Murray Rothbard, lecteur des économistes français

Dans son Histoire de la pensée économique, Murray Rothbard a présenté un panorama complet et très élogieux des économistes libéraux français. Après avoir réhabilité les Physiocrates et encensé Turgot, il présente Bastiat comme l’une des gloires éternelles de la science économique.


Murray Rothbard, lecteur des économistes français

par Benoît Malbranque

Article initialement paru dans Laissons Faire, Numéro 5, Octobre 2013

 

Le fondement de cette revue, c’est-à-dire l’existence d’une tradition française en science économique, n’étant nulle part mieux affirmée, mieux démontrée même, que dans l’ouvrage de l’économiste Murray N. Rothbard, l’Institut Coppet a décidé d’en coordonner la traduction. On peut être surpris, à la vérité, que ce soit un économiste autrichien, sans rapport apparent avec notre pays, qui ait défendu avec le plus de vigueur et le plus de talent l’apport des économistes français tout au long de l’histoire de la pensée économique, mais c’est un des paradoxes dont l’Histoire semble friande.

Dans cet article, nous allons revenir sur cet ouvrage de Rothbard, et indiquer quelles sont ses vues sur les principaux économistes français. Cet aperçu, malheureusement très sommaire, donnera, nous l’espérons, l’envie au lecteur d’attendre la parution en français de ce grand livre, voire de se manifester pour aider à sa traduction ou à sa publication.

Dans l’immédiat après-guerre avait été publié un autre ouvrage sur l’histoire des idées, une l’Histoire de l’analyse économique, par un autre autrichien, Joseph Aloïs Schumpeter. Cet ouvrage fut dès lors considéré, et avec raison, comme la plus importante synthèse sur l’histoire de la pensée économique. Vaste par l’étendue du champ couvert, puissant par ces affirmations originales, et incroyablement érudit, cet ouvrage, qui couvre trois volumes dans la plupart des éditions modernes, resta pendant des décennies l’horizon indépassable pour les historiens des réflexions économiques.

Schumpeter avait l’avantage de ne pas sombrer dans quelques-uns des grands travers dans lesquels ses contemporains étaient largement tombés. En premier lieu, il refusa de considérer Adam Smith comme le fondateur de l’économie politique, et, après une étude attentive du corpus smithien et de la littérature économique de l’époque dans laquelle Smith rédigea ses œuvres, Schumpeter en conclut même que la célèbre Richesse des Nations ne contenait « pas une seule idée analytique, un seul principe, une seule méthode, qui, en 1776, étaient entièrement nouveaux. »

Seulement, l’étude de Schumpeter, bien qu’approfondie, et très érudite, souffrait du biais habituel des historiens : celle de concentrer son analyse sur la littérature anglo-saxonne. Les raisons de ce manquement, chez Schumpeter, sont nombreuses et difficiles à hiérarchiser. Comment ne pas croire, d’abord, qu’il ait pu limiter son analyse aux sources disponibles pour ses regards, et que de celles-ci, la littérature française ait constitué une bien faible part ? Comment ne pas pardonner les man-quements de son travail, en considérant les difficultés d’un tel effort : nombreux sont les ouvrages qui ne sont disponibles qu’en un nombre très limité d’exemplaires à travers le monde.

Murray Rothbard, à cet égard, n’était pas mieux disposé pour produire une histoire de la pensée économique contenant un jugement plus juste sur la contribution des économistes français. Lui non plus ne travailla pas à l’ère d’internet, où la grande masse des ouvrages de théorie économique, même les plus mineurs, sont disponibles gratuitement et immédiatement. Et pour autant, il plaça la barre de la rigueur nettement plus haut que Schumpeter. Il jugera correctement Adam Smith[1], mais ce n’est pas tout. Il reconsidéra le corpus physiocratique, pour les replacer de manière plus précise dans le mouvement intellectuel du dix-huitième siècle, quand Schumpeter voyait la Physiocratie comme un simple effet de mode sans grand intérêt. Quand Schumpeter a la plus grande difficulté à traiter Turgot, comprenant son importance mais négligeant le mouvement intellectuel dont il prenait la suite, Murray Rothbard le considère dans sa singularité et son exceptionnalité — nous le verrons.

Il est un autre point sur lequel Rothbard faisait progresser sensiblement cette importante discipline qu’est l’histoire de la pensée économique. La grande œuvre pionnière de Blanqui s’intitulait Histoire de l’économie politique en Europe. Schumpeter reprit ce même projet, mais sans en arborer le nom. Il réalisait lui-aussi une histoire presque entièrement concentrée sur l’occident, et, pour la période d’avant le XIXe siècle, entièrement sur l’Europe. Rothbard, à l’inverse, essaie et parvient en effet à incorporer quelques éléments extérieurs à la tradition européenne : ainsi analyse-t-il par exemple les idées économiques de la Chine ancienne, là où Schumpeter n’y voyait, là encore, aucun intérêt historique.

Si ces éléments sont importants, et il est impossible de nier qu’ils le soient en effet, c’est pourtant dans le domaine de l’histoire de la pensée économique française que la distinction entre les deux grands économistes se situe.

Étant donnée la place dont nous disposons ici, il ne sera pas possible d’aller plus loin que l’évocation de quelques exemples significatifs. Nous en prendrons trois : les physiocrates, Turgot, et Frédéric Bastiat.

Les physiocrates d’abord, nous avons rappelé à de nombreuses reprises dans cette revue l’importance fondamentale de leur contribution. Murray Rothbard est l’un des premiers, et l’un des seuls, à présenter cette école de pensée comme marquant véritablement un tournant dans l’histoire de la pensée économique. Elle est, selon son analyse, « la première école de pensée économique consciente d’elle même ».

Ce n’est pourtant pas, loin s’en faut, son seul mérite. « En économie politique générale, fait remarquer Rothbard, ils étaient généralement perspicaces et ont réalisé d’importantes contributions. » Ces contributions ont trait notamment à leur défense du libre-échange, ainsi qu’à celle du « laissez-faire », un terme qu’ils n’introduiront pas eux-mêmes, car il leur venait de Gournay, d’Argenson, voire Boisguilbert, mais qu’ils utilisèrent comme un principe premier.

Et Rothbard de continuer, après avoir signalé ces réalisations :

« En économie politique, les physiocrates ont été parmi les premiers penseurs en matière de laissez-faire, rejetant avec mépris tout bagage mercantiliste. Ils ont appelé à la libre entreprise interne et externe totale et au libre-échange désentravé des subventions, des privilèges monopolistiques, ou des restrictions. En supprimant ces restrictions et ces exactions, le commerce, l’agriculture et l’économie dans son ensemble s’épanouiraient. »

Rothbard est toutefois trop bon historien de la pensée économique pour se cantonner à un éloge des physiocrates. Il met le doigt sur leurs insuffisances, sur leurs erreurs aussi. Mais au fond, son opinion sur eux ne change pas : ils furent des pionniers de l’analyse économique. Joseph Schumpeter, qui étudiait justement l’histoire de l’analyse économique, était beaucoup plus sévère, et ne considérait le mouvement physiocratique que comme une mode intellectuelle passagère.

Si nous passons à son appréciation de celui qu’on considère toujours, et à tort, comme l’un de leurs disciples, Turgot, nous obtenons une dichotomie moins marquée, mais toujours bien réelle. Chez Schumpeter, Turgot est une exception, une étoile filante rattachable à aucun courant intellectuel, et passant par hasard dans le ciel français. Tout à fait représentatif de son incapacité à classer Turgot est l’absence d’un endroit spécifique de son plan où il faudrait insérer l’étude sur Turgot. Dans son premier volume, qui, rappelons-le, fut édité de façon posthume par son épouse, Schumpeter avait une partie consacrée aux Administrateurs du XVIIIe siècle. Il y crayonna dans la marge : « Et Turgot ? »

Rothbard, au contraire, comprend et analyse parfaitement la longue tradition intellectuelle dans laquelle se plaçait Turgot. Ce faisant, il se rend capable de déduire l’exceptionnalité de sa contribution à l’analyse économique, et lui rend un vif hommage. Le titre du chapitre consacré au Contrôleur général de Louis XVI témoigne de ce respect : « L’éclat de Turgot » (The brillance of Turgot)

Dès les premières lignes, Rothbard y place Turgot sur un piédestal, et écrit :

« Il est d’usage, lors des tournois d’échecs, d’attribuer un prix particulier aux actions d’éclat, aux victoires particulièrement brillantes. Les “coups d’éclat” aux échecs sont brefs, lucides et fulgurants. Le maître y déploie son imagination pour trouver de nouvelles manières de parvenir à de nouveaux résultats, de nouvelles combinaisons dans la discipline. S’il nous fallait donner un prix pour un coup d’éclat en Histoire de la pensée économique, il irait certainement à Anne Robert Jacques Turgot, Baron de l’Aulne (1727-1781). »

Ayant compris le positionnement de Turgot par rapport à l’économie politique de son temps — un positionnement que ses affinités pour Gournay et pour les physiocrates rendent pourtant fort complexe — Rothbard peut se permettre de le comparer aux grands économistes de son siècle. Sa conclusion, de ce point de vue, légitime encore davantage la couronne de lauriers qu’il attribue à Turgot :

« Les historiens ont la manie de mettre Turgot dans le même sac que les Physiocrates. Ils le traitent seulement comme un adepte de la physiocratie au sein de l’Administration, même si, dans un désir d’esthète de ne pas passer pour trop schématique, il arrive qu’on le présente comme un simple sympathisant. Rien de tout cela ne rend justice à Turgot. “Sympathisant”, il ne l’était que dans la mesure où il partageait le parti pris des Physiocrates pour le libre échange et le laissez-faire. Mais il n’était d’aucune école: c’était un génie unique, ce qu’il est quand même difficile de dire des Physiocrates. Sa compréhension de la théorie économique était incommensurablement supérieure à la leur, et la manière dont il traita le capital et l’intérêt est quasiment inégalée encore aujourd’hui. »

Pour finir cet article, évoquant maintenant son traitement de l’un des plus grands représentants de la tradition française en science économique, à savoir Frédéric Bastiat. Schumpeter avait été particulièrement sévère sur son cas, incapable de déceler son originalité et sa profondeur, cachée sous l’apparence de l’humour et de la superficialité. Il avait écrit :

« Le cas de Frédéric Bastiat (1801-1850) a été monté en épingle, de façon excessive, par des critiques impitoyables. Or son histoire est tout simplement celle du baigneur qui s’amuse en eau profonde, et puis s’éloigne et se noie. […] Je ne soutiens pas que Bastiat était un mauvais théoricien, je soutiens que ce n’était pas un théoricien. »

On pourrait difficilement faire plus méprisant et plus dévalorisant. Rothbard en prend le contre-pied et, rappelant la place de Bastiat dans les débats économiques du milieu du dix-neuvième siècle, il présente ce dernier comme un précurseur, un génie, et en tout cas un oublié.

« Le plus connu des économistes français du laissez-faire, Claude Frédéric Bastiat, auquel les deux volumes du Dictionnaire de l’Economie Politique (1852) ont été dédié avec affection, a souffert d’un oubli marqué de la part de la postérité. Bastiat était un écrivain lucide et talentueux. Ses essais et ses fables, pleins d’esprits, sont encore aujourd’hui des charges incroyables contre le protectionnisme et toutes les formes de subventions et de contrôle étatique. Il fut un défenseur véritablement brillant du marché fonctionnant sans entraves. »

C’est là un éloge particulièrement bien senti, qui participe à cette revalorisation plus globale de la tradition française en économie politique. Telle est l’une des raisons pour lesquelles l’Institut Coppet s’est lancé dans la traduction de cet ouvrage, et a ouvert une rubrique de cette revue, dans laquelle les propos de Rothbard seront confrontés aux avis de nos contributeurs.

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[1] « Le problème n’est pas seulement qu’Adam Smith n’est pas le fondateur de la science économique, le problème est qu’il n’est à l’origine d’aucune idée exacte, et que le peu dont il est à l’origine est inexact ; et que, même à une époque qui faisait moins usage des notes de bas de page et des citations, Adam Smith plagiait sans vergogne, reconnaissant rarement son dû, et empruntant de larges parties, par exemple, de Cantillon. […] Ainsi, non seulement Smith n’a pas seulement contribué à la pensée économique, mais ses ouvrages sont une grave détérioration par rapport à ses prédécesseurs : de Cantillon à Turgot, de son profes-seur Hutcheson à l’école Scolastique. »

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