Buchanan, Les limites de la liberté : entre l’anarchie et le Léviathan (1975)

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Publié en 1975, Les limites de la liberté : entre l’anarchie et le Léviathan a donné à James Buchanan sa place parmi des philosophes politiques tels que John Rawls ou Robert Nozick, en tant que “contractualiste”. Comme il l’écrit dans sa préface :

Les règles de la vie en société ne tombent pas du ciel. Pour imprimer un ordre au chaos, des hommes doivent faire usage de leur intelligence non pas comme on résout un problème scientifique, mais dans la tâche plus difficile qui consiste à trouver et à maintenir un consensus parmi eux. L’anarchie est idéale pour des hommes idéaux ; des hommes passionnés doivent être raisonnables. A l’instar de tant d’autres avant moi, j’examinerai ici ce que peuvent être les fondements d’une société d’hommes et de femmes qui veulent vivre libres, tout en restant conscients des limites découlant de l’interdépendance sociale.


Introduction de Henri Lepage

Avant d’entrer dans ce livre, il n’est pas inutile de commencer par un exercice de « topologie libérale », afin de mieux situer ensuite l’homme et l’œuvre.

Il y a vingt ans, le mot « libéralisme » avait pratiquement disparu du vocabulaire. À l’époque, j’étais jeune journaliste, et je me souviens des contorsions déployées par certains hommes politiques fort connus pour éviter à tout prix d’être étiqueté « libéral ». Alors qu’il n’était pas encore président de la République, Valéry Giscard d’Estaing avait même fait campagne pour expliquer que la droite devait abandonner sa référence au libéralisme afin d’adopter un autre concept, à ses yeux moins discutable : celui de « pluralisme ». Moi-même, je dois l’avouer, ai commis l’erreur d’entrer momentanément dans ce jeu, alors que j’écrivais pour le magazine Réalité (qui, soit dit en passant, dès 1976, fut le premier des médias français à accepter de rendre compte de l’importance politique et idéologique des travaux du professeur James Buchanan et de son équipe de Blacksburg).

Aujourd’hui, la situation s’est inversée. Ce dont nous souffrons, est plutôt d’un « trop-plein » de libéraux. Avec le retour en vogue des idées libérales, dans les années 80, et malgré la nouvelle éclipse intervenue depuis la réélection de François Mitterrand en 1988, l’étiquette « libérale » est à nouveau utilisée par un grand nombre de gens qui, en réalité, au-delà d’un certain socle dur de principes communs (opposition catégorique aux idéologies totalitaires, adhésion au moins de principe aux idées d’économie de marché et de libre entreprise, célébration des vertus de la démocratie, de la tolérance, des droits de l’homme…) relèvent de traditions intellectuelles, philosophiques, scientifiques, idéologiques ou politiques souvent très éloignées les unes des autres.

Par ailleurs, au sein même du noyau dur des intellectuels libéraux, cohabite un ensemble de courants aux traditions et fondements épistémologiques assez différents. Un petit effort de mise en ordre et de classement au sein de cette nébuleuse s’impose donc.

Topologie libérale

Au macro-niveau, je distinguerai principalement trois groupes : les libéraux sociaux-démocrates, les libéraux-conservateurs et ceux que les médias désignent habituellement sous l’étiquette (à connotation négative) d’ultra-libéraux, mais pour lesquels je préfère conserver le néologisme utilisé en 1978 dans Demain le capitalisme : les libéraux « libertariens » (adaptation directe du terme américain libertarians).

Fondamentalement, les conservateurs et les libertariens s’opposent dans la façon dont ils conçoivent la nature des rapports entre l’individu et le groupe.

Les premiers reprochent aux seconds une conception atomisée, « individualiste » de l’homme. Les libertariens, expliquent-ils, ne tiennent pas suffisamment compte de la dimension sociale, politique et communautaire de l’homme. Celui-ci, continuent-ils, est lié à une « Communauté » à laquelle l’individu doit sa culture et qui lui donne son identité collective. La « Communauté », par ses coutumes, ses traditions, son histoire, est une « entité vivante » que l’on ne peut pas réduire à la simple juxtaposition d’êtres vivants.

Résultat, répliquent les libertariens : une conception du libéralisme de nature prioritairement politique où la liberté, en tant que notion individuelle, est subordonnée à son rattachement à une valeur supérieure de « liberté collective » exprimée dans des concepts tels que ceux de nation, d’indépendance, de souveraineté…

Pour les libertariens, l’attachement à une Communauté, à la Nation, à la Patrie… est une attitude tout à fait digne de respect et qui exprime des sentiments réels. Mais ces sentiments, ajoutent-ils, restent purement subjectifs.

Même s’ils sont simultanément partagés par un grand nombre de gens, ils ne font qu’exprimer ce qui reste foncièrement une perception mentale individuelle ; cela ne signifie pas que derrière ces mots et ces concepts se cachent des entités réelles que, par un mouvement anthropomorphique à caractère « holiste », on pourrait créditer de caractéristiques humaines telles que d’être le siège d’une conscience « collective », d’une volonté, d’un esprit « commun », ou encore d’être le dépositaire d’un système particulier de valeurs. Que ces valeurs existent, continue le libertarien, est un fait. Dès lors qu’un grand nombre de gens partagent les mêmes sentiments, il est incontestable que ces valeurs sont une réalité dont il faut tenir compte. Mais il n’existe nulle part une « entité » quelconque qui puisse s’en prétendre le « dépositaire ». Toute démarche holiste en la matière signifie seulement que certains individus, pour une raison ou une autre (leur place dans la hiérarchie sociale, leur appartenance à certains groupes professionnels, politiques, administratifs, religieux…), se considèrent eux-mêmes comme « plus dépositaires » que les autres des traditions du groupe : ce qui conduit concrètement à des attitudes autoritaires incompatibles avec une vision libérale de l’homme et de la société pensée d’abord et avant tout en termes de respect intransigeant des droits individuels. Dès lors que ces droits, dans l’approche conservatrice, sont seulement le produit d’une tradition culturelle et intellectuelle d’origine communautaire (le fruit de ce qui est décrit comme une « identité collective »), on ne peut éviter, conclut le libertarien, que des interprétations divergentes apparaissent sur le contenu de cette tradition, et relativisent ainsi les fondements mêmes des droits que les libéraux entendent pourtant défendre.

« Conservateurs » contre « Libertariens »

A partir de là, il est inévitable que l’approche des libéraux-conservateurs et celle des libéraux-libertariens divergent sur bien des points Par exemple, sur le rôle et l’importance de l’idée nationale (qui, pour les libertariens, est très largement responsable de la croissance du phénomène étatique moderne, ainsi que de tous les malheurs collectifs qu’on doit y associer : guerres, génocides, totalitarisme), le problème des régionalismes, la question des frontières entre l’Etat et le marché, le rôle de l’intervention publique dans l’économie, la défense, la protection sociale, etc. Le conservateur est plus disposé que le libertarien à accepter que l’Etat joue un certain rôle directeur dans l’économie, même si, à la différence des libéraux sociaux-démocrates, il doit plus se limiter à un rôle d’arbitre qu’exercer une véritable fonction de contrôle et d’entraînement.

Cela dit, la plus grande opposition se situe au niveau des valeurs.

Dans l’histoire des civilisations, l’originalité de l’Occident tient à l’émergence de la liberté individuelle, produit de l’autonomisation progressive de la conscience individuelle par rapport aux contraintes collectives de la morale sociale et politique. C’est incontestablement un leg du Catholicisme. Reste cependant le problème de savoir où passe, de manière précise, la frontière entre les domaines respectifs des deux catégories d’obligations morales (celles qui nous sont imposées par les disciplines du groupe et donc du droit et de la loi, et celles qui ne tiennent qu’au seul jeu de notre conscience morale).

De tous les libéraux, les libertariens sont ceux qui ont la conception la plus simple, la plus stricte, la plus précise : la morale sociale ne concerne que le « devoir » que tous les citoyens ont de respecter les droits (de propriété, au sens large) des autres. La morale privée embrasse tout le reste. Aucune institution publique ou collective n’a le droit de s’en mêler. En le faisant, elle se rend coupable d’une « injustice ».

En revanche, la marque des conservateurs, du fait même qu’ils adhèrent à une certaine vision « holiste » de l’origine des rapports sociaux et politiques, est plutôt de mélanger les deux genres, et de considérer qu’il est de la responsabilité de la puissance publique d’être le garant, même par la contrainte et la violence, du respect par tous des valeurs constitutives de la Communauté et de son identité.

C’est ainsi que libertariens et conservateurs divergent généralement dès lors que l’on aborde des problèmes moraux et politiques tels que le régime juridique de l’avortement, la drogue et tous les « crimes sans victimes », le droit de la famille, l’immigration, le Code de la nationalité, etc. Les libertariens y apportent une réponse conçue comme le produit d’une arithmétique des « droits » (quelle est la solution compatible avec la violation d’aucun droit individuel ?). Les conservateurs cherchent leur réponse dans le respect du message de la tradition et de sa transcendance (même si cela implique l’exercice d’une contrainte parfois violente à l’égard de certains individus qui ne se sont pourtant livrés à aucune violation des droits des autres). Quant aux sociaux-démocrates qui se disent libéraux, comme les socialistes, ils n’ont qu’un seul critère de référence : la préférence du plus grand nombre (la loi, ou plutôt la « tyrannie » de la majorité), même si cela entraîne le viol des « droits » des gens de la minorité.

Economistes contre Philosophes : les écoles « libertariennes »

Le mouvement « libertarien » regroupe les courants les plus radicaux de la pensée libérale. Leur point commun est de rechercher les solutions d’organisation sociale qui permettent aux gens de bénéficier de la plus grande liberté individuelle possible. A ce titre, ils sont partisans du « laissez-faire » (avec un « z », non un « r ») : leur conviction commune est que cet objectif de liberté maximale ne peut être atteint que dans le cadre d’une économie de marché, avec un état minimal ayant au plus pour fonction d’assurer l’ordre et la justice (c’est-à-dire l’élimination de la violence et la protection juridique des droits de propriété).

Cependant, ces libertariens sont eux-mêmes une grande famille où cohabitent et s’entrecroisent plusieurs courants de pensée philosophiques.

Les plus connus sont les économistes partagés en deux familles : d’une part, les disciples de l’école de Chicago, élèves de Milton Friedman et de James Buchanan ; de l’autre, les « autrichiens », dont les maîtres à penser sont Hayek et von Mises.

Bien que très radicaux dans leur critique des modes de pensée qui ont conduit à l’hypertrophie des formes contemporaines d’économie mixte, ils n’en restent pas moins principalement « utilitaristes » dans leurs prémisses et dans leur mode de réflexion. Leur défense de l’économie de marché se fonde essentiellement sur des arguments de nature « conséquentialiste » s’il est souhaitable que l’Etat intervienne le moins possible dans les affaires des gens, c’est parce que l’expérience et la théorie montrent qui est le moins favorable à la production de la plus grande richesse individuelle possible.

Dans cette optique, — celle de Buchanan, comme le lecteur le découvrira lui-même en lisant Les limites de la liberté — la liberté apparaît moins comme une fin en soi, que l’on recherche pour elle-même à l’exclusion de toute autre raison, que la condition qui permet de maximiser le bien-être du plus grand nombre. Même chez Hayek, on retrouve cette conception « instrumentale » de la liberté (le critère de « survie » du plus grand nombre, forme moderne de l’impératif divin « Croîs et multiplie-toi » qui est le socle sur lequel s’est construit la pensée Lockienne).

Le deuxième grand courant est celui des philosophes libertariens pour qui la défense intransigeante de la liberté individuelle — et donc aussi de ses conditions de réalisation : une économie fondée sur la propriété et le libre marché, un Etat aux pouvoirs les plus réduits possible — répond prioritairement à un impératif éthique déduit d’une analyse rationnelle de ce que sont (ou devraient être) les sources de la morale sociale.

Ils posent comme point de départ de toute réflexion politique ou économique que les gens ont, par définition, du fait même de leur présence sur terre, des droits qu’il est immoral et injuste pour les autres de violer.

A la différence des économistes et utilitaristes, ces « droits » n’expriment pas une préférence individuelle qui, lorsqu’elle n’est pas réalisée, est source d’un déplaisir qui n’a a priori pas plus de poids normatif que le plaisir que retire celui qui ne respecte pas les droits des autres. Ce qu’exprime le libertarien en parlant de la « priorité ontologique » des « droits » sur les préférences individuelles est quelque chose de beaucoup plus fort : à savoir que même si le plaisir de ceux qui violent les droits des autres est infiniment plus grand que le déplaisir de ceux dont les droits sont violés (en supposant que l’on puisse effectuer une telle mesure, ce qui n’est en réalité conceptuellement pas possible), il n’en reste pas moins que ceux qui violent les droits des autres commettent un acte immoral contraire à la justice, et donc un acte qui n’a pas le droit d’être. Autrement dit, il ne suffit pas qu’un comportement ou un acte soient « efficaces » pour qu’ils soient légitimes. Des institutions qui seraient « efficaces », mais qui le seraient en acceptant que les « droits » de certaines gens soient violés, seraient « immorales » et donc privées de toute légitimité parce que moralement inacceptables.

« Conséquentialisme » contre « Droit naturel »

Leurs noms restent encore peu connus du public français (exception faite de Robert Nozick qui a bénéficié de la controverse qui l’a opposé à John Rawls, auteur d’une Théorie de la justice particulièrement appréciée des défenseurs de l’ordre social-démocrate ambiant). Mais là encore, trois écoles sont à distinguer. Bien que convergeant toutes vers la même conclusion : la reconnaissance du droit fondamental et inaliénable de l’individu à s’opposer à toute agression visant sa personne ou ses biens, elles divergent par la manière dont elles établissent l’« existence » de ce droit et son caractère moralement impératif.

La première se situe dans le droit fil de la pensée Kantienne. La protection de chaque être humain contre toute interférence extérieure non volontairement acceptée se déduit d’une analyse logique des implications philosophiques qu’entraîne nécessairement la structure interne du concept d’action. Associée notamment aux travaux de Roger Pilon (aujourd’hui directeur d’études au Cato Institute de Washington), cette approche «déontologique» est une réplique aux justifications sociales-démocrates de la théorie des droits qui ont fleuri aux Etats-Unis depuis le succès médiatique de John Rawls.

La seconde est plus strictement «individualiste». Fille du matérialisme hobbésien, elle considère que seuls des principes déduits de la prise en compte des désirs et des motivations individuels des gens peuvent servir de fondement à l’élaboration d’une théorie sociale des droits entraînant un sentiment réel d’obligation morale (c’est le cas de Charles King, l’un des directeurs du Liberty Fund — fondation américaine, localisée à Indianapolis —, qui joue un rôle primordial dans la diffusion des idées libérales à travers le monde).

La troisième école, enfin, traduit l’intérêt qu’un nombre croissant d’intellectuels portent à une recherche fondée sur un retour à la conception aristotélicienne et thomiste de la nature. Elle est principalement illustrée par les écrits d’Ayn Rand, émigrée russe, scénariste à Hollywood, qui fonda, dans les années 50, le mouvement «Objectiviste» ; mais aussi par les récents travaux universitaires de certains de ses disciples : Douglass B. Rasmussen, David van Den Uyl… Dans cette approche, le plaidoyer pour le «laissez-faire» découle non pas de sa plus grande efficacité économique, mais du caractère éthiquement «juste» (et donc moralement contraignant) des règles de comportement qui sont nécessaires à l’homme pour exister.

Dernier courant : les «anarcho-capitalistes», dont le chef de file est le professeur Murray Rothbard, ancien «objectiviste» de la première génération, reconverti dans le «gauchisme» libertarien, et l’individualité la plus connue, David Friedman, fils de Milton.

Sachant que ce qui caractérise l’Etat est le monopole de la violence sur un territoire donné, est-il possible d’imaginer une forme d’Etat compatible avec le principe de non-violation des «droits» des gens ? Peut-il exister un Etat «légitime» qui ne soit pas autre chose qu’une institutionnalisation par la contrainte de la tutelle d’une sorte de Mafia collective ?

Alors qu’un auteur comme Robert Nozick répond en affirmant que l’Etat minimal des libéraux classiques peut exister sans qu’il lui ait été nécessaire, à un moment ou à un autre, de violer les «droits» de quelqu’un, les anarcho-capitalistes comme Murray Rothbard ou David Friedman répondent que ce n’est conceptuellement et pratiquement pas possible, et donc que tout Etat, quel qu’il soit, est par définition immoral et illégitime.

En remettant en cause l’idée même que la présence d’un Etat soit absolument nécessaire, leur principal mérite est de stimuler l’esprit critique : nous ne devons jamais nous laisser prendre au piège des arguments d’autorité. Leurs analyses de la manière dont la police, la justice, l’armée, les routes pourraient être «privatisées», reprennent des arguments déjà développés au début du XIXe siècle par des auteurs français comme Charles Comte, Charles Dunoyer et Gustave de Molinari, contemporains de Saint-Simon (qui fut, d’ailleurs, dans sa phase «libérale» du début de sa carrière, l’un de leurs amis).

L’inventeur du « marché politique »

Jim Buchanan n’est pas de ceux qui poussent la provocation intellectuelle aussi loin. Très influencé par la lecture des libéraux italiens du début du siècle, comme il le raconte dans son discours de réception du prix Nobel d’économie en 1986, il se rattache davantage à la grande tradition du libéralisme classique et de l’Etat-minimal (mais dans le cadre d’une épistémologie individualiste hobbésienne, différente de la tradition lockienne dans laquelle se situe l’œuvre d’Hayek).

La pauvreté des commentaires parus dans la presse à l’occasion de son prix Nobel révèle à quel point Jim Buchanan reste un homme peu connu, même dans son propre pays. Sa contribution à l’évolution des idées, et à l’histoire contemporaine des mouvements libéraux, est pourtant essentielle, voire même, à bien des égards, fondatrice. Avec son compère, le professeur Gordon Tullock (qui, à juste raison, fut quelque peu mortifié par le fait de ne pas partager la récompense suprême), il est d’abord et avant tout l’inventeur — dans un premier livre, The Calculus of Consent, qui date de 1962 — d’une théorie des «biens publics» qui démontre à quel point la vision traditionnelle de l’Etat sur laquelle reposent nos sociétés traditionnelles, est complètement irrationnelle. De l’avis commun de tous ceux qui connaissent bien l’histoire de la pensée libérale, ce livre a joué un rôle-clé dans l’essor contemporain des critiques et déconstructions de l’Etat-providence, ainsi que dans la genèse des politiques de déréglementation. A côté d’hommes comme Milton Friedman, davantage homme public et journaliste, ou Friedrich Hayek (à qui il a fallu attendre près d’un demi-siècle pour voir l’autorité de ses idées enfin reconnue par ses pairs de la communauté scientifique), Jim Buchanan est l’un des quelques très grands chercheurs et intellectuels de l’après-guerre sans l’œuvre desquels la «Révolution conservatrice» des années 80 n’aurait probablement jamais vu le jour.

Sa silhouette évoque immanquablement le portrait d’un ancien officier britannique de l’armée des Indes — mais avec un accent du Tennessee fort peu orthodoxe. Même raideur, à la fois aimable et distante, qui respire la concentration, la densité, mais aussi la sévérité qui sied aux grands professeurs. Alors que Milton Friedman est un improvisateur hors pair, un conférencier qui sait charmer son auditoire, Buchanan ne quitte pas son texte des yeux. Rien n’est improvisé, sans que pour autant l’attention des auditeurs se fatigue. Un trait qui suggère que la rigueur est vraisemblablement l’un des caractères essentiels de son tempérament. Et c’est sans doute cette rigueur dans la pensée, dans l’analyse et dans l’expression, sans pour autant tomber dans les excès de la formalisation mathématique (que Jim Buchanan maîtrise pourtant parfaitement), qui a été honorée par le jury suédois de 1986.

Aujourd’hui installé à George Mason University, à Fairfax, près de l’aéroport international de Washington, après avoir passé plus de vingt ans dans une petite université des Appalaches, il est principalement connu comme le fondateur et chef de file, avec Gordon Tullock, de l’école dite des «choix public» ; un mouvement d’économistes, mais aussi de spécialistes des sciences politiques, dont le point commun est de se concentrer sur l’étude des institutions publiques en y appliquant les disciplines méthodologiques de l’Ecole de Chicago. Né dans les années 60, à la suite de la publication du Calculus of Consent (dont la traduction française reste à faire), ce mouvement scientifique a aujourd’hui une branche européenne fort active où l’on rencontre beaucoup d’Allemands, de Hollandais ou de Suédois, mais encore relativement peu de Français.

L’« Ecole du Public Choice

Point d’attaque de leurs travaux : l’angélisme dont font traditionnellement preuve les économistes lorsqu’il s’agit d’expliquer (ou de justifier) pourquoi l’Etat intervient. Le marché, nous dit-on, est imparfait. Il est donc naturel que l’Etat intervienne pour corriger les effets du marché lorsqu’il est établi que celui-ci ne peut fonctionner de façon satisfaisante. Ce que nous ne percevons pas est qu’en raisonnant ainsi nous partons implicitement du postulat qu’une fois que l’Etat sera intervenu, le résultat de ses interventions sera « nécessairement » meilleur que les résultats imparfaits du marché. Or, qu’est-ce qui nous l’assure ? Nous devons, expliquent Buchanan et Tullock, cesser de raisonner sur des modèles où l’Etat n’apparaît que comme un être monolithique et homogène, soit-disant parfaitement omniscient, transparent et impartial. L’Etat, soulignent-ils, c’est d’abord des hommes comme les autres, avec leurs qualités, mais aussi leurs faiblesses, leurs ambitions, leurs passions ; des hommes dont les analyses et les décisions ne peuvent pas ne pas subir l’influence des intérêts personnels qui les motivent, ainsi que les effets de l’environnement institutionnel dans lequel ils s’insèrent.

Conséquence : la principale innovation du « Public Choice » a été de généraliser l’utilisation du concept de marché politique ; une façon de se représenter le fonctionnement de l’Etat et de la démocratie comme un vaste marchandage où les élections consistent en quelque sorte à échanger régulièrement des promesses d’intervention gouvernementale contre des votes. Une façon aussi de dire aux économistes que s’ils veulent mener une action efficace, il est indispensable que leur réflexion intègre également la prise en compte de l’étude des incidences que peuvent avoir les « imperfections » du marché politique sur les mécanismes de la prise de décision publique. L’analyse de ces imperfections, la recherche des moyens institutionnels pour y remédier, tel est le sujet du « Public Choice », un domaine d’étude au carrefour de la science économique, des sciences politiques, de la sociologie, mais également du droit et de la philosophie.

Le « Public Choice » ne conduit pas nécessairement à des choix libéraux. Certains y voient un moyen d’améliorer l’Etat, plutôt qu’une justification des thèses de ceux qui veulent moins d’Etat et plus de marché (cf. en France, les écrits du professeur Xavier Greffe). Tout dépend des préjugés éthiques et idéologiques qui guident le chercheur. Il n’en reste pas moins que le « Public Choice » a joué un rôle essentiel dans le déclenchement du renouveau d’influence des idées libérales. Buchanan est largement l’homme qui a démystifié l’Etat, celui qui a apporté à la critique libérale de l’Etat contemporain les arguments théoriques et la légitimité scientifique qui, d’un certain point de vue, lui faisait jusque-là défaut. En cela, son prix Nobel est amplement justifié.

Les limites du système buchanien

Les approches du « Public Choice » provoquent. Elles ne laissent jamais indifférent. On leur reproche, par exemple, de développer un raisonnement qui nierait l’apport social spécifique du « politique ». C’est la critique que lui font les intellectuels de gauche, bien sûr ; mais aussi, les libéraux français de l’école Aronienne qui, en raison de certains aspects « holistes » de leur pensée (pas toujours conscients), se rattachent à une tradition « conservatrice » du libéralisme, et entretiennent donc une conception de l’essence du « politique » radicalement différente, mais voisine de la vision traditionnelle des gens de gauche.

Cela dit, Buchanan fait aujourd’hui l’objet d’une autre critique, moins connue, qui vient du sein même du courant libertarien. Cette critique recoupe l’opposition entre économistes et philosophes, et vise essentiellement l’aspect « positiviste » de sa démarche.

Les analyses du « Public Choice » conduisent à la conclusion que nous vivons avec plus d’Etat que nous n’en aurions si nous respections fidèlement les préférences des citoyens. Tout comme Hayek, Buchanan constate que nos régimes politiques reposent sur l’utilisation de mécanismes majoritaires qui bloquent l’exercice de la démocratie au profit des clientèles privilégiées des groupes de pression les mieux organisés. Cependant, pour faire des propositions concrètes, pour définir des remèdes qui fassent échec à l’extension progressive du Léviathan étatique, encore faut-il disposer d’un modèle de référence qui détermine avec précision les critères et les sources de la légitimité politique. C’est le rôle de la philosophie politique, et c’est le thème du second grand livre de James Buchanan, Les Limites de la liberté, dont la publication originale date de 1974.

Dans cet ouvrage, Jim Buchanan entreprend de montrer comment l’existence d’un certain Etat n’est pas incompatible avec le strict respect des préférences individuelles. Parce que cette dernière exigence impliquerait le recours à une règle d’unanimité, on croit généralement qu’elle rendrait impossible la constitution d’une vie sociale organisée et pacifique. Mais Buchanan montre comment, même dans un état de nature à la Hobbes, il est de l’intérêt bien compris de chacun, des gens honnêtes comme de ceux qui le sont moins, de conclure entre eux et de se contraindre à respecter un « contrat » qui définisse les droits individuels des personnes, en garantisse la libre jouissance, accepte pour cela la présence d’un minimum de contrainte et de transferts étatiques (fiscalité), et impose pour tout changement des règles du jeu le respect de procédures constitutionnelles se rapprochant autant que possible d’une règle d’unanimité.

Cette réflexion fait de Buchanan un « libertarien » partisan théorique d’un « Etat minimal » fortement réduit par rapport aux Etats que nous connaissons. Cependant, quand on y regarde de plus près, on découvre que son insistance à faire de l’unanimité le fondement normatif de toute décision publique, et le seul critère de toute moralité sociale (un produit de sa formation universitaire « wicksellienne »), ainsi que sa théorie purement contractualiste de l’origine des droits, induisent une curieuse conception de l’éthique où, ainsi que le souligne Pierre Lemieux, ce qui est « juste » découle d’un contrat social dont la caractéristique, fort peu morale, est d’entériner et de légaliser les rapports de force de l’état de nature, au détriment de toute notion de « droit naturel » des individus. De même, on constate qu’une telle construction conduit à favoriser une politique extrêmement conservatrice du statu quo (en raison de la nécessité impérative d’indemniser tous ceux dont la loi change la situation, même s’il s’agit de privilèges moralement illégitimes, car acquis à l’origine par la force).

On touche ici aux limites du système buchanien. Depuis quelques années, les travaux de philosophie politique de Buchanan font l’objet d’une contestation dont l’origine se situe dans l’intérêt grandissant que les jeunes auteurs libertariens anglo-saxons, de plus en plus critiques des approches strictement « économiques », portent au renouvellement de la théorie morale des droits. Jim Buchanan reste l’un des grands « gourous » du mouvement libertarien dans le monde. Mais de plus en plus nombreux sont ceux qui attirent notre attention sur les contradictions auxquelles ne peut échapper son système de pensée. Chef de file de l’école « contractualiste », son influence se trouve en partie remise en question par ceux qui, au-delà des acquis de la science économique moderne, entendent affirmer qu’on ne peut pas fonder une société authentiquement libérale (ou « libertarienne ») autrement que sur une conception transcendantale de l’origine des droits.

James Buchanan reste néanmoins l’un des quelques grands qui, en une génération, ont renouvelé le contenu, l’expression et la force de la pensée libérale. Moins vulgarisateur que Milton Friedman — et précisément, peut être parce qu’il n’est pas un grand vulgarisateur — James Buchanan a apporté aux idées libérales, et aux conceptions « libertariennes » de l’Etat minimal, une respectabilité scientifique qui leur faisait depuis longtemps défaut et que ne pouvaient pas leur apporter d’autres auteurs, souvent fort prolixes, trop éloignés des grands courants dominants de l’épistémologie contemporaine.

Henri LEPAGE

Sommaire
Préface de l’auteur
Introduction, par Henri LEPAGE
1. Commencement
2. Les bases de la liberté en société
3. Contrat postconstitutionnel. La théorie des biens publics
4. Contrat constitutionnel. La théorie du droit
5. Le contrat permanent et l’ordre établi
6. Le paradoxe du gouverné
7. La loi comme capital public
8. Le dilemme du châtiment
9. La menace de Léviathan
10. Au-delà du pragmatisme : les perspectives d’une révolution constitutionnelle

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