Humboldt, Essai sur les limites de l’action de l’Etat

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Réédité en 2004 aux éditions des Belles Lettres, accompagné d’une préface d’Alain Laurent et Karen Horn intitulée “Un manifeste précoce de l’individualisme moral (et libéral)“.

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Introduction de Wilhelm von Humboldt

Quand on compare entre elles les constitutions d’État les plus dignes d’être observées, quand on en rapproche les opinions des philosophes et des politiques les plus autorisés, on s’étonne, non sans raison peut-être, de voir qu’un problème, qui semble attirer toute attention en priorité, a été si incomplètement examiné et résolu avec si peu de précision. À savoir :

quel but doit poursuivre l’institution étatique tout entière ? Quelles sont les limites qu’elle doit poser à son action ?

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Définir les parts différentes qui reviennent à la nation ou à quelques-uns de ses membres dans le gouvernement ; distinguer les diverses branches de l’administration comme il faut ; prendre les dispositions nécessaires pour qu’une partie des membres ne s’accaparent pas les droits de l’autre partie : voilà ce qui a exclusivement occupé presque tous ceux qui ont soit eux-mêmes réformé des États, soit proposé des plans de réformes politiques. Il me semble cependant que dans tout travail concernant une nouvelle constitution étatique, on doit avoir sans cesse devant les yeux deux objets ; et si l’on oublie l’un des deux, on s’expose à coup sûr à de graves inconvénients : il faut définir d’abord les deux parties, gouvernante et gouvernée, de la nation, puis tout ce qui fait partie de la constitution réelle du gouvernement ; il faut ensuite déterminer les objets sur lesquels le gouvernement, une fois constitué, pourra étendre ou devra limiter son action.

Ce dernier point qui porte particulièrement atteinte à la vie privée des citoyens, qui donne la mesure de la liberté et de l’indépendance de leur action, est en fait le vrai, l’ultime but à se proposer ; l’autre n’est qu’un moyen nécessaire pour arriver à celui-ci.

Si, toutefois, l’homme poursuit avec une attention plus tendue ce premier but, il affirme son activité dans sa marche ordinaire. Tendre à un seul but, y parvenir en dépensant beaucoup de force physique et morale, c’est là le bonheur des hommes forts et vigoureux. La possession, permettant à la force qui s’est exercée de se reposer, n’agit sur nous que par la puissance de l’imagination illusoire. Il est vrai que dans cette situation de l’homme, où la force est toujours tendue vers l’action, où la nature qui l’entoure l’invite sans cesse à l’action, le repos et la jouissance dans ce sens n’existent qu’à l’état d’idées. Mais pour l’homme trivial le repos est identique avec la cessation de toute manifestation extérieure de son existence ; et pour l’homme sans culture, un seul objet ne permet que peu d’activités extérieures. Ce que l’on dit de la satiété causée par la possession, particulièrement dans la sphère des sensations délicates, ne s’applique donc nullement à l’homme idéal que l’imagination peut créer ; cela s’applique entièrement à l’homme sans culture, et s’applique à lui de moins en moins, à mesure que la culture qu’il donne à son âme le rapproche de cet idéal. De même que, pour le conquérant, la victoire est plus douce que la terre conquise ; de même que le réformateur préfère la périlleuse agitation de sa réforme à la paisible jouissance des fruits qu’elle rapporte, de même pour l’homme en général, le commandement a plus de charme que la liberté, ou du moins le soin de conserver la liberté a plus de douceur que la jouissance même de la liberté. La liberté n’est, pour ainsi dire, que la possibilité d’une activité variée à force d’être indéterminée ; le commandement, le gouvernement en général, c’est une activité isolée, mais réelle. Le désir de la liberté ne vient trop souvent que du sentiment qu’elle nous manque. Il demeure donc incontestable, que l’analyse du but et des limites de l’action de l’État a une grande importance, plus grande peut-être qu’aucune autre étude politique. On a déjà remarqué qu’elle seule constitue l’objet ultime, pour ainsi dire, de toute politique. Mais elle est encore d’une application plus aisée et plus étendue. Les révolutions d’État proprement dites, les changements d’organisation gouvernementale ne sont jamais possibles sans le concours de circonstances nombreuses et souvent fortuites ; elles entraînent toujours diverses conséquences pernicieuses.

Cependant, tout gouvernant, que ce soit dans un État démocratique, aristocratique ou monarchique, peut toujours étendre ou resserrer les bornes de son action sans troubles et sans bruit ; plus il évite les innovations à grand effet, plus il atteindra avec sûreté son but. Les meilleurs travaux de l’homme sont ceux où il imite le plus exactement le travail de la nature. Le petit germe inconnu que la terre reçoit silencieusement rapporte un salut plus riche et plus gracieux que l’éruption du volcan, nécessaire sans doute, mais toujours accompagnée de ravages. Il n’existe point de moyens de réformes qui, mieux que ceux-là, conviennent à notre temps pour qu’il puisse à juste titre se vanter de la supériorité de sa culture et de ses lumières. Car l’importante étude des limites de l’action de l’État doit, comme on l’aperçoit facilement, conduire à la plus entière liberté des facultés et à la plus grande variété des situations. La possibilité d’existence d’une plus grande liberté exige toujours un non moins grand développement de civilisation. Et le moindre besoin d’agir au sein des masses uniformes et unies exige une plus grande force et une richesse plus variée chez les agents individuels.

Si notre temps se distingue par la possession de ces lumières, de cette force et de cette richesse, il faut aussi lui accorder cette liberté à laquelle il prétend avec raison. De même les moyens par lesquels la réforme pourrait se faire sont bien mieux appropriés à une culture progressive, pourvu que nous en admettions l’existence. Si, dans d’autres occasions, le glaive menaçant de la nation limite la puissance matérielle du souverain, ici ce sont les lumières et la civilisation qui l’emportent sur ses idées et sa volonté ; et la transformation des choses paraît être son ouvrage plutôt que celui de la nation. En effet, si c’est un beau et noble spectacle que de voir un peuple qui, fort de la certitude de ses droits humains et civiques, brise ses fers ; c’en est encore un plus beau et plus noble de voir un prince qui brise les liens de son peuple et lui garantit la liberté, non par bienfaisance ou par bonté, mais parce qu’il considère cela comme le premier et le plus absolu de ses devoirs : ce qui vient du respect et de la soumission à la loi est plus noble et plus beau que ce qui est forcé par la nécessité et le besoin. D’autant plus que la liberté à laquelle une nation marche en changeant sa constitution ressemble à la liberté que peut donner un État déjà constitué comme l’espoir ressemble à la jouissance, l’ébauche à la perfection.

Si l’on jette un coup d’œil sur l’histoire des constitutions d’État, on voit qu’il serait difficile de limiter avec précision l’étendue que ces derniers ont réservée à leur action ; car en aucun des cas, on semble avoir suivi en cela un plan réfléchi, reposant sur des principes simples. En général, on a restreint la liberté des citoyens en se plaçant à deux points de vue : ou à cause de la nécessité d’organiser, d’assurer une constitution, ou à cause de l’utilité qu’on trouve à prendre soin de l’état physique et moral de la nation. Suivant que le Pouvoir, en possession d’une force intrinsèque, a plus ou moins besoin d’autres appuis, ou suivant que les législateurs ont étendu plus ou moins loin leurs regards, on s’est arrêté tantôt à l’un, tantôt à l’autre de ces points de vue. Souvent aussi on a agi en vertu des deux considérations à la fois. Dans les anciens États, presque toutes les dispositions qui touchent à la vie privée des citoyens sont politiques, dans le vrai sens du mot. En effet, comme la constitution avait peu d’autorité réelle sur eux, sa durée dépendant essentiellement de la volonté de la nation, il fallait songer à trouver une foule de moyens pour faire concorder son caractère avec cette volonté. Il en est encore de même aujourd’hui dans les petites républiques ; et, en considérant les choses de ce seul point de vue, on peut dire sans se tromper que la liberté de la vie privée grandit à mesure que décroît la liberté publique, tandis que la sûreté suit toujours la même progression que cette dernière.

Les anciens législateurs se sont souvent, et les anciens philosophes se sont toujours préoccupés de l’homme, dans le sens le plus strict du mot ; et dans l’homme c’était toujours la dignité morale qui leur parut la chose capitale. C’est ainsi que La République de Platon, suivant la remarque fort juste de Rousseau, est un traité d’éducation bien plus qu’un traité de politique. Si l’on passe aux États modernes, il est impossible de ne pas apercevoir l’intention de travailler pour les citoyens eux-mêmes et pour leur bien, dans cette multitude de lois et d’institutions qui, souvent, donnent à la vie privée une forme très définie. La plus grande solidité intérieure de nos constitutions, leur plus grande indépendance d’une certaine mentalité des nations, puis l’influence plus énergique des théoriciens, qui, suivant leur nature, sont en état de cerner les choses de plus haut et de plus loin, une foule d’inventions qui apprennent à mieux tirer parti des objets habituels sur lesquels s’exerce l’activité de la nation, enfin et surtout certaines notions religieuses qui rendent le souverain responsable aussi bien de la moralité que du bien-être futur des citoyens, se sont réunies pour produire ce changement.

Or si l’on parcourt l’histoire de certaines lois et ordonnances de police, on voit qu’elles naissent souvent du besoin tantôt réel, tantôt feint, qu’a le Pouvoir de lever des impôts sur ses sujets ;

et l’on retrouve la ressemblance avec les anciens États, en ce point que ces dispositions ont également pour but le maintien de la constitution. Mais quant aux restrictions qui ne concernent pas tant l’État que les individus qui le composent, il existe toujours une profonde différence entre les États anciens et les modernes. Les anciens se préoccupaient de la force et du développement de l’homme, en tant qu’homme ; les nouveaux se préoccupent de sa prospérité, de sa fortune, de sa capacité de gagner sa vie. Les anciens recherchaient la vertu, les nouveaux recherchent le bonheur. Aussi les restrictions à la liberté dans les anciens États étaient-elles d’un côté plus pesantes et plus dangereuses. Car elles s’attaquaient à l’élément vraiment constitutif de l’homme, à son existence intérieure.

Pour cette raison, les peuples de l’antiquité présentent tous un caractère étroit qui, sans parler de leur civilisation toute rudimentaire et de l’absence de toute communication générale, était en grande partie causé et alimenté par l’éducation publique introduite partout, et par la vie commune des citoyens organisée de façon intentionnelle. D’un autre côté, chez les anciens, toutes ces institutions de l’État maintenaient et augmentaient la force active de l’homme. Et précisément ce point de vue, le désir de former des citoyens énergiques et contents de peu, donna pourtant plus de ressort à l’esprit et au caractère. Chez nous au contraire, l’homme est directement moins gêné, mais les choses qui l’entourent revêtent une forme plus comprimée ; et c’est pourquoi il paraît possible de commencer à diriger ses forces intérieures contre ces liens extérieurs. Aujourd’hui, le désir de nos États est de toucher plutôt à ce que l’homme possède qu’à ce qui est l’homme lui-même ; ils ne tendent nullement à exercer ses forces physiques, intellectuelles et morales, ainsi que le faisaient les anciens, bien que d’une manière exclusive, mais à imposer comme des lois leurs idées déterminantes et rien que leurs idées. Ainsi,

la nature des restrictions apportées par eux à la liberté supprime l’énergie, cette source de toute vertu active, cette condition nécessaire de tout développement large et complet.

Chez les anciens, l’augmentation de la force compensait l’étroitesse ; chez les modernes, le mal qui résulte de l’amoindrissement de la force est augmenté par l’étroitesse. Partout cette différence entre les anciens et les modernes est évidente. Dans les derniers siècles, ce qui attire surtout notre attention, c’est la rapidité du progrès, la quantité et la vulgarisation des inventions industrielles, la grandeur des œuvres fondées. Ce qui nous attire surtout dans l’antiquité, c’est la grandeur qui s’attache à toutes les actions de la vie d’un seul homme et qui disparaît avec lui ; c’est l’épanouissement de l’imagination, la profondeur de l’esprit, la force de la volonté, l’unité de l’existence entière, qui seule donne à l’homme sa véritable valeur. L’homme, et particulièrement sa force et sa culture, voilà ce qui excitait toute l’activité ; chez nous, on ne s’occupe trop souvent que d’un ensemble abstrait dans lequel on paraît presque oublier les individus ; ou, du moins, on ne songe nullement à leur moi intérieur, mais à leur tranquillité, à leur prospérité, à leur bonheur. Les anciens cherchaient le bonheur[1] dans la vertu ; les modernes se sont appliqués trop longtemps à développer la vertu par le bonheur, et celui même qui vit et exposa la morale dans sa plus haute pureté[2], croit devoir, par une série de déductions artificielles, donner le bonheur à son homme idéal, non pas comme un bien acquis de son propre chef, mais comme une récompense étrangère. Je ne veux plus insister sur cette différence. Je finis juste par une citation de l’Éthique d’Aristote : « Ce qui est propre à chacun, suivant sa nature, est la chose qui lui est la meilleure et la plus douce. Aussi plus l’homme vivra selon la raison, dont il consiste pour la plus grande partie, plus il sera heureux. »

Les auteurs qui ont écrit sur le droit public se sont déjà plus d’une fois disputés sur la question de savoir si l’État doit avoir en vue seulement la sûreté, ou le bien général, matériel et moral, de la nation.

La préoccupation de la liberté de la vie privée a principalement conduit à la première de ces deux assertions, tandis que l’idée naturelle que l’État peut donner autre chose encore que la sûreté, étant donné qu’une restriction abusive de la liberté est certes possible mais non nécessaire, a fait admettre la seconde. Celle-ci est incontestablement la plus répandue dans la théorie comme dans l’application. On le voit dans les principaux systèmes de droit public, dans les codes modernes, faits d’après les théories philosophiques, et dans l’histoire des ordonnances de la plupart des États. Agriculture, métiers, industrie de tout genre, commerce, arts, sciences même, tout obtient sa vie et sa direction de l’État. Ces principes ont fait que l’étude des sciences politiques a changé de forme, comme le prouvent les sciences de l’économie politique et de la police, d’où sont nées des branches d’administration entièrement neuves, telles que des chambres de commerce, d’économie politique et de finances. Si général que soit ce principe, il me semble qu’il mérite d’être plus rigoureusement étudié, et

cet examen[3]… [doit prendre comme point de départ l’homme considéré comme individu et ses fins dernières les plus élevées].


[1] Cette différence n’est jamais plus frappante que dans les jugements portés sur les philosophes anciens par les modernes. J’extrais comme exemple un fragment de Tiedemann sur l’un des plus beaux morceaux de la République de Platon : « Quanquam autem per se sit justifia grata nobis ; tamen si exercitium ejus nullam omnino afferret utilitatem, si justo ea omnia essent patienda ; quae fratres commemorant, injustitia justitiae foret praeferenda ; quae enim ad felicitatem maxime faciunt nostram, sunt absque dubio aliis praeponenda. Jam corporis cruciatus, omnium rerum inopis, fames, infamis, quaeque alia evenire justo fratres dixerunt, animi illam e justitia manantem voluptatem dubio procul longe superant, essetque adeo injustitia justitiae antehabenda et in virtutum numero collocanda. » (Tiedemann, In argumentis Dialogorum Platonis, lib. II, de Republica.)

[2] Kant, Du plus grand bien dans les éléments de la métaphysique des mœurs (plus exactement — Principes fondamentaux de la métaphysique des mœurs, Riga, 1785), et dans la Critique de la raison pratique.

[3] Ici commence une lacune dans le manuscrit original.

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