« L’envie », par Helmut Schoeck (1/3)

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CHAPITRE 22 – Une théorie de l’envie dans l’existence humaine

On connaît environ 3 000 formes différentes de cultures, en comptant dans ce nombre aussi bien celles de petites tribus que celles de civilisations hautement diversifiées. Les conséquences sociales de l’envie et de la crainte inspirée par ce sentiment ne sont pas, tant s’en faut, aussi manifestes dans toutes ; mais on ne peut pas découvrir non plus de loi expliquant le passage progressif et nécessaire de cultures où l’envie tient une large place à d’autres où elle est peu répandue. Pour que les rouages d’une société fonctionnent bien, pour que les événements qui la structurent dans le temps adviennent au bon moment, un minimum d’envie entre ses membres est nécessaire, mais point trop n’en faut. Tout ce qui dépasse ce minimum est en excès ; on peut, certes, « digérer » ce surplus, grâce ordinairement à quelque procédé faisant partie du système social, mais, dans l’économie générale du développement et du niveau de vie de la société en question, il engendre plus de dommages que de profit.

L’envie a des conséquences retardatrices sur le progrès économique, nul n’en doute plus : dans toutes les civilisations qui restent à la traîne aujourd’hui parmi les pays dits en voie de développement on relève des formes d’envie qui font obstacle à leurs progrès ; mais on trouve aussi dans tous les pays, riches ou pauvres, des mesures destinées à ménager l’Autre afin de ne pas exciter son envie.

On peut démontrer clairement que la fréquence, l’objet et l’intensité de l’envie régnant à l’intérieur d’une société ou les précautions que l’éthique d’un groupe impose vis-à-vis d’éventuels envieux n’ont que très peu de rapport avec les inégalités de fait existant entre leurs membres, leur richesse ou leur pauvreté. Dans les mailles du filet que l’envie étend sur un pays il se forme, souvent par hasard peut-être, des trous importants ; on les constate dans l’organisation générale, l’économie, la politique et la technique. C’est de leur exploitation que dépend la plus ou moins grande efficacité des actions décisives, intéressant le domaine social, qu’une civilisation autorise (ou récompense) et qui se traduisent par une élévation du niveau de vie pour le plus grand nombre.

L’envie, lorsqu’elle réussit à s’enraciner solidement (le cas échéant au moyen d’une pression sociale sadique ou de sociétés secrètes subversives) et l’homme en proie à l’envie sont un danger pour tout groupe, pour toute communauté. Ils constituent une menace fondamentale pour chaque individu, car nul ne peut jamais savoir s’il n’y a pas quelque part un envieux guettant le moment de se venger parce qu’un autre a eu plus de chance que lui[1].

Mais, sans mettre en doute l’attention – compréhensible et nécessaire – qu’ils appliquèrent à leurs recherches sur l’envie, il faut bien dire que ceux qui l’ont analysée et critiquée n’ont pas vu quel rôle irremplaçable, quelle fonction constante lui revient dans la vie en société. Et même les auteurs qui l’ont étudiée autour de 1930 et lui reconnaissent une certaine utilité – Eugène Raiga et Svend Ranulf – n’ont pas consacré une seule ligne aux observations faites dans les sociétés les plus anciennes et chez les peuples primitifs. Ils estimèrent simplement que l’envie était un correctif parfois souhaitable apporté au luxe excessif, à des attitudes sociales provocatrices, etc. Ils ont à peine vu combien peu ce sentiment dépend de l’importance relative des inégalités régnant entre les hommes, du degré de « luxe » dans lequel ils vivent, etc., à supposer même qu’il en dépende. Le rôle de l’envie est bien mince quand il s’agit de s’opposer aux prodigalités absurdes d’un prince, d’un chef d’État ou d’un entrepreneur important, mais il est très grand lorsqu’un seul individu a osé faire un pas timide pour devancer ceux qui étaient à peu près ses égaux.

L’envieux a un rôle important à jouer dans deux processus sociaux allant par ailleurs dans des directions opposées ; ce sont d’une part les manœuvres de retardement destinées à maintenir une tradition en faisant échouer les tentatives d’innovation et d’autre part les actions destructrices d’une révolution. Cette contradiction apparente se résout à partir du moment où l’on se rend compte que, dans les deux cas, l’envie apparaît comme le motif de la même démarche : la dérision, le sabotage, la joie mauvaise face à celui qui veut introduire une nouveauté et l’envie haineuse et méchante qui incite les révolutionnaires à édifier du neuf à la place de l’ordre établi.

Celui qui, au nom de la tradition, s’élève avec violence contre une innovation parce qu’il ne peut pas supporter le succès du novateur ou celui qui, au nom de la subversion, combat toutes les formes de tradition, leurs soutiens et leurs représentants, agissent souvent pour la même raison fondamentale. Ils enragent tous deux de voir que d’autres personnes ont, peuvent, savent, croient, estiment, possèdent ce qu’eux n’ont pas, ce qu’eux ne peuvent même pas imaginer.

Dans l’histoire des civilisations, l’envieux présente un double danger pour l’action de l’homme : en premier lieu, une tradition jalouse tente de s’opposer à toute création d’une nouveauté. Mais si celle-ci réussit à s’imposer, si elle devient une institution puissante, ses bénéficiaires excitent vite l’envie d’une classe sociale plus jeune ou de rang inférieur. C’est ainsi par exemple que l’industrie privée a dû dans un premier temps se défendre contre l’envie des princes et leur échapper pour, dans un deuxième temps, le succès venant, devenir la cible de critiques fort peu princiers. On notera à ce propos que l’envie éprouvée par les aristocrates à l’égard de l’industrie privée et de ses patrons emboîta souvent le pas aux premiers socialistes au XIXe siècle[2].

Devant ces faits, une question décisive se pose. Faut-il considérer la faculté de l’homme à éprouver de l’envie uniquement comme un facteur inhibiteur, incapable d’autre chose que de ralentir ou d’entraver les innovations, le progrès technique ou économique ? Les forces opposées à l’envie sont-elles les seules à pouvoir faire avancer la civilisation ? Ou bien l’envieux a-t-il, lui aussi, un rôle indirect positif dans l’évolution d’une culture et dans sa réussite ?

L’envie tempère les excès de pouvoir

Éprouver de l’envie est chose inévitable : c’est une forme de comportement et une ligne de conduite profondément ancrée dans la condition humaine considérée du point de vue biologique mais aussi existentiel ; aussi un esprit scientifique admettrait-il mal de prime abord qu’elle ait des conséquences négatives sur les activités sociales et la différenciation des formes de vie communautaire. N’est-il pas plus vraisemblable de penser que certaines pressions sociales, fondées entre autres sur la capacité d’envier, sont non seulement nécessaires au maintien du statu quo à l’intérieur d’un groupe donné, mais peuvent aussi, le cas échéant, participer utilement à l’épanouissement de ce groupe ? L’envie n’est pas seulement une menace permanente pesant sur la propriété, mais elle justifie aussi les innombrables gardiens non officiels de celle-ci, qui interdisent à l’escroc, au voleur, au pillard de s’emparer de leur proie et qui, de ce fait, remplissent sans même qu’on le leur demande des fonctions de police. C’est le mérite de Svend Ranulf d’avoir montré que ce « penchant désintéressé à châtier » existait déjà dans l’ancienne Athènes[3].

On pourrait presque dire : heureusement l’envie s’attaque aussi aux richesses possédées par des individus asociaux et des criminels. Ainsi par exemple, dans sa lutte contre les bandes organisées, durant les années trente aux États-Unis, la police n’a parfois réussi à mettre la main sur un chef de gangsters que parce qu’un de ses complices avait pris ombrage des grands titres que les journaux réservaient à son patron. En d’autres termes, la prédominance ou la suprématie absolue d’un groupe à l’intérieur d’une société est potentiellement limitée par l’envie qu’éprouvent les membres du groupe entre eux ou à l’égard de leur chef. Cette vérité est valable aussi quand on parle d’un tyran.

Dans la mesure où d’une part l’omniprésence de l’envie contrecarre la concentration intégrale du pouvoir et amène assez souvent à sa dispersion, et où d’autre part il est nécessaire d’imposer à ce pouvoir certaines limites si l’on veut introduire des innovations porteuses d’avenir, gages de progrès pour l’homme, il nous est impossible de considérer l’envie comme un phénomène exclusivement négatif.

Mais l’envie joue un rôle plus direct encore dans le processus de l’innovation. Comme l’ont montré Max Scheler et H.G. Barnett, l’homme habité par le ressentiment est mieux préparé que d’autres à adopter des innovations. L’attitude de défi : « ils vont voir ce qu’ils vont voir ! » n’a pas eu que des conséquences destructrices ; elle a produit des résultats constructifs. Il faut toutefois distinguer deux cas. Tous ceux qui ont analysé l’envie à l’état pur l’ont décrite comme une attitude totalement négative, dissolvante, s’attaquant à toutes les valeurs et les dépréciant. En revanche, quand un homme se sera rendu compte qu’il ne sert à rien de rouler dans sa tête des pensées d’envie nées de la comparaison avec autrui, quand il reconnaîtra que les tourments causés par l’envie n’auront pas de fin, car elle trouvera toujours de nouveaux motifs pour renaître, et quand partant de ces constatations il convertira ses sentiments envieux en pulsions agnostiques donc en volonté d’éclipser les autres par ses propres performances, alors, mais alors seulement, il accédera à un tout autre niveau : celui de la mentalité combative, née de l’envie, certes, mais l’amenant à créer des valeurs nouvelles.

Contrairement à ce qu’on pourrait croire à la suite d’un jugement trop rapide, celui qui veut guérir de l’envie n’a pas pour seules issues l’ascèse, les privations ostentatoires, le couvent, la solitude. Toutes ces solutions –lorsqu’elles sont nées de l’envie – se rattachent encore à ce sentiment : en faisant pour ainsi dire étalage de sa pauvreté, on veut empoisonner les plaisirs des possédants. On veut tourmenter les autres en leur donnant mauvaise conscience à cause de la chance qui les favorise. Il n’est pas certain qu’en agissant ainsi on devienne soi-même plus heureux. La seule attitude mentale qui nous libère de l’envie consiste à cultiver des pensées et des pensées et des sentiments nouveaux, positifs, dynamiques et orientés vers l’avenir. Beaucoup de personnes accèdent spontanément à cette disposition d’esprit, sans avoir jamais connu quelque envie. Mais pour d’autres, le désir de surmonter l’envie en eux-mêmes peut avoir été le ressort de leurs actes positifs et de ce fait la source d’un plaisir nouveau : celui d’avoir réalisé quelque chose.

Dans toutes les civilisations, l’attitude la plus commune est celle qui consiste à éviter de provoquer l’envie. Mais il se trouve toujours des cas où un individu isolé s’efforce obstinément d’atteindre un but, de réaliser une performance pour engendrer chez ceux qui le critiquent, ses adversaires, sa famille, la rage impuissante de l’envie. Dans ce cas, le fait de provoquer pareil sentiment chez autrui devient un moyen de se venger ou de punir. A l’inverse de ce qui se passe pour la plupart des autres actes et méthodes de vengeance ou de châtiment, l’implantation dans l’âme d’un adversaire d’un sentiment d’envie qui le torture n’est pas un acte négatif ou destructeur pour le sujet puisque, par définition, il ne peut susciter cette envie dans l’autre que s’il peut exciper lui-même d’une réalisation particulière, que s’il est meilleur cavalier, chasseur, pêcheur, guerrier, amoureux et écrivain que lui. (Nous ne parlons pas ici des actions entreprises dans ce sens, mais cousues de fil blanc et dont le manque d’authenticité saute aux yeux de l’envieux lui-même de sorte qu’elles manquent leur but. Nous pensons par exemple à l’Américain dont la conduite est passée en proverbe : il contracte des dettes pour éclipser son voisin dans le domaine des biens de consommation courante.)


[1] Les travaux traitant de la culture populaire apportent de nombreux renseignement sur ce sujet. En Bavière et en Autriche, certains vieux paysans mélangent encore de l’« herbe à envie » au fourrage pour protéger leur bétail des effets maléfiques de l’envie. Ils craignent donc le mauvais sort, exactement comme les primitifs craignent l’envoûtement (envious sorcery). Dans le district de Gmünd en Carinthie, un animal qui ne mange plus à l’« envie ». On conjure son mal en prononçant l’incantation suivante : Envie détourne-toi/Envie écarte-toi/Envie éloigne-toi, etc. (Heinrich Marzell, « Neidkrauter », Bayerisches JB. für Volkskunde, publ. par J.M. Ritz, Ratisbonne 1953, p. 78 sqq.). Cf. également Robert Mielke, “Neidinschriften und Neidsymbole im Niederdeutschen” Niederdeutsche Zeitschrift, vol. 10, 1932, p. 178 sqq. Seligmann a amassé un matériel impressionnant pour étayer sa thèse de l’« interdépendance étroite », entre la croyance superstitieuse au mauvais œil et l’envie. S. Seligmann, Der böse Blick und Verwandtes. Ein Beitrag zur Geschichte des Aberglaubens aller Zeiten und Volker, Berlin, 2 vol., 1910. Cf. en particulier tome 1, p. 4 et 13, tome II, p. 417 et 420.

[2] Nombreux exemples à l’appui, par ex. dans Capitalism and the Historians, avec la collaboration de T.S. Asthon, L.M. Hacker, W.H. Hutt et B. de Jouvenel, publ. par F.A. Hayek. Chicago 1954.

[3] J’ai exposé plus en détail la théorie de Ranulf sur l’ostracisme à Athènes dans mon ouvrage « Was heisst politisch unmoglich ? », (Erlenbach-Zurich et Stuttgart, 1959, p. 75-80.) Ses principaux écrits sont : The Jealousy of the Gods and Criminal Law at Athens, A Contribution to the Sociology of Moral Indignation, 2 vol. Londres et Copenhague, 1933, 1934. – Moral Indignation and Middle Class Psychology. A Sociological Study, Copenhague, 1938.

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