Préface aux Oeuvres complètes de Molinari

Oeuvres complètes de Gustave de Molinari — Volume I


Préface

Gustave de Molinari

Premier penseur de la liberté intégrale

par Mathieu Laine[1]

 

« Par ce fait qu’on défend une liberté, n’est-on pas tenu aussi, sous peine
de manquer de logique et de bon sens, de soutenir toutes les autres libertés ?
 »

— Gustave de Molinari, Le Courrier Français, 4 juillet 1846

 

 

En éditant les œuvres complètes de Gustave de Molinari, l’Institut Coppet poursuit son œuvre patrimoniale. D’aucuns sauvent de vieilles bâtisses, de nobles pierres rongées par les vents, la pluie, le soleil et les ans. Nous nous chargeons des mots de la liberté. De ces livres, de ces articles, de ces discours et correspondances, dont de savoureux inédits, que les couches successives du temps, des modes et de l’oubli ont fini par ensabler. Ce sont là, pourtant, de véritables trésors de la pensée que nos chercheurs, Benoît Malbranque et Damien Theillier en tête, retrouvent, tels des archéologues, afin d’éclairer notre époque de la profondeur de vue des anciens.

Avec Molinari, nous nous attaquons à rien de moins qu’au premier théoricien de la liberté intégrale. Gustave de Molinari est en effet le père de ce que l’on appellera plus tard l’anarcho-capitalisme, ce courant ambitionnant de penser la société sans État. Fidèles à notre vocation mêlant la rigueur académique au goût de la pédagogie et de la transmission, nous avons saisi l’opportunité du bicentenaire de la naissance de cet intellectuel majeur, né à Liège en 1819, pour engager un chantier pharaonique et totalement inédit visant à collecter, organiser, présenter et réunir en un même ensemble l’intégralité d’une œuvre aussi fructueuse que prolifique.

Une pensée riche, originale et stimulante

Plonger dans ces textes ouvre un nombre incalculable de réflexions sur la nature et les limites de l’État, le rôle du droit dans une société de liberté, la place à donner à la morale et à la religion, le primat de la personne humaine, l’échange libre comme pivot central d’une société harmonieuse, ce qu’est et doit être l’économie, mais aussi sur la démocratie, la guerre et la paix.

En ces temps obscurs où le libre-arbitre est contesté de toute part, où le libre-échange est directement menacé et où l’esprit critique s’enlise dans la pâte visqueuse des idées reçues, du prêt-à-penser, des contre-vérités, des mensonges populistes et des raccourcis dévastateurs, il est heureux de pouvoir se plonger dans une œuvre complète, aussi riche que stimulante. Pas pour se saisir de tout et en faire un catéchisme qu’il faudrait suivre à la lettre sous peine d’être excommunié. Les plus « molinaristes » ont, en liberté, parfaitement le droit d’en faire leur dogme mais tel n’est pas l’objet de notre action. Nous n’entendons pas vivre le libéralisme comme une secte radicalisée. Au jeu du « plus libéral que moi, tu meures ; moins libéral que moi, tu sors ! », les ayatollahs finissent toujours isolés, déconnectés, aigris et peu écoutés. Cela tient sans doute à la loi du marché. Ce que nous souhaitons, c’est redonner accès à des textes susceptibles d’aider à penser notre monde.

Quand on aime vraiment, comme nous, la liberté et que l’on est curieux et gourmand de toute la pensée que cette valeur première engendre, l’on prend plaisir à s’ouvrir à l’ensemble de ses variations, à la gamme complète de cet univers, y compris à ceux qui vont le plus loin, comme Gustave de Molinari. Une telle confrontation intellectuelle, honnête et sereine, clé de voute de la démarche scientifique, permet à la fois d’interroger nos habitudes et nos certitudes tout en se confrontant à des raisonnements parfois alambiqués, parfois si solides, malgré des conclusions pouvant heurter, qu’ils aident autant à se positionner qu’à innover. Lire Molinari jusqu’à sa pensée la plus extrême — ce qui, nous le verrons, est loin d’être représentatif de l’ensemble de son œuvre — permet à chacun de trouver sa place sur le vaste territoire d’une pensée dense, vivante et aussi complexe que son sujet d’étude, l’action humaine.

C’est dans cet esprit que nous chercherons toujours à mettre en avant des penseurs en quête d’intégrité intellectuelle, surtout s’ils sont peu connus du grand public, en s’intéressant à l’ensemble des écoles qui composent le riche courant de la pensée libérale. Cela ne fait pas de l’Institut Coppet un think-tank anarchiste de droite ou libertarien, comme je l’entends déjà venir. Cela nous place au contraire au bon niveau, celui de la curiosité intellectuelle, de la confrontation aux textes, aux pensées amples et structurées, adoptant une démarche scientifique débarrassée des idées reçues, sans jugement ni adhésion ab initio. Nous entendons ainsi être et demeurer des passeurs, passionnés de liberté, et inviter à réfléchir et à aiguiser nos regards en nous confrontant à de savantes productions.

Un défenseur de la liberté totale

Gustave de Molinari est un amoureux transi de la liberté. À la manière d’un Benjamin Constant, il deviendra, par esprit de cohérence, libéral en tout. Il a ainsi pu affirmer, dans Le Courrier Français, en 1846, « par ce fait qu’on défend une liberté, n’est-on pas tenu aussi, sous peine de manquer de logique et de bon sens, de soutenir toutes les autres libertés ? On ne compose pas avec les principes, on ne trie pas les libertés, il n’y a dans le terrain des réformes aucune ivraie à séparer du bon grain, tout est bon grain ».

Né à Liège, dans ce qui devient la Belgique, Molinari s’installe rapidement à Paris et découvre peu à peu le bouillonnement intellectuel provoqué par les économistes unis autour de l’éditeur Guillaumin et du fameux Journal des économistes, véritable lieu de mémoire de la pensée libérale au XIXe siècle. Ayant rejoint leurs rangs et livré une contribution remarquée, notamment avec son article sur la production de la sécurité qui, en 1849, conteste le monopole de la violence légale au bénéfice d’une concurrence entre des acteurs privés de la protection, il est contraint à l’exil après le coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte. Depuis la Belgique, il lance alors son propre journal, L’Économiste Belge, tout en gardant un œil sur la France et en contribuant régulièrement, à distance, au Journal des économistes. Après son retour en France, en 1868, il s’impose comme l’un des piliers de l’école libérale française d’économie politique et multiplie les ouvrages spécialisés comme les essais de vulgarisation. Une première consécration survient en 1881 quand il est nommé rédacteur en chef du Journal des économistes.

C’est à partir de 1845 que Molinari se met à défendre un libéralisme qualifié de « rigoureux » pour les uns et de « radical » pour les autres. Dix ans plus tard, en ouverture du premier numéro de L’Économiste Belge, il annonce la couleur en lançant : « Les gouvernements ont eu, de tous temps, deux tendances mauvaises, la première c’est d’empiéter sur la liberté des citoyens, la seconde, c’est de faire payer trop cher leurs services ». Le ton est donné.

Molinari cherche en réalité à murir ce que serait une société sans État pour mieux poser les bases d’une société qui s’affranchirait de l’étatisation massive, de la réglementation excessive et de l’excès de taxation. Son libéralisme, très largement inspiré du landais Frédéric Bastiat, lui permet d’innover en proposant l’institution de bourses du travail (une sorte de « Pôle emploi » privé), en défendant la religion contre les idées de son collègue Yves Guyot, ou en testant une approche minarchiste des missions régaliennes de l’État.

Penser l’État, ses contours et sa périphérie

Le découvrir ou le redécouvrir aujourd’hui fait pleinement sens tant Molinari illustre la capacité qu’ont certains intellectuels de la liberté à se saisir des difficultés de leur époque pour faire preuve d’imagination, se libérer des conservatismes et sortir des sentiers battus. Molinari avait des idées sur toute chose et les exprimait avec grand talent, comme en témoigne Charles Benoist dans ses souvenirs parus en 1932 : « Outre le bureau de la Revue Bleue, je fréquentais assidûment celui du Journal des Économistes, qui était une annexe de la librairie Guillaumin, rue de Richelieu. Tous les samedis, à la fin de l’après-midi, le rédacteur en chef, Gustave de Molinari, recevait. Je ne me rappelle personne dont la conversation m’ait plus ni autant frappé que la sienne. Il avait, sur toutes choses, des idées et des formules à lui. On ne savait jamais ce qu’il allait dire, ni comment il allait le dire, sinon qu’il le dirait comme nul autre ne l’eût dit ». De quoi donner envie de se plonger dans son œuvre !

Alors que l’idée de la corégulation mêlant acteurs privés et publics se déploie, que la technologie autorise à la fois l’État et le privé à se saisir de nombre de nos données personnelles, que des secteurs entiers pourraient être réinventés grâce à l’intelligence artificielle et à l’émergence spontanée d’offres innovantes et périphériques, que la mesure toujours plus fine des externalités positives et négatives influence la manière dont les États vont pouvoir déléguer certaines missions au privé, à l’heure également où chacun sent bien qu’il faut repenser les normes du droit de la concurrence et trouver la parade au repli des pays et des peuples sur eux-mêmes, lire ce penseur ayant osé penser les alternatives à l’intervention publique participe d’un élan conceptuel infiniment moderne. Ses plaidoyers nourris au soutien du libre-échange feront le plus grand bien à l’heure du recroquevillement généralisé et de la colère contre une mondialisation identifiée par certains comme le mal absolu, même si l’on se doit, en libéral, de penser l’adhésion à un socle de valeurs communes pour appréhender le collectif sans le déracinement total que certains nous proposent.

Un travail éditorial inédit

De manière inédite, l’Institut Coppet publie ici la correspondance privée de Gustave de Molinari. Celle-ci a été découverte dans les fonds d’archives éparpillés à travers l’Europe. De nombreux textes seront également livrés au public pour la première fois, comme les articles non signés du Courrier Français (1844-1847) ou du Travail Intellectuel (1847-1848), restés jusqu’alors inconnus et inexploités. La publication de toutes ces pièces sera accompagnée de très larges notices et notes contextuelles tirant profit de l’infini sérieux et de la dévotion passionnée de Benoît Malbranque. Cet admirable travail de recherche nous aide à mieux comprendre l’environnement intellectuel, la profondeur et le développement au fil du temps des idées de Molinari.

Avec ce catalogue raisonné de l’œuvre de ce grand penseur, nous entendons, comme d’autres se saisissent de l’ensemble des toiles d’un grand peintre, offrir au public francophone l’opportunité de découvrir dans son intégralité l’auteur des célèbres Soirées de la rue Saint-Lazare dans lesquelles le plus français des penseurs belges fait dialoguer, non sans saveur, un conservateur défenseur du protectionnisme et des aides d’État, un socialiste interventionniste obsessionnel et un économiste, qu’il n’imagine pas autrement que libéral, et élargir ainsi notre perception de l’école libérale française.

Au seuil de sa vie, dans Ultima Verba, son dernier ouvrage paru en 1911, Molinari avançait, lucide sur son proche destin (il est mort le 28 janvier 1912) : « Presque arrivé aux limites de la vie humaine — je suis maintenant dans ma quatre-vingt-douzième année — je vais publier mon dernier ouvrage. Il concerne tout ce qui a rempli ma vie : la liberté des échanges et la paix ». N’est-ce pas là tout ce dont notre monde a besoin ?

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[1] Mathieu Laine est président de l’Institut Coppet.

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