Vilfredo Pareto, Le péril socialiste (1900)

Ce pamphlet, publié en 1900 dans le Journal des Economistes, a été réédité aux éditions du Trident (ci-contre).

Le péril socialiste

« Nous ne sommes que d’hier et déjà nous remplissons toute votre contrée : vos villes, vos places fortes, vos municipes, vos réunions, vos armées même, les tribus, les décuries, le Sénat, le forum ; nous ne vous laissons que vos temples. » C’est ainsi que s’exprimait Tertullien au sujet des chrétiens, c’est ainsi que de nos jours on peut s’exprimer au sujet des socialistes.

Nous sommes entraînés vers une révolution économique qui ne sera comparable qu’à celle qui éteignit la civilisation romaine et répandit sur l’Europe les ténèbres du moyen âge. Cette révolution, pour ma part, je la crois inévitable, non pas à cause des forces des partis qui marchent à l’assaut de la société, mais à cause de l’ignorance, de la légèreté et de la lâcheté des classes possédantes, qu’il s’agit de spolier.

Certes l’histoire ne s’est jamais répétée identiquement, mais elle présente de nombreuses analogies. Du reste, ce sont uniquement celles-ci qui nous permettent d’entrevoir par le présent ce que sera l’avenir. En toutes choses, c’est dans l’expérience seule que se trouve la source de nos connaissances.

Notre époque présente tous les signes précurseurs qui, dans le passé, ont précédé les grandes révolutions sociales et économiques. Profitons de l’heure présente pour les étudier, avant que la nouvelle foi radicalo-socialiste ne nous impose ses dogmes, sous peine de la prison et peut-être de la vie.

Jamais ou presque jamais les aristocraties — et j’entends ce terme dans son sens étymologique, qui signifie les meilleurs — n’ont péri sous les coups exclusifs de leurs adversaires ; mais ce sont elles-mêmes qui se sont faites les artisans de leur propre destruction. La chose a été prouvée jusqu’à l’évidence, pour la révolution française, par les travaux de la critique historique moderne. Ce sont les hautes classes qui ont été les premiers artisans de cette révolution ; ce sont les nobles et les bourgeois qui ont aiguisé le couperet de la guillotine sous laquelle devait tomber leur tête. L’avènement du christianisme dans le monde romain nous présente un phénomène exactement semblable. On aurait fort étonné Tacite si on lui avait dit que les chrétiens, dont il parle avec le dernier mépris, auraient été un jour les maîtres de l’empire. Plus tard, sous Trajan, quand déjà ils foisonnaient, une idée aussi saugrenue n’aurait pas traversé l’esprit de Pline le jeune. Il note bien à propos du christianisme que « cette superstition a envahi non seulement les villes, mais aussi les villages et les campagnes » ; mais il ajoute immédiatement qu’il croit « qu’on pourrait l’arrêter et la guérir[1]. » Tel était aussi le point de vue auquel, de nos jours, se plaçait le prince de Bismarck, à l’égard du socialisme.

La sécurité de l’aristocratie romaine était, jusqu’à un certain point, justifiée. L’armée et les classes dirigeantes étaient intactes ; le moyen de croire que ces petites communautés, composées de gens sans aveu et de misérables, oseraient braver un magistrat romain, se mesurer avec les légions, dont les aigles victorieuses avaient traversé tant de champs de bataille ? De même, de nos jours, bien des Allemands sourient quand on leur parle de la possibilité du triomphe du socialisme. L’armée est intacte, dévouée à l’empereur, commandée par des officiers sortis presque exclusivement des hautes classes ; peut-on supposer que, dans ces conditions, les socialistes aient la moindre chance de s’emparer du pouvoir ?

La source de toutes ces erreurs est la même. Elle consiste à ne pas tenir compte de l’évolution naturelle des doctrines, à supposer que ce qui existe aujourd’hui subsistera sans altération pendant des années et des siècles. C’est seulement sous cette restriction que sont exacts les raisonnements supposés des hautes classes romaines et ceux que de nos jours on entend si souvent faire par des gens qui trouvent commode de s’endormir dans une fausse sécurité. Certes, si le christianisme n’avait pas transigé, s’il était demeuré uniquement une religion de pauvres gens[2], jamais il ne serait devenu la religion officielle de l’empire ; de même ce n’est pas le socialisme de Bebel, en Allemagne, ni celui de Jules Guesde, en France, qui arriveront au pouvoir ; ce sera un autre genre de socialisme, leur héritier direct, et qui, pour être transigeant, n’en sera pas moins spoliateur.

Actuellement les sectes socialistes sont déjà, en très grand nombre. En donner une classification rationnelle est une œuvre fort difficile et que je ne saurais entreprendre ici. Mais, dans le seul but d’éviter d’être prolixe, le lecteur voudra bien me permettre de tâcher au moins de distinguer, d’une manière d’ailleurs fort imparfaite, quelques types parmi les innombrables variétés de socialistes.

Nous avons d’abord les socialistes scientifiques. Ils sont en petit nombre et n’ont aucune influence pratique, mais ce sont des personnes fort estimables, quelques-unes d’un grand talent, et qui recherchent sincèrement la vérité. Ils la trouvent souvent, et comme elle ne s’accorde pas avec le livre de Marx, ils se livrent à une subtile exégèse pour rétablir l’accord. Cette exégèse n’est d’ailleurs pas plus singulière que celle de quelques savants modernes, qui ont trouvé dans la Bible l’origine des théories de Darwin. Ces socialistes sont, au point de vue de la science économique, très supérieurs à bien des économistes de la prétendue école historique et à certains autres qui paraissent ignorer les lois les mieux établies de la science.

Viennent ensuite les marxistes intransigeants ; ils sont assez nombreux et on pourrait les appeler les socialistes orthodoxes. Leur influence pratique est considérable. Ce sont eux qui maintiennent l’unité du parti en Allemagne et qui ont été les initiateurs du mouvement socialiste en Italie. Au fond, ils diffèrent, beaucoup moins qu’on ne le pense, des économistes. Ils reconnaissent parfaitement l’importance du capital, seulement ils veulent qu’il soit collectif au lieu d’appartenir à des particuliers. C’est, je crois, une erreur, mais elle est infiniment moindre que celle de la foule des radicaux-socialistes, qui, pour des motifs plus ou moins avouables, tendent à détruire le capital privé sans songer à constituer le capital collectif.

Enfin viennent un très grand nombre de sectes, que, faute d’un terme mieux approprié, nous désignerons par le nom de socialisme vulgaire. Ce sont les Fabians, qui ont acquis une grande influence en Angleterre ; les socialistes chrétiens, catholiques ou protestants, assez répandus en Allemagne ; les socialistes de la chaire, qui sont en train de disparaître, les éthiques, qui dans les ligues pour l’action morale et autres semblables s’agitent beaucoup et font plus de bruit que de besogne ; les socialistes hygiénistes, qui, sous prétexte de soigner notre santé, veulent jouer le rôle du médecin de Sancho Pança ; les socialistes moralistes, qui veulent nous rendre moraux en vertu d’un article de loi ; ils viennent de proposer, en Allemagne, la lex Heinze, monstrueuse conception de cerveaux malades ; les socialistes humanitaires, qui substituent aux raisonnements des déclamations vides et creuses ; leur tendresse infinie est surtout acquise aux malfaiteurs et aux prostituées, il ne leur en reste plus pour l’honnête homme ni pour l’honnête mère de famille ; ils sont fort nombreux car les hommes aiment beaucoup parler de choses qu’ils ne comprennent pas en faisant usage de phrases toutes faites ; enfin les radicaux-socialistes, les plus nombreux, les plus influents, les plus nuisibles de tous. A vrai dire, ils sont socialistes comme ils seraient partisans de tout autre régime, pourvu qu’ils y trouvassent leur avantage. Aujourd’hui flatteurs de Démos, ils le seraient demain du Prince ; ils réunissent même les deux genres de flatteries dans les pays monarchiques. Pour bien les connaître, il faut relire les Chevaliers d’Aristophane, ils n’ont pas changé depuis ce temps. Ils détruisent beaucoup de capitaux, car ils ont besoin d’énormément d’argent pour payer les faveurs des électeurs. Ils ont découvert un moyen ingénieux de spoliation : l’impôt est voté par la majorité des électeurs et payé par la minorité. Ils se sont emparés de plusieurs municipes en Angleterre, en France et dans d’autres pays ; au moyen du salaire minimum, ils se sont constitués d’excellents gardes de corps. On voit de grands gaillards toucher, aux frais des ouvriers laborieux, cinq francs par jour pour faire un travail insignifiant ; mais en temps d’élection ils se démènent comme de beaux diables, et assurent la réussite des politiciens qui leur distribuent la manne. Aux Etats-Unis d’Amérique, l’art d’acheter le pouvoir a été extrêmement perfectionné et les habitants de New-York en savent quelque chose.

Si Pline le jeune avait regardé autour de lui, il aurait trouvé bien des gens qui, sans en avoir conscience, travaillaient pour le triomphe du christianisme, et alors ce triomphe, bien loin de lui paraître impossible, aurait été pour lui à peu près certain. Les pires ennemis de l’Empire n’étaient pas ceux qui confessaient ouvertement la nouvelle foi, mais bien ceux qui lui ouvraient la voie en professant les doctrines stoïciennes, les cultes orientaux, un vague humanitarisme, qui ressemblait beaucoup à celui qui fait tant de dégât de nos jours. Un courant d’ascétisme et de mysticisme entraînait la société romaine, et un jour la pourpre impériale revêtit un ascète, Marc-Aurèle, qui fut une des causes de la ruine de l’Empire, en le laissant à son fils. L’aristocratie romaine, qui, grâce à son énergie et à son bon sens pratique, avait conquis le monde alors connu, finissait tristement, anémiée, flasque, veule ; comme finit plus tard l’aristocratie française, comme finira bientôt notre bourgeoisie.

Aujourd’hui, l’individu qui ne croit pas au prochain triomphe du socialisme n’a qu’à regarder autour de lui, il trouvera partout des socialistes et, s’il interroge sincèrement sa conscience, il découvrira peut-être qu’il l’est lui-même. Les socialistes révolutionnaires, s’ils étaient seuls, seraient peu à craindre, ce sont les socialistes vulgaires qui sapent les bases de notre société. Allez dire franchement à un bourgeois que, suivant votre théorie, il doit être dépossédé de sa maison et de ses rentes, il aura peut-être encore assez de bon sens et d’énergie pour repousser cette doctrine. Mais que se présente un socialiste chrétien, un éthique, un partisan de la « solidarité » et il leur prêtera une oreille attentive. Il dira volontiers : « Je me mettrai d’accord :

Avec cet animal qui m’a semblé si doux
……..Il est velouté comme nous,
Marqueté, longue queue, une humble contenance,
Un modeste regard et pourtant l’œil luisant.
Je le crois fort sympathisant
……..Avec messieurs les rats !

C’est-à-dire avec messieurs les bourgeois. En effet, sa sympathie est telle qu’il veut les alléger de leurs deniers et les livrer pieds et poings liés aux socialistes révolutionnaires, qui achèveront l’œuvre si bien commencée.

Le socialisme vulgaire, d’une part, endort, brise la résistance des victimes ; de l’autre, il est un stage pour les néophytes du socialisme révolutionnaire. Il rend traîtres à leur propre cause un grand nombre d’individus appartenant aux classes possédantes ; il jette un pont par où peuvent passer les gens timorés s’effrayant d’un saut qui les porterait en plein dans le socialisme révolutionnaire. Ce socialisme, en Allemagne, inspire de la répugnance à un grand nombre de personnes. Les unes sont retenues par les préjugés de leur éducation, d’autres par certains sentiments patriotiques, par leur serment de fidélité à l’empereur. Le socialisme vulgaire ne les heurte nullement, il s’insinue dans leur âme et les attire. Maintenant, le virus est inoculé, on n’a qu’à laisser faire le temps, l’œuvre s’accomplira et le socialisme révolutionnaire comptera de nouvelles recrues.

Les socialistes chrétiens se plaignent, en Allemagne, que leurs adeptes les quittent pour aller aux partis extrêmes. Pareille mésaventure est arrivée, si je ne me trompe, à M. de Mun, en France. Il n’y a rien là que de fort naturel.

Notre bourgeoisie n’aime pas à entendre dire ces choses ; elle ferme les oreilles pour ne pas entendre, les yeux pour ne pas voir et s’imagine écarter le danger en feignant de l’ignorer. Gaston Boissier a noté un phénomène semblable pour la société romaine de la décadence : « Ni Aurélius Victor, ni Eutorpe ne mentionnent la conversion de Constantin et il semble à les lire que tous les princes du IVe siècle persistent à pratiquer l’ancien culte. Ce n’est certainement pas un hasard qui les amène tous à ne pas prononcer le nom d’une religion qu’ils détestent : c’est une entente, un parti pris… Ce silence… est devenu pour eux la dernière protestation du culte proscrit… La société la plus distinguée n’est pas toujours la plus clairvoyante ; elle éprouve des antipathies violentes pour des causes légères, elle est esclave des idées reçues et n’a pas le courage de se prononcer contre l’opinion commune[3]. »

Je lis dans un journal français « Quelques troubles ont éclaté au puits Sainte-Eugénie appartenant à la Compagnie de Blanzy. Des mineurs, excités par un des leurs nominé Gaudry, ont menacé et poursuivi un ingénieur et deux contremaîtres. » Et c’est tout. Aucun commentaire, aucune mention des conséquences légales qu’aurait dû avoir pour « les camarades » cette équipée. Il parait que les ingénieurs et les contremaîtres n’existent que pour servir de victimes aux ouvriers. Ils doivent même s’estimer heureux quand ils n’ont pas le sort de Watrin.

Les grévistes de Carmaux assomment les ouvriers qui veulent travailler. C’est un incident sans importance, n’exagérons rien. « A la Croix-de-l’Orme, banlieue de Saint-Etienne, près de la Ricamarie, un mineur du nom de Derail, qui s’était toujours refusé à quitter le travail, a été assailli l’autre nuit par une trentaine d’ex-grévistes. On a fait le siège de sa maison il coups de pierres, voire d’armes à feu. » Tant pis pour lui. Il n’y a que ces abominables manchestériens qui défendent la liberté du travail. A Lille, une municipalité socialiste, se rappelant que ses administrés demandent panem et circenses, distribue gratis des places au théâtre, aux frais des contribuables naturellement. Bah ! Lille n’est qu’une des nombreuses villes de France, une hirondelle ne fait pas le printemps. A Dijon, une autre municipalité radicale-socialiste spolie les propriétaires de maisons. Eh bien ! il n’y a qu’à ne pas acheter d’immeubles dans cette ville. En Angleterre, des municipalités socialistes ou éthiques dépouillent les gens capables et laborieux pour procurer de petites douceurs aux incapables et aux paresseux. Il faut bien faire quelque chose pour l’amour de la « solidarité ». On parle de confisquer l’héritage par des impôts savamment gradués. Ne nous mettons pas en peine de cela, nos fils auront le temps d’y penser ; après nous le déluge. Cette douce philosophie est fort recommandable aux gens qui veulent vivre sans soucis ; mais, si l’on veut savoir où elle mène, on n’a qu’à relire Taine.

Les socialistes français réunis en congrès, à Paris, pour décider si un des leurs pouvait faire partie d’un ministère « bourgeois », adoptèrent, le 6 décembre 1899, la résolution suivante « le Congrès socialiste déclare que, dans l’état actuel de la société capitaliste et du socialisme, tant en France qu’il l’étranger, tous les efforts du parti doivent tendre à la conquête dans la commune, le département et l’État, des seules fonctions électives, étant donné que ces fonctions dépendent du prolétariat organisé en parti de classe, qui, en s’y installant de ses propres forces, commence légalement et pacifiquement l’expropriation politique de la classe capitaliste, qu’il aura à terminer en révolution. »

Voilà au moins un programme économique, clair, net et précis. Je ne partage nullement les idées de ses auteurs, mais je les estime et j’admire leur courage et leur franchise. Vous croyez peut-être que les gens auxquels on dit en toutes lettres qu’on va commencer à les exproprier pacifiquement pour « terminer ensuite en révolution », vont songer à se défendre ? Erreur, ils sont trop absorbés par des querelles plus ou moins théologiques ; sur les congrégations ou par quelque casse-tête chinois au sujet du baccalauréat, pour s’occuper de vulgaires questions économiques. Du reste, ils n’ont qu’à attendre un peu ; les socialistes les mettront tous d’accord en les dépouillant également. Sous l’ancien régime, quand déjà grondait la tourmente révolutionnaire, le gouvernement songeait encore à empêcher les nobles de se réunir au nombre de plus de 20.

Il ne leur suffit pas de renoncer à toute défense, il faut encore qu’ils aident leurs adversaires. Ils fondent, de leurs deniers, des « universités populaires », où l’on enseigne que leurs biens sont mal acquis et qu’il les en faut dépouiller. C’est déplacer la question que de la transporter sur le terrain de liberté. Aucun libéral ne refusera aux socialistes la liberté d’exposer leur doctrine, de la défendre, de critiquer celle de leurs adversaires, de se livrer activement à la propagande de leurs théories. Tout le monde est disposé à accorder la liberté à ses amis, les libéraux la veulent aussi pour leurs adversaires. Je puis parler de la chose sans le moindre embarras, car n’étant ni socialiste ni clérical, j’ai toujours défendu la liberté des uns et des autres. Partisan de la concurrence, je n’ai jamais demandé qu’on donnât à l’Etat le monopole de l’instruction publique, sous prétexte que mes adversaires tirent parti de cette concurrence. Mais si l’on doit la liberté, la tolérance, la courtoisie à ses adversaires, on ne leur doit pas aide et secours pour les mettre en mesure de faire des prosélytes. Être partisan de la concurrence et donner de l’argent à son concurrent sont deux choses essentiellement différentes. Que les socialistes fondent autant d’Universités populaires qu’il leur plaira, et pourvu que ce soit avec leur argent, aucun libéral n’y trouvera à redire ; mais je trouve absurde qu’on me demande mon argent pour propager ce que je crois être l’erreur ; j’entends le réserver uniquement pour la défense de ce que, à tort ou à raison, je crois être la vérité.

Enfin la courtoisie ne doit pas être confondue avec la flatterie. Lorsqu’un savant illustre vient nous parler de la « coopération des idées » à propos d une conférence qu’il donne à des ignorants, il ne peut croire sincèrement que ces ignorants lui enseigneront quelque chose. Si un Laplace expose l’astronomie à des personnes qui n’en savent pas un traître mot, ces personnes n’ont qu’à le remercier, l’écouter et tâcher d’apprendre ; elles ne « coopérent » nullement aux progrès de la science. C’est les tromper que de leur dire le contraire, c’est simplement flatter le préjugé socialiste, qui, non content, d’abolir entre les hommes toute distinction de richesse, veut aussi qu’ils soient égaux intellectuellement.

A propos de flatterie, je me reprocherais d’oublier cette perle tombée des lèvres d’un ministre. Parlant des ouvriers qui fréquentent les universités populaires et auxquels il veut faire entendre gratis — dans le langage officiel, gratis veut généralement dire aux frais des contribuables — les artistes des grands théâtres, le ministre dit que ces ouvriers « consentent à prendre sur leurs soirées quelques heures tous les mois » pour aller jouir des distractions qu’on leur offre. Cela rappelle ce courtisan qui disait : Sa Majesté a daigné manger de sa propre bouche[4].

Il est des gens qui s’imaginent désarmer leurs ennemis à force de lâches complaisances. Ils se trompent. Le monde a toujours appartenu aux forts et leur appartiendra longtemps encore. Les hommes ne respectent que ceux qui savent se faire respecter. Qui se fait agneau trouvera toujours un loup pour le manger.

Si à propos d’une grève quelconque vous lisez les journaux socialistes ou radicaux-socialistes, vous verrez qu’ils donnent toujours raison aux grévistes. Ce fait comporte deux interprétations. La première, c’est que messieurs les grévistes échappent aux imperfections de la nature humaine. Ce sont des êtres infaillibles, ils ne sauraient jamais avoir tort, même quand ils sont juges et parties. L’attire interprétation commence par admettre que tout ce que reçoit le patron est volé à l’ouvrier ; ce principe posés la conséquence est évidente. Un homme ne saurait avoir tort, quand il tâche simplement de reprendre ce qui lui a été ravi.

Notez que les demandes des ouvriers se nomment des revendications. Si un épicier veut se faire payer plus cher son sucre ou son café, on ne dit pas qu’il revendique un prix plus élevé, on dit qu’il le demande. Mais si ce sont des ouvriers, surtout des grévistes, qui veulent vendre leur travail à un prix plus élevé, on parle de « leurs revendications » ; je crois même que pour s’exprimer correctement il faut dire : leurs justes revendications.

Les grévistes n’ont pas seulement des droits contre le patron, ils en ont aussi contre les ouvriers qui veulent travailler. Ils jouissent d’un privilège fort enviable : celui de se faire justice soi-même. Si un bourgeois croit avoir à se plaindre d’un autre bourgeois, il lui faut avoir recours aux tribunaux ; j’écarte l’hypothèse dans laquelle il aurait à se plaindre d’un ouvrier, car en ce cas, les prud’hommes lui donnent toujours tort. Mais si les grévistes ont à se plaindre d’autres ouvriers, ils prononcent la sentence et la mettent à exécution. Nous rétrogradons ainsi jusqu’à l’état des peuples barbares, chez lesquels le roi juge et exécute son arrêt.

Tous les gouvernements ne reconnaissent pas ce droit aux grévistes. En Allemagne, en Angleterre, on tâche de protéger leurs camarades dissidents. En France, la tendance parait être de les abandonner à leur triste sort. Voici un exemple. Je transcris simplement les informations qu’on a pu lire dans tous les journaux.

« ALBI. Des patrouilles de grévistes armés de gourdins se sont rendues ce matin, dès trois heures, aux chemins conduisant aux puits et ont empêché les ouvriers de reprendre le travail. Ces derniers, devant l’attitude énergique des délégués du Comité de la grève, ont dû rentrer chez eux.

« Sur quelques points, notamment dans la commune de Rosières, des coups ont été échangés entre grévistes et non grévistes. Finalement les grévistes sont demeurés les maîtres du terrain et le travail n’a pu être repris dans aucun puits. (mardi 12 février 1900)

« Cet après-midi, à deux heures, les non grévistes avaient décidé de reprendre le travail… Mais les grévistes au nombre de sept cents environ ont fait irruption sur la place (où se trouvaient les non-grévistes). Des coups ont été échangés SANS QUE LA POLICE OU LA GENDARMERIE INTERVINSSENT. Finalement, devant l’attitude agressive des grévistes et pour éviter des collisions sanglantes, sur le conseil de leur Comité, les non grévistes se sont retirés et sont rentrés chez eux (14 février).

« Le nouveau préfet arrivé à Albi s’est rendu à, Carmaux… A l’ingénieur de l’exploitation il a dit qu’il comptait sur le bon esprit de la Compagnie pour s’imposer les sacrifices compatibles avec ses intérêts et ceux de la classe ouvrière, toujours si intéressants. Il a ajouté que durant les négociations qui, au point où elles en sont, peuvent aboutir à une solution satisfaisante, il espère que la Compagnie ne tentera, pas une reprise du travail, qui ne saurait être que partielle et pourrait devenir une source de conflits (23 février). »

Ainsi les non grévistes n’ont qu’à souffrir la faim, eux et leur famille ; du moment que les grévistes ne veulent pas qu’on travaille, il n’y a qu’à se soumettre et c’est ce que l’autorité conseille de faire. A cela se borne son rôle. Nous avons du reste une théorie générale sur cette matière, elle vient d’une source des plus autorisées, car elle est exposée par M. Baumé, secrétaire de l’Union des syndicats du département de la Seine. M. Baumé stigmatise « ce faux esprit de libéralisme » qui prétend que les ouvriers « non affiliés aux syndicats » ne sont pas totalement indignes de protection. « Si le gouvernement estime que les ouvriers ont raison de former des syndicats pour la défense de leurs intérêts professionnels, qu’il s’occupe de ceux-là, et abandonne à son triste sort l’ouvrier heureux d’être exploité. » Roma locuta est.

L’attitude des libéraux, ou soi-disant tels, à propos de semblables manifestations, est curieuse à observer. Ils tâchent d’en parler le moins possible et passent comme chat sur braise. On voit qu’ils veulent éviter de se brouiller avec les puissants du jour.

Nous venons d’examiner quelques programmes qui ont du moins en partie le mérite de la franchise et de la clarté ; on n’en saurait dire autant des programmes des socialistes vulgaires. Le plus souvent ils sont vagues, insaisissables ; et c’est même par là qu’ils plaisent aux ignorants et qu’ils séduisent les âmes vaguement sentimentales, les snobs et les snobinettes, qui veulent discourir d’économie politique sans en savoir le premier mot. On nous donne simplement les conclusions, mais il nous faut deviner les prémisses et le lien logique qui devrait les réunir aux conséquences, qui seules nous sont exposées.

Par exemple les radicaux-socialistes veulent enlever aux capitalistes la plus grande somme possible d’argent. Ce sont leurs conclusions et elles ne manquent pas de clarté. Nous les connaissons non seulement par leurs paroles mais aussi, malheureusement, par leurs actes. Chaque jour ils inventent quelque nouvelle machine pour dépouiller l’odieux capitaliste. Ce ne sont que projets d’impôt sur les riches, de confiscations plus ou moins dissimulées de l’héritage, assurances obligatoires, subsides variés, etc. C’est fort bien, ce sont les conséquences de leur théorie ; mais cette théorie elle-même, quelle est-elle ?

Ils détruisent les capitaux privés et ne songent nullement à constituer les capitaux collectifs. S’imaginent-ils que notre société pourrait subsister sans capital d’aucune sorte ? Sont-ils vraiment assez ignorants pour ne pas savoir que la destruction de tout capital privé ou collectif nous ferait rétrograder jusqu’à l’état sauvage ?

Pour développer la production de l’industrie et de l’agriculture, il faut des capitaux mobiliers ; n’est que dans les romans de Zola qu’on fait de l’agriculture intensive sans capitaux, mais ce sont là, des inepties qui ne méritent même pas d’être réfutées. Toute destruction de capitaux mobiliers a pour effet certain, immanquable, d’empêcher l’augmentation de la population ou d’augmenter la somme de misère, et généralement les deux effets se produisent ensemble.

On se plaint de la dépopulation de la France ; cette dépopulation est la conséquence de la destruction des capitaux mobiliers accomplie par la protection et par le socialisme d’Etat. Il n’est qu’un moyen, un seul vraiment efficace, pour faire croître cette population et la rendre plus heureuse : s’abstenir de détruire les capitaux mobiliers, qui sont indispensables pour développer la production dont elle tire sa nourriture ; le reste n’est que vaines déclamations de gens qui, parce qu’ils ignorent l’économie politique, s’imaginent naïvement que cette science n’existe pas.

Un socialiste orthodoxe bernois a fait dernièrement observer que l’impôt sur les successions étant prélevé sur le capital, l’Etat ne devrait pas consommer le produit de cet impôt, mais l’employer à reconstituer le capital sous la forme collective. Sauf la question de cette forme, le raisonnement est excellent et tout économiste l’approuvera. Mais il est inutile d’ajouter qu’il n’est aucun pays, ni en Europe, ni en Amérique, ni en aucune autre partie du monde, où, les politiciens songent aucunement à reconstituer le capital sous quelque forme que ce soit. Ce sont des frelons qui s’entendent admirablement à dévorer le capital, mais qui sont absolument incapables d’en produire la moindre parcelle.

Bien plus, et c’est là où éclate l’inconséquence de leur doctrine si tant est qu’ils aient une doctrine — ils ne sauraient vivre et fournir aux besoins de leurs partisans, sans faire continuellement appel au capital privé. Quand ils rachètent, ainsi qu’ils le font largement en Angleterre, les usines à gaz, les tramways, les usines pour la production de l’électricité, etc., quand, ainsi qu’ils l’ont fait en d’autres pays, ils rachètent les chemins de fer, c’est au capital privé qu’ils ont recours sous forme d’emprunts. Quand leurs dilapidations ont mis à sec la caisse de l’Etat ou de la commune, c’est encore, toujours, à l’emprunt qu’ils ont recours, aujourd’hui, censeurs sévères, ils maudissent les capitalistes privés et stigmatisent la bourse, « où le capital célèbre ses orgies » demain, humbles quémandeurs, ils tendent la main, pour emprunter, à ces mêmes capitalistes et ne dédaignent pas de venir augmenter le nombre des clients de la bourse.

Bien que le programme théorique de ces braves gens soit fort vague, il devient un modèle de précision, si on le compare à celui des éthiques et autres partisans de « l’action morale ». On ne sait le plus souvent, à proprement parler, ce que ceux-ci veulent dire, les termes qu’ils emploient finissant, par l’usage qu’ils en font, par perdre toute signification. Tel est, par exemple, le terme de « solidarité », à la mode en ce moment. A la fin du XVIIIe siècle, il fallait être « sensible », en 1848 la « fraternité » était fort en honneur ; depuis, son crédit a beaucoup baissé ; maintenant, il faut être « solidaire ». Ce terme, par l’abus qu’on en fait, finit par s’appliquer à tout. Tel était aussi le terme : « fin de siècle », à la mode, il y a quelque temps.

Ainsi un journal annonçant une discussion contradictoire sur une loi d’assurance obligatoire, observe que les organisateurs de cette conférence, en mettant en mesure de s’expliquer les orateurs de partis opposés, donnent un bel exemple de « solidarité ». C’est probablement d’impartialité qu’il voulait dire.

Les protectionnistes aussi invoquent la solidarité. Ils affirment que les droits protecteurs rendent solidaires patrons et ouvriers. Pauvres âmes innocentes, c’est seulement l’amour de la solidarité qui les pousse à demander le droit de se faire payer tribut par leurs concitoyens. J’ai entendu une personne fort, instruite affirmer, dans un discours public, que « la science ne mérite pas ce nom, si elle ne développe pas les sentiments de solidarité. » A ce compte la géométrie n’est pas une science, car il serait difficile de lui découvrir la moindre influence sur la « solidarité ». Du reste, dans quel discours public, depuis le toast le plus insignifiant jusqu’au discours d’un ministre, le terme de « solidarité » manque-t-il ? Les gens qui l’emploient semblent avoir perdu le sens du ridicule, et il n’y a plus de Voltaire ou de Molière pour le leur rappeler.

Il faut refaire le Tartuffe. Soyez certain que, de nos jours, c’est au nom de la solidarité que Tartuffe voudrait séduire Elmire et dépouiller le bonhomme Orgon. Il est des ouvriers qui gagnent dix francs par jour et qui, au nom de la solidarité, veulent exproprier les bourgeois. Pourquoi, au nom de celte même solidarité, ne donnent-ils pas une partie de leurs gains à de pauvres ouvriers qui gagnent à peine deux ou trois francs par jour ou à de pauvres femmes qui doivent vivre avec moins d’un franc et cinquante centimes par jour ? Pourquoi les ouvriers qui profitent du salaire élevé que, sous le nom de salaire minimum, des municipalités socialistes extorquent aux contribuables, ne partagent-ils pas avec leurs camarades qui n’ont pu avoir place au banquet ? Mais, il parait que la solidarité n’est bonne que pour prendre, elle est exécrable quand il s’agit de donner. Elle sert de prétexte aux gens qui veulent jouir du fruit du labeur d’autrui, aux politiciens qui ont besoin de se recruter des adhérents aux frais des contribuables ; c’est tout simplement un nouveau nom donné à un genre d’égoïsme des plus malsains.

Le tort principal des socialistes éthiques consiste à s’imaginer qu’on peut résoudre des questions fort complexes par des maximes plus ou moins intelligibles, posées a priori, sans tenir compte des résultats de l’expérience et des sciences qui coordonnent ces résultats.

Les socialistes hygiénistes font, il est vrai, appel à l’expérience, mais c’est une expérience restreinte, unilatérale, et qui ne conduit nullement aux conclusions qu’ils en veulent tirer. Ils injectent, par exemple, du vin de Bordeaux à de malheureux cobayes ; ces petits animaux meurent, nos hygiénistes se hâtent de conclure de cette expérience que le vin, pris modérément comme boisson, est nuisible à l’homme et que l’Etat doit interdire l’usage de toute boisson alcoolique. Entre les prémisses et la conclusion il y a un hiatus énorme. Mais, objectent nos hygiénistes, parmi les dégénérés nous trouvons beaucoup d’alcooliques, donc l’usage des boissons alcooliques est la cause de la dégénération de la race humaine. Ici encore la logique brille par son absence. Il faudrait démontrer que l’usage des boissons alcooliques est cause et non effet ; que ces hommes sont dégénérés parce qu’ils boivent et non qu’ils boivent parce qu’ils sont dégénérés. En Amérique, dans les Etats abstinents, on a observé que la morphine avait en certains cas remplacé l’alcool. La cause qui faisait rechercher un narcotique persistant, on avait simplement remplacé un narcotique par un autre. Mais admettons, pour un moment, que des expériences de laboratoire aient démontré que l’usage modéré du vin et de la bière cause la dégénération de la race humaine ; il resterait encore à expliquer des faits absolument contraires à cette hypothèse, Depuis les temps d’Homère, de l’ancienne Rome, de l’ancienne Gaule, nos ancêtres ont fait largement usage de vin et de bière, comment ont-ils pu tant multiplier ? Tacite nous montre les anciens Germains buvant sans modération des boissons fermentées ; tout ce que nous savons du moyen-âge nous fait confondre que cette habitude ne s’était pas perdue en Allemagne, et pourtant les Allemands ont pas mal foisonné et ils ne semblent nullement dégénérés. Le vrai savant ne doit pas faire ainsi un choix des faits favorables à sa théorie et écarter ceux qui la contredisent. Un seul fait bien constaté contraire à une théorie suffit pour la mettre à néant.

Pour nous préserver des microbes, messieurs les hygiénistes finiront par nous enfermer chacun dans une cage de verre, surveillée par un hygiéniste, que nous devrons payer. N’oublions pas cette question des honoraires, elle a plus d’importance qu’on ne croit. Les aberrations des hygiénistes proviennent en partie de ce qu’ils oublient que le but unique de la vie n’est pas de faire la guerre aux microbes et de soigner notre santé. A propos de la reconstruction du Théâtre-Français ; un député, M. Lachaud, voulait supprimer les tentures, parce que ce sont des nids à microbes, remplacer les tapis par du linoléum ou du cuir « de même les fauteuils doivent être pourvus d’armatures en fer ; le velours et la soie doivent être remplacés par le cuir… Il ne faut pas non plus que les fauteuils soient rembourrés. » On doit encore le remercier de n’avoir pas proposé de faire asseoir les spectateurs sur des fauteuils rembourrés d’épingles.

Les hygiénistes, comme la plupart des socialistes, ne comptent pour rien la morale individuelle et la coutume pour eux, tout ce qui est bien doit être imposé par le gendarme. Le conseil municipal de Paris a décidé de faire mettre aux coins des rues des avis recommandant au public de ne pas cracher par terre. Cela ne suffit pas encore à un de nos bons hygiénistes. Il dit : « Pour que de tels avertissements soient pris au sérieux, il faut qu’ils soient accompagnés d’une pénalité correctionnelle en cas d’infraction. » Il faudra au moins tripler le nombre des sergents de ville, s’ils doivent courir après tous les gens qui crachent. Cette disposition s’appliquera-t-elle aussi à la campagne ? En ce cas, il faut avoir un corps fort nombreux de gendarmes à cheval, pour faire respecter la loi. Vous verrez que chacun de nous finira bientôt par avoir un surveillant ou deux à ses trousses. Mais si ces surveillants eux-mêmes se mettaient à cracher ? Sed quis cusiodiet ipos custodes ?

Je lis dans les journaux qu’en Amérique une ligue s’est formée pour interdire l’usage du baiser. Il parait que des expériences fort sérieuses démontrent que, quand Roméo et Juliette s’embrassent, ils se transmettent un nombre incalculable de microbes d’espèces les plus variées et les plus dangereuses. Je soupçonne fort cette ligue d’être formée par de vieilles filles passablement laides ; les jeunes et belles éprouvent, à l’idée d’un baiser, autre chose que la crainte des microbes.

Dans l’Etat du North Dakota, on avait proposé une loi qui défendait de se marier sans la permission d’un médecin. Heureusement cette loi n’a pas été approuvée. Mais voilà un certain docteur Hegar, qui, séduit par cette idée lumineuse, se dévoue pour la faire adopter par les pouvoirs publics. Il propose ce tout petit article de loi : « Il est interdit de contracter mariage à toute personne affectée d’un vice de conformation, d’une infirmité, d’une maladie ou d’une affection du sang, toutes les fois qu’il peut en résulter des tares graves et persistantes pour les descendants de cette personne. » Là-dessus, voilà un auteur français, Arvède Barine, qui s’extasie sur la beauté de cette conception. « Nous sommes dépassés — dit cet auteur (Figaro du 25 mars 1900) — sur toutes les questions vitales. Les étrangers font reculer l’alcoolisme. Ils combattent la tuberculose. Les voilà qui s’occupent de protéger les humanités futures dans leur corps et dans leur intelligence. »

Pour ma part, si j’avais voix au chapitre, je proposerais de commencer par appliquer à ce bon docteur la loi même qu’il propose. Il me parait atteint « d’un vice de conformation » du cerveau, qui le pousse à vouloir opprimer ses semblables par des lois saugrenues ; si ce « vice de conformation » n’avait qu’à passer à ses descendants, nous serions bien malheureux. Il est vrai que le docteur Hegar pourrait me rendre la pareille. Nous avons assez de manchestériens, dirait-il, et par conséquent il m’interdirait le mariage. Rien n’est plus doux que d’ennuyer son prochain, si ce n’est peut-être de le dépouiller.

Mais au fond, il suffirait de changer quelques mots à la proposition du Dr Hegar, pour nous faire tomber d’accord. En bon malthusien, j’irais même plus loin que lui et j’y ajouterais quelque chose. Voilà comment je m’expliquerais : « Un devoir de morale individuelle nous interdit de mettre au monde des enfants, si nous sommes affectés d’un vice de conformation, d’une infection du sang, toutes les fois qu’il peut en résulter des tares graves et persistantes pour nos descendants. Le même devoir, le respect des droits d’autrui, nous interdit de mettre au monde des enfants, quand nous n’avons pas les moyens de les nourrir et de les élever convenablement. »

Voyez un peu ces doctrinaires — exclamera peut-être ici plus d’un lecteur — en voilà un qui reconnaît que le but que se propose le Dr Hegar est excellent ; mais, par respect pour son fétiche libéral, il ne veut pas avoir recours à l’aide de l’Etat et du gendarme, seul moyen efficace pour atteindre ce but.

Je n’ai aucun fétiche. Ce sont les gens qui en ont, lesquels, incapables de comprendre les méthodes des sciences expérimentales prêtent aux autres personnes leur manière de raisonner. Je n’accepte pas la proposition du Dr Hegar, simplement parce que l’expérience de dispositions semblables a déjà été faite maintes fois et a donné des résultats déplorables.

Examinez le tableau suivant, qui donne, pour le Wurtemberg, le nombre des naissances naturelles pour un total de 100 naissances.

Années. Naissances naturelles pour 100 naissances. Années. Naissances naturelles pour 100 naissances.
1865 15,8 1873 9,4
1866 15,4 1874 8,6
1867 14,7 1875 8,5
1868 13,7 1876 8,2
1869 13,3 1877 8,1
1870 12,8 1878 8,2
1871 11,6 1879 8,5
1872 9,9 1880 8,5

Maintenant tâchez un peu de deviner pourquoi le nombre des naissances naturelles est brusquement réduit et tombe, en 1880, à peu près à la moitié de ce qu’il était en 1865. Vous ne trouvez pas ? C’est simplement qu’en Wurtemberg, il y avait autrefois une loi du genre de cette que propose le De Hegar. On interdisait le mariage aux personnes qui ne pouvaient pas justifier la possession de certains moyens d’existence. Le plus clair effet de cette loi était uniquement d’augmenter le nombre des naissances naturelles. La loi ayant été rapportée, le nombre des naissances naturelles a immédiatement diminué. Les mêmes faits exactement s’observent pour la Bavière. Les partisans du Dr Hegar seraient bien aimables s’ils voulaient nous expliquer comment et pourquoi une cause semblable n’aurait pas encore de nos jours des effets semblables à ceux qui ont déjà été observés. Pour ma part, je crois que ces effets seraient même plus intenses que ceux qui nous sont révélés par la statistique de la Bavière et du Wurtemberg. En ces pays existaient des sentiments qui s’opposaient au concubinage, sentiments qui tendent à disparaître dans nos sociétés. Il est notoire que dans les grands centres industriels bien des ouvriers ne se marient pas, mais vivent avec des concubines, tellement que plusieurs sociétés de secours mutuels ont dû modifier leurs statuts, et promettre de payer la somme assurée sur la vie d’un homme, à la « compagne » de cet homme. Si le Dr Hegar se propose d’augmenter le nombre des faux ménages et des enfants naturels, son projet de loi est fort bon ; mais, comme ce but ne me semble pas désirable, je me permets de ne pas approuver son projet.

Sans doute il est fort regrettable qu’un littérateur, voire même un docteur, ne puissent traiter ces matières sans s’y être préparés par des études préalables et sans devoir compulser d’ennuyeuses statistiques. Hélas ! ce n’est que trop vrai : pour savoir l’économie politique, il faut l’apprendre. Il est étonnant de voir que seuls les socialistes orthodoxes combattent les projets fantaisistes des éthiques. Les libéraux ont presque partout déserté le champ de bataille, les uns par lassitude, découragement, les autres par manque d’énergie, de courage, d’autres encore parce qu’ils éprouvent une secrète sympathie pour les théories éthiques et que la force de leurs préjugés prévaut sur leur libéralisme. Je sais que l’opinion que je vais exprimer peut aujourd’hui paraître paradoxale et pourtant l’étude des faits me semble la rendre probable. Étant donné l’absence de toute résistance de la part des libéraux, il se pourrait qu’un jour les socialistes orthodoxes demeurassent les seuls défenseurs de la liberté et que ce fût à leur action que notre société dût son salut. Déjà, en Allemagne, ce sont eux qui défendent le libre échange, la liberté de la science et de l’art, menacée par la lex Heinze ; en Italie aussi ils défendent la liberté, ils réclament le respect des lois et de la constitution, eux seuls tiennent tète à un gouvernement qui fait les élections avec l’aide de la camorra et de la maffia. Je sais bien qu’on peut me répondre que les chrétiens aussi, quand ils étaient opprimés, ne réclamaient que la liberté. A peine eurent-ils le pouvoir qu’ils opprimèrent à leur tour les païens. Aujourd’hui les socialistes orthodoxes étant opprimés réclament la liberté, mais nous la donneraient-ils s’ils étaient, demain, les maîtres ? Je reconnais toute la force de cette objection, aussi n’ai-je exprimé mon opinion que sous la forme d’un doute. L’espérance demeura seule dans la boite de Pandore. Consolons-nous avec des hypothèses, puisque la réalité est si sombre.

VILFREDO PARETO


[1] Epist. X. 97 : quae videtur sisti et corrigi posse.

[2] Renan, Marc-Aurèle, p. 99 « La situation du riche, au milieu de petits bourgeois et de petits marchands honnêtes, jugeant leurs affaires entre eux… était difficile » ; p. 453 : « A part quelques exceptions, toutes sujettes au doute, on ne vit aucune grande famille romaine passer au christianisme… avant Commode. Un homme du monde, un chevalier, un fonctionnaire se heurtaient dans l’église à des impossibilités. » De même, aujourd’hui il n’y a pas un seul officier socialiste dans l’armée allemande ; mais demain ? Il y en a déjà en Italie, il y en aura bientôt en quelque autre pays latin. Idem, p. 626-627 : « Quand des villes entières arrivèrent à se convertir en masse, tout fut changé. Les préceptes de dévouement et d’abnégation évangéliques devinrent inapplicables ; on en fit des conseils destinés uniquement à ceux qui aspiraient à la perfection. »

[3] La fin du paganisme, II, p. 243-244.

[4] Rien de nouveau sous le soleil. Relisez dans Aristophane, Equiles, toute la scène entre Démos, Cléon et le charcutier.

2 Réponses

  1. Ali

    Très bel essai, plein de vérités…après le merveilleux “psychologie du socialisme” de Gustave Le Bon, “Le péril socialiste” est un de ses essais que l’on a du mal à oublier…mine de rien, çà m’a rappelé la lecture des pamphlets de Bastiat. Merci d’exister Institut Coppet..

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  2. Stéphane Couvreur

    Je note que le mot “socialiste” déclenche plus de votes que le mot “conservateur”. Pour faire bonne mesure, lisez aussi ce que des auteurs libéraux ont à dire sur le conservatisme. Alain Laurent en cite plusieurs dans sa conférence “Peut-on être libéral et conservateur ?” :
    //blog.turgot.org/index.php?post/laurent-libéraux-conservateurs

    Le premier, de Hayek, est tiré de La constitution de la liberté, et d’autres suivront :
    //www.institutcoppet.org/2011/06/09/hayek-pourquoi-je-ne-suis-pas-un-conservateur-1960/

    P.S. Certes, ce pamphlet de Pareto et son style en général sont nettement plus agréables à lire que Hayek…

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