Alphonse de Lamartine : biographie politique, par Gustave de Molinari (1843)

En 1843, le jeune Gustave de Molinari consacre à Alphonse de Lamartine sa dernière biographie pour Le Biographe universel. Depuis plusieurs années déjà, Lamartine représente un véritable modèle pour Molinari, dont cependant il se détachera prochainement. Avec cette étude de Lamartine homme politique (le poète, naturellement, ne l’intéresse pas ici), Molinari nous donne à voir les idées de sa prime jeunesse, avant qu’il ne devienne un cadre du mouvement des économistes. B.M.

Cet écrit a été préparé pour le premier volume des Œuvres complètes de Molinari, et, en attendant, il sera publié prochainement sous forme de brochure séparée.


M. DE LAMARTINE [1]

« Il y a une ambition plus hante que celle des personnes, c’est celle des idées. »

« La même morale, la même justice, la même élévation de cœur qui doit présider aux relations entre les individus, et qui est plus habile que l’habileté même, doit présider aux relations de peuple à peuple. Il faut dire aux peuples, non pas : vous prospérerez si vous êtes habiles, mais si vous êtes justes. » M. DE LAMARTINE (Discours.)

« La révolution de juillet qui m’a profondément affligé parce que j’aimais de race la vieille et vénérable famille des Bourbons, parce qu’ils avaient eu l’amour et le sang de mon père, de mon grand-père, de tous mes parents ; parce qu’ils auraient eu le mien s’ils avaient voulu, cette révolution ne m’a cependant pas aigri parce qu’elle ne m’a pas étonné. Je l’ai vue venir de loin ; neuf mois avant le jour fatal, la chute de la monarchie nouvelle a été écrite pour moi dans les noms des hommes qu’elle chargeait de la conduire…. J’ai pleuré cette famille qui semblait condamnée à la destinée et à la cécité d’Œdipe ! J’ai déploré surtout ce divorce sans nécessité entre le passé et l’avenir ! L’un pouvait être si utile à l’autre ! La liberté, le progrès social auraient emprunté tant de force de cette adoption que les anciennes maisons royales, les vieilles familles, les vieilles vertus auraient faites d’eux ! Il eût été si politique et si doux de ne pas séparer la France en deux camps, en deux affections, de marcher ensemble, les uns pressant le pas, les autres le ralentissant, pour ne pas se désunir en route ! Tout cela n’est plus qu’un rêve ! Il faut le regretter, mais il ne faut pas perdre le jour à le repasser inutilement ! Il faut agir et marcher ; c’est la loi des choses ; c’est la loi de Dieu ![2] »

Telle fut la pensée de M. de Lamartine sur l’événement de juillet. Il regrettait sincèrement le gouvernement de la restauration, il déplorait le suicide des ordonnances, mais il comprenait aussi que, puisque la dynastie avait manqué à ses engagements envers la nation, la nation avait le droit de rompre ceux qui l’attachaient à la dynastie. Il reconnut que le fait accompli était juste et il l’accepta. Ainsi, il ne voulut point consentir à bouder son pays ou à comploter contre lui, comme fit la fraction légitimiste ; il pensa que mieux valait le servir. Néanmoins, comme il avait chanté, aimé et servi la restauration, comme il était personnellement affectionné au vieux roi qui allait mourir sur la terre d’exil, il résolut de n’accepter pour lui-même aucune faveur du pouvoir nouveau. — Il prit le deuil de la vieille monarchie.

Cependant, M. de Lamartine ne voulait pas non plus se renfermer dans l’égoïsme de ses regrets. C’eût été demeurer neutre, et, dans les temps de crise, il faut savoir être d’un parti. Or, dans les premières années qui suivirent la révolution des trois jours, la France se trouva, comme on sait, en proie à une crise permanente. À l’extérieur le gouvernement nouveau luttait contre les mauvais vouloirs de l’Europe ; à l’intérieur, il avait à la fois à se défendre contre les hommes du passé et contre les hommes de l’avenir. — La lutte intérieure était la plus animée, la plus véhémente comme aussi la plus décisive. Sous le ministère Laffitte elle demeura incertaine ; Casimir Périer la décida en faveur de la royauté du 7 août. Toutes les sympathies de M. de Lamartine furent acquises à Casimir Périer, parce que, dans sa conviction, ce ministre comprenait la situation présente comme elle devait être comprise et savait en aborder vigoureusement les difficultés.

Mais Casimir Périer, absorbé par la lutte dont il portait le poids, ne voyait que cette lutte ; M. de Lamartine recueilli dans sa solitude volontaire regardait au-delà. Il se mit à rechercher attentivement quelle œuvre aurait à accomplir le gouvernement nouveau, lorsque les obstacles contre lesquels il se débattait encore seraient tombés, lorsque les derniers échos de la tempête populaire des trois jours se seraient tus.

Quelle est la meilleure direction à imprimer au pouvoir, à l’époque actuelle, si l’on veut que sa marche soit à la fois sûre pour lui-même et salutaire pour la nation ? — Telle est la question que se posa d’abord M. de Lamartine. Mais il ne pouvait la résoudre sans entrer dans une vaste étude théorique.

Lorsqu’un navire se trouve abandonné aux îlots de l’Océan, il ne suffit pas qu’il soit en état de résister aux secousses de la vague et aux efforts du vent, il ne suffit pas que les officiers et les matelots qui le montent soient nombreux, habiles et pleins d’ardeur, il faut encore qu’il possède une boussole pour le guider dans sa route. — Si cette boussole lui manque ou si elle est mauvaise, à moins de quelque hasard de la fortune, il demeurera l’éternel jouet des vagues ou deviendra la proie inévitable des tempêtes de la mer.

La boussole des gouvernements c’est la politique. C’est elle qui les guide dans leur marche : lorsqu’elle est mauvaise, ils font fausse route et se perdent.

Donc, lorsqu’un gouvernement disparaît dans une catastrophe, c’est dans sa politique qu’il faut rechercher d’abord la cause de sa perte.

Cependant l’on a si peu coutume de procéder ainsi, que, le plus souvent, un pouvoir qui s’élève après la chute violente d’un autre pouvoir, trouve tout naturel de lui emprunter les errements de sa politique, sans se demander s’il n’y a point là quoique cause de ruine cachée, si ce n’est point se revêtir de la robe empoisonnée de Nessus ?

Eh bien, après 1830, M. de Lamartine s’appliqua, avant tout, à connaître la politique des gouvernements qui se sont succédé en France depuis la fondation de la monarchie. — Il vit avec étonnement que le même système gouvernemental, qui se trouvait en vigueur avant la révolution sociale de 1789, avait continué de subsister plus tard et subsistait encore.

Et cependant, on le sait, les règles de la politique ne sont pas éternelles, immuables, elles dépendent de l’état des sociétés auxquelles elles s’appliquent : cet état étant variable, elles doivent varier ; elles doivent se modifier comme les sociétés se modifient. Une révolution dans l’état social amène nécessairement une révolution correspondante dans la politique. — Ainsi, il était absurde de prétendre appliquer au gouvernement de la société démocratique, née de la révolution de 1789 les mêmes règles, les mêmes errements avec lesquels on gouvernait la société monarchique et aristocratique qui subsistait auparavant. Voilà ce que la restauration ne voulut pas comprendre, et voilà la raison pour laquelle elle se perdit.

M. de Lamartine vit fort bien cette grande faute. Il comprit qu’il fallait faire table rase de la vieille politique, et il s’appliqua à chercher les principes et les règles de la politique nouvelle, de celle qui convient à la société constituée depuis 1789. — Il trouva ces principes et ces règles, puis il en déduisit les conséquences et en découvrit les applications. — Tout un système naquit ainsi dans sa pensée. Ce système, dans lequel sont déterminés les rapports vrais et utiles des gouvernements avec les sociétés, dans l’époque moderne, et qui marque, dans la théorie politique, un changement semblable, équivalent, à celui que la révolution de 1789 a opéré dans la société, fut exposé par M. de Lamartine dans une simple brochure publiée en 1831 et intitulée : De la Politique rationnelle.

Nous allons examiner cette politique nouvelle, mais d’abord nous dirons par quel enchaînement de pensées, par quelles analogies, par l’examen de quels faits sociaux, M. de Lamartine fut conduit à l’adopter.

Le problème qu’il avait à résoudre se posait, au reste, devant lui d’une manière fort simple. On pouvait l’énoncer ainsi :

Connaissant l’état social de deux époques successives de l’histoire d’une nation, la politique de la première époque, déterminer la politique de la seconde.

Il ne s’agissait que de bien apprécier la valeur des trois termes donnés et de les comparer pour déterminer la valeur du quatrième terme, la valeur de l’inconnue.

M. de Lamartine, disons-nous, connaissait l’état social de la France avant 1789, la politique de cet état social, plus l’état social moderne.

Avant d’indiquer la solution qu’il donna à ce problème politique ainsi posé, et afin d’établir rigoureusement l’exactitude de cette solution, il est utile que nous jetions un coup d’œil rapide sur les données dont il disposait.

Voyons d’abord ce qu’était l’état social qui subsistait avant la révolution de 1789.

La société française, comme la plupart des sociétés modernes, a été formée sous l’action de trois grandes puissances : le paganisme, le christianisme et la conquête. — Sous l’empire du paganisme la majorité de la société était individuellement esclave de la minorité. Lorsque les peuples du Nord eurent débordé sur le monde romain, ils le trouvèrent ainsi constitué. Mais, soumis presque aussitôt à la loi du Christ, ils ne conservèrent point intacte l’institution de l’esclavage. La loi chrétienne qui établissait l’égalité des hommes devant Dieu était antipathique à l’esclavage. «Le christianisme effaça l’esclavage du code civil des nations[3]. » Cependant cette institution organique de la société païenne convenait trop aux vainqueurs barbares de l’empire romain, elle s’alliait trop bien avec leurs mœurs rudes et primitives, pour qu’ils l’abandonnassent tout à fait. Ils se bornèrent, quoique chrétiens, à l’adoucir. Ils ne pouvaient l’adoucir qu’en la généralisant. Voici ce qui arriva : les vaincus ne furent plus possédés individuellement par les vainqueurs, ils le furent en masse ; les hommes ne furent plus esclaves comme individus, ils le furent en qualité de membres d’une nation subjuguée. Avant la conquête, l’homme vivait, travaillait et mourait sous le joug de l’homme ; après la conquête ce fut une société qui vécut, travailla et mourut sous l’empire d’une autre société superposée à elle. La société des vainqueurs fut l’aristocratie, la société des vaincus fut le peuple.

Mais bientôt la société des vainqueurs subit elle-même des transformations : constituée d’abord comme une démocratie, son gouvernement devient ensuite oligarchique et enfin tyrannique. — Les pouvoirs de la nation conquérante ou aristocratique finissent par être réunis en faisceau entre les mains d’un roi. Sous Louis XIV, la nation aristocratique est complètement annulée par le roi. L’aristocratie cesse d’être puissante comme souveraine ; en revanche, elle est privilégiée comme sujette. En échange du pouvoir qu’elle abandonne, elle reçoit des honneurs, des dignités et des traitements. Le peuple reste en dessous.

Le peuple vit, travaille et meurt, non plus au bénéfice d’une caste, mais au bénéfice d’un roi appuyé sur une caste.

Le principe païen de l’esclavage antique s’est donc transformé de la sorte : d’abord c’est l’homme asservi à l’homme, puis un peuple à un peuple, enfin un peuple à un homme.

Mais en se transformant, ce principe ne change évidemment point de nature, il ne change que de forme.

Jusqu’en 1789 l’organisation de la société demeure païenne.

Maintenant quelle fut, quelle devait être la politique de cet état social ?

Cette politique ne fut, ne pouvait être que la théorie de l’asservissement. Maintenir le peuple sous le joug du souverain, soit que ce souverain fût une société, soit qu’il fût un homme, telle était son œuvre. — De même que l’organisation sociale, elle était encore païenne.

« Remarquez-le bien, dit M. de Lamartine[4], la politique a été jusqu’ici hors la loi de Dieu, la politique des peuples chrétiens est encore païenne ! L’homme ou l’humanité n’est à ses yeux qu’un véritable esclave antique, né pour servir, payer, combattre et mourir. »

L’asservissement d’une fraction de la société au bénéfice d’une autre fraction est une iniquité que reprouve la loi divine aussi bien que la raison humaine. Une iniquité ne saurait être consommée et maintenue qu’à l’aide de moyens iniques. L’art d’user de ces moyens était toute la politique. — Ainsi, elle servait à abuser le peuple sur son droit et à lui cacher sa force, parce que s’il avait connu son droit et sa force, il aurait employé celle-ci à recouvrer celui-là. Pour l’abuser sur son droit, on le tenait dans l’ignorance ; pour lui enlever le sentiment de sa force, on affectait de la mépriser ; pendant longtemps même on dédaigna absolument de s’en servir… La politique se fondait donc sur la ruse, le mensonge, le dol, c’est-à-dire exclusivement sur le côté vicieux des instincts et des passions de l’homme. — C’est à ce point de vue que Machiavel en formula le code dans son immortel livre Du Prince[5].

Telles étaient et l’organisation sociale et la politique rationnelle avant la révolution de 1789. Examinons, à présent, le nouvel état social que cette révolution a établi et que l’événement de juillet 1830 a consacré.

Le principe de la conquête réuni tout entier sur la tête du roi, tombe avec cette tête. — La nation se reconquiert elle-même. Son organisation cesse d’être païenne. La doctrine de l’égalité des hommes, introduite par le christianisme dans la loi civile, pénètre dans la loi politique.

Empruntons à M. de Lamartine la définition de cette époque.

« Cette époque est celle du droit et de l’action de tous, époque toujours ascendante, la plus juste, la plus morale, la plus libre de toutes celles que le monde a parcourues jusqu’ici, parce qu’elle tend à élever l’humanité tout entière à la même dignité morale, à consacrer l’égalité politique et civile de tous les hommes devant l’État, comme le Christ avait consacré leur égalité naturelle devant Dieu ; cette époque pourra s’appeler l’époque évangélique, car elle ne sera que la déduction logique, que la réalisation sociale du sublime principe déposé dans le livre divin comme dans la nature même de l’humanité, de l’égalité et de la dignité morales de l’homme, reconnues enfin dans le code des sociétés civiles. »

Après s’être reconquise, la nation remplace le souverain, dont elle était la sujette, par un gouvernement de délégués. C’est la forme naturelle de la démocratie. Seulement, et dans un but de stabilité, le principal délégué de la nation, le magistrat supérieur du gouvernement est déclaré héréditaire.

Eh bien ! quelle doit être la politique rationnelle de ce nouvel état social ?

M. de Lamartine la formule ainsi :

« La politique dont les anciens ont fait un mystère, dont les modernes ont fait un art, n’est ni l’un ni l’autre : il n’y a là ni habileté, ni force, ni ruse ; à l’époque rationnelle du monde, dans l’acception vraie et divine du mot, la politique, C’EST DE LA MORALE, DE LA RAISON ET DE LA VERTU. »

Voilà le problème résolu.

Ajoutons encore, cependant, quelques mots de commentaire à cette définition pour en faire ressortir toute la vérité.

La politique du nouvel état social n’est plus, ne peut plus être la théorie de l’asservissement de la société à un tyran, ou à une multitude de tyrans. Elle devient simplement la théorie des rapports de la nation avec ses délégués et, par extension, la théorie des rapports des nations entre elles.

Or, quel est le devoir des délégués ? — C’est de remplir fidèlement le mandat que la société leur a confié, c’est d’exercer, d’une manière qui lui soit utile et salutaire, les fonctions pour lesquelles elle les salarie. — Quel est, en même temps, leur intérêt ? — Il se lie ici à leur devoir. — Les délégués sont intéressés à se conduire loyalement envers la nation, à la servir de toute leur habileté, de tout leur zèle, de tout leur dévouement, afin qu’elle n’ait jamais aucune raison de leur retirer les charges dont elle les a pourvus.

La plus nécessaire condition de la politique est donc la probité. Telle est l’organisation de la société actuelle, que le mensonge et le dol seraient plus nuisibles encore aux délégués qu’à la nation elle-même. La ruse et la fraude ne pourraient être employées qu’à fausser les rapports des gouvernants avec les gouvernés, qu’à ouvrir la voie aux empiétements des premiers sur les droits des seconds. Or, un pouvoir qui entre aujourd’hui dans une pareille voie, court inévitablement à sa perte. La chute de la Restauration l’a prouvé[6].

La politique rationnelle de la société actuelle doit être donc, comme on le voit, nécessairement, sous peine des plus incessantes et des plus terribles perturbations, sincère et probe. — Elle doit être ce que la définit M. de Lamartine : DE LA RAISON, DE LA MORALE ET DE LA VERTU.

La portée de cette solution du problème de la politique rationnelle est vaste. — Tout le code des nations se trouve ainsi changé et purifié. — Ce n’est plus sur les instincts vicieux, sur les sentiments corrompus, sur les passions mauvaises de la nature humaine que se base la science de gouverner les hommes, c’est surtout ce qu’il y a d’honnête, de moral, de vertueux dans les instincts, dans les sentiments, dans les passions de l’humanité.

Il y a la même distance entre la théorie politique de Lamartine et celle de Machiavel, qu’entre la loi évangélique et la loi païenne.

La politique rationnelle de notre époque une fois bien déterminée, toutes les questions de l’ordre social se simplifient. — Il ne s’agit plus, pour les gouvernants, que de faire, sans arrière-pensée, ce qui est utile aux gouvernés.

«Tout se résout, — dit M. de Lamartine, —dans ces seuls mots : Le bien le plus général de l’humanité pour objet, la raison morale pour guide, la conscience pour juge. À l’aide de ce grand jury, l’esprit humain peut citer devant lui le siècle et prononcer, sans crainte, son infaillible verdict. »

M. de Lamartine, après avoir, dans la brochure que nous analysons, exposé la politique qui convient à l’époque actuelle, passait en revue et résolvait toutes les questions d’organisation sociale et de situation politique dont les esprits se préoccupaient alors (1831).

Nous allons indiquer les plus importantes de ces solutions.

LA PAIRIE. M. de Lamartine déclarait l’hérédité de la pairie incompatible avec l’état social actuel. Voici le sens de son argumentation. — L’effet du privilège de l’hérédité est de constituer une aristocratie, une nation dans la nation, ou pour mieux dire, sur la nation. — Lorsque la France était monarchique pour que le prince pût la gouverner selon son bon plaisir, il lui était nécessaire d’avoir, sous la main, une force, un appui quelconques. Cette force, cet appui, il les prenait dans l’aristocratie : plus l’aristocratie était puissante et dévouée au monarque, plus le monarque était puissant. — Le prix du dévouement de l’aristocratie au souverain se soldait par des privilèges. — Ainsi, le chef Frank distribuait jadis à ses soldats une part des dépouilles des Gaulois vaincus. — Mais en 1789, la France a renversé cette vieille ligue d’oppression. Elle a aboli la souveraineté du monarque, elle a détruit l’aristocratie privilégiée, elle s’est faite démocratie. — Peut-on logiquement, rationnellement exiger d’elle qu’elle rétablisse, de plein gré, ce par quoi elle était asservie naguère ? — Ce n’est plus dans une fraction minime de la nation que le pouvoir, élu de la nation, doit chercher son appui, c’est dans la nation tout entière.

LA PRESSE. Pour les gouvernants comme pour les gouvernés, et plus, peut-être, dans l’intérêt des premiers que dans l’intérêt des seconds, il importe que la presse soit libre, il importe qu’elle puisse exprimer avec vérité la pensée de la société. Sa mission est d’avertir le pouvoir quand il se trompe, et d’avertir le peuple quand on le trompe. Or, les erreurs du pouvoir, — volontaires ou non, — lui sont, nous l’avons vu déjà, plus fatales encore qu’elles ne sont préjudiciables à la nation. Souvent le pouvoir ne survit pas aux erreurs qu’il commet, toujours la nation finit par réparer le dommage qu’elles lui ont causé.

Lorsque le propriétaire d’un établissement particulier s’aperçoit que ses employés sont inhabiles ou infidèles, il les chasse. Un État est un établissement dont la société est propriétaire. La société paie des employés pour administrer son bien. Avant de les chasser, lorsque leur gestion est mauvaise, elle prend le soin de les avertir, — et ceci journellement. N’est-ce pas un bonheur pour eux que d’être admonestés de la sorte ? — Ne serait-ce pas aussi, par conséquent, une imprudence ou une folie de leur part que de vouloir fermer la bouche à qui leur donne ces avertissements ?

Gouvernants, ne bâillonnez donc pas la presse, cette grande voix de la nation, ne l’altérez pas, ne la corrompez pas, veillez plutôt à ce qu’elle ne soit ni altérée, ni corrompue, afin qu’elle puisse toujours être vraie, afin que, si vous vous égarez, elle sache vous signaler le précipice où vous allez et vous remettre dans la bonne voie.

L’ÉLECTION. « Il n’y a de vérité dans le pouvoir social moderne ou représentatif qu’autant qu’il y a vérité dans l’élection, et il n’y a de vérité dans l’élection qu’autant qu’elle est universelle. Cependant, si vous donnez l’élection à des classes qui ne la comprennent pas, ou qui ne peuvent l’exercer avec indépendance, vous la donnez fictive, c’est-à-dire vous la refusez réellement…. Élection universelle pour être vraie, élection proportionnelle pour être juste…. L’élection proportionnelle et universelle, c’est-à-dire une élection qui, partant des degrés les plus inférieurs du droit de cité et de la propriété, seul moyen de consister l’existence, le droit et l’intérêt du citoyen, s’élèvera jusqu’aux plus élevés et fera donner à chacun l’expression réelle de son importance politique réelle par un vote, dans la mesure vraie et dans la proportion exacte de son existence sociale. Vérité parfaite, justice rigoureuse, démocratie complète, et cependant aristocratie de fait reconnue aussi : l’élection à plusieurs degrés résout seule ce problème. Toutes les unités politiques y ont leur élection s’élevant, s’épurant, s’éclairant successivement jusqu’à l’élection suprême, produit exact des forces, des lumières et des intérêts du pays et du temps[7]. »

LA LÉGISLATION. « La législation criminelle surtout, à refaire en entier, non plus sur le principe des codes païens, principe de vengeance et de talion, mais sur la base évangélique, sur le principe chrétien ; esprit de justice, mais de douceur, de charité, d’indulgence, de repentir, d’épuration, et non de vengeance et de mort ; la peine de mort surtout à effacer[8]. »

LE CULTE. — Séparé de l’État. — Les frais de chaque culte payés par les fidèles de la même communion.

L’ENSEIGNEMENT. Libre, répandu à pleines mains, sans autres entraves que les précautions de simple police. — L’enseignement de l’université proposé comme un modèle, mais non pas imposé comme un monopole.

LA CENTRALISATION. Administrative, mais non politique. — La centralisation est utile en ce qu’elle réunit toutes les forces de la France en un même faisceau, dont le pouvoir central est le lien. — Il faut éviter cependant qu’elle soit poussée à l’excès. — La centralisation politique est nuisible. Elle tend à substituer à l’opinion du pays l’opinion du pouvoir, à neutraliser le libre arbitre des populations par l’action arbitraire du gouvernement. — Elle est un véhicule de corruption.

Après avoir examiné ces diverses questions et les avoir résolues, de la manière que nous venons de voir, M. de Lamartine indiquait dans quelle mesure devaient être apportés les changements et les améliorations dont il avait reconnu la nécessité.

« L’examen, la raison, l’expérience et la conscience ont ici à prononcer de bonne foi sur ce qui est immédiatement possible parmi nous, ou ce qui ne peut être atteint qu’à l’aide de l’habitude, des progrès et du temps ; la presse et la parole libres sont là à leur place, portant sans cesse toutes ces questions devant le grand jury national, devant l’opinion qui prononce, mais non sans appel dans un régime de majorité. Quand une liberté de plus sera mûre, elle tombera incessamment de l’arbre au souffle de ce vent populaire, sur un sol préparé à la recevoir. »

Enfin, M. de Lamartine déterminait d’une manière précise le rôle du pouvoir né de la révolution de juillet ; il conjurait le nouveau gouvernement de ne point placer sa confiance, sa force en lui-même, mais dans la nation, de ne point se créer un intérêt particulier au milieu des intérêts généraux du pays, de ne point considérer son existence, mais sa mission.

« Que si le pouvoir comprend cette mission d’une destinée sociale et l’emploie tout entière sans retour sur lui-même au salut désintéressé du pays, à la fondation sincère et large d’un ordre libre et rationnel, il triomphera de tous les obstacles, il créera ce qu’il a mission évidente de créer, et durera ce que doivent durer les choses nécessaires, le temps d’achever leur œuvre, transitions elles-mêmes à un autre ordre de choses plus avancé et plus parfait.

« Que s’il ne se comprend pas lui-même, et s’il ne profite pas, au bénéfice de la liberté et de l’humanité tout entière, du moment fugitif qui lui aura été donné : s’il ne voit pas qu’une route longue, large et droite est ouverte sans obstacle devant lui ; et qu’il peut y porter les esprits, les lois et les faits jusqu’à un point d’où ils ne pourraient plus rétrograder ; s’il se compte lui-même pour quelque chose, s’il s’arrête ou s’il se retourne, il périra et plusieurs siècles peut-être périront avec lui. »

Toutefois déjà, à cette époque, M. de Lamartine n’avait pas une confiance bien vive dans le nouveau pouvoir. — Il le voyait, préoccupé de rétrécir le grand mouvement des trois jours aux mesquines proportions d’une révolution de palais, et il s’en effrayait. — Il le voyait encore, sans dessein d’avenir, chercher à rassembler les débris d’un passé à jamais écroulé. — Il concluait avec tristesse.

« Mais le pouvoir sait-il ? Non, s’il continue à chercher sa base dans un élément qui manque dès aujourd’hui, qui manquera plus encore dans l’avenir, l’aristocratie ; dans la restriction et non dans l’expansion du droit et de l’action politique ; s’il continue à resserrer la main au lieu de l’ouvrir tout entière, s’il veut régner et non guider, s’il veut dresser sa tente d’un jour et forcer l’esprit social à une halte précaire dans le défilé où le dix neuvième siècle est arrivé, et où il étouffera, s’il ne le traverse pas avec un pouvoir hardi en tête de ses générations. »

Tel est ce livre de la politique rationnelle. On y trouve à la fois, comme on vient de le voir, un exposé de philosophie politique et un programme parlementaire.

Le mérite de la philosophie politique de M. de Lamartine, c’est de reposer sur le plus élevé comme sur le plus fécond des principes : la probité ; c’est d’énoncer cette vérité si simple, si pure, si pratique et pourtant si méconnue que la même honnêteté, la même morale, la même vertu, qui contribuent à établir la bonne réputation, l’autorité et le crédit des particuliers doivent servir aussi à fonder la considération, l’autorité et l’influence des gouvernements et des sociétés ; c’est d’enseigner que l’injustice, le mensonge et la fraude aboutissent dans les relations politiques aux mêmes résultats que dans les relations civiles, — réussissant quelquefois à procurer à ceux qui les emploient un avantage passager, une rapide fortune, mais ayant pour invariable terme le déshonneur, et la ruine qui suit toujours de près le déshonneur. — Dieu, en effet (et ceci est une éternelle et consolante vérité), Dieu a mis dans les fruits de la corruption et du mensonge le ver qui doit les ronger un jour et les pourrir !

Toutes les théories, toutes les opinions, tous les actes politiques de M. de Lamartine ont leur germe dans cette philosophie et en découlent directement, logiquement.

Nous nous bornerons à une simple remarque au sujet du programme parlementaire développé dans la politique rationnelle, c’est que, pendant les huit années de sa carrière politique, M. de Lamartine n’en a pas dévié un seul jour, c’est que pendant ces huit années, son seul but, son unique étude a été de le faire adopter par la Chambre, par le gouvernement et par le pays. — Ceci deviendra plus évident encore lorsque nous aurons passé en revue les travaux parlementaires de l’illustre orateur.

M. de Lamartine terminait ce manifeste politique en engageant les hommes de tous les partis à s’unir dans un commun effort pour donner au nouvel établissement social une direction salutaire et une impulsion forte. Il les adjurait de déposer leurs dissentiments et leurs haines pour se rallier autour du même drapeau, pour contribuer à une même œuvre, à l’accomplissement du progrès mesuré et rationnel. — Pour lui, il se déclarait prêt à répondre, en toutes circonstances, à l’appel de son pays et à lui payer sa dette de citoyen.

Sa voix ne devait être entendue que deux ans plus tard. La Politique rationnelle avait paru en septembre 1831, M. de Lamartine fut nommé député par l’arrondissement de Bergues (Nord), en décembre 1833.

Il débuta à la tribune du Palais Bourbon, le 4 janvier 1834.

Trois années s’étaient écoulées depuis la publication de la Politique rationnelle. Casimir Périer était mort. — Mais le cabinet du 11 octobre continuait la politique du 13 mars. Cependant cette politique était amoindrie ; il y avait un grand sentiment qui distinguait et qui honorait Casimir Périer, c’était le sentiment, ou pour mieux dire c’était l’orgueil de la nationalité. On retrouvait dans son cœur la fibre française. Cette fibre manquait aux héritiers de son système. Ils négligèrent la question étrangère ; ils paraissaient se soucier peu de restituer à la France l’influence qui lui revenait en Europe ; ils préféraient concentrer leurs regards vers l’intérieur. À vrai dire, la situation du pays, n’avait point cessé d’être critique. La Vendée fumait encore, le parti républicain préparait les journées d’avril, la misère tourmentait les grands centres de population. En présence de ces agitations sourdes et de ces plaies douloureuses le gouvernement se tenait immobile, l’arme au bras. — Il n’essayait point de prévenir de nouveaux malheurs, il ne cherchait pas de remèdes à la situation, il attendait que le malaise d’un côté, des ressentiments amers, des espérances déçues d’un autre, eussent provoqué une nouvelle explosion ; et il rassemblait ses forces en silence pour écraser les imprudents qui oseraient encore l’appeler dans l’arène.

M. de Lamartine vit cette situation et il la déplora. Il se demanda si la politique à la fois immobile et violente dont usait le pouvoir était bien une politique nécessaire, si hors d’elle il n’y avait point de salut pour la royauté nouvelle, si l’on ne pouvait guérir à l’aide de moyens plus doux la fièvre à laquelle la France se trouvait en proie.

Il se demanda encore d’où provenait cette fièvre que trois années de paix n’avaient pu calmer. Il ne lui fut pas difficile d’en reconnaître la cause.

Le propre de toute révolution est d’accroître surabondamment les forces vitales du corps social. Si l’on ne donne point une issue à cette vitalité de surcroît, elle finit par se consumer elle-même, mais il en résulte une réaction pleine de fatigues et de dangers. Immédiatement après 1830 eut lieu une réaction semblable. Ainsi la révolution de juillet fut trop tôt fermée. L’exubérance vitale qu’elle avait produite n’eut pas le temps de s’épancher. La France souffrit de pléthore. — On obligea la jeune et vive génération que venait de soulever la commotion des trois jours, à redescendre aussitôt dans la voie obscure et vulgaire des temps de calme ; on ne tint aucun compte de ses aspirations vers l’avenir, on la dépouilla brutalement de ses illusions généreuses, on proscrivit jusqu’à ses espérances. Sa dévorante activité, cette ardeur qui la portait à accomplir de grandes choses, fut laissée sans pâture. Combien la jeune génération de 1789 avait été plus favorisée : comme proie à son ambition, on avait jeté l’Europe ! Après 1830, il y eut donc des mécomptes cruels. Tant de jeunes esprits pleins de vigueur, d’études et de zèle qui ne demandaient qu’à servir le pouvoir nouveau, qu’à l’entourer et à le fortifier de leurs vives sympathies, se retournèrent contre lui lorsqu’ils le virent se préoccuper seulement de leur donner un frein. Ils se jetèrent dans les conspirations, et, plus tard, lorsque dans la lutte, ils eurent été vaincus, quelques-uns s’égarèrent jusqu’au crime.

M. de Lamartine comprit que le pouvoir, dès son début, avait commis une faute immense : au lieu de diriger l’élan des esprits, il l’avait arrêté. Cette impulsion si vive et si puissante s’était naturellement tournée contre ce qui lui faisait obstacle, et l’on avait dû, pour la neutraliser, déployer stérilement un énorme appareil de force.

Mais vers quel but diriger les esprits pour les détourner des luttes engagées, pour les rallier autour d’un même drapeau, pour les inspirer d’une commune pensée ? M. de Lamartine signala à l’intérieur tout un vaste système d’institutions sociales à développer, à améliorer ou à fonder ; à l’extérieur, il montra l’empire ottoman qui s’écroulait et il prononça le mot de colonisation.

M. de Lamartine, on se le rappelle, revenait alors d’Orient ; il y avait passé tout une année, et, dans les déchirements de l’empire de Mahmoud II, il avait vu les signes d’une décomposition prochaine. Jamais, en effet, l’État ottoman ne s’était trouvé dans une position aussi critique. On venait de voir les armées d’un vassal révolté menacer Constantinople, et, spectacle plus déplorable encore, cette capitale de l’islamisme réduite à chercher son salut dans la protection d’une armée russe. Le sultan, au déclin de sa grandeur et de sa vie, soldait ce dangereux auxiliaire avec le traité d’Unkiar-Skelessi, et laissait Ibrahim Pacha, vainqueur à Homs et à Koniah, occuper paisiblement la Syrie. La race turque diminuée et affaiblie allait se trouver hors d’état de maintenir sa prééminence sur les autres races. Les populations asservies commençaient à s’apercevoir de la caducité du joug qui pesait sur elles. — Les races grecques de la Turquie d’Europe se tournaient vers la Russie qui les travaillait sous main, les populations catholiques de la Syrie songeaient à la France, leur protectrice dès l’époque de François Ier, l’Égypte était convoitée par l’Angleterre.

Convenait-il à l’Europe, à la France, de demeurer impassibles à l’aspect de ces convulsions d’un vaste et magnifique empire, fallait-il abandonner l’Orient au dogme inexorable de la fatalité, aucun intérêt d’humanité, de civilisation ne se trouvait-il compromis dans ces déchirements, était-il enfin d’une politique sage et prévoyante d’attendre les évènements sans se précautionner contre eux ? — Quelles seraient d’ailleurs les résolutions de l’Europe en cas d’une catastrophe en Orient, en cas de mort de l’empire ottoman ? laisserait-elle la guerre civile compléter la ruine de ces beaux territoires ou bien viendrait-elle en armes s’en disputer les lambeaux ? Telles étaient les questions que se posait M. de Lamartine, et qui lui semblaient exiger une solution pressante. Il y avait là, en effet, des éventualités graves. Six années plus tard quelques-unes déjà devaient se réaliser.

M. de Lamartine crut utile d’avertir son pays, préoccupé alors de pénibles dissentiments, de l’orage qui s’amassait à l’horizon. Peut-être encore espérait-il amener ainsi une diversion à des débats stériles et sans gloire. — À son arrivée à la Chambre, il présenta un tableau admirablement coloré de la situation de l’empire ottoman. Il fit ressortir les desseins ambitieux de la Russie et de l’Angleterre, et accusa l’indifférence de la France. Il conjura le gouvernement de ne point se laisser prendre au dépourvu par les évènements et de se mettre en mesure d’obtenir une part d’action légitime au milieu des complications qui pourraient survenir en Orient. Il demanda l’établissement d’un congrès européen chargé de surveiller les destinées de l’empire ottoman, et, quand le moment en serait venu, de les régler.

Avant d’aller plus loin, nous ferons remarquer que cette proposition de réunir un congrès chargé de résoudre diplomatiquement les difficultés de la question d’Orient, était faite en 1834, nous ferons remarquer aussi que, six ans plus tard, ce congrès devait s’improviser à Londres, mais à l’exclusion de la France. Si l’initiative que M. de Lamartine voulait attribuer au cabinet des Tuileries avait été prise, si par l’influence de ce cabinet, une conférence permanente eût été dès lors établie, il est certain que le traité du 15 juillet n’aurait pu se conclure et qu’un rôle pénible et stérilement dispendieux eût été épargné à la France.

Mais M. de Lamartine ne bornait pas ses vues à l’établissement d’un congrès permanent, d’un conseil amphyctionique européen chargé du soin des affaires de l’Orient ; il prévoyait encore ce qu’il y aurait à faire si, comme il le disait poétiquement, la succession de l’empire ottoman venait à s’ouvrir. Le cas échéant, il lui paraissait évident que la Russie, qui depuis un siècle convoite Constantinople, ne laisserait point échapper celle proie ; il avait, de même, la conviction que l’Angleterre se résoudrait à tous les sacrifices avant de laisser tomber en d’autres mains que les siennes l’Égypte maintenant devenue la clé des Indes. En présence de ces deux intérêts immenses, immédiats, M. de Lamartine était d’avis que la France ne devait pas se consumer en efforts stériles pour faire obstacle à des desseins dont elle ne pourrait en définitive empêcher la réalisation. Il pensait qu’elle tiendrait une conduite plus sage et plus fructueuse en choisissant aussi un lot dans les territoires de l’empire tombé en dissolution, et il désignait la Syrie.

M. de Lamartine aurait voulu passionner les esprits pour cette conquête future. La Syrie, vaste et fertile région à laquelle il ne manque que des bras et de la liberté pour recouvrer sa splendeur d’autrefois, n’était-elle pas, en effet, pour la France, la plus belle, la plus riche des colonies ? En faisant affluer vers ce pays, maintenant engourdi sous le despotisme caduc des Ottomans, la surabondante vitalité dont la France de juillet se trouvait accablée, ne se serait-on pas créé à l’extérieur une source inépuisable de richesses et d’influences ? — On aurait, en même temps, dégorgé salutairement l’intérieur et détruit, dans son principe, la fermentation sourde qui travaillait les basses régions du peuple et se manifestait par des convulsions dangereuses. M. de Lamartine considérait, avec raison, la colonisation comme l’utile auxiliaire de toutes les améliorations sociales. Il y voyait à la fois : impulsion puissante donnée au commerce, à l’industrie de la nation, soulagement des populations ouvrières, voie ouverte à toutes les activités, à toutes les ambitions, et, par suite, la tâche du gouvernement rendue plus facile et son existence moins chanceuse.

M. de Lamartine proposa donc à la Chambre un système de protectorat de l’Europe sur l’Orient, dans lequel la Syrie aurait été accordée à la France. Il résumait ainsi ce système :

« 1° Un protectorat général et collectif de l’Occident sur l’Orient sera admis comme base d’un nouveau système politique européen.

2° Les premières conditions de ce nouveau droit public seront l’inviolabilité des religions, des mœurs et des droits de souveraineté partielle établis, préexistants dans ces contrées ; la force ne devant jamais agir sur les religions qu’il n’appartient qu’aux consciences et aux lumières de modifier et d’éclairer.

3° Pour régulariser ce protectorat général et collectif, la Turquie d’Europe et la Turquie asiatique, ainsi que les mers, les îles et les ports qui en dépendent, seront distribués en protectorats partiels, ou en provinces semblables à ces provinces d’Afrique et d’Asie où les Romains envoyaient leurs populations et leurs colonies, et ces protectorats seront affectés, selon les conventions subséquentes, aux différentes puissances européennes.

4° En cas de guerre entre les puissances de l’Europe protectrices de ces provinces, les protectorats d’Orient resteront dans une complète neutralité perpétuelle. »

M. de Lamartine voyait encore un remaniement pacifique de l’Europe au bout de son système de protectorats. Il deviendrait possible, disait-il, d’échanger des prétentions sur l’Orient contre des territoires en Europe. Les limites du Rhin, que déjà le gouvernement de la restauration avait songé à restituer à la France, se retrouveraient peut-être à Constantinople.

Mais, M. de Lamartine s’adressait à une Chambre tout entière absorbée par les passions et les luttes du jour. On ne prêta à ses paroles qu’une attention distraite. La question d’Orient n’apparaissait encore que comme une affaire d’avenir et l’on se préoccupait peu alors de l’avenir. Sans doute, l’orateur qui venait de débuter à la tribune, dut éprouver une tristesse profonde en s’apercevant que sa voix demeurait sans écho, que sa conviction n’éveillait aucune sympathie ; il dut gémir de cette imprévoyance, de cet insouci de l’avenir dont la France devait bientôt porter la peine. Il n’insista point, et ce ne fut que cinq ans plus tard, lorsque de soudaines catastrophes eurent compliqué la situation de l’empire Ottoman, qu’il conjura de nouveau la Chambre de prendre une détermination, de faire quelque chose en Orient. On ne fit rien ; on préféra attendre l’événement. L’événement fut le traité du 15 juillet.

Ainsi que nous l’avons vu, M. de Lamartine arrivait à la Chambre avec un programme arrêté, avec un programme au développement duquel il se proposait de consacrer sa carrière parlementaire, sa vie d’homme politique. — Mais, par quels hommes chercherait-il d’abord à faire adopter ce programme, sur quel banc serait-il le plus avantageusement placé pour en réaliser les conditions ? Ce dut être là, pour l’auteur de la Politique rationnelle une question plus difficile à résoudre, une détermination à prendre, plus chanceuse qu’on ne suppose. — Ses idées sur le progrès des institutions démocratiques, sur la mission sociale du gouvernement, avaient de vives affinités avec celles de l’opposition ; en revanche, il voulait, avec les conservateurs, sincèrement, fortement, la consolidation du pouvoir nouveau et le maintien durable de la paix européenne.

Il se décida à s’asseoir sur les bancs de la conservation.

M. de Lamartine, en prenant cette détermination, crut sans doute qu’il lui serait plus facile de gagner les conservateurs à ses théories progressives que de faire adopter aux hommes d’opposition ses idées de stabilité gouvernementale. C’était d’ailleurs un essai à tenter. Pendant huit années, il s’y est appliqué avec une rare persévérance, comme chacun sait ; le succès n’a malheureusement pas répondu à son attente. Fatigué enfin de l’inutilité de ses efforts, il a abandonné récemment cette expérience pour en tenter une seconde. Mais n’anticipons pas.

En 1834, M. de Lamartine avait égard surtout aux nécessités de la situation, en se rangeant au nombre des défenseurs immédiats du pouvoir nouveau. Il voyait la royauté de juillet encore mise en question, et voulait d’abord contribuer à assurer son existence.

Le pouvoir, disaient les membres de l’opposition constitutionnelle, le pouvoir s’égare. — Donc il faut lui faire obstacle, sinon, il s’enfoncera de jour en jour davantage dans la voie fausse qu’il poursuit, et où il finira par se perdre.

Certes, une pareille logique était irréprochable, mais en 1834, elle était d’une application dangereuse.

Le pouvoir s’égare, disait de même M. de Lamartine, je le reconnais, et je déplore, je blâme ses tendances, je saurai les combattre ; mais je reconnais aussi que ce qui importe d’abord à la sûreté de l’État, c’est que le pouvoir soit bien assis et rigoureusement constitué ; or, si vous cherchez à lui faire obstacle dans un temps où il n’a point encore acquis sa puissance normale, dans un temps où sa lutte contre les passions révolutionnaires n’est point terminée, vous le paralysez périlleusement, vous entravez son développement, vous éternisez sa faiblesse et, par conséquent, ses combats contre les factions. C’est là l’écueil, le danger d’une opposition systématique dans l’époque de crise où nous sommes ; je veux éviter cet écueil.

Voilà le motif qui empêchait, en 1834, M. de Lamartine de s’unir à l’opposition constitutionnelle, bien que, par la couleur sincèrement démocratique de ses convictions, par l’allure progressive de ses idées, il appartînt à cette fraction de la Chambre plutôt qu’à celle dont il allait faire partie.

Celait, au reste, une rude tâche que celle que M. de Lamartine allait entreprendre au sein du parti conservateur. — Pour donner le goût du progrès à ce parti essentiellement immobile, craintif, antipathique aux innovations, il avait à rendre évidente cette vérité : que, dans l’intérêt de l’ordre, de la paix, de la stabilité gouvernementale, mieux valait adopter un système de gouvernement sagement progressif qu’un système d’immobilisation et de résistance. — Il fallait en conséquence, qu’il fît ressortir les avantages du premier, qu’il accusât et combattît les vices du second. Or, le système de la résistance, tout négatif qu’il fût et parce que négatif sans doute, était celui que les hommes du pouvoir avaient exclusivement adopté et qu’ils s’attachaient à faire prévaloir… Il en advint pour M. de Lamartine la situation singulière que voici : du milieu du parti conservateur et au point de vue même de la conservation, il fut amené à faire une opposition presque incessante aux actes des divers ministères qui se succédèrent, quoique, pour la plupart, ils représentassent le parti conservateur.

M. de Lamartine expliqua très bien le point de vue auquel il se plaçait pour envisager les questions, ainsi que les nécessités temporaires de situation, auxquelles il obéissait, dans un discours qu’il prononça le 14 mai 1834, au sujet de la loi sur les associations. Dans ce même discours, il caractérisa aussi, énergiquement, la politique de résistance.

Avant de citer ses paroles, nous dirons d’abord qu’il admettait la loi sur les associations, eu égard à l’état de crise où se trouvait encore le pays, mais il ne la voulait pas définitive. Il ne consentait même à la voter qu’avec la réserve d’une modification pour le temps où les dangers qu’elle était destinée à prévenir, cesseraient d’être redoutables.

« Le premier soin d’un gouvernement, — disait-il, — c’est de vivre : bien ou mal il représente quelque chose de plus pressant que la liberté même, l’ordre, la paix publique, la sécurité dans la rue, dans le foyer, dans la propriété, dans la vie. Voilà ce que nous sommes en droit de lui demander, voilà aussi ce que nous devons lui donner les moyens de maintenir, quand il le réclame au nom du salut public. Pour ma part, je ne marchanderai jamais le pouvoir au gouvernement dans les temps de crise.

… Je ne prendrai pas la responsabilité d’une vie d’homme, la responsabilité d’un délai, mais le péril passé, mais l’ordre rétabli, je demanderai compte au gouvernement du pouvoir temporaire que je lui aurai prêté. Je lui dirai : Qu’avez-vous fait pour prévenir le retour de si fatales nécessités ? Il y a trois ans que vous demandez des secours à la législation, il y a trois ans qu’on vous en accorde ; la garde nationale est avec vous, les intérêts du commerce et de la propriété sont solidaires avec vous ; vous avez l’initiative de toutes les mesures nécessaires au salut du pays, vous avez été averti par deux ans d’émeute, averti surtout par les évènements de Lyon, en 1831 ! Vous nous montrez dix mille Catilina, dans la capitale seule, toujours prêts à faire irruption dans la société, et vous ne cherchez à ces plaies profondes du corps social d’autres remèdes que des lois d’urgence ! La société se désorganise, une loi contre les attroupements ; l’esprit public s’altère, se corrompt, une loi sur la presse ; soixante mille ouvriers s’emparent de Lyon et dévoilent l’horrible volcan sur lequel l’industrie repose, une loi sur les coalitions ; l’esprit d’une jeunesse ardente et sans emploi de ses forces surabondantes rêve la république, l’anarchie, le désordre, une loi contre l’association ! Mais des lois pour vivifier les industries, pour éclairer et moraliser les ouvriers, pour occuper et satisfaire cet excès de forces qui tourmente la population et la jeunesse française ; des lois de prévoyance, d’avenir, de lendemain ? point. Et ne vous y trompez pas, Messieurs, ces reproches ne s’adressent pas seulement dans ma pensée aux auteurs du projet de loi, aux ministres actuels, dont je n’attaque ni le caractère, ni les intentions ; elles s’adressent à toutes les administrations, à tous les systèmes ministériels qui se sont succédé depuis quinze ans ; tous ont fait de la politique viagère ; il semble que pour eux toute la science des gouvernements soit renfermée dans ce seul mot : réprimer ! et qu’ils aient voulu réduire le gouvernement d’un grand peuple aux proportions d’une préfecture de police. Est-ce là gouverner, Messieurs ? »

N’est-il pas triste de penser, qu’après neuf années, ce portrait de la politique de résistance est encore ressemblant ?

M. de Lamartine se montra donc, tout d’abord à la Chambre, quoique conservateur et parce que conservateur, l’adversaire le plus signalé, le plus persévérant de la politique de résistance exclusive. Il ne cessa de l’accuser, de la combattre, de la flétrir. En aucune occasion il ne se prononça contre elle avec plus de véhémence que dans la discussion des lois de septembre 1835, sur la presse.

M. de Lamartine considère la presse libre comme la condition nécessaire du régime représentatif[9], comme l’institution sur laquelle repose toute la vérité, et, par suite, toute la sécurité, toute la stabilité de ce système. — Entraver la presse, lui imposer des conditions d’existence telles qu’elle ne puisse subsister, à moins d’être soudoyée ou factieuse, c’est lui enlever toute possibilité d’être sincère, c’est la rendre immorale et dangereuse : immorale pour le peuple qu’elle cherche à tromper au bénéfice du pouvoir ou des factions, dangereuse pour le pouvoir qu’elle flatte lorsqu’il la paie, qu’elle combat à outrance lorsqu’elle appartient à ses ennemis. — Or, telle était l’œuvre des lois de septembre 1835. — À vrai dire, ces lois, présentées après l’attentat Fieschi, étaient données comme de circonstance, comme momentanément nécessaires à la sûreté du pouvoir. — Mais M. de Lamartine se refusait à accorder qu’elles fussent utiles, même momentanément. Il ne considérait point la circonstance comme urgente.

« Comment, disait-il, la presse peut-elle vous nuire ? Depuis cinq ans qu’elle est déchaînée vous vous êtes organisés, vous êtes forts… Vous bâillonnez des gens qui ne savent plus que dire ! » — Il allait plus loin, et considérait les excès de la presse comme une des causes de la consolidation du pouvoir.

« … Elle a été le qui vive! éternel de l’ennemi, dans les ténèbres et dans la mêlée qui suivent toujours les révolutions ; elle a dit tout haut et toujours le dernier mot des factions ; elle a crié sur les toits la pensée secrète de vos ennemis, elle a été cet homme ivre que les Spartiates montraient au peuple pour le dégoûter de l’ivresse, et vous l’accusez, et vous la frapperiez, et vous la réduiriez au silence ! Et où en seriez-vous si elle n’eût pas parlé ! »

Citons encore quelques passages de ce discours, à notre avis, le plus chaleureux, le plus énergiquement éloquent que l’illustre orateur ait prononcé, jusqu’aujourd’hui, à la tribune du Palais-Bourbon :

« Nous aurons donné au monde le spectacle immoral et décourageant d’un peuple qui brise lui-même les armes qui lui ont servi à conquérir l’indépendance et la liberté, d’un peuple qui répudie, après quelques années d’épreuves, le droit et le fait qui l’ont rendu libre.

Eh ! que voulez-vous que la presse dise quand vous jetez un piège dans chacune de ses paroles, quand vous lui interdisez toute discussion sur le principe et la forme du gouvernement, quand vous lui faites, pour tout symbole libre, jurer par le fait de juillet, comme on faisait jurer les Romains dégénérés, par la majesté de César ; quand vous mettez hors de discussion ce qui est la discussion même, les formes du principe, les avantages rationnels de telle ou telle forme de constitution ? Quand vous lui imposez des amendes et des cautionnements tels qu’il n’y a pas un capitaliste honnête et prudent qui ose s’engager aujourd’hui dans une entreprise religieuse, morale ou politique de la presse, et que vous la réduisez à être, par là même, ou servile ou factieuse à jamais, car il n’y aura que le pouvoir ou des factions qui auront des capitaux pour la presse ; les hommes honnêtes et impartiaux n’en auront plus.

… Et savez-vous à quoi on réduit les partis quand on leur interdit jusqu’à la discussion, jusqu’à l’espérance ? On les réduit au désespoir, c’est-à-dire aux complots, aux conspirations, aux crimes.

S’il vous fallait une dictature, ne pouviez-vous pas la demander ? Mais vous nous demandez la seule dictature sans contrôle et sans responsabilité ! la dictature masquée, honteuse, indirecte ; la dictature du silence ! Doctrine dégradante, mais conséquente à celle que nous entendions hier professer ici, par M. le ministre de l’instruction publique (M. Guizot), quand il s’écriait que le châtiment, que la terreur était la moralité des sociétés ! comme si l’effet des gouvernements libres n’était pas précisément de substituer la moralité à la terreur, et de faire sortir l’ordre de la liberté ! Ainsi le silence et le châtiment, voilà les deux gardiens qu’on fait asseoir au seuil de nos gouvernements libres !

Oui, en fait de presse, la victoire est au plus patient ; chacun de vos coups lui redonne une force nouvelle ; l’œuvre laborieuse de refaire une société nouvelle avec la presse, la discussion, la raison publique, cette œuvre ne s’accomplit pas en un jour ; il faut du temps, du courage et de l’impassibilité d’esprit ; c’est une œuvre tumultueuse et bruyante qu’une reconstruction comme celle à laquelle nous travaillons. La société est une mêlée, gouverner c’est combattre. Quand on s’est chargé d’élever un grand peuple à la liberté et par la liberté, il faut achever aux conditions qu’on a acceptées ; si l’on trouve ces conditions impraticables, il faut le dire tout haut, nous jugerons.

… Si je croyais que la presse fût l’impossibilité des gouvernements, je vous dirais : muselons la presse. Mais il n’en est rien ; avec elle les gouvernements sont difficiles ; sans elle, ils sont impossibles.

Chaque époque a sa passion qui la caractérise et qui la domine ; condition de vie, si elle est comprise, condition de mort, si elle est niée. La grande passion de ce temps-ci, c’est une passion qui honore l’humanité, c’est la passion de l’avenir, c’est la passion du perfectionnement social. Ce fut la passion du monde à d’autres époques, ce fut la passion du christianisme quand, dégoûté du monde avili qui s’écroulait autour de lui, il s’élançait dans des doctrines nouvelles pour découvrir l’espérance et la fraternité. Ce fut celle de Colomb, quand il chercha et trouva un monde au-delà des mers. Eh bien ! l’instrument de cette passion actuelle du monde moral, c’est la presse, c’est là l’outil de la civilisation.

Gardez-vous de le briser dans vos mains, ou vous rendrez les révolutions infaillibles. Je sais que ce n’est pas votre intention, je sais que ce sont seulement des lois de surprise et d’indignation que vous voulez faire, mais, Messieurs, prenons-y garde, c’est toujours ainsi que l’esprit de réaction procède, il profite de la généreuse émotion des peuples pour les rejeter en arrière, hors de leur voie naturelle ; c’est la robe ensanglantée de César qui, secouée du haut de la tribune, précipite le peuple romain dans la servitude.

… Encore une fois, c’est sur les mœurs, c’est sur l’opinion qu’il faut agir. Et comment agit-on sur l’opinion ? c’est en gouvernant, c’est en donnant des directions et des impulsions au corps social.

Ne voyez-vous pas qu’il s’énerve, qu’il s’alanguit dans l’inaction, dans la stupeur où vous le tenez depuis juillet ? Ne voyez-vous pas que nous descendons aux controverses honteuses du Bas-Empire ? Le moyen, c’est de ne pas ajourner sans cesse les réformes utiles aux masses, c’est de ne pas laisser stérile plus longtemps, pour l’humanité, une révolution faite par le peuple, c’est de donner de fortes et généreuses impulsions à l’esprit public au dedans, à la France au dehors ; c’est de ne pas vous séquestrer des mouvements du monde, c’est de ne pas détourner vos yeux de la question orientale ; c’est de ne pas laisser, sur vos frontières, un peuple ami s’entre-déchirer, sans que la France s’émeuve ; c’est de montrer dans vous-mêmes la pratique du pouvoir, et dans votre attitude vis-à-vis de la presse, cette longanimité dont vous avez promis l’exemple, quand vous aspiriez au gouvernement ; c’est de recréer, dans la société incertaine, cette foi sociale dont M. le rapporteur déplore si éloquemment la disparition, cette foi sociale qu’on ne peut, sans dérision, reprocher au peuple de ne pas avoir, quand on la désavoue soi-même avec une si audacieuse versatilité ; c’est de ne pas donner, sans cesse et tour à tour, au peuple français et à l’Europe qui nous contemple, le spectacle démoralisateur d’hommes qui ne se servent des plus saintes espérances de l’humanité que comme d’une arme pour conquérir les positions politiques ; qui, lorsqu’ils sont parvenus à se saisir du gouvernement, traînent dans les récriminations et dans l’insulte le drapeau qui les a menés à la victoire, blasphèment ce qu’ils ont adoré, adorent ce qu’ils ont brisé et font croire au peuple, perverti par de tels exemples, qu’il n’y a ni vérité, ni mensonge, ni vertu, ni crime en politique, et que le monde est au plus habile ou au plus audacieux.

Voilà ce qu’il y a à faire. »

Cependant cette attitude de conservateur progressif que M. de Lamartine avait adoptée à la Chambre ne fut pas comprise. Cela était, à vrai dire, assez naturel. Les partisans du régime de juillet se partageaient, à la Chambre, en deux camps bien distincts, sous des drapeaux diversement nuancés. D’un côté, il y avait les conservateurs ; de l’autre, les hommes d’opposition. — Ceux-là ne comprenaient pas le progrès et le repoussaient comme dangereux sans examiner s’il renfermait ou non quelque chose d’utile ; ceux-ci ne comprenaient pas le pouvoir et ils le combattaient comme corrompu, sans calculer la portée de leurs coups, sans s’inquiéter si, en le frappant sans cesse pour le redresser, ils ne finiraient pas par l’abattre. M. de Lamartine comprenait le pouvoir comme les premiers et le progrès comme les seconds, et il agissait en conséquence. — Il appuyait l’un et secondait l’autre. Son système tendait à amener une transaction entre le parti dit conservateur et l’opposition constitutionnelle, à opérer, au profit des grands intérêts du pays, une conciliation entre les hommes et entre les idées.

Mais M. de Lamartine, il faut le dire, choisissait mal son moment pour opérer une semblable fusion. Les deux fractions divisées du parti vainqueur se trouvaient encore au fort de la lutte qu’elles avaient commencée immédiatement après la fondation de la monarchie du 7 août. De plus, par une erreur singulière, elles avaient repris, pour combattre, la vieille tactique en usage sous la restauration, comme si la situation n’eût pas été entièrement différente, comme si les positions respectives du pouvoir et de l’opposition se fussent trouvées après 1830 ce qu’elles étaient après 1815.

Sous la restauration, l’opposition visait (quoiqu’elle ne voulût pas l’avouer), à la ruine d’un pouvoir qu’elle n’avait point fondé et qu’elle n’aimait pas. Il n’y avait, par conséquent, guère de points de contact possibles entre elle et le parti du gouvernement. Après juillet, au contraire, lorsque la scission s’opéra dans le parti vainqueur, les conservateurs et les hommes d’opposition constitutionnelle se trouvaient unis par un lien commun : les uns et les autres avaient également contribué à fonder le nouveau gouvernement. — On était d’accord sur le fait, on ne différait que sur les conséquences. Malheureusement on ne se rendait pas bien compte de cette situation nouvelle, et l’on continuait à se poser dans l’attitude à laquelle on avait accoutumé, sous les Bourbons de la branche aînée, c’est-à-dire comme si l’on n’eût pas été d’accord même sur le fait. Cette inconséquence de conduite tenait surtout à ce que le terrain politique était encore occupé par un grand nombre des mêmes hommes qui l’avaient rempli sous la restauration.

M. de Lamartine qui n’avait pris aucune part aux combats des quinze ans, ne voulut point en accepter la tactique qu’il jugeait, aujourd’hui, illogique et dangereuse. Il se refusa de même à prendre cause dans la lutte intestine qui s’était engagée entre les partisans de la royauté de juillet. Il chercha à la faire cesser. Il aurait voulu constituer avec les deux partis réconciliés à l’aide de concessions mutuelles, un grand parti occupé seulement des intérêts du pays, et qu’il désignait d’avance sous le nom de parti social.

Cette conception était certainement généreuse et grande, mais elle appartenait à un esprit encore dépourvu d’expérience politique. L’illusion de M. de Lamartine fut de croire qu’il parviendrait à la réaliser. Lorsqu’une lutte est engagée, il est rare que la persuasion, que la raison parlée réussisse à la calmer, elle suit plutôt son cours naturel et se termine par la victoire de l’un des deux adversaires, — et par l’épuisement de tous deux.

Tout en regrettant que les paroles qu’il faisait entendre en faveur des grands intérêts du pays ne fussent pas comprises, tout en déplorant que l’appel qu’il adressait au nom de la conservation du régime de juillet, au nom du progrès social, aux conservateurs et à l’opposition, demeurât sans réponse, M. de Lamartine poursuivit, sans se laisser abattre, la marche qu’il s’était tracée ; il développa à la tribune le programme qu’il avait exposé en 1831, dans sa Politique rationnelle. S’il prêta au pouvoir un appui bienveillant chaque fois qu’il en voyait la nécessité, il repoussa en revanche, vigoureusement, comme on l’a vu à l’occasion des lois de septembre, celles des prétentions du gouvernement qui lui paraissaient contraires à la vérité du régime représentatif ; — de même, il se préoccupa peu des querelles ministérielles, des petits dissentiments que fomentait l’ambition de quelques individualités influentes. Jusqu’à l’époque de la coalition, il porta presque exclusivement son attention sur les questions d’intérêt moral et d’intérêt matériel qui venaient à être débattues à la tribune.

Voici un aperçu des solutions que M. de Lamartine donna à la plupart de ces questions.

M. de Lamartine monta plusieurs fois à la tribune pour réclamer en faveur du développement et de la liberté de l’enseignement. — Il défendit, avec une grande élégance de parole, les études classiques contre M. Arago, à l’époque de la discussion de la loi sur l’instruction secondaire (24 mars 1837). Il applaudit à cette loi, dont il eût voulu cependant supprimer encore quelques restrictions gênantes.

Les caisses d’épargne trouvèrent en M. de Lamartine un adhérent zélé. Il approuva en 1834 la loi destinée à les réglementer. Toutefois, il aurait souhaité que l’intérêt des dépôts eût été porté à cinq pour cent pour les petites sommes, et qu’à l’exemple de l’Angleterre, on eût récompensé, par des primes, les habitudes d’ordre et d’économie des déposants.

Dans la discussion de la loi sur les caisses d’épargne, M. de Lamartine aborda la question du prolétariat. Il signala trois moyens de remédier aux souffrances des prolétaires. — La colonisation. — Un système économique mieux entendu, sachant prévenir les terribles crises de l’industrie, ou tout au moins en atténuer les effets désastreux. — Un système de charité sociale organisée, système de protection, de bienveillance et de secours du riche en faveur du pauvre.

« Il faudrait, — demandait l’orateur, — que la société qui possède dît aux prolétaires : soyez vertueux, probes, économes ; et nous, vos aînés dans la civilisation, dans la richesse, dans le bien-être social, nous viendrons à votre secours, nous administrerons à nos frais le produit de vos économies, nous nous chargerons de l’administration entière de toutes les vertus du peuple, nous vous paierons l’intérêt, et un haut intérêt, de vos laborieuses épargnes. »

M. de Lamartine voyait dans la combinaison des trois moyens que nous venons de rapporter, la solution de la question du prolétariat, —question que la révolution française a laissée intacte, comme une menace suspendue sur l’avenir, et qui, ajoutait l’orateur, « éclatera en une explosion terrible tôt ou tard si la société ne la résout pas. »

À l’époque de la discussion de la loi sur les enfants trouvés, M. de Lamartine s’éleva contre la suppression des tours. Non content de demander à la tribune que l’œuvre de Saint Vincent de Paul ne fût pas détruite, il prit lui-même l’initiative d’une enquête sur les faits relatifs à une question des tours. MM. Remacle, l’abbé Gaillard, Smith, conseiller à la cour royale de Riom, et Ferand, le secondèrent dignement dans ses pieuses investigations. L’attention des conseils généraux fut portée sur cette enquête, dont les résultats vinrent corroborer l’opinion émise par l’orateur et qui exerça une salutaire influence sur les fâcheuses mesures prises par l’administration.

M. de Lamartine est un champion zélé de l’abolition de l’esclavage. Cependant il repousse l’émancipation improvisée dont nous avons fait la triste épreuve en 1794. S’il trouve digne d’imitation l’exemple donné par l’Angleterre, qui a dépensé cinq cents millions pour l’affranchissement des esclaves de ses colonies, il veut aussi que l’on évite les fautes dispendieuses dans lesquelles cette puissance est tombée dans l’exécution du décret d’émancipation. Il demande que les charges, résultant de l’abolition de l’esclavage, soient réparties avec justice sur ceux à qui la mesure doit profiter.

« Il y a, dit-il, trois parties intéressées dans l’émancipation des esclaves : le colon qui échange une propriété précaire et usurpée contre une propriété régulière et légitime ; l’esclave qui recouvre la liberté ; la société qui rachète un principe. Chacun profite proportionnellement dans cette transaction. C’est à la société qui gagne davantage, c’est à elle de supporter la part la plus forte dans les charges de l’émancipation. C’est elle, sans doute, qui paiera la part principale de l’indemnité. Mais le colon et l’esclave doivent y concourir aussi dans la mesure des bénéfices qu’ils en retirent. On arrive ainsi à une émancipation par indemnité proportionnelle qui honore le gouvernement, affranchit l’esclave et indemnise le colon. »

Le 16 juin 1834, M. de Lamartine prononça un beau plaidoyer contre la peine de mort, surtout en matière politique.

Les questions d’intérêt matériel et d’honneur national ne captivèrent pas moins que celles de l’ordre moral l’attention de l’illustre orateur.

M. de Lamartine veut la conservation large et féconde de l’Algérie. Il voit là une question d’honneur pour la France. Quant aux divers systèmes présentés au sujet de cette colonie, il disait (12 juin 1836) : « Il faut d’abord aller à la victoire et délibérer après. » Il voudrait cependant que l’on substituât au régime militaire établi à Alger, un gouvernement civil. — « Un général visera, dit-il, toujours à la conquête, il voudra surpasser les hauts faits de son prédécesseur, et à force d’entreprises hasardées, peut-être les champs de l’Afrique verront-ils un jour la défaite d’un nouveau Varus. »

Une vice-royauté entourée d’un conseil national, dont le général ne serait que l’instrument ; voilà le gouvernement que M. de Lamartine demande pour l’Algérie.

Le 15 avril 1836, M. de Lamartine prononça un discours en faveur de la liberté commerciale. Il signala les vices du système de protection. Il montra, par ce système, la France isolée, sans alliances commerciales, ses relations extérieures diminuées, et, au-dedans, l’intérêt du consommateur sans cesse sacrifié à celui du producteur, un enchérissement anormal de tous les objets de consommation, les progrès de l’industrie ralentis faute de stimulant. Toutefois, ici encore, il repoussait une solution absolue de la question.

« Nous ne sollicitons pas, du reste, — disait-il, —une réforme perturbatrice et brutale… Ne tenons-nous aucun compte des habitudes contractées, des protections promises, des droits acquis ? Voulons-nous, comme la révolution politique de 1789, déposséder en une seule nuit tous les privilégiés de l’industrie comme on déposséda tous les privilégiés de la naissance et de la féodalité expirante ? En un mot, voulons-nous faire de la révolution ou de la législation ? Évidemment non, Messieurs ; nous ne voulons pas même que la raison et la vérité triomphent à tout prix, triomphent brutalement, triomphent prématurément.

Nous savons qu’on peut renverser et ruiner les États, même à coups de principes et de vérités. Les radicaux agissent ainsi ; les hommes sociaux, les esprits rationnels, les intelligences politiques, agissent autrement : elles ménagent les transitions, car le soin des transitions, en préservant tous les intérêts, assure tous les résultats. »

Le 10 mai 1840, M. de Lamartine se prononça en faveur du rachat de la sucrerie indigène avec indemnité.

Mais aucune question ne fut étudiée par lui avec plus de soin que celle de la conversion des rentes. À six reprises différentes, il combattit la proposition de M. Gouin.

En discutant la mesure de la conversion, M. de Lamartine sut parler le langage de la finance, mais, — ce qui valait mieux encore, — il parla surtout le langage de la justice. Ce principe souverain d’équité, de probité politique et sociale, qui faisait le fond de son système, lui parut ici sur le point d’être violé et il le défendit avec énergie.

Pour prouver l’iniquité de la mesure, il se servait d’un raisonnement fort simple : vous voulez, — disait-il aux partisans de la conversion, — réduire d’un cinquième l’intérêt de la rente, et, dans le cas où le rentier ne consentirait point à subir cette perte, vous lui offrez le remboursement du capital. — Cela serait parfaitement équitable si vous lui accordiez le remboursement intégral de ce capital. Mais non. Vous voulez rembourser au pair, tandis que la rente, vous le savez bien, se vend couramment cent vingt francs. Vous frustrez donc, en tous cas, le rentier d’un cinquième de son revenu, que vous preniez ce cinquième sur l’intérêt ou sur le capital, peu importe ! — Votre remboursement facultatif est tout simplement dérisoire.

M. de Lamartine caractérisait énergiquement la mesure en la nommant : une banqueroute masquée.

À l’époque de la discussion de l’indemnité des États-Unis, M. de Lamartine prit encore la défense des lois de la probité. Un message injurieux du président Jackson avait indisposé la Chambre. M. de Lamartine n’en demandait pas moins l’adoption de la loi d’indemnité.

« Plaçons-nous, disait-il, dans la situation d’un particulier à qui on réclamerait une dette et à qui on ferait une insulte. Que ferait l’homme de probité et d’honneur en pareil cas ? Sa dignité méconnue, son honneur offensé ne le dispenseraient pas d’être juste avant tout. L’offense n’efface pas la dette ; elle la rend plus pesante ; elle commande de s’en acquitter plus vite, pour réparer plus tôt sa dignité outragée. On paie la dette et on exige réparation. C’est ce que nous avons à faire. »

Et c’est ce qui ne fut pas fait. L’indemnité fut votée et payée, mais la réparation ne fut pas obtenue.

Pour résoudre toutes les questions sur lesquelles il avait à délibérer, M. de Lamartine obéissait à une règle de conduite qu’il avait formulée ainsi, dans une circulaire adressée aux électeurs de Bergues :

« Un homme social, quand le suffrage de ses concitoyens l’envoie dans un corps législatif, n’examine pas quelle est la main qui lui présente une loi, mais il examine la loi elle-même, et, s’il y trouve du bien, il ne l’appelle pas mal ; s’il y trouve la vérité, il ne l’appelle pas mensonge ; s’il y trouve la justice, il ne l’appelle pas iniquité : il la vote. »

Cette même règle de conscience détermina l’opinion de M. de Lamartine sur la loi de disjonction. Il ne considéra que le principe sur lequel reposait cette loi, et comme ce principe lui parut équitable, — il soutint la loi.

Que voulait, en effet, la loi de disjonction ? Elle établissait que les militaires qui auraient pris part à un complot contre l’État seraient jugés par des tribunaux militaires, et que les simples citoyens seraient jugés par des tribunaux civils, c’est à dire par le jury.

Cette jurisprudence était celle des Romains, elle est encore celle des Anglais.

Elle est fondée sur ce que les obligations du militaire envers l’État sont plus considérables que celles du simple citoyen. Celui-ci est tenu seulement de ne pas troubler l’État, le militaire est tenu de le défendre. C’est sa mission, c’est son devoir. Il est salarié et honoré pour remplir cette mission et pour suivre ce devoir. Lorsqu’il n’accomplit pas l’une et qu’il forfait à l’autre, il est donc doublement coupable, coupable de rébellion comme membre de l’État, coupable de trahison comme préposé à la garde de l’État. Il est par conséquent passible d’une autre peine, d’une peine plus grave que le simple citoyen. C’est dans le code militaire que se trouve formulée cette autre peine, cette peine plus grave. Or, le code militaire a été fait à l’usage des tribunaux militaires, de même que le code de pénalité civile a été fait à l’usage des tribunaux civils.

Il est donc contraire aux lois de l’équité de faire juger pêle-mêle, dans un complot politique, les accusés militaires et les accusés civils par un tribunal civil, par un jury nécessairement mal instruit de la loi militaire et des obligations qu’elle impose.

Ainsi raisonnait M. de Lamartine.

Mais la loi de disjonction allait plus loin. Elle attribuait, dans une circonstance donnée, aux tribunaux militaires le jugement d’une partie du complot politique. M. de Lamartine l’arrêtait là. Il disait :

« Je n’admets pas toute la loi… Ainsi il y a quelque chose d’exorbitant, selon moi, dans la disposition de la loi qui confère au conseil de guerre l’attribution du jugement d’une partie du complot politique, lorsque le complot politique est connexe avec l’attentat de rébellion à main armée. Je sais que les meilleurs esprits se proposent de présenter un amendement à cet égard. Je ne doute pas qu’il ne rectifie la loi, et je m’y réunirai, pour mon compte. »

M. de Lamartine vota la loi ainsi modifiée.

La loi de disjonction fut rejetée principalement parce qu’elle parut comme le précurseur d’autres mesures de répression que le cabinet du 6 septembre comptait faire passer. Si M. de Lamartine, adversaire déclaré de la politique de résistance exclusive, votait cette première loi de répression, c’est parce qu’il la croyait fondée sur un principe d’équité. L’observation des lois de la justice passait, dans son esprit, avant toute autre considération. Il prouva d’ailleurs suffisamment qu’il ne voulait pas de la politique violente du 6 septembre, non plus que de sa politique de cour, en votant contre les lois de déportation et d’apanage.

Par le résumé que nous venons de donner, on a pu voir que M. de Lamartine avait pris à tâche d’appeler l’attention du parti de gouvernement sur les questions qui intéressaient directement, réellement, la dignité, la prospérité morale et matérielle ainsi que la sécurité du pays. Il se renferma presque exclusivement dans ce rôle pendant quelques années. Il ne prit qu’une part restreinte à la politique active, il dédaigna de se mêler à ces évolutions de partis qui avaient pour objet la chute de tel ou tel cabinet. Si les ministères du 11 octobre, du 22 février et du 6 septembre ne trouvèrent en lui qu’un adhérent assez froid, s’ils le virent même fréquemment condamner et repousser leurs actes, en revanche, ils ne purent jamais l’accuser de mettre la main aux combinaisons destinées à les renverser. Aucun des ministres qui se succédaient ne réalisait sa pensée gouvernementale ; mais comme il ne voyait personne encore qui fût disposé à s’inspirer de cette pensée, il attendait… et évitait, comme conservateur, de provoquer de continuels bouleversements dans les régions du pouvoir. À cette époque, il n’y avait pas pour lui de questions ministérielles, il n’y avait que des questions de principes et d’intérêts.

Mais, sous le ministère du 15 avril, la conduite de M. de Lamartine commença à se modifier. Tout en reconnaissant que la marche des affaires ne subissait pas une impulsion assez vive, que le pouvoir n’embrassait encore qu’un cercle d’idées trop borné, il donna son assentiment à la politique de conciliation dont essayait M. Molé, après le récent naufrage de la politique de résistance ; il seconda volontiers ce système de mansuétude qui s’efforçait d’effacer, sous le pardon et l’oubli, les traces désastreuses qu’avaient laissées, dans le pays, sept années de lutte.

Aussi, lorsque se forma contre le ministère de M. Molé le grand orage de la coalition, M. de Lamartine se rangea-t-il au nombre des défenseurs du cabinet.

La coalition, cette exorbitante alliance des fractions les plus diverses de la Chambre, unies instantanément pour livrer assaut au pouvoir , les unes avec la pensée de l’occuper, les autres avec le dessein de le démanteler, fut-elle uniquement, comme l’ont prétendu ses adversaires, une œuvre d’ambitions personnelles, ne pouvait-elle justifier d’aucun motif légitime, constituait-elle une véritable usurpation du pouvoir parlementaire sur la prérogative royale, ou bien encore, comme l’ont affirmé ses partisans, fut-elle une ligue nécessaire contre les empiétements de l’un des pouvoirs de l’État, eut-elle pour but réel de rétablir la vérité du régime parlementaire, de reconquérir à la Chambre des députés une place que l’on s’efforçait d’amoindrir ?

Il y eut de tout cela peut-être dans la coalition. Peut-être fut-elle légitime, — à coup sûr elle fut dangereuse. Pour détruire une cause éventuelle de perturbation entre les pouvoirs constitués, elle introduisit une cause actuelle de perturbation dans l’État ; elle guérit le symptôme d’un mal par un mal effectif, elle prévint un désordre possible par un désordre réel. — Alors que l’on aurait dû se borner à avertir, elle frappa.

Le motif le plus valable que pussent mettre en avant les fauteurs de la coalition était celui-ci : La couronne, en constituant le cabinet du 15 avril, avait commis la faute d’en prendre les membres les plus considérables au sein de la Chambre des pairs.

Cette faute fut-elle involontaire ou préméditée ? nous l’ignorons. En tous cas, elle pouvait amener des conséquences graves.

Disons d’abord que M. de Lamartine se refusa à voir, dans cette composition du ministère, un grief plausible pour la Chambre des députés. Il rejeta, — à tort, selon nous, — comme indigne du débat, l’argument que l’on en tirait.

Là se trouvait, cependant, le cœur du débat.

Il y a un vice profond dans la constitution gouvernementale de la France ; on a prétendu établir trois pouvoirs destinés à s’équipondérer, à se prêter un mutuel appui sans se froisser jamais, et, en réalité, on n’en a constitué que deux. La Chambre des pairs, telle qu’elle est sortie de la loi de 1831, n’est qu’un pouvoir purement subordonné, un auxiliaire de la couronne dont elle émane directement, auxiliaire intelligent et modéré, si l’on veut, mais enfin un auxiliaire. Elle ne peut prendre aucune initiative, car elle n’est point mue par des forces qui lui soient propres, elle ne peut non plus, et pour la même cause, avoir d’action logique et persistante. En un mot, il est impossible que l’opposition y subsiste jamais comme majorité. Cela se conçoit. Que l’on suppose, en effet, qu’il se forme aujourd’hui à la noble Chambre une majorité contraire à la politique de la couronne, demain cette majorité courra le risque de se trouver annulée ou dissoute ; n’est-elle pas à la merci de ce que l’on nomme vulgairement une fournée de pairs ? [10]

Eh bien ! maintenant, qu’arrivera-t-il si la couronne s’attache à prendre ses ministres dans la Chambre des pairs ? Il arrivera que les ministres seront les hommes de la couronne, mais non pas les hommes de la Chambre élective, c’est-à-dire qu’ils ne seront pas parlementaires. La Chambre des députés se trouvera, par suite de ce fait, isolée, comme bannie des affaires et seule en face de la couronne, appuyée à la fois et sur la Chambre des pairs et sur le ministère. On a dit que le cabinet du 15 avril couvrait trop peu la couronne, peut-être la couvrait-il trop, —en revanche, il ne couvrait pas assez la Chambre.

On peut croire que le choix presque exclusif des membres du cabinet du 15 avril dans le sein de la Chambre des pairs fut un cas fortuit, une combinaison du hasard, mais, comme on le voit, les conséquences d’une pareille combinaison n’étaient pas sans gravité. Allons plus loin. Un pouvoir qui chercherait son point d’appui dans la pairie, serait naturellement amené à fortifier cette base, évidemment trop faible, trop insuffisante aujourd’hui. Il n’y a qu’une manière de fortifier la pairie, c’est de la rendre héréditaire. Rendre la pairie héréditaire, c’est reconstituer une aristocratie.

Mais où chercher les éléments d’une aristocratie ? Eh ! mon Dieu, où ils se trouvent ; dans la couche supérieure de la bourgeoisie, c’est-à-dire dans la bourgeoisie riche. Lorsqu’il suffisait d’être noble pour être influent, l’aristocratie de race eut le pouvoir ; de nos jours, où l’influence que la Race a perdue a passé à la Fortune, l’aristocratie de la richesse devient possible.

Au gouvernement des nobles succéderait ainsi le gouvernement des riches ? Triste succession !

Si le cabinet du 15 avril avait subsisté, il aurait été logiquement, inévitablement conduit à l’hérédité de la pairie.

Cette tendance du pouvoir vers l’aristocratie, dans une époque toute démocratique, n’est malheureusement que trop réelle. Ce fut l’erreur de la Restauration ; c’aurait été de même, peut-être, l’erreur de la royauté de juillet, si la coalition ne l’avait avertie.

Mais l’avertissement fut trop rude, il fut aussi prématuré. Les tendances de la couronne n’étaient point encore assez caractérisées pour motiver la formation d’une ligue défensive du pouvoir démocratique. D’ailleurs cette ligue, une fois formée, devait se borner à admonester la royauté, et non pas tenter de lui forcer la main. Il fallait essayer, non de la vaincre, mais de la ramener si elle s’égarait. Ici la victoire n’offrait pas moins de dangers que la défaite[11]. On luttait contre un grand pouvoir de l’État : on ne pouvait le vaincre sans l’affaiblir et le déconsidérer, au moins momentanément. Le gouvernement tout entier devait naturellement subir le contrecoup de cet affaiblissement et de cette déconsidération. — L’émeute du 12 mai prouva que les partis avaient admirablement compris l’effet de la victoire de la coalition.

De plus, accepter, comme le firent les coalisés constitutionnels, l’appui des légitimistes et des républicains, était à la fois immoral et périlleux. On s’aidait de leur concours pour restituer au pouvoir parlementaire une influence que l’on jugeait affaiblie ; mais ce but atteint, contre qui aurait-on d’abord à tourner le pouvoir fortifié ? Contre des alliés d’hier, contre des hommes aux côtés desquels on venait de combattre. Était-ce bien loyal ? — Ce n’était pas moins périlleux. N’allait-on pas montrer aux factions les endroits faibles du pouvoir, leur désigner les points vers lesquels il faut diriger les coups pour que les coups portent, et démontrer enfin aux carlistes et aux républicains l’utilité des coalitions.

D’ailleurs, quel cabinet allait pouvoir se former sous les auspices de la coalition victorieuse ? — Un cabinet centre gauche ; mais le cabinet du 22 février était centre gauche et il n’avait pas duré six mois ; un cabinet doctrinaire, mais la doctrine dominait au 6 septembre, et le 6 septembre avait eu le sort du 22 février. On allait donner ainsi naissance à d’inextricables embarras, faire au pouvoir une situation pleine de doute, de fluctuations et de trouble, et dans quel moment encore ? — Pendant que les passions méditaient au-dedans de nouvelles agressions, et qu’au-dehors, en Orient, s’amassait un orage redoutable.

Dans le fait de la coalition on devait donc envisager, d’un côté, la question de principes, la question doctrinale, et, de l’autre, la question de situation, la question d’opportunité.

Celle-là n’était point sortie du domaine de la théorie et demeurait encore vague et contestable ; celle-ci, au contraire, ressortait de faits existants qui militaient en faveur du maintien du cabinet du 15 avril ; elle était pratique.

M. de Lamartine considéra principalement la question pratique ; il fut à la Chambre l’adversaire le plus énergique et le plus influent de la coalition.

Cependant M. de Lamartine défendit aussi la prérogative royale dans cette grande lutte ; il réclama contre la suprématie que semblait vouloir s’arroger le pouvoir parlementaire ; il insista sur la nécessité de ne pas faire de la royauté « un être abstrait, une personnification impalpable placée au sommet de la pyramide constitutionnelle comme une idole muette et sans mains. » — Les arguments que l’orateur présenta dans ce sens étaient assurément très plausibles, car la coalition ne pouvait encore reprocher à la couronne aucun empiétement effectif, elle en était réduite à lui intenter, à mots couverts, un procès de tendances. Néanmoins, M. de Lamartine se plaça sur un terrain beaucoup plus vrai et plus solide, lorsqu’il aborda le côté purement pratique de la question, lorsqu’il demanda aux coalisés constitutionnels, aux hommes du 22 février et du 6 septembre, ce qu’ils comptaient mettre en la place du cabinet du 15 avril, quel système ils substitueraient au sien, sur quelle autre majorité ils s’appuieraient, quel nouveau programme de gouvernement ils présenteraient au pays. — Et l’on vit l’orateur grandir encore lorsque, rentrant dans la sphère des idées qui lui étaient propres, il laissa échapper des paroles imprégnées d’un regret amer sur l’instabilité du pouvoir depuis juillet, lorsqu’il rechercha pour quelle raison aucune majorité stable et forte n’avait pu se constituer pendant les huit années écoulées, lorsque enfin, sondant cette plaie, il accusa l’impuissance des hommes du gouvernement, il leur reprocha d’avoir laissé se dissiper vainement, sans profit pour la France et pour l’humanité, la grande force vitale que le mouvement des trois journées avait fait éclore.

« Il n’y a pas de majorité ici, — disait-il, —parce qu’il n’y en a pas dans le pays, parce qu’il n’y en a pas dans les électeurs ; il n’y a pas de majorité ici, parce qu’il n’y a ni action grande, ni idée directrice grande dans le gouvernement depuis l’origine de 1830.

M. Mauguin. — C’est vrai !

M. de Lamartine. — 1830 n’a pas su se créer son action et trouver son idée. Vous ne pouviez pas refaire de la légitimité : les ruines de la Restauration étaient sous vos pieds : vous ne pouviez pas faire de la gloire militaire : l’Empire avait passé et ne vous avait laissé qu’une colonne de bronze sur une place de Paris. Le passé vous était fermé, il vous fallait une idée nouvelle. Vous ne pouviez pas emprunter à un passé mort je ne sais quel reste de chaleur vitale insuffisant pour animer un gouvernement d’avenir ; vous avez laissé manquer le pays d’action. Il ne faut pas se figurer, Messieurs, que, parce que nous sommes fatigués des grands mouvements qui ont remué le siècle et nous, tout le monde est fatigué comme nous et y craint le moindre mouvement. Les générations qui grandissent derrière nous ne sont pas lasses, elles ; elles veulent agir et se fatiguer à leur tour : quelle action leur avez-vous donnée ? La France est une nation qui s’ennuie ! (Bravos à gauche.) »

Revenant ensuite à la question actuelle, M. de Lamartine flétrit cette combinaison étrange qui enrégimentait, pêle-mêle, contre le pouvoir, des ennemis mortels du régime de juillet et des hommes qui se disaient les amis dévoués de la royauté nouvelle ; puis, dans une péroraison éloquente, il motiva l’appui qu’il prêtait au cabinet.

« Je me résume et je dis : Si les adversaires du cabinet nous présentaient un programme conforme à ces grands principes de progrès social auxquels je faisais allusion tout à l’heure, si vous étiez des hommes nouveaux, je voterais avec vous ; mais tant qu’il ne s’agira que de renverser des hommes sans toucher aux choses, et que de ratifier aveuglément je ne sais quels marchés simoniaques dont nous ne connaissons pas même les clauses pour le pays, je continuerai à voter, dans les questions de cabinet, pour les ministres de l’amnistie et de la paix, contre les ministres énigmatiques dont les  uns ont un pied dans le compte-rendu, les autres dans les lois de septembre, et dont l’alliance suspecte et antipathique ne promet à mon pays que deux résultats funestes qu’il vous était donné seuls d’accomplir à la fois : la dégradation du pouvoir et la déception certaine de la liberté[12]. »

Dans toute la lutte qui suivit, M. de Lamartine se maintint à la hauteur de ce début. On l’avait accusé de ne savoir pas se circonscrire à une situation donnée, d’ignorer la tactique parlementaire, de n’être point disciplinable. Sa conduite prouva qu’il savait, non seulement combattre avec un parti, mais encore conduire un parti. Il fut à la Chambre le chef de la majorité du 15 avril ; il couvrit généreusement la politique et les actes du ministère, sans en prendre néanmoins complètement la solidarité. Il sut fort bien séparer ce qui lui convenait de ce qui lui était antipathique, et formula certaines réserves.

« Ne vous y trompez pas, — disait-il, —je ne me pose ici le défenseur et le panégyriste d’aucun cabinet. Je ne vois pas les hommes, mais je vois une crise sans dénouement et sans issue. C’est plus qu’un cabinet, c’est une situation du pays que je viens défendre.

Défendre les ministres sur tous les points ? Non, sans doute. Est-ce moi qui glorifierai la corruption, cet infâme moyen de gouvernement, véritable poison, véritable opium qu’on jette dans les veines du corps social, et qui aggrave le mal qu’il semble assoupir (Sensation) ? La corruption, qui est une bassesse sous tous les gouvernements, est un crime sous un gouvernement représentatif, car le gouvernement représentatif n’est fondé que sur la sincérité des opinions. Fausser l’opinion, c’est attenter au principe même d’un gouvernement de liberté. (Très bien ! à gauche.) Est-ce moi qui justifierai l’affaire Suisse ? Non, sans doute, je la déplore, mais je ne répondrai pas aux outrages de la Suisse par des caresses d’opposition. Est-ce moi qui parlerai de l’évacuation d’Ancône ? Non, sans doute. J’ai vécu quinze ans au milieu du patriotisme italien, et, bien que je reconnaisse la situation forcée des ministres, je m’affligerai toujours de voir le drapeau français replié sur le dernier pouce de sol italien qui nous restât[13]. » (Assentiments aux extrémités.)

M. Molé commit la faute de se retirer devant la coalition vaincue et sur le point de se dissoudre. Sa majorité, à vrai dire, était peu nombreuse, mais elle était fidèle ; le cabinet se serait très aisément maintenu ; seulement, il aurait dû se modifier, se retremper au sein de la majorité de la Chambre élective. Il se serait rendu ainsi parlementaire, et tout prétexte plausible eût été enlevé à la coalition. Mais M. Molé, esprit un peu timide, s’effraya de l’ébranlement que la lutte avait produit ; il crut prudent de ne pas la prolonger davantage, et déposa son portefeuille. Il y eut alors une véritable débâcle ministérielle ; pendant quatre mois on chercha vainement à réunir les éléments d’un cabinet ; il fallut une émeute pour mettre fin à ce dangereux interrègne.

Cependant, après la chute du cabinet du 15 avril, la majorité des 221 était demeurée intacte. Elle n’avait rien perdu de sa force ni de son influence ; elle était le pivot nécessaire de toutes les combinaisons ministérielles. Les fractions diverses de la coalition, maintenant dissoute, ne pouvaient rien sans son concours. Il y eut alors des réunions des 221 ; M. de Lamartine fut l’orateur et le chef influent de ces réunions ; il conjura la majorité de ne pas se fractionner, de demeurer unie, compacte, de ne point se livrer, d’attendre dans sa force que l’on vînt à elle, et de faire ses conditions. Il lui démontra que, nombreuse et homogène comme elle était, au milieu des partis flottants et divisés, elle n’avait point à recevoir la loi, mais à l’imposer.

Les conseils de M. de Lamartine furent suivis ; les 221 restèrent unis pendant toute la durée de la crise ministérielle. — Ce fut cette belle attitude de la majorité qui empêcha les chefs de la coalition de profiter immédiatement de leur avantage, et qui détermina la transaction du 12 mai.

La composition du cabinet du 12 mai fut une victoire pour les 221. Une partie du centre gauche vint à eux, et le système de politique modérée et conciliatrice, qui avait prévalu sous le 15 avril, fut continué.

Quelques jours avant la fin de la crise (le 24 avril), alors qu’aucune combinaison ne paraissait encore possible, M. de Lamartine avait, dans une vive improvisation, insisté sur la nécessité de mettre fin à une situation qui compromettait tous les intérêts du pays. Dans l’impossibilité où l’on se trouvait de constituer une grande majorité politique, il demandait un ministère neutre, un ministère basé uniquement sur les intérêts moraux et matériels de la nation.

« Un ministère qui adopte le symbole de la situation, c’est-à-dire silence aux passions parlementaires, trêve aux passions politiques, et secours immédiat et sincère au pays.

… Nous ne pouvons pas abandonner plus longtemps le pays à cette suspension de vie qui nous afflige. Nous ne pouvons contempler de sang-froid ces misérables masses d’ouvriers rejetés de l’atelier dans la rue (murmures), auxquels vous pourriez donner des passions, mais auxquels nos débats ne peuvent donner du pain. » (Nouveaux murmures au centre.)

Cela était la vérité nettement et crûment dite ; mais cette vérité qui ne satisfaisait aucune passion, qui blessait toutes les ambitions, ne devait être du goût de personne ; aussi fut-elle accueillie par d’universels murmures. — Dieu sait combien la crise se serait prolongée encore au milieu des stériles agitations causées par les prétentions individuelles, qui surnageaient seules, la question de principes une fois vidée, si l’émeute du 12 mai n’était venue, fort à propos, faciliter une combinaison.

Citons encore quelques paroles de M. de Lamartine, qui caractérisent et résument parfaitement la position qu’il avait prise dans toute cette affaire.

« Aujourd’hui, — disait-il dans une des réunions de la majorité, —aujourd’hui qu’une crise des plus graves sépare, pour ainsi dire, le pays en deux camps, et force les hommes les plus indépendants à se faire inscrire dans l’un des deux, sous peine de les affaiblir tous, je sens le besoin de m’associer à vos efforts et de vous faire compter un soldat de plus. Je me réunis donc aux défenseurs de la constitution et de la paix pour un temps déterminé et pour un but défini. La crise passée, la paix sauvée, nous rentrons tous dans l’indépendance de nos positions. »

M. de Lamartine se signala en ces circonstances par un rare désintéressement. Comme chef de la majorité, il avait droit à récompense ; ses amis le pressaient de se porter pour la présidence de la Chambre ; il préféra laisser nommer M. Sauzet, dans le but de faciliter une transaction. La transaction effectuée (du moins quant aux personnes, car, pour le reste, on sait que le système de la majorité prévalut), il prêta un appui bienveillant au nouveau cabinet. Son adhésion, cependant, avait ses limites : M. de Lamartine ne secondait la politique du ministère qu’autant qu’elle ne se mettait pas en opposition directe avec la sienne. Aussi, malgré tout son bon vouloir, fut-il obligé de blâmer le système suivi, en Orient, par les ministres du 12 mai, et contribua-t-il, enfin, à la chute du cabinet en donnant une boule noire à la loi de dotation.

Une grande crise s’était, dans l’intervalle, accomplie en Orient. La bataille de Nezib avait eu lieu et le sultan Mahmoud était mort. Pendant deux ans, la question orientale se trouva à l’ordre du jour en Europe ; ces deux années furent néfastes pour la France ; jamais son influence ne reçut de plus déplorables atteintes.

Le rôle pénible que joua la France dans l’affaire d’Orient fut le résultat de la fausse direction donnée à sa politique par deux hommes d’État influents, MM. Thiers et Guizot.

En 1839 et en 1840, M. de Lamartine signala les dangers de la voie qui était suivie, et en proposa une différente. Ses idées ne purent prévaloir ; on préféra le système qui aboutit aux fourches caudines du traité du 15 juillet.

Nous croyons utile de placer en regard l’un et l’autre système : celui que M. de Lamartine proposa à la Chambre et qu’il ne réussit point à faire adopter, celui que M. Thiers, président du conseil au 1er mars, et M. Guizot, ambassadeur à Londres, se chargèrent de faire réussir, avec les résultats qui en furent la suite. On pourra comparer.

Résumons d’abord les situations respectives des grandes puissances européennes dans la question orientale.

Des cinq grandes puissances qui dominent en Europe, deux seulement, la Russie et l’Angleterre, ont un intérêt direct, immédiat, en Orient ; la Russie, qui veut Constantinople, clé de la mer Noire ; l’Angleterre, qui convoite l’Égypte, clé de la route de l’Inde.

Mais ces deux intérêts ne pourraient se satisfaire isolément sans rompre l’équilibre européen, c’est-à-dire sans détruire la proportion de puissance établie, par les traités de 1815, entre les États européens. Pour que cet équilibre continuât de subsister, après la possession prise de Constantinople par la Russie, et l’invasion de l’Égypte par les Anglais, il faudrait que des compensations, proportionnellement équivalentes, fussent accordées aux trois autres grands États. Or, c’est là une répartition extrêmement difficile à effectuer dans la situation actuelle de l’Europe ; aussi, d’un commun accord, l’Angleterre et la Russie ajournent-elles l’exécution de leurs desseins sur l’Orient. Un autre motif se joint encore au précédent pour engager ces deux puissances à temporiser : si elles ont des intérêts à peu près égaux à satisfaire en Orient, il y a, en revanche, rivalité entre elles ; ainsi, chacune des deux voudrait arriver à ce résultat de réaliser ses propres desseins et d’empêcher la réussite de ceux de sa rivale. L’une et l’autre attendent, en conséquence, des circonstances particulières, une situation exceptionnelle que le temps peut amener, pour atteindre leur but. Dans l’intervalle, leur intérêt exige que l’empire ottoman continue provisoirement de subsister ; nous disons provisoirement, c’est-à-dire de manière à ne pas tomber en lambeaux à l’improviste, de manière aussi à ne pas reprendre une vitalité complète et définitive.

À la mort du sultan Mahmoud, la Russie et l’Angleterre donnèrent donc volontiers les mains à un compromis qui ajournait la destruction imminente de la monarchie ottomane. Un conseil européen fut alors établi à Londres. Les puissances convinrent d’agir de concert afin d’empêcher qu’aucune d’elles ne prît en Orient une position qui lui assurât des avantages particuliers en cas d’une dissolution de l’empire. Ce but se précisait encore davantage pour l’Angleterre et la Russie. Pour l’une et l’autre, il fallait qu’aucune puissance ne s’établît, soit directement, soit indirectement, en Orient, de manière à faire obstacle à leurs desseins futurs sur Constantinople et sur l’Égypte.

Or, la France essaya précisément de prendre une place qui froissait les divers intérêts que nous venons de signaler, en présidant à la fondation d’un empire syrio-égyptien.

La création d’un État semblable détruisait l’équilibre européen au bénéfice de la France, et brisait les desseins immuables et nécessaires de l’Angleterre sur l’Égypte. — Un empire syrio-égyptien, fondé en faveur de Mehemet-Ali par l’influence du cabinet des Tuileries, c’eût été, en effet, la France établie en Égypte et en Syrie. — La dynastie de Mehemet-Ali aurait fait renaître, à notre profit, les beaux jours du règne des Ptolémées. L’empire syrio-égyptien de Mehemet-Ali serait devenu une succursale de la France, comme l’Égypte des Ptolémées avait été une succursale de Rome.

On se proposait là, sans doute, un magnifique résultat, — trop magnifique, malheureusement, pour n’être pas impossible.

L’établissement d’un empire syrio-égyptien est sous le poids d’une triple impossibilité :

1° —Profonde incompatibilité entre l’Égypte et la Syrie. L’histoire fait foi que jamais une même domination n’a pu longtemps réunir ces deux États, que le désert sépare. De nos jours, enfin, la conquête égyptienne n’a rencontré que des antipathies en Syrie.

2°— Impossibilité de fonder une dynastie égyptienne. Après la mort de Mehemet-Ali, une guerre de succession deviendrait imminente entre Ibrahim-Pacha, qui n’est point, comme on sait, le fils de Mehemet, et l’héritier légitime.

3° — Impossibilité résultant de l’opposition de l’Europe, et principalement de l’Angleterre. — De l’Europe ? De la confédération germanique d’abord. La France, limitrophe de l’Allemagne, est, pour ce pays, une voisine redoutable. Doublez sa puissance, et les périls du voisinage seront doublés pour l’Allemagne. La France, souveraine sur le Nil et sur le Jourdain, c’est aussi la France maîtresse du Rhin. — Quant à la Russie, elle doit ici faire cause commune avec la Confédération germanique. La Russie veut Constantinople. Or, la France, en Syrie et en Égypte, ne donne pas Constantinople à la Russie, mais la laisse, au contraire, en présence de l’Allemagne, déjà débordée sur le Rhin, et plus intéressée, par conséquent, à ne pas l’être sur le Danube.

L’opposition de l’Angleterre n’a pas besoin d’être commentée, elle ressort d’un intérêt vital. La France, prédominante en Égypte et en Syrie, devient maîtresse de la route de l’Inde, foyer de la puissance britannique. Non seulement elle peut fermer, à volonté, cette route à l’Angleterre, mais encore elle peut l’ouvrir un jour à la Russie, qui convoite les Indes. C’est beaucoup trop. Eh bien ! en présence de semblables difficultés, d’impossibilités aussi flagrantes, il se trouva en France des hommes d’État, des ministres qui voulurent l’établissement d’un empire syrio-égyptien, et qui dirigèrent la politique de leur pays vers l’accomplissement de ce dessein. Ces personnages éminents n’étaient pas cependant, comme on pourrait le supposer, des rêveurs ou des poètes, ou bien encore des ennemis acharnés de la puissance britannique, ayant juré contre l’Angleterre le serment d’Annibal ; c’étaient, au contraire, des esprits regardés comme pratiques, et des partisans déclarés de l’alliance anglaise, on pourrait dire les colonnes de cette alliance ; nous avons nommé M. Thiers et M. Guizot.

Devenu président du conseil au 1er mars, M. Thiers se chargea de réaliser le rêve d’un empire syrio-égyptien ; M. Guizot alla seconder à Londres, comme ambassadeur, les vues de M. Thiers.

M. Thiers crut pouvoir aller à son but sans coup férir ; il se persuada qu’il réussirait à donner le change à la diplomatie européenne, à fonder, sans que les puissances rivales s’en aperçussent, un État français dans l’Orient.

Tout le monde connaît les expédients qui furent mis en œuvre, dans cette intention, par le chef du cabinet du 1er mars. Par la note du 27 juillet 1839, portant la signature de M. l’amiral Roussin, les cinq grandes puissances étaient convenues de régler collectivement les démêlés du sultan avec Mehemet-Ali. M. Thiers réclama, pour le pacha, la Syrie et l’Égypte héréditaires ; c’est-à-dire l’Empire syrio-égyptien. Les quatre autres puissances, signataires de la note, repoussèrent unanimement cette prétention. Toute négociation collective se trouva ainsi arrêtée ; M. Thiers s’efforça alors d’amener la conclusion d’un arrangement direct entre le sultan affaibli et son vassal victorieux. On comprend ce qu’eût été un tel arrangement ; mais, par malheur, la négociation ne demeura pas si secrète que les puissances intéressées n’en fussent instruites. S’apercevant que la France songeait à satisfaire isolément son intérêt au détriment du leur, elles s’unirent contre elle. Le traité du 15 juillet fut conclu.

Pour avoir voulu se créer en Orient un intérêt isolé, un intérêt opposé à celui des autres puissances, la France se trouva isolée en face des intérêts européens coalisés contre elle.

Que fit M. Thiers ? Il avait essayé d’abuser l’Europe par des moyens diplomatiques, il tenta maintenant de l’intimider par des armements.

L’Europe avait répondu aux moyens diplomatiques de M. Thiers par le traité du 15 juillet, elle répondit à ses armements par le bombardement de Beyrouth.

Ce fut une grande et pénible humiliation ; M. Thiers courba la tête, il rappela la flotte à Toulon ; la Syrie fut incendiée ; des promesses avaient été faites, sans doute, au pacha d’Égypte pour qu’il consentît à laisser décimer ses meilleures troupes par le canon anglais. Voici comment elles furent tenues. Ostensiblement, par son mémorandum du 8 octobre, M. Thiers garantit à Mehemet-Ali la possession de l’Égypte (que personne ne songeait encore à attaquer) ; et, secrètement, il lui enjoignit de se soumettre à la décision des puissances, sous peine d’abandon de la France.

Mehemet-Ali se soumit, et l’influence française fut ruinée en Orient ; M. Thiers s’était retiré dans l’intervalle. Un nouveau cabinet se forma, dont la mission principale fut d’obtenir la réintégration de la France dans le concert européen. En attendant, une somme de 600 000 000 de francs se dépensait en armements inutiles, et l’on travaillait aux fortifications de Paris.

Voilà le terme où aboutit la chimère d’un empire syrio-égyptien.

Cependant, il faut le dire, ce dessein ne manquait pas d’une certaine grandeur[14]. Mais, pour l’accomplir, il fallait l’épée de Napoléon, et non la politique d’un abbé Dubois. — On se créait, en Orient, un intérêt opposé à tous les intérêts, on devait bien s’attendre à ce qu’il fût attaqué. Il fallait, par conséquent, savoir se résoudre à le défendre. On était ainsi fatalement conduit à la guerre, et à quelle guerre ? À une guerre contre toute l’Europe, à une guerre à mort contre l’Angleterre.

La France recula devant une telle lutte, et elle eut raison. Elle laissa la responsabilité de leurs actes aux hommes qui, sans la consulter, l’y avaient imprudemment exposée ; à eux donc la responsabilité de l’incendie des villes syriennes et de la ruine de l’influence française en Orient !

Voilà encore où conduit le machiavélisme en diplomatie.

Maintenant, en regard de cette politique désastreuse, plaçons le système de M. de Lamartine, système condamné en 1839 et au commencement de 1840, comme chimérique.

M. de Lamartine avait, ainsi que nous l’avons exposé déjà, demandé en 1834 l’établissement d’un congrès européen, chargé de surveiller et de régler les affaires orientales. Il voulait, de plus, si l’empire ottoman venait à se dissoudre, que l’Orient fût divisé en quatre protectorats.

À la mort du sultan Mahmoud, M. de Lamartine vit l’occasion venue d’appliquer son système. En ce moment, en effet, si l’empire avait été abandonné à sa destinée, il serait tombé en ruines sous le canon d’Ibrahim. Le partage des territoires[15] aurait pu être opéré, à l’amiable, dans un grand conseil de l’Europe. On aurait eu ainsi la contrepartie du congrès de Vienne ; l’Europe se serait trouvée remaniée et accrue pacifiquement. Mais on refusa encore d’écouter la voix de M. de Lamartine ; on préféra réserver la question orientale comme une pomme de discorde pour l’avenir ; en attendant, la politique de l’Europe parut se faire turque, et celle de la France devint égyptienne. Ceci se passait en 1839. M. de Lamartine, s’apercevant que ses idées n’étaient point goûtées, les modifia. Il abandonna momentanément toute solution définitive de la question, et rechercha quel système de politique expectante présentait le plus d’avantages à la France. — Voici le plan qu’il proposa.

Toute l’action de la France devait être reportée en Syrie. Le sultan et Mehemet-Ali se disputaient cette contrée ; il fallait la faire déclarer neutre, tout en réservant la suzeraineté de la Turquie. — On délivrait ainsi de l’oppression mahométane les populations chrétiennes, si nombreuses en Syrie ; elles en rendaient grâce à la France, leur vieille protectrice, et redoublaient pour elle de dévouement et d’affection. — Que l’on suppose maintenant une catastrophe en Orient, la France se trouve moralement établie en Syrie, et il n’est plus au pouvoir de personne de la déposséder.

Pour assurer l’action de la France en Syrie, M. de Lamartine voulait un Ancône en Orient, c’est-à-dire une position telle que l’on pût y surveiller les provinces syriennes, comme l’Angleterre, à Malte et aux îles Ioniennes, surveille Alexandrie, comme la Russie, à Sébastopol, surveille Constantinople.

Mais la France avait besoin d’une alliée afin de pouvoir prendre, avec sécurité, une semblable position. Il fallait qu’elle s’unît à une puissance ayant un intérêt identique au sien dans cette affaire. — M. de Lamartine désigna l’Autriche. Aucune alliance, en effet, n’était plus rationnelle, plus conforme aux circonstances, de même qu’aux grands intérêts des deux nations. L’intérêt immédiat de l’Autriche est que la puissance de la Russie, sa voisine, ne s’accroisse point. Toute conquête de la Russie alarme l’Autriche, comme toute conquête de l’Angleterre inquiète la France. Unies, la France et l’Autriche sont assez fortes pour empêcher la réussite des tentatives ambitieuses de l’Angleterre et de la Russie. L’Autriche garde, sur le Danube, Constantinople contre la Russie, et s’assure la Servie ; la France, à Chypre, à Rhodes ou à Candie, garderait Alexandrie contre l’Angleterre, et s’assurerait la Syrie.

L’alliance autrichienne satisfaisait, comme on le voit, de trop importants intérêts à Paris comme à Vienne, pour n’être point réalisable en 1839, si on l’avait cherchée.

On pouvait encore, disait M. de Lamartine, si l’on craignait que l’occupation armée d’un point quelconque en Orient n’éveillât trop vivement les susceptibilités des puissances rivales, se contenter des bénéfices diplomatiques d’une union intime avec l’Autriche, et résoudre la question syrienne à l’aide de simples influences morales.

Tel était le système proposé par M. de Lamartine.

Résumons les avantages qui en découlaient.

— La bonne union des puissances européennes maintenue. — La Syrie placée sous l’influence immédiate du cabinet des Tuileries. — Une alliée fidèle acquise à la France.

Récapitulons, d’un autre côté, les résultats généraux du système suivi par M. Thiers. — Isolement de la France en Europe. — Son influence perdue en Orient. — Six cents millions d’armements inutiles. — La loi des fortifications de Paris.

Où était l’homme d’État ? où était le rêveur ?

Eh bien ! aujourd’hui que les désastres de la politique du 1er mars sont à peu près oubliés, sinon réparés, on est ramené par la nature des choses au système de M. de Lamartine : alliance avec l’Autriche, influence en Syrie. Déjà l’on reconnaît la nécessité de regagner le terrain que l’on a perdu dans les provinces syriennes ; on commence à être frappé, de même, des avantages d’une union intime avec l’Autriche dans l’affaire turque. Espérons que les rudes enseignements de ces dernières années ne seront pas perdus et que l’on se résoudra, enfin, à faire en Orient de la politique rationnelle.

Mais M. de Lamartine ne se contenta pas, en 1840, de signaler la voie qu’il fallait suivre ; il fit une guerre incessante à la politique du 1er mars. Dans une série d’articles, publiés dans le Journal de Saône-et-Loire, et répétés par la plupart des organes de la presse indépendante, il démontra toute la folie et tous les dangers de cette politique. Il fit plus : il ne craignit pas de stigmatiser la guerre dans un moment où les belliqueuses fanfaronnades étaient à l’ordre du jour, où l’on chantait la Marseillaise en France, tandis que l’on reculait en Orient. Ni la crainte de l’impopularité, ni les clameurs des journaux ministériels ne l’arrêtèrent. Il continua, sans se troubler, son œuvre jusqu’au bout, et contribua puissamment à ramener au vrai sentiment des choses les esprits que les sophismes prestigieux de la politique de M. Thiers avait un instant éblouis.

Le ministère du 1er mars, à bout d’expédients, se retira et fit place au 29 octobre.

Du bagage militaire de M. Thiers, M. Guizot n’accepta que les fortifications de Paris. M. de Lamartine approuva la pensée de paix qui avait présidé à la formation du nouveau cabinet, mais il fut l’un des plus ardents adversaires des fortifications de Paris. Il les repoussa comme inefficaces contre l’étranger, comme dangereuses pour la liberté.

« Paris, citadelle de la France, — disait-il avec une animation véhémente, — Paris, dans un tel état, serait le dernier asile que la liberté voudrait habiter ! … Mais vous fermez donc les yeux ? Quoi ! c’est une telle ville que vous offrez pour sûreté aux représentants de quatre-vingt-cinq départements, dans les jours de crise ! C’est là qu’ils délibéreront, libres et inviolables, sous la gueule de deux cents bouches à feu dont une population effrayée tiendra la mèche ! »

La gauche, à l’époque de la coalition, avait accusé M. de Lamartine de se faire le champion du pouvoir contre la liberté ; cette fois, il se fit le champion de la liberté contre le pouvoir et contre la gauche.

Le 13 mars 1841, M. de Lamartine fit un rapport sur la propriété littéraire. Ce travail, remarquable de lucidité et aussi complet que le comportait la matière, n’aboutit toutefois à aucun résultat.

Dans la session de 1842, M. de Lamartine a pris une part importante à la discussion de la loi sur les chemins de fer. — Il a réclamé l’exécution prompte et large des nouvelles voies de communication, défendant les intérêts matériels, trop négligés en France, « comme les plus puissants véhicules des idées, des efforts de l’intelligence dans le monde. »

Le 21 mai 1842, M. de Lamartine émettait son opinion sur le droit de visite. Il consentait volontiers à ce que les modifications, réclamées par le sentiment national, fussent apportées aux traités de 1831 et de 1833, mais, en même temps, il demandait que des moyens équivalents fussent employés pour rendre efficace la répression de la traite, pour que la cause de l’émancipation de l’esclavage ne reçût aucune atteinte. Il blâmait le ministère d’avoir signé le traité du 20 novembre dans un moment où la France se souvenait encore avec amertume du traité du 15 juillet.

« Mais, disait-il, le lendemain d’un froissement pénible, mais le lendemain de ce jour où la France, par suite d’un acte que je ne suis plus chargé d’apprécier, a été forclose de l’alliance européenne à Londres, venir, sur cette même table des conférences, où l’on avait signé, si peu de temps avant, son exclusion complète de la politique du monde, venir rapporter complaisamment, prématurément la main irritée de la France ! Il y avait là quelque chose qui devait inévitablement produire une réaction vive dans le pays, une réaction funeste à la cause qu’il était dans les intérêts du gouvernement et dans nos intentions de propager et de maintenir.

… Mais maintenant, — ajoutait-il en s’adressant aux ministres, — vous ne pouvez ratifier parce que vous avez offensé le sentiment du pays sans lequel vous ne ferez rien de stable. »

Dans la même session (1842), M. de Lamartine parla encore sur les propositions de MM. Ganneron et Ducos, relatives aux incompatibilités et à l’adjonction des capacités à la liste électorale. Il se prononça contre la première et pour la seconde.

Il repoussait, comme étroite, exclusive, la loi projetée sur les incompatibilités.

« Messieurs, disait-il, ne faisons pas une loi qui pourrait priver notre pays d’un seul courage, d’un seul talent dans l’avenir ; séparez le pays en deux, vous n’en aurez que la moitié. Tout entier pour suffire aux grandes nécessités d’affermissement, d’énergie et de progrès que ses difficultés lui imposent ; oui, je le veux tout entier pour le dedans et surtout pour le dehors. »

La loi sur l’adjonction des capacités donna lieu à M. de Lamartine de manifester sa répulsion pour la politique de résistance et d’immobilisation que le cabinet du 29 octobre semblait prendre à tâche de faire prévaloir encore. Ce fut un manifeste éloquent dirigé contre le ministère. Le mot caractéristique de borne, tant répété depuis, y fut jeté comme un brillant éclair d’improvisation.

« On dirait, — à vous entendre, — disait l’orateur en regardant M. Guizot, — que le génie des hommes politiques ne consiste qu’en une seule chose, à se poser là sur une situation que le hasard ou une révolution leur a faite et à y rester, immobiles, inertes, implacables…

Oui, implacables à toute amélioration. Et si c’était là, en effet, tout le génie de l’homme d’État chargé de diriger un gouvernement, mais il n’y aurait pas besoin d’homme d’État, une borne y suffirait.

… Non, ce n’est pas là le génie de l’homme d’État, ni son devoir.

Combattre, quelquefois jusqu’à la mort, pour les institutions jurées, sacrées, que la société nous confie et dans lesquelles elle s’abrite, plus souvent innover, corriger, développer, améliorer, voilà le grand ministre ! La stratégie politique ne consiste pas seulement à défendre une vieille position, mais à en prendre de plus fortes, de plus hardies, de plus avancées, et à couper ainsi la route à la république, aux factions, aux révolutions qui marchent toujours en avant ! »

C’était rompre avec le cabinet du 29 octobre. M. de Lamartine a confirmé cette rupture dans la discussion de la loi de régence et l’a complétée, rendue définitive et signifiée au parti conservateur tout entier, dans son discours du 27 janvier 1843.

Avant d’apprécier la portée de l’acte dont ce discours est la manifestation, nous interromprons un instant l’ordre de notre sujet pour donner à nos lecteurs un portrait de M. de Lamartine. Nous n’esquisserons pas nous-mêmes ce portrait. Nous en trouvons un tout fait dans les Mémoires du duc Saint-Simon, qui s’applique, avec une étonnante vérité jusque dans ses moindres détails, à notre personnage. C’est le portrait de Fénelon.

« Fénelon, — dit l’auteur des Mémoires, —était d’une assez haute taille, bien fait, maigre et pâle, il avait le nez grand et bien tiré, le feu et l’esprit sortaient de ses yeux comme un torrent, sa physionomie était telle qu’on n’en voyait point qui lui ressemblât, aussi ne pouvait-on l’oublier dès qu’une fois on l’avait vue ; elle rassemblait tout et les contraires ne s’y combattaient point ; elle avait de la gravité et de la douceur, du sérieux et de la gaîté ; ce qui surnageait ainsi que dans sa personne, c’était la finesse, l’esprit, la décence, les grâces et surtout la noblesse ; il fallait faire effort sur soi-même pour cesser de le regarder. Tous ses portraits sont parlants, sans que néanmoins on ait jamais pu attraper la justesse et l’harmonie qui frappaient dans l’original, et la délicatesse de chaque caractère que ce visage réunissait ; ses manières y répondaient dans la même proportion ; c’était une aisance qui en donnait aux autres, un air de bon goût dont il était redevable à l’usage du grand monde et de la meilleure compagnie et qui se répandait comme de lui-même dans toutes ses conversations, et cela avec une éloquence naturelle, douce, fleurie ; une politesse insinuante, mais noble et proportionnée ; une élocution facile, nette, agréable ; un ton de clarté et de précision pour se faire entendre, même en traitant les matières les plus embarrassées ; avec cela, il ne voulait pas avoir plus d’esprit que celui avec qui il parlait ; il se mettait à portée de chacun sans le faire sentir ; il mettait à l’aise, et semblait enchanter de façon qu’on ne pouvait ni le quitter, ni s’en défendre, ni ne pas soupirer après le moment de le retrouver. C’est ce talent si rare et qu’il avait au dernier degré, qui lui tint ses amis si attachés toute sa vie, malgré sa chute et sa disgrâce, et qui, dans le triste éloignement où ils étaient de lui, les réunissait pour se parler de lui, pour le regretter, pour le désirer, pour soupirer après son retour et l’espérer sans cesse. »

Eh bien, il n’est, pour ainsi dire, aucun trait, tant physique que moral de ce portrait, si artistement tracé, qui ne s’applique à la physionomie de M. de Lamartine. L’illustre instituteur du duc de Bourgogne et l’auteur de la Politique rationnelle sont, il faut le remarquer aussi, deux penseurs de la même famille. Les idées de M. de Lamartine sont celles de Fénelon, coordonnées, systématisées ensuite par Rousseau, puis développées à la tribune, avec une fougueuse véhémence, par Mirabeau[16].

Orateur, M. de Lamartine n’est pas sans ressemblance avec Vergniaud. Tous deux se servent volontiers de l’image, et s’en servent admirablement. Tous deux sont brillants et harmonieux. Tous deux aussi pèchent par le même défaut : ils mettent trop de pompe dans leurs discours. Mais M. de Lamartine est plus vif, Vergniaud plus ménagé et plus arrondi. La vivacité de celui-là est souvent excessive, il ne laisse pas assez reposer l’attention et ne lui donne point le temps de reprendre haleine, si l’on peut parler ainsi ; les harangues de l’orateur girondin, mieux espacées, partant plus froides à la lecture, émouvaient peut-être davantage à l’audition. — On sait que les montagnards eux-mêmes, au temps de leurs plus terribles luttes contre la Gironde, se surprenaient souvent à applaudir leur plus éloquent adversaire.

D’ailleurs, nous le répétons, la parole de M. de Lamartine conserve trop l’appareil de la poésie. Le poète est, en lui, l’intime ennemi de l’orateur. On ne peut se persuader que des choses dites dans un langage aussi élevé ne soient point inaccessibles. Chez M. de Lamartine, la forme nuit au fond. Il faut un parler bourgeois devant une assemblée bourgeoise. M. Thiers, l’homme certes le moins éloquent de la Chambre, n’est-il pas plus habile à porter la conviction dans les esprits que M. Berryer lui-même, l’orateur par excellence ?

Mais M. de Lamartine ne parle pas seulement pour la Chambre, il parle aussi pour la France, et ceux qui le lisent seraient bien fâchés de ne plus retrouver dans ses discours la prose cadencée et les images étincelantes auxquelles il les a accoutumés. — C’est une forme que l’on admire en artiste avant de juger, comme homme et comme citoyen, la pensée qu’elle recouvre.

Il ne nous reste plus maintenant qu’à apprécier le passage de M. de Lamartine dans l’opposition. Nous ne nous arrêterons point aux diverses manières dont cet acte a été jugé, nous nous bornerons à rechercher s’il est logique et s’il est nécessaire. Pour savoir s’il est logique, il nous suffira de jeter un simple coup d’œil rétrospectif sur la carrière parlementaire de M. de Lamartine ; pour savoir s’il est nécessaire, nous aurons à considérer la situation actuelle du pouvoir et de la majorité.

Examinons d’abord le premier point. M. de Lamartine, avant de commencer sa carrière politique, se fit une doctrine. Selon cette doctrine, il apprécia le fait de juillet. Il se dit après 1830 : une révolution vient d’être accomplie contre le vieux principe du droit divin qu’un pouvoir imprudent s’efforçait de relever à côté du principe de la souveraineté nationale. Celui-ci, après la victoire du peuple, subsiste seul. La nation assemblée choisit une nouvelle magistrature politique pour remplacer l’ancienne. — Évidemment ce nouveau pouvoir émane uniquement du principe de la souveraineté nationale, il est l’élu de la démocratie ; il n’y a plus ici d’ambiguïté. Mais quelle est sa mission ? Son origine l’indique. Quand une nation achète, au prix d’une révolution, le droit de se choisir elle-même son gouvernement, c’est assurément pour être gouvernée à son propre bénéfice et non pas au bénéfice des gouvernants. L’œuvre du pouvoir est donc de rechercher ce qui peut être utile à la nation et de le pratiquer. Or ce qui est utile, d’abord, aux démocraties modernes, c’est d’être moralisées, instruites et matériellement améliorées. Le pouvoir doit, par conséquent, appliquer toute son attention au développement des institutions qui concourent à ce triple but. — Ce doit être un gouvernement probe, éclairé et travailleur, voilà tout.

M. de Lamartine arriva à la Chambre avec ces idées sur la mission du pouvoir récemment élu. Cependant, avant tout, il voulait lui donner la force nécessaire pour accomplir sa tâche. — La première nécessité d’un gouvernement c’est de vivre, disait-il. — Or, à cette époque (1834), le nouveau gouvernement n’ayant point encore cessé d’être attaqué par les factions, M. de Lamartine crut utile de se placer d’abord au nombre de ses défenseurs immédiats ; il alla s’asseoir sur les bancs de la majorité conservatrice. Mais s’il était d’accord avec elle sur la nécessité de fortifier le pouvoir, il différait, en revanche, sur la direction à lui imprimer. Le dissentiment éclata, pour la première fois, à propos des lois sur la presse. L’auteur de la Politique rationnelle considérait la liberté de la presse comme la condition essentielle du régime représentatif : il la défendit énergiquement. Ce point réservé, il s’attacha à attirer l’attention du gouvernement sur toutes les questions d’intérêt social qui lui paraissaient de nature à être immédiatement résolues. — Il demanda des colonisations pour épancher la sève surabondante, née du mouvement de juillet, pour dégorger les grands centres de population et de misère ; il réclama en faveur de l’instruction publique, de l’instruction primaire surtout, plus retardée dans la France de juillet qu’en Autriche même, sous M. de Metternich ; il signala ce qu’il y avait à faire pour moraliser la nouvelle démocratie, etc. Mais le gouvernement ne se préoccupait aucunement des questions que lui soumettait l’illustre orateur. M. de Lamartine prenait patience. Il se disait que les premières années d’un établissement sont toujours difficiles, qu’il ne faut point en augmenter les embarras en se posant systématiquement comme un obstacle. Dans l’intervalle, il votait encore la loi de disjonction qui lui paraissait équitable en principe et de nature à fortifier le pouvoir contre une usurpation militaire. En revanche, il rejetait la loi d’apanages, réminiscence des temps monarchiques, qui ne convenait pas à un gouvernement économe, munificence exagérée à l’égard d’un pouvoir déjà suffisamment rétribué. Le cabinet de M. Molé se forma. M. de Lamartine lui vit des intentions conciliatrices et ne crut pas assez à ses tendances aristocratiques. Il le défendit contre la coalition. Esprit pratique, il se demandait, avant tout, ce que pourrait enfanter cette anarchie agressive, cet assemblage insolite d’opinions coalisées avec des vues diverses dans un but commun. Il continua sa protection bienveillante et désintéressée au faible ministère du 12 mai qu’il abandonna seulement sur la loi de dotation, pendant de la loi d’apanage. La politique impossible de M. Thiers trouva en lui un redoutable adversaire. Lorsque le cabinet du 29 octobre se forma, il l’aida à remplir sa mission pacificatrice, non sans lui rappeler toutefois qu’il fallait mettre de la dignité dans la réconciliation de la France avec l’Europe. La cause de la paix regagnée, le pouvoir se trouvait, cette fois, hors de tout danger, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. M. Guizot avait ainsi achevé la tâche de Casimir Périer.

M. de Lamartine envisagea alors sa position dans le parti conservateur. Pendant les huit années de sa carrière parlementaire, il avait, dans le but d’assurer l’existence du nouveau gouvernement, prêté moralement, et parfois effectivement, son appui à la plupart des ministères qui s’étaient succédé. En cela, il avait fait preuve d’une singulière abnégation, d’une longanimité peu commune. Chose, en effet, digne de remarque, il ne se trouvait jamais d’accord avec les agents du pouvoir, si ce n’est lorsqu’il s’agissait de les défendre. Sauf l’amnistie, il n’avait pu, dans le cours de huit années, approuver aucun grand acte émané du gouvernement. Ainsi, il avait donné à l’œuvre de consolidation le pas sur toute autre, ajournant, pour y contribuer, ses idées progressives ; mais cette œuvre achevée qu’avait-il à faire ? — Il devait considérer non plus l’existence, maintenant assurée, du gouvernement de juillet, mais sa mission.

Or cette mission se trouve-t-elle remplie aujourd’hui d’après les vues de M. de Lamartine ? Le gouvernement est-il moral, éclairé et bon économe ? — Est-il moral ? Non, car (les dernières élections en font foi), c’est à l’aide de la corruption qu’il se compose une majorité factice. — Est-il éclairé, intelligent ? — Non, car, dans une société toute démocratique, il songe à constituer une sorte d’aristocratie bourgeoise, il refuse de toucher à la loi électorale à laquelle il semble vouloir conserver une limite immuable. — Est-il bon économe ? — Non, car les intérêts matériels du pays sont subordonnés par lui à des intérêts d’un ordre tout différent. — Rien ne rattache donc plus M. de Lamartine à la majorité qui s’est donné pour mission de faire prévaloir le système du pouvoir. Tout l’en sépare au contraire. Il l’a compris et a passé dans l’opposition.

L’acte du 27 janvier 1843 n’est-il pas logique ?

Voyons maintenant si cet acte est nécessaire, examinons si M. de Lamartine ne s’est pas trop pressé, si le gouvernement, tel qu’il est actuellement dirigé et soutenu, n’est point en état, son existence une fois mise hors de cause, de remplir les conditions de son mandat, comme il convient à la nation qu’elles soient remplies.

De même que nous avons, tout à l’heure, récapitulé les actes de la carrière parlementaire de M. de Lamartine, de même nous sommes obligés à présent de jeter un coup d’œil sur la carrière fournie jusqu’aujourd’hui par le système de juillet.

Il n’y a pas encore treize ans que la révolution de juillet s’est accomplie et déjà dix ministères se sont succédé. De ces dix administrations, deux seulement, celles du 13 mars et du 11 octobre ont eu une majorité réelle, homogène et forte. Les autres ont vécu, pour la plupart, sur des appoints de majorité, appoints mobiles que le poids de quelques ambitions personnelles suffisait pour déplacer. Cette différence est provenue, on le sait, de ce que, jusqu’en 1835, les partisans sincères de la royauté du 7 août se trouvèrent unis par une pensée commune. Tous étaient d’accord pour consolider le régime constitutionnel et le garder contre les factions. Ils formèrent ainsi, dans ce but, un grand parti, une grande majorité admirable, de discipline et de zèle, unie, compacte, obéissante. Cette majorité, sous la main vigoureuse de Casimir Périer, sauva le nouvel établissement.

Il arriva donc, un jour, que les factions se trouvèrent domptées, que les dernières rumeurs de la révolution s’apaisèrent et que le régime de juillet fut consolidé. Mais, sous l’influence même de cet heureux résultat, s’évanouit la pensée, ou plutôt la crainte commune qui avait tenu, jusqu’alors, groupés autour du pouvoir, les partisans immédiats de la nouvelle monarchie. La majorité tomba en dissolution. Il eût fallu, alors, à la pensée qui venait d’accomplir son œuvre substituer une autre pensée, une pensée assez puissante, assez sympathique pour rallier de nouveau autour d’elle tout le parti dont le commun lien se relâchait. Malheureusement aucun des hommes qui occupaient le pouvoir ne sut trouver cette pensée nécessaire ou la réaliser. Alors commença la crise gouvernementale qui dure encore. À la place du grand intérêt qui s’effaçait il s’en glissa de petits. On vit les personnes se substituer aux choses, on vit la majorité fractionnée s’enrégimenter au service de deux ou trois chefs, et ces chefs également ambitieux du pouvoir, incapables de s’accorder pour le posséder ensemble. De là des luttes incessantes et stériles. Le pouvoir devenait momentanément la proie du plus heureux ou du plus habile. Ainsi, il passa successivement, de la main à la main, de M. Thiers à M. Guizot, de M. Guizot à M. Molé… Mais lorsqu’un de ces trois hommes occupait trop longtemps, avec sa clientèle, les hautes positions de l’État, il arrivait que les deux autres, impatients, s’unissaient ostensiblement ou secrètement pour le renverser. Ils étaient, dans ce dessein, admirablement secondés par les agrégations subalternes groupées autour d’eux, par les hommes qui, chassés naguère de leurs positions, sous une chance défavorable de ce jeu étrange, aspiraient à les reconquérir. Ainsi l’on se coalisait momentanément pour renverser le ministère… Celui-ci succombait sous ce double effort. L’un ou l’autre de ses adversaires, le mieux posé ou le plus adroit le remplaçait, jusqu’à ce qu’à son tour il vînt à succomber sous une semblable ligue.

Voilà, n’est-il pas vrai, ce qui se passe en France depuis sept à huit ans. Le pouvoir est devenu l’enjeu de trois ou quatre joueurs habiles. La nation regarde en silence et laisse faire. Mais tout s’altère et se corrompt. À chaque changement de cabinet toute l’administration est bouleversée. Les plus belles positions administratives servent à récompenser les services rendus dans la lutte politique. La hiérarchie et les services réels se trouvent foulés aux pieds. En même temps, l’importance individuelle des députés s’est exorbitamment accrue. Tout ministère ne subsistant plus que sur un appoint de majorité, chaque unité de cet appoint et, par suite, chaque unité de la majorité elle-même est devenue précieuse. On ne recule devant aucun sacrifice pour s’assurer ces indispensables unités. Le dévouement se mesure aux récompenses, et plus le dévouement est nécessaire, moins on lésine sur le prix. Le crédit individuel des mandataires du pays devient ainsi sans limites. Mais qu’en arrive-t-il ? Que les électeurs font descendre jusqu’à eux-mêmes ce crédit, que l’élection devient une convention d’intérêts privés, un immoral contrat synallagmatique. Les mandataires de la nation ne sont plus que les chargés d’affaires de compagnies électorales. Les mœurs politiques se perdent. À vrai dire, sous l’influence de cette corruption, le nombre des appuis ministériels s’augmente. Les hommes d’opposition n’étant point, comme leurs adversaires, en mesure de donner satisfaction aux exigences particulières, celles-ci réagissent contre eux, et, peu à peu, réussissent à les éliminer. La représentation nationale tend ainsi à acquérir une homogénéité déplorable. Les intérêts individuels d’une seule classe prévalent sur les intérêts de tous. Cependant chacun s’efforce de se rattacher par un fil à ce réseau d’intérêts favorisés ; il se manifeste une ardeur effrénée des places, il se tient une bourse perpétuelle de dévouements. Le pouvoir, dispensateur des faveurs privées, voit s’accroître la base sur laquelle il repose, et il s’en félicite. — C’est le système de Robert Walpole.

Mais que résulte-t-il pour le pays de ce système ? Le corps social se trouve empêtré comme Gulliver sous un réseau, habilement tissu, de mille insaisissables liens ; géant, il est enchaîné par des pygmées. Tout s’immobilise et languit. Les grandes mesures d’utilité publique semblent devenues aujourd’hui irréalisables. On sait ce qui s’est passé à l’époque du vote de la loi des chemins de fer, on sait ce qui retarde, depuis si longtemps, la solution de la question des sucres. Une alliance d’une haute portée politique était à conclure avec la Belgique, elle s’ajourne en présence d’une ligue d’intérêts privés. Et c’est ainsi que partout et toujours l’intérêt général se trouve sacrifié !

Ce n’est pas tout encore : les ministres, sans cesse sur le qui vive, sans cesse à l’affût des intrigues fomentées par d’ambitieuses rivalités, non seulement délaissent les affaires intérieures, mais ils négligent même les relations du dehors. La France, pendant si longtemps, la première entre les puissances européennes, semble avoir abdiqué ; elle ne pèse plus de son poids normal dans la balance de l’Europe ; naguère, elle a vu échouer ses desseins sur l’Orient, aujourd’hui elle voit se consommer la ruine de son influence en Espagne. Elle ne sait pas même venir à bout d’un émir africain !

Eh bien ! voilà ce qui résulte, dans le présent, de cette absence d’une grande pensée gouvernementale et de cette corruption systématisée ; mais qu’en résultera-t-il dans l’avenir ?

D’abord, il faut le dire, un dégoût profond des affaires publiques commence à s’emparer de la partie saine de la nation. Le pouvoir n’inspire plus ni affection ni haine, mais une ironique indifférence. Seulement, le pays se trouve humilié de sa faiblesse en face de l’étranger, et il garde le ressentiment de son humiliation à ceux qui la lui ont faite. Supposez donc que demain un événement fortuit, un accident désastreux vienne frapper le pouvoir et l’affaiblir, sur quoi s’appuiera-t-il dans sa détresse ? Sur les intérêts privés, comme toujours ? Incertain et fragile appui ! Les intérêts privés s’isolent dans leur égoïsme, lorsque surviennent des temps de crise. Sur la nation ? Mais la nation est-elle intéressée à conserver des gouvernants qui font céder ses intérêts devant ceux d’une agrégation électorale, qui négligent, pour des misères de situation, le soin de sa dignité en Europe.

C’est ainsi que la corruption engendre la ruine, c’est ainsi que le Directoire a succombé. Vienne de nouveau un aventurier glorieux, ne serait-il pas, un jour, en droit de dire encore à ceux qui dirigent les affaires de ce pays : — Qu’avez-vous fait de cette France naguère si puissante, comment s’est-elle amoindrie entre vos mains, comment se sont dissipées sa force et sa grandeur ?— Et cette fois, le nouveau despote pourra s’épargner la peine de traîner la représentation nationale dans une orangerie de Saint-Cloud, pour l’y exécuter impunément : ne sera-t-elle point, dans Paris même, sous la pointe de ses baïonnettes et sous la gueule de ses canons ?

C’est en face de ce présent et de cet avenir que M. de Lamartine a jugé nécessaire de se séparer d’un parti qui s’est donné la mission de faire renaître les beaux jours de Walpole, de s’éloigner d’une majorité au sein de laquelle s’agitent éternellement, autour de trois ou quatre pivots, de tristes réunions d’ambitions privées. Comme on le voit encore, c’est dans l’intérêt immédiat de la conservation de l’établissement de juillet que M. de Lamartine abandonne le parti conservateur ; il le quitte après avoir, pendant huit années, vainement essayé de le remettre dans une voie salutaire ; il le quitte comme M. Royer-Collard délaissa, sous la Restauration, la majorité de M. de Villèle[17].

De la majorité conservatrice, M. de Lamartine passe dans la gauche. Qu’y va-t-il faire, et d’abord quelle est la gauche ?

D’accord en principe avec le parti conservateur sur le maintien du régime établi, la gauche diffère sur la direction à imprimer au pouvoir. Cependant, dans les premières années qui suivirent la révolution de juillet, la gauche, tout en désirant sincèrement la conservation de la royauté nouvelle, faisait tout ce qu’il fallait pour la renverser. Cela tenait à de généreux, mais imprudents ressouvenirs de l’époque impériale, cela tenait aussi à de malencontreuses réminiscences des luttes de la restauration. L’opposition de la gauche était alors dangereuse parce qu’elle s’ajoutait à d’autres dangers et parce que le pouvoir, à peine posé sur sa base, vacillait encore.

Aujourd’hui que les factions ont disparu et que le pouvoir s’est assis, l’opposition de la gauche a cessé d’être un péril, mais elle n’est pas encore un bienfait. Voici pourquoi. De même que les conservateurs ont vécu jusqu’à ce jour sur la politique de résistance, de même la gauche a vécu sur son opposition à cette politique. Faute d’idées nouvelles, les deux partis ont été réduits à éterniser leurs combats sur un prétexte disparu. Mais la gauche a conservé un grand avantage sur ses adversaires : dirigée par un chef honorable et digne, elle est demeurée pure, jamais elle ne s’est mêlée à ce jeu dégradant des positions privées, que nous signalions tout à l’heure, jamais la corruption ne l’a souillée. Une seule fois, elle a consenti à prêter son appui à un ministre qui l’avait gagné par de trompeuses promesses : mais, même en commettant cette faute, elle n’a point cessé d’être puritaine. Pour former un parti de gouvernement, moral et digne, il ne manque à la gauche que des doctrines et des plans arrêtés. Ces doctrines et ces plans, l’auteur de la politique rationnelle les lui apporte. Il veut la rendre conservatrice et gouvernementale, comme il a voulu rendre le parti conservateur moral et progressif. Mais ici, la tâche de M. de Lamartine sera plus facile. Il ne diffère de la gauche que par une volonté, sinon plus ferme, du moins mieux raisonnée, de maintenir le pouvoir établi, tandis que, d’accord sur ce seul point avec les conservateurs, il se sépare sur tout le reste.

Ce parti social que M. de Lamartine songeait autrefois à former avec les conservateurs, ce parti whig de la démocratie, dont la Politique rationnelle est le code, l’éloquent orateur réussira sans doute à le fonder avec la gauche.

Cependant, l’œuvre de M. de Lamartine ne sera point immédiatement accomplie. Le novateur ne sera pas compris d’abord. Non seulement il sera obligé de lutter contre une routine vieillie, mais encore il aura à combattre certaines influences du dehors, qui, pour avoir abusé une première fois la gauche, ne désespèrent pas de se servir d’elle, une seconde fois, comme d’un piédestal. Mais qu’importe ! Ce n’est pas tant sur l’adhésion complète de ses nouveaux amis que sur les fautes de ses adversaires que M. de Lamartine doit compter. Le parti conservateur s’use et s’énerve à force de tiraillements et de corruption systématique. Dans un jour de crise, le pouvoir vacillera entre ses mains ; ce jour-là la cause de M. de Lamartine, la cause de la conservation par la moralité et le progrès, sera gagnée, et le nouveau système trouvera peut-être ses partisans les plus nombreux au sein du parti conservateur même. Ce parti compte, en effet, un assez grand nombre d’hommes, demeurés en quelque sorte sur un terrain vague, qui refusent le patronage des ambitions dominantes, mais ne veulent pas de la gauche parce qu’ils redoutent ses antécédents. Lorsqu’ils la verront modérée, gouvernementale, s’appuyant sur la large base des intérêts généraux du pays, ils n’hésiteront plus à s’unir à elle. De ce jour-là, mais de ce jour-là seulement, il y aura une majorité dans la Chambre, une majorité dans le pays. — Ce jour-là, la corruption cessera d’être utile et l’importance personnelle des députés sera réduite autant que leur valeur collective sera accrue. — Ce jour-là, la politique pourra devenir DE LA RAISON, DE LA MORALE ET DE LA VERTU. — Ce jour-là, enfin, la cause du gouvernement représentatif sera sauvé en ce pays, parce qu’il y aura harmonie entre le pouvoir et la nation, et la France sera forte, forte de son unanimité, forte surtout de la puissance de l’idée qui la conduira vers l’avenir. Ce jour-là, elle reprendra sa place à la tête des nations.

Il y a encore dans la constitution de ce grand parti que nous continuerons de désigner sons le nom de PARTI SOCIAL, un intérêt plus élevé, plus général que celui qui vient d’être indiqué. La marche même de la civilisation est ici en question. Il s’agit de savoir si le progrès sera atteint par une pente douce et insensible, ou bien par saccades, par révolutions. — C’est un char qu’aucune puissance humaine ne saurait arrêter, mais qui peut être dirigé. — Si vous jetez des bornes sous ses roues, il les broiera sans doute, mais chaque fois la terre tremblera au choc ; si vous le laissez aller à l’aventure, il pourrait bien tomber dans quelque précipice. Ce sont des orgueilleux qui prétendent l’arrêter, ce sont des fatalistes qui jugent superflu de le guider, les uns et les autres également impuissants à en tenir les rênes ! La pensée de la Providence qui dirige n’est-elle point préférable à celle de l’orgueil qui arrête, à celle du fatalisme, qui s’abandonne à la divinité du hasard !

Laissez donc M. de Lamartine accomplir son œuvre, laissez-le fonder une majorité saine et forte, laissez-le rétablir une foi sociale, laissez-le sauver le régime représentatif en France, et secondez-le, secondez-le si vous croyez en l’avenir de votre pays, si vous voulez que les intérêts permanents de cette grande nation ne cèdent point, sans cesse, devant l’avidité de quelques agrégations d’hommes ; secondez-le sans crainte, car ce n’est point un ambitieux vulgaire ; deux fois déjà, vous le savez, il a refusé d’être ministre ; car, à l’exemple de toutes les nobles âmes, il a dévoué sa vie à l’accomplissement d’une idée ; car il a retrouvé dans son cœur ce saint enthousiasme de la patrie et de la liberté qui a porté si haut dans le monde la génération de 1789. Sûr de sa conscience, fort de sa conviction, il poursuit son œuvre avec calme, sans s’exalter au bruit des acclamations comme sans se laisser abattre par les rumeurs : vous l’avez entendu naguère, dans une occasion solennelle, répéter ce cri d’une abnégation généreuse et passionnée : Périssent nos mémoires pourvu que nos idées triomphent !

Mais ni les idées, ni la mémoire de Lamartine ne périront. Ce qu’une génération refuse, une autre l’accepte. Ce que repousse la génération fatiguée qui gouverne aujourd’hui la France, la génération qui gouvernera demain l’accomplira. Nos pères de la république ont défendu les idées de 89 contre l’Europe armée, nous avons à faire fructifier, au bénéfice du monde, ce noble héritage. L’ère des révolutions est fermée pour la France, l’ère du progrès social doit s’ouvrir. Nous ne nous laisserons pas étouffer entre deux portes.

Si M. de Lamartine, réalisant ses généreuses tentatives, arrive un jour au pouvoir, porté par la grande et forte majorité qu’il aura formée, s’il gouverne avec elle la France, nous ignorons encore quelle place lui sera réservée dans l’avenir ; s’il ne lui est point donné d’achever son œuvre, s’il ne recueille pas lui-même les fruits qu’il aura semés, sa mémoire n’en sera pas moins honorée comme celle d’un noble instituteur politique. Peut-être sera-t-il réuni dans le souvenir de la postérité, à ce citoyen vénéré de la jeune Amérique, ce Benjamin Franklin, dont le vieux Voltaire bénit, un jour, le petit-fils avec ces mots :

DIEU ET LA LIBERTÉ.

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[1] Nous ne donnons ici que la biographie politique de M. de Lamartine. Sa vie littéraire est trop universellement connue pour qu’il soit utile de la raconter encore. Des critiques si éminents se sont occupés d’ailleurs de ses œuvres poétiques, qu’il y aurait présomption de notre part à vouloir hasarder nos appréciations après les leurs.

Nous avons négligé de même la partie purement biographique, nous nous bornerons à la résumer dans cette note.

M. Alphonse de Prat de Lamartine est né à Mâcon, le 21 octobre 1791. Sa famille est originaire de Cluny et remonte au XIVe siècle. Son père avait le grade de capitaine dans un régiment de cavalerie sous Louis XVI ; sa mère, Mlle Alix des Roys, était fille de madame des Roys, sous-gouvernante des princes de la maison d’Orléans.

M. de Lamartine fut élevé à la campagne par son père et par sa mère pendant les troubles de la révolution. En 1801, il entra au collège des Pères de la Foi, à Belley. Ses études furent sérieuses et complètes, il remportait tous les prix. Au sortir du collège, il voyagea et séjourna longtemps en Italie, en Suisse et en Allemagne.

En 1814, M. de Lamartine entra dans la maison militaire du roi Louis XVIII. Trois ans plus tard il donna sa démission et se remit à voyager. Les premières méditations parurent en 1820. Quelque temps après, M. de Lamartine épousait, à Genève, une jeune Anglaise, Mlle Elisa-Marianne Birch, âme intelligente et bonne, digne compagne d’un homme de génie. — Il entra alors dans la diplomatie, comme secrétaire d’ambassade, sous M. de Narbonne, à Naples, et fut employé successivement à Londres, à Turin et à Rome. Nommé enfin chargé d’affaires à Florence, il séjourna cinq ans dans cette ville, et y gagna l’amitié du grand-duc de Toscane, neveu de l’empereur d’Autriche.

Lorsque le ministère Polignac se forma, le jeune diplomate fut appelé à Paris ; on lui offrit le poste de secrétaire-général du ministère des affaires étrangères. Il refusa à M. de Polignac et prédit la révolution de juillet.

M. de Lamartine fut alors nommé ministre plénipotentiaire en Grèce, auprès du prince Léopold de Saxe-Cobourg qui venait d’être élu roi des Grecs. Le prince n’ayant pas accepté la couronne qui lui était offerte, le nouveau ministre ne se rendit point à son poste et alla voyager en Suisse. Sur ces entrefaites, la révolution de juillet éclata, M. de Lamartine revint à Paris et se retira de la diplomatie.

M. de Lamartine a publié :

Méditations poétiques, 1820.

Secondes Méditations, 1823.

La Mort de Socrate, 1823.

Le dernier Chant du Pèlerinage d’Harold, 1825

Harmonies poétiques et religieuses, 1830.

De la Politique rationnelle, 1831.

Souvenirs, Impressions, Pensées et Paysages pendant un voyage en Orient, ou Notes d’un Voyageur, 1835.

Jocelyn, 1836.

La Chute d’un Ange, 1838.

Les Recueillements poétiques, 1839.

Et un grand nombre de morceaux détachés.

[2] Voyage en Orient, tom, premier, pag. 25.

[3] Lamartine. — Politique rationnelle.

[4] Politique rationnelle.

[5] Ce livre Du Prince est, comme on l’a dit, trop profondément vrai pour n’être point l’ironie méprisante d’une grande âme. Machiavel a tracé le portrait du prince comme Tacite a écrit ses Annales, pour dégoûter les peuples de la servitude, en la leur montrant nue.

[6] On aurait pu prévoir la chute de la Restauration le jour même où Louis XVIII déclara qu’il octroyait une Charte à la France. — Ce vieux mot octroyer replaçait la question de souveraineté au point où elle se trouvait avant 1789. C’était un défi porté par les gens de l’émigration à la France révolutionnée : défi absurde, prétention insensée ! — Les Bourbons aînés périrent à la première conséquence qu’ils songèrent à en faire sortir, au premier fruit qu’ils voulurent en retirer. — Pour arriver à faire prévaloir ce qu’il nommait encore son droit divin, le gouvernement de la Restauration fut obligé d’user des procédés de la vieille politique. — En entravant la presse par ses lois de censure, il étouffa la voix de la nation, ou bien encore, en faussant la représentation nationale par des manœuvres d’élection, il fit mentir cette voix. Il s’imaginait changer ainsi l’esprit public, il ne réussit qu’à se l’aliéner davantage. En outre, par cela même qu’il altérait la manifestation du sentiment national, il s’enlevait les moyens d’en connaître la force réelle et la vraie direction ; il augmentait ainsi les dangereuses incertitudes de sa situation.

Pour lutter contre le sentiment public, — lutte immorale et funeste, — la Restauration employa des gens habiles ; — ces gens habiles la perdirent.

Ce fut M. de Villèle, l’homme habile, qui conduisit la Restauration sur le bord du précipice où elle devait tomber ; ce fut M. de Chateaubriand, le poète, qui s’efforça vainement de l’arrêter devant cet abîme que sondait l’œil de son génie.

Plaise au ciel que M. de Lamartine ne devienne pas le Chateaubriand de la monarchie de 1830 !

[7] Politique rationnelle, p. 71.

[8] Politique rationnelle, p. 88.

[9] Voir plus haut l’analyse de la Politique rationnelle.

[10] La Chambre des pairs, pouvoir intermédiaire, pouvoir modérateur entre la Chambre des députés et la couronne, entre le pouvoir électif et le pouvoir héréditaire, ne devrait point, on le comprend, émaner exclusivement de l’un ou de l’autre. Pour être en état de remplir rationnellement sa mission modératrice, il faudrait qu’elle émanât à la fois et de l’élection et de la nomination royale. Cette combinaison avait été proposée en 1851. On la rejeta alors, trop légèrement peut-être. La noble Chambre puiserait, dans la double origine qui vient d’être indiquée, une existence propre et indépendante. Désormais ses majorités lui appartiendraient ; elle deviendrait un contrepoids réel, tandis qu’aujourd’hui, ou bien elle paraît annulée, ou bien, en cas de collision entre la Chambre élective et la couronne, elle peut faire pencher périlleusement la balance du côté de cette dernière. Nous disons périlleusement, car la machine de gouvernement, dont on se sert de nos jours en pays constitutionnels, est ainsi construite qu’elle ne fonctionne librement que lorsque les trois forces qui lui donnent son impulsion sont entre elles dans un parfait équilibre ; sinon il y a oscillation et tiraillement, — et par conséquent perte de force, dépense anormale de mouvement. Or, sur qui retombent, en définitive, cette perte et cette dépense de surcroît ? Évidemment sur les propriétaires de la machine, c’est-à-dire sur la nation. Quand donc ce vieux mécanisme constitutionnel sera-t-il simplifié ?

[11] Encore une fois, ce malheureux antagonisme des pouvoirs avait pour cause primitive la mauvaise constitution de la Chambre des pairs. La couronne, disposant à son gré de la noble Chambre, acquiert ainsi plus que son poids normal. Les réactions, les secousses produites par le pouvoir parlementaire pour rétablir l’équilibre de la balance constitutionnelle, deviennent par conséquent inévitables, et, de plus, nécessaires. Il est donc probable que le fait d’une coalition, semblable à celle de 1839, se renouvellera encore plus d’une fois.

[12] Séance du 10 janvier 1839.

[13] Séance du 10 janvier 1839.

[14] La création d’un empire arabe était, comme on sait, une pensée de Bonaparte. Après avoir combattu comme Annibal, en Italie, le jeune général républicain voulut conquérir les Indes, comme Alexandre. — La République connaissait les endroits faibles de l’Angleterre : elle envoyait Hoche en Irlande, et Bonaparte aux Indes. Une tempête dispersa l’armée de Hoche, Saint-Jean d’Acre arrêta Bonaparte. Qu’on les suppose tous deux vainqueurs ; la puissance britannique est détruite… En revanche, l’on a bientôt le spectacle de César et de Pompée luttant, dans les plaines de Pharsale, pour l’empire du monde.

Il y eut, en 1840, un moment, un seul moment où la guerre se présenta sous des auspices favorables pour la France. M. l’amiral Lalande ouvrit, dit-on, à ce propos, un avis très hardi que l’on n’écouta point. Il s’agissait de brûler la flotte anglaise, alors inférieure à celle de la France, dans la Méditerranée. On balayait ainsi cette mer. On débarquait ensuite une armée en Irlande, où l’on recommençait la tentative de 1796. L’Angleterre se trouvait, dès le début, à moitié abattue. On pouvait offrir alors à la Russie le partage des dépouilles, en laissant à sa merci Constantinople et la route de l’Inde, tandis que l’on se réservait l’Égypte, la Syrie et le Rhin. La Russie acceptait peut-être, et la face du monde était changée. Napoléon eût tressailli de joie au fond de son cercueil à l’accomplissement de ce rêve de sa vie. Cela eût été grand.

[15] On s’est élevé contre la prétendue immoralité d’un partage de l’Orient. On a comparé ce partage à celui de la Pologne. Un semblable rapprochement n’a rien de fondé. On pourrait même dire qu’il y aurait plutôt immoralité à conserver l’empire ottoman tel qu’il subsiste actuellement, qu’à le partager. Les personnes qui connaissent la condition des rayas, c’est-à-dire des trois quarts de la population en Turquie, ne trouveront aucune exagération dans nos paroles. Sur dix millions d’âmes, l’empire ottoman compte deux millions de Turcs proprement dits. Le restant se compose de populations chrétiennes de différentes communions, soumises au joug turc, et traitées par les conquérants de Constantinople, plus tyranniquement que des esclaves. — Il est impossible de lire, sans tristesse et sans indignation, dans les relations des voyageurs, le récit des exactions des pachas dans les provinces gouvernées par eux despotiquement. — De là, le grand spectacle de désolation et de ruine que présentent les campagnes, si magnifiquement dotées par la nature, de la Turquie d’Europe et de l’Asie Mineure. Nul n’étant assuré de récolter les fruits qu’il a semés, on se borne à pourvoir strictement aux plus urgentes nécessités de la vie. Toute industrie et tout commerce se trouvent ainsi paralysés.

C’est le moment pour la Turquie d’avoir son Pierre le Grand.

Quelques mois après la mort du sultan Mahmoud, un édit célèbre, le hatti-scheriff de Gulhané, a été rendu pour mettre un terme à cette insupportable tyrannie. L’égalité des droits a été établie entre les diverses populations de l’empire, à quelque race, à quelque religion qu’elles appartiennent. C’est une noble et intelligente tentative. Malheureusement, l’exécution en a été entravée et même à peu près paralysée jusqu’aujourd’hui, par les intérêts engagés dans la conservation de l’ancien ordre de choses. Espérons, cependant, que ces résistances finiront par être vaincues et qu’une réforme, d’une importance vitale pour l’empire ottoman, ne demeurera point une lettre morte.

[16] Cette filiation d’idées se trouve établie d’une manière très remarquable dans une brochure que vient de publier, sous le titre de Nouvelle Phase parlementaire, un écrivain éminent, M. J.-M. Dargaud.

« … Du sein de la royauté absolue et de la religion orthodoxe, Fénelon, sans cesser d’être monarchique et chrétien, comprit et proclama les principes d’une politique nouvelle. Il osa écrire dans le palais même de Louis XIV : « Les rois sont faits pour les peuples. » Ce fut là son droit divin.

…. Venu de l’esprit monarchique et chrétien, M. de Lamartine est demeuré fidèle à son origine. Fénelon, moins l’autorité ; Rousseau, moins le sophisme ; Mirabeau, moins l’insurrection ; voilà ses ancêtres comme les nôtres.

 (J.-M. Dargaud, Nouvelle Phase parlementaire.) »

[17] Il y a des points de ressemblance assez nombreux entre M. de Lamartine et les doctrinaires de la restauration (qu’il ne faut pas confondre avec ceux du gouvernement de juillet). Lisez, en effet, cette définition du parti doctrinaire, donnée en 1817, par l’auteur de la Revue chronologique de l’histoire de France. En passant en revue les différents partis qui fractionnaient la Chambre, il signalait :

« Celui que forment quelques amis des libertés constitutionnelles qui désirent échapper au régime provisoire, aux lois d’exception, voir effacer les précautions de rigueur, entrer enfin pleinement dans la Charte… Souvent ils défèrent aux vues du gouvernement, votent en faveur de ses mesures, appréhendant de paralyser son action au-dedans, comme d’atténuer cette confiance dont il a besoin pour être mieux écouté dans les négociations qui doivent délivrer la France. Leurs concessions sont à ce prix. Lorsque les périls, qu’ils se sont imposé le devoir de conjurer, seront affaiblis, ils se présenteront dans toute la franchise de leurs opinions. On les appelle doctrinaires parce qu’on les juge immuablement attachés aux doctrines positives formant l’essence du gouvernement représentatif. »

Il y a, comme on le voit, entre cette conduite, tenue sous la restauration par un parti éminent, et celle que tient aujourd’hui M. de Lamartine, une frappante analogie. Toutefois, M. de Lamartine se sépare des disciples de M. Royer-Collard sur un point de doctrine essentiel. Les doctrinaires admettent tout gouvernement, quelle que soit son origine. Ils respectent absolument le fait accompli. Or, il y a une immoralité cachée sous ce principe. M. de Lamartine, au contraire, n’admet qu’un gouvernement légitime, un fait accompli légitime. Ceci est exactement conforme aux lois de la morale. Il y a un monde entre les conséquences de l’un et l’autre principes.

Il est bien entendu que nous nommons gouvernement légitime celui qui est conforme à la volonté nationale, celui qui émane du souverain, c’est-à-dire, de la nation.

« Tout gouvernement légitime est républicain. — Je n’entends pas seulement, par ce mot, une aristocratie ou une démocratie, mais, en général, tout gouvernement guidé par la volonté générale, qui est la loi. Pour être légitime, il ne faut pas que le gouvernement se confonde avec le souverain, mais qu’il en soit le ministre : alors la monarchie elle-même est république. »

(Rousseau, Contrat social, chap. vi.)

Rousseau entend parler ici, évidemment, de ce que l’on nomme aujourd’hui une monarchie constitutionnelle. Telle est celle que l’on a fondée en août 1830. — Nous n’avons pas, du reste, à discuter en ce moment si la Chambre incomplète de 1830 avait légitimement le pouvoir de constituer un nouveau gouvernement.

 

A propos de l'auteur

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