ces peu intéressants politiciens ; il paraît qu’on songerait à former une Ligue contre le pain cher. Si cela est et ce sera bien utile, je crois, et vous serez sans doute de mon avis, qu’il faut la faire sur le modèle de la ligue anglaise et de la Ligue que Bastiat avait fondée en 1846[10].

   J’ai refusé de faire partie de l’Association pour la liberté du commerce[11] fondée par Léon Say et ses amis parce que — et je l’ai écrit à M. de Molinari — cette société ne parle que des traités de commerce ; elle ne repose pas sur le principe fondamental : le droit d’échanger, conséquence du droit de propriété, droit absolu.

   Elle n’a pas pris comme la ligue anglaise cette grande devise : abolition totale, immédiate et sans condition, des lois céréales ; elle est ainsi condamnée à la stérilité.

   En effet, pourquoi avons-nous été battus ?  À cause de l’ignorance publique sur la question : voilà donc l’ennemi à combattre et à vaincre, l’ignorance, et pour cela notre arme doit être la vérité, le principe seul exact, seul fécond, du droit d’échanger, droit inaliénable et imprescriptible.

   Nous devons donc donner à notre ligue le programme de la ligue anglaise repris par Bastiat.

   Se placer, comme l’association Léon Say, sur le terrain bâtard des traités, sur cette fallacy, comme l’appelait Cobden, c’est compromettre le succès, c’est accepter un système bâtard transactionnel, qui ne peut passionner l’opinion publique.

   Si vous êtes de mon avis, entrez donc dans la ligue avec le programme de 1846 et faites triompher nos vues sur ce point fondamental.

   Pour ma part je suis tout décidé à m’associer à cette campagne. Si l’on veut faire des conférences, j’en suis. Déjà j’en voulais faire à Rochefort. On pourrait en organiser dans toutes les régions.

   Qu’en pensez-vous ?

                                                          Votre bien dévoué,

E. Martineau

[1] La loi du 9 mars 1887 a porté la taxe de 3 à 5 francs.

[2] Collègue député.

[3] Allusion à la comédie-ballet de Molière mettant en scène un mari dupé devenu « Georges de la Dandinière » par la grâce de son mariage.

[4] C’est le nom que porta le département de la Charente-Maritime du 4 mars 1790 au 4 septembre 1941.

[5] Émile Delmas (député de 1885 à 1893) et Charles Duchatel (député de 1885 à 1889).

[6] Seul journal républicain pour l’arrondissement de Rochefort (de 1884 à 1917).

[7] Dans la presse radicale, lors des élections d’octobre 1885, on hurlait : « À bas les marquis du pain cher ».

[8] Allusion à Rollet, procureur véreux, de la satire de Nicolas Boileau-Despréaux.

[9] Le phylloxera est le nom d’un puceron importé des États-Unis qui détruisait les vignes.

[10] La Ligue du libre-échange inspirée de l’Anti-Corn Law League de Richard Cobden fondée en 1838 à Manchester.

[11] L’Association pour la Défense de la Liberté commerciale a été créée en juin 1878 en réponse à l’Association de l’Industrie Française (AIF), protectionniste, mais, après le vote du tarif de 1882, son organisation se relâcha et son audience demeura faible.

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