Une chronique politique du jeune Molinari sur l’income tax (1842)

Politique. — Désastre de la puissance anglaise, etc., par M. G. de Molinari, Le biographe universel, troisième volume, 1ère partie, p.270


POLITIQUE.

DÉSASTRES DE LA PUISSANCE ANGLAISE DANS L’INDE. — INCOME TAX.

31 mars 1842.

Le 11 de ce mois, sir Robert Peel a annoncé à la chambre des communes l’effroyable désastre qu’a subi la puissance anglaise dans l’Inde. À la nouvelle de cet anéantissement d’une armée, de ce massacre de 5 000 braves soldats, dans les gorges sauvages de l’Afghanistan, l’Angleterre s’est profondément émue. La Rome moderne a répété, avec amertume, l’exclamation douloureuse du maître de la Rome des temps anciens : Varus, rends-moi mes légions !

Le massacre des légions romaines au milieu des forêts de la Germanie porta une atteinte profonde à la puissance de la grande nation conquérante. Cette puissance, jusqu’alors crue invulnérable, vit se dissiper le prestige qui l’environnait et la protégeait. Le souvenir de la victoire d’Arminius, transmis par des chants populaires, de génération en génération, enhardit, plus tard, les peuplades barbares, devenues plus nombreuses, à braver une domination dont les empiètements rapides leur avaient causé jadis une sorte de terreur superstitieuse.

Ainsi, adviendra-t-il de la domination anglaise dans l’Indoustan [Hindoustan] ; car les deux situations sont identiques. — Comme la défaite de Varus, sans doute, le massacre de l’armée de Caboul [Kaboul] sera vengé. Mais les hordes sauvages qui, du haut des immenses plateaux du Thibet [Tibet], jettent éternellement des regards avides vers les fertiles plaintes des Indes, de même encore que les populations maintenant soumises de la grande Péninsule, mais auxquelles, peut-être, le joug du vainqueur, dont les mœurs repoussent toute fusion, semble lourd à porter, sauront qu’elle n’est point invulnérable cette puissance colossale qui, jusqu’à présent, a su refouler les uns au dehors, tout en comprimant les autres au-dedans.

On assure que c’est la main de la Russie qui a préparé les malheurs de l’expédition de l’Afghanistan. — L’ambition moscovite rêve la conquête des Indes, et le cabinet de Saint-Pétersbourg cherche à réaliser la pensée de Napoléon… Aussi l’Angleterre surveille-t-elle avec soin les manœuvres de sa puissance rivale. De ce côté cependant n’est pas le danger immédiat. — Les conquérants naturels de l’Inde sont les peuples de l’Asie centrale. Par le fait même de leur existence nomade, ces peuples sont obligés de former de grandes émigrations périodiques. Ainsi, tantôt on les a vu, conduits par Attila, se ruer sur l’Europe ; tantôt sous Djengis-Khan [Gengis Khan] et Timourlenk [Tamerlan], envahir l’Orient et le midi de l’Asie. C’est un fleuve, sans cesse grossissant, qui déborde du côté où les digues qu’on lui oppose sont le moins élevées et le moins solidement enchâssées dans le sol.

La population souveraine de l’Afghanistan a été formée par des hordes conquérantes, venues de l’intérieur de l’Asie et établies dans ce pays il y a environ un demi-siècle.

Il n’est point douteux que le bruit de la défaite des dominateurs de l’Inde n’encourage maintenant la tendance naturelle des peuples asiatiques du Nord à envahir les régions méridionales.

Là, est pour l’empire Britannique le péril réel, péril inévitable et incessant.

Du reste, si l’on ne considérait que les intérêts permanents de l’humanité, il semblerait peut-être souhaitable que l’Indoustan [Hindoustan] fût recouvert d’une inondation de Barbares. En effet, quelle civilisation pourrait surgir du milieu de cette population indoue énervée, abâtardie, et si misérablement réduite au rôle passif de matière exploitable par le mercantilisme anglais !

Le chef du cabinet Britannique n’a point ployé sous le lourd fardeau dont viennent de le charger des circonstances difficiles. Sir Robert Peel a compris que les nécessités de la situation exigeaient des mesures efficaces, complètes. Il a proposé de rétablir, pendant trois ans, l’Income tax, la taxe sur les revenus. L’Angleterre a d’abord unanimement applaudi à cette façon si prompte et délibérée de trancher le nœud gordien de la situation. Mais cette unanimité approbative n’a point subsisté longtemps. Les gens à revenus, le premier enthousiasme refroidi, ont trouvé la saignée un peu forte. — Les whigs se récrient et, chaque jour, découvrent dans la mesure un nouveau germe de vexation. Quant aux tories, ils s’efforcent de faire bonne mine à mauvais jeu ; mais ils ne laissent point que d’être singulièrement contrariés du sacrifice que leur impose leur chef éminent.

L’aristocratie anglaise doit, en effet, se livrer à des réflexions assez pénibles sur la situation dans laquelle elle se trouve, au temps présent, et sur l’avenir que cette situation lui prépare.

L’Angleterre est une immense manufacture dont les chefs sont devenus millionnaires, mais dont les ouvriers sont demeurés pauvres.

Pendant longtemps la manufacture a prospéré : — elle trouvait à placer avantageusement ses produits sur tous les marchés, aucune concurrence n’était assez puissante pour entrer en lutte avec elle ; — aussi, peu à peu, elle a agrandi ses ateliers, donné une impulsion plus rapide à sa fabrication, employé un nombre plus considérable d’ouvriers. La fortune des chefs s’est ainsi faite. Quant aux ouvriers, vivant de peu, un salaire modique leur suffisait. Tout allait bien. Mais voici maintenant qu’aux temps de prospérité succèdent des temps difficiles. — Exorbitamment développée, la production de la grande usine en est venue à ce point, qu’elle dépasse les besoins de la consommation. Partout elle a encombré les marchés qui lui étaient ouverts. En outre, dans ces marchés qu’autrefois elle pourvoyait seule, s’est glissée insensiblement une concurrence qui journellement grandit et se montre plus redoutable. Ainsi, chaque année, l’Allemagne reçoit moins de marchandises anglaises. — Le nord des États-Unis se couvre de filatures de colon. — La Chine ferme ses ports à des marchands qui veulent la contraindre, à coups de canon, d’accepter leurs drogues pernicieuses.

La voilà donc menacée de ruine cette grande manufacture dont l’exubérante prospérité depuis si longtemps étonne. Ses débouchés accoutumés commençant à lui manquer, il devient nécessaire qu’elle restreigne sa fabrication ou qu’elle en vende à perte les produits. L’ère des expédients, des sacrifices s’ouvre pour elle. D’abord, elle s’est appliquée à abaisser les salaires de ses ouvriers, mais déjà ces salaires avaient, pour ainsi dire, atteint leur minimum. — D’ailleurs, si la population de travailleurs, qui s’agite dans ses vastes ateliers, venait à trouver insupportable la vie qui lui est faite, poussée par le désespoir, il pourrait arriver qu’elle transformât l’édifice en un monceau de ruines. Il est donc nécessaire que, de ce côté, les exploitants usent de prudence… En attendant ils sont obligés de faire face à d’immenses engagements, car ce n’est point sans grever leur établissement d’énormes charges qu’ils sont parvenus à lui donner ses colossales proportions. Actuellement ces charges se sont à ce point augmentées que leur intérêt dépasse le produit de la manufacture.

Quand un négociant, faisant sa balance annuelle, trouve que le produit de ses transactions commerciales n’a point couvert les intérêts du capital avec lequel il travaille, pour rétablir l’équilibre, il est obligé d’entamer ce même capital. Si maintenant, d’année en année, le déficit, au lieu de se combler, s’agrandit, à la fin le capital se trouve dévoré. Alors arrive la banqueroute.

Telle est exactement la situation de l’Angleterre. Pour combler le déficit qui existe entre l’intérêt annuel de ses charges et son revenu elle grève la propriété, c’est-à-dire le capital national, d’un impôt extraordinaire. — S’il arrive que le revenu ne se relève point, le déficit s’agrandira, et l’impôt extraordinaire, provisoire, non seulement deviendra perpétuel, mais encore devra être augmenté.— Or, comment le revenu de la Grande-Bretagne pourrait-il se relever ; car, outre les circonstances extérieures qui, de jour en jour davantage, tendent à tarir les sources où il se forme, il va subir naturellement par le fait même de l’établissement du nouvel impôt, une altération proportionnée à la brèche qui sera faite par celui-ci au capital. — Voilà pourquoi l’Angleterre, tout en adoptant le système de sir Robert Peel comme une nécessité urgente, fatale, se montre soucieuse et interroge avec inquiétude l’avenir.

Le système de sir Robert Peel ressemble à certains remèdes qui guérissent d’une maladie dangereuse ; mais, en même temps, affaiblissent les organes du sujet guéri, jettent celui-ci en langueur et le tuent, après une période plus ou moins longue, selon qu’ils ont été administrés à doses plus ou moins fortes, plus ou moins efficaces.

G. de Molinari

A propos de l'auteur

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