Les libéraux français au XIXe siècle. Une anthologie par Robert Leroux et David Hart

9782729881962FSCe texte est l’introduction de l’Anthologie sur l’Âge d’or du Libéralisme Français : le XIXe siècle, publiée en janvier 2014 par Robert Leroux et David Hart aux éditions Ellipses. MM. Leroux et Hart font partie du comité d’honneur de la revue Laissons Faire, et sont deux spécialistes reconnus de la pensée libérale française. Leur anthologie est une grande première dans le monde éditorial francophone.

Richesse et importance du libéralisme français au XIXe siècle

     Le libéralisme français, tout particulièrement au XIXe siècle, est perçu à la fois comme le rival et comme le complément du libéralisme anglais. Il faut dire que les penseurs et les politiciens d’outre-Manche ont joué un rôle prépondérant dans l’émergence du libéralisme classique dont l’influence s’étend à l’ensemble des pays d’Europe continentale. John Locke en a d’abord jeté les bases au XVIIe siècle, puis Adam Smith l’a affiné de manière considérable au XVIIIe dans des travaux qui ont fait école : David Ricardo, Richard Cobden, John Stuart Mill ou encore William Gladstone au XIXe siècle, ne sont, en fait, que quelques-uns de ses principaux continuateurs. La publication de la Richesse des nations d’Adam Smith en 1776, la « First Reform Act » en 1832, l’abolition des « Corn Laws » en 1846, les Principes d’économie politique de Mill en 1848, la formation du parti libéral en 1859 et l’élection de Gladstone en 1868 : ces faits, ces événements, constituent des points de repère, sinon des moments décisifs dans l’histoire du libéralisme. Ce n’est donc pas sans raison que, très tôt, les Anglais ont été vus, et se sont eux-mêmes vus, comme le rappelle le témoignage de John Cairnes, comme les principaux dépositaires de la pensée libérale, de sorte que la contribution d’autres pays européens, comme l’Allemagne ou l’Espagne, est apparue comme marginale, voire insignifiante. Tel a été également, on doit y insister, le cas du libéralisme français qui, en dépit de son incontestable richesse, a été souvent occulté. Jusqu’à récemment, en tout cas, il avait été assez peu étudié; il apparaissait marginal dans un pays qui lui a souvent semblé particulièrement hostile.

     Il y a là une lacune du point de vue de l’histoire et de la sociologie des idées qui n’est pas inutile d’essayer de combler. Ainsi, le but de cet ouvrage est de présenter une série de libéraux français du XIXe siècle dont certains sont souvent mal connus ou oubliés, mais qui ont, à leur manière, contribué à l’essor et au développement de la tradition libérale dans son sens le plus large. À la lumière de leurs écrits, peut-être n’est-il pas interdit de penser que le libéralisme français a été tout aussi important que le libéralisme anglais, et que, dans certains cas, il annonce le libéralisme autrichien. Comme l’a montré Mathieu Laine, la portée du libéralisme français, au plan intellectuel, dépasse donc largement les frontières de l’Hexagone. Les travaux des libéraux français classiques, tout comme ceux des libéraux anglais du reste, ont été largement diffusés en Amérique du Nord et ont eu une influence considérable sur plusieurs générations d’apprentis économistes et philosophes. On peut penser ici au Traité d’économie politique (1803) de Jean-Baptiste Say, qui a été l’objet de multiples traductions, aux Sophismes économiques (1846-1848) de Frédéric Bastiat ou encore, pour ne prendre que ces exemples, à l’œuvre d’Alexis de Tocqueville qui a eu, et qui continue d’avoir, une influence considérable. Le libéralisme français, tout comme le libéralisme anglais, souhaite limiter le pouvoir politique, protéger les libertés individuelles, déréglementer l’économie, réduire, voire éliminer, les tarifs douaniers, et enfin ouvrir les frontières pour qu’un régime de paix entre les nations puisse s’installer. Le libéralisme français n’est pas pour autant une pâle copie du libéralisme anglais.

     Le contexte de l’époque explique en partie la singularité du libéralisme français. En France, par exemple, on met sur pied une république démocratique qui se fonde sur une constitution écrite et sur la Déclaration des droits de l’homme, on exécute le roi, on dépossède l’Église et l’aristocratie terrienne; à cela s’ajoute l’émergence de Napoléon, qui entraîne une série de guerres contre plusieurs monarchies continentales. Cette multitude de bouleversements et de changements radicaux a suscité d’innombrables interprétations de la part des philosophes et des praticiens des sciences sociales naissantes. On a alors cherché à expliquer le rôle du gouvernement. On a tenté, concrètement, de comprendre la légitimité et les limites du pouvoir. On a réfléchi sur les nouvelles constitutions, sur la nature des droits individuels et politiques. On s’est intéressé de près enfin à la question de la propriété (particulièrement de la propriété terrienne), au rôle de la monnaie, ou encore à la fonction du militaire dans une société civile. Bref, les penseurs libéraux français du XIXe siècle ont souvent proposé des interprétations inédites s’agissant d’un nouvel ordre social, politique, économique et intellectuel qui est en train d’émerger. Mais la Révolution a engendré d’autres conflits qui, cette fois, ont mis à l’avant-scène de nouvelles classes sociales. D’un côté, se trouvaient les conservateurs, les royalistes, les bonapartistes, qui admiraient l’Empire et l’expansionnisme français; de l’autre, des groupes qui se voulaient à la fois conservateurs et libéraux : ils se décrivaient comme des monarchistes constitutionnels soucieux de moderniser la royauté. À cela, s’ajoutait une nouvelle bourgeoisie industrielle qui souhaitait protéger ses intérêts en limitant le pouvoir de l’État. Plusieurs intellectuels socialistes, que l’on a qualifiés à juste titre d’utopistes, se sont élevés contre cette classe émergente : utilisant les journaux, écrivant de lourds traités, ils se sont autoproclamés les défenseurs du peuple; ils disaient parler en son nom et faisaient la promotion d’un État résolument interventionniste. L’émergence d’une multitude de groupes sociaux, aux intérêts fort différents, a donné lieu à de violents affrontements en 1830, en 1848 et en 1870. Dans ce contexte, il n’est donc pas étonnant a priori que le libéralisme classique ait placé au cœur de sa réflexion la question de la nature du pouvoir et de l’économie. Face à l’urgence de la situation, les théoriciens libéraux ont proposé de multiples solutions pour tenter de sortir la France d’une crise qui s’est étendue sur pratiquement tout le siècle. On a dès lors vu des auteurs se positionner autant sur le territoire du normatif que du positif; car s’il s’agissait d’expliquer le monde, il fallait aussi apporter des solutions pour tenter de le rendre meilleur.

     Sur cette base, les libéraux français ont tenté de conjuguer la politique et l’économique pour mieux expliquer la liberté humaine. Pour eux, les constitutions formelles et les libertés légales, étant donné la nature extrêmement changeante des régimes politiques que connaît le XIXe siècle, semblaient incapables de défendre de manière efficace la liberté individuelle. De même, ils estimaient qu’au plan économique elles nuisaient à la circulation des biens; d’où l’origine des nombreuses réflexions que l’on trouve dans leurs travaux sur la nature fondamentalement sociale de l’homme dans un libre marché. Adam Smith, dans un chapitre sur la division du travail de son célèbre ouvrage sur la Richesse des nations, a dès lors soutenu de manière axiomatique que l’homme était libre de disposer de son droit de propriété, qui est inscrit au centre la nature humaine, et qu’il avait spontanément « propension à changer, troquer et échanger une chose contre une autre »4. Inspirés par le grand économiste écossais, plusieurs auteurs français, comme Jean-Baptiste Say, Frédéric Bastiat ou Henri Baudrillart, par exemple, ont parfaitement compris l’importance et la fonction de la division du travail. Ils déploraient d’ailleurs que l’État puisse, d’une manière ou d’une autre, empêcher qu’elle s’exprime librement. Chez les libéraux, l’individu n’est pas un être désincarné, isolé; il est au contraire totalement intégré dans une société particulière, où il développe des liens de solidarité avec autrui. Cet individu, et les libéraux y insistent, est rationnel, c’est-à-dire qu’il n’est jamais soumis à des forces occultes auxquelles il se contenterait d’obéir servilement. On a souvent critiqué cette perspective, souvent de manière caricaturale, en disant qu’il s’agissait d’un individualisme atomistique ou encore qu’elle relevait du pur égoïsme. À cet individu libre et rationnel, les socialistes, et plus tard les marxistes, ont opposé un individu complètement déterminé par son milieu et par son époque.

     Si plusieurs libéraux français ont mis l’individu au centre de leurs réflexions, d’autres ont aussi été soucieux de comprendre le rôle des nouvelles classes sociales qui se constituaient au lendemain de la Révolution de 1789. Les historiens, les philosophes et les spécialistes des sciences sociales naissantes ont, en fait, tenté d’expliquer de manière objective la nature des luttes entre les groupes sociaux (voir Beaumont, 1839, Thierry, 1859). Bien sûr, l’analyse des classes sociales a souvent été revendiquée par les théoriciens marxistes, mais il importe de rappeler que ce problème, du moins dans ses principales articulations, a été d’abord ouvert par les libéraux. Il suffit de lire les textes qui paraissent dans le Censeur européen en 1817 pour s’en convaincre. Marx ne l’ignorait d’ailleurs pas, en dépit du reste de la rudesse des critiques qu’il a adressées aux libéraux de la première moitié du siècle.

     On trouve, chez plusieurs auteurs libéraux, une vision de l’histoire qui s’articule en différentes étapes. La Révolution française les oblige à prendre du recul, elle les force à tracer des points de rupture, et parfois de continuité. Ce détour par la genèse leur permet d’expliquer comment la société française a par la suite dégénéré, comment les secousses qu’elle a provoquées ont remodelé en profondeurs les institutions. Mais s’agissant de la Révolution, le jugement que portent les libéraux est ambivalent. S’ils se réjouissaient de ce qu’elle annonçait, et s’ils applaudissaient l’avancement des libertés individuelles qu’elle promettait, ils critiquaient ce qu’elle était devenue, et ce qu’elle avait provoqué, à savoir la centralisation et l’étatisme. Si dans les années 1830 et 1840, Tocqueville et Bastiat s’en inquiétaient, Taine et Molinari, dans les années 1870 et 1880, étaient mieux placés que quiconque pour en mesurer les conséquences.

Liens entre la politique et la liberté économique

     Pour la plupart des libéraux français du début du XIXe siècle, il existait des rapports particulièrement étroits entre la liberté politique et la liberté économique. En fait, ils n’entendaient point les séparer complètement, même si certains d’entre eux mettent l’accent sur une dimension plutôt qu’une autre. Ils considéraient la liberté individuelle comme le fondement même de leur doctrine. La propriété devenait ainsi un droit, un droit naturel, dans la mesure où on la considérait comme le prolongement de la liberté individuelle; elle s’étendait ainsi aux choses externes comme la terre et les biens. Telle était la perspective que l’on trouvait chez Jean-Baptiste Say dans son Traité de l’économie politique (dont la première édition, en 1803, a été l’objet de plusieurs mises à jour). Au milieu du siècle, cette perspective trouvait écho dans les travaux de Frédéric Bastiat, notamment dans son essai, La Loi (1850), et son ouvrage inachevé, Harmonies économiques (1850). Cette vision des choses marque une rupture avec l’économie politique anglaise du milieu de siècle, alors largement dominée par Jeremy Bentham et par John Stuart Mill, qui expliquait le monde essentiellement à partir d’une perspective utilitariste plutôt qu’à partir du droit naturel, comme ce fut le cas en France. Les libéraux français se faisaient les porte-parole d’un contexte singulier qui leur servait de référence pour élaborer une critique de l’interventionnisme et de la régulation étatique. Au début du siècle, la liberté d’expression devenait ainsi un enjeu majeur, notamment dans les travaux de Daunou, Dunoyer, Charles Comte, Destutt de Tracy, Tocqueville ou encore Béranger, au moins jusqu’à ce qu’à la loi du 29 juillet sur la liberté de la presse. Ceux qui la défendent soutiennent qu’il s’agit d’un moyen efficace pour lutter contre un État susceptible de brimer la liberté d’expression ou de violer les droits de propriété des individus.

     Le libre-échange est autre question qui a grandement occupé les penseurs libéraux. Elle a suscité d’importants débats autant en Grande-Bretagne qu’en France dans les années 1840, dont le point culminant se situe en 1846 lorsque Richard Cobden et la ligue manchestérienne réussissent à abattre les Corn Laws. Si Cobden gagne son combat, il en est tout autrement pour Bastiat qui perd le sien en 1847. Mais, de manière posthume, ce sont les idées de l’auteur des Harmonies économiques qui vont triompher quelques années plus tard, en 1860, lorsque Michel Chevalier signera avec Cobden le traité anglo-français de libre-échange. On voyait alors, avec une netteté particulière, l’imbrication intime entre les dimensions politiques et économiques. Car, pour plusieurs libéraux français, le véritable changement politique ne pouvait survenir que si le régime protectionniste qu’avaient installé les élites économiques était aboli.
Dans les travaux des libéraux français, on remarque une multitude d’autres liens entre la liberté politique et la liberté économique. Pensons par exemple à la question de l’esclavage, à l’opposition aux privilèges de l’Église catholique, à la critique de la montée de l’étatisme, à l’opposition aux ateliers nationaux de la Révolution de 1848 et à la fondation du Parti radical-socialiste en 1901.

Libéralisme et sciences sociales 

     S’agissant de la Révolution de 1789, on l’a vu, les libéraux de manière générale acceptent les principes qui en découlent, mais demeurent méfiants vis-à-vis des débordements de la démocratie naissante. Alors que Benjamin Constant et Sismondi disent respectivement craindre le « pouvoir social » et la « tyrannie du peuple », Alexis de Tocqueville, lui, s’inquiète, dans les pages de De la Démocratie en Amérique, de la « tyrannie de la majorité ». Constant et Tocqueville, qui sont en quelque sorte deux des principaux piliers intellectuels de leur siècle, auront, par la suite une influence considérable. Leurs travaux continuent aujourd’hui d’ailleurs de susciter de nombreux commentaires, autant chez les politologues ou les sociologues que chez les philosophes.

     En France, et ce point a été négligé, le libéralisme a pleinement profité de l’émergence des sciences sociales pour affirmer sa démarche tant sur le plan empirique que théorique. Alors que le romantisme commence à s’essouffler, surtout à partir du milieu du siècle, les sciences sociales tentent de se définir comme de véritables sciences, en s’inspirant dans la plupart des cas du modèle des sciences de la nature comme la physique ou la biologie. On voit cette tendance se manifester très clairement dès 1803 dans le Traité de l’économie politique de Jean-Baptiste Say, de même que chez Charles Comte et Charles Dunoyer. Les nombreux traités d’économie politique, ceux de Jean-Gustave Courcelle-Seneuil ou de Henri Baudrillart, qui vont par la suite paraître, tenteront de nouer l’idée de liberté avec une sorte d’idéal de scientificité. Ainsi, dans bien des cas, l’économie politique devient un instrument essentiel qui sert à faire la promotion des diverses formes de liberté. Se dégage aussi, dans ce contexte, une nouvelle lecture du comportement économique que plusieurs auteurs français placent au centre de leurs analyses. Frédéric Bastiat, par exemple, s’intéresse surtout dans ses Harmonies économiques, non pas au producteur, mais au consommateur. C’est d’ailleurs pour lui, en grande partie, qu’il écrit et qu’il multiplie les discours et qu’il déploie ses plus belles énergies.

     Aussi Bastiat propose une théorie de la valeur qui met l’accent, non pas sur une quelconque objectivité, mais sur la subjectivité de l’acteur, annonçant par le fait même les travaux de l’école autrichienne.

     On a souvent dit que le XIXe siècle a été le siècle de l’histoire, ou encore de l’accélération de l’histoire, en raison notamment des nombreux faits qui s’y déroulent. Mais on pourrait aussi ajouter que le XIXe siècle a été également le siècle de la méthode historique, dans la mesure où l’histoire tente de se définir, sous l’impulsion d’une sorte de positivisme (qui est en fait bien souvent fort éloigné de celui d’Auguste Comte), comme une science. Cette « histoire-science » se définit d’abord en rupture avec le romantisme, telle que le conçoit Michelet, mais elle repousse aussi la philosophie de l’histoire dès lors jugée trop abstraite, c’est-à-dire trop éloignée du réel. Inspirée par le modèle des sciences de la nature, comme chez Taine, notamment, elle a souvent pour ambition de fournir une nouvelle interprétation de la Révolution française qui apparaît comme un aboutissement bien plus qu’un commencement. Tocqueville refuse de considérer cet événement comme un fait fortuit, totalement imprévu ; il pense au contraire qu’il se préparait depuis des siècles et que le rapprochement des conditions en était l’illustration la plus nette. L’histoire et le présent sont ainsi étroitement liés, dans la mesure où l’un et l’autre s’éclairent mutuellement. C’est ainsi que Taine revisite la Révolution de 1789 à la lumière de la défaite de 1870. Sa critique du jacobinisme et de l’étatisme est l’une des plus rudes de tout le XIXe siècle et annonce le révisionnisme historique du XXe siècle.

     Tocqueville et Taine, qui développent à leur manière ce qu’on va appeler plus tard la sociologie historique, ne sont pas pour autant des positivistes au sens strict du terme. Ils critiquent d’ailleurs la vision de l’histoire que l’on trouve chez Auguste Comte. On sait que dans plusieurs passages de son Cours de philosophie positive (1830-1842), Comte répète son hostilité vis-à-vis de l’économie politique et ne manque pas une occasion de critiquer sévèrement Jean-Baptiste Say. À ses yeux, l’économie politique apparaissait simplement comme une science des intérêts individuels, peu soucieuse de mettre en relief la signification du développement historique. Charles Dunoyer est le seul économiste que semble apprécier Auguste Comte, sans doute parce que les deux auteurs développent à leur manière une théorie de l’évolution. Dans une lettre adressée à John Stuart Mill datant de 1845, Comte, à propos de La Liberté du travail de Dunoyer, écrit qu’il s’agit d’un « livre remarquable ».

Plan et propos de l’ouvrage

     Pour bien comprendre les idées maîtresses du libéralisme français du XIXe siècle, nous avons choisi des auteurs et des textes qui représentent non seulement chacune des grandes périodes historiques, mais aussi les principales disciplines de l’époque, c’est-à-dire l’économie politique, l’histoire, la philosophie et même la sociologie. Nous avons également inclus quelques exemples qui relèvent de la littérature afin de montrer à quel point les problèmes soulevés par le thème de la liberté touche la société française et le savoir à plusieurs niveaux. Le débat sur la liberté, on le verra, ne se limite donc pas aux salles de cours des universités, ni à la Chambre des députés ou encore aux salons les plus distingués, mais, comme en témoigne l’œuvre de Béranger, on le décèle également les milieux populaires.

     En France, les auteurs libéraux au XIXe siècle sont fort nombreux. Il a donc fallu faire des choix qui ne sembleront pas trop arbitraires, dans la mesure où ils représentent les principaux courants d’une doctrine qui prend son essor, qui se développe et s’affine, puis qui s’essouffle au point de pratiquement disparaître au début du XXe siècle, comme l’a bien montré Émile Faguet. Son déclin était toutefois annoncé quelques décennies auparavant. La loi Méline (1892) et les guerres tarifaires avec d’autres pays européens contribuèrent à rendre caduque le travail qu’avaient entrepris Frédéric Bastiat et Michel Chevalier au milieu du siècle. La montée des partis socialistes, dès le milieu du siècle, a été en constante progression ; l’État a élargi son pouvoir d’action, l’expansionnisme territorial s’est rapidement développé et les impôts se sont alourdis. De sorte qu’à la fin du XIXe siècle, les défenseurs d’un État minimal sont de moins en moins nombreux. Le protectionnisme, l’étatisme, le socialisme, le militarisme s’installent de manière irrésistible. On commence alors de perdre l’habitude de lire Tocqueville, Constant, Bastiat et d’autres encore qui sont condamnés à devenir des étrangers dans leur propre patrie. L’avenir du libéralisme semble sombre. On a du reste l’impression que le plus vieux des libéraux, Gustave de Molinari, dont la vie s’étend sur pratiquement tout le siècle, signe en quelque sorte l’acte de décès du libéralisme dans son dernier livre, Ultima verba, en 1911. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale vient le confirmer d’une manière particulièrement concrète.

     Le but de cet ouvrage est donc de retracer les succès et les échecs du libéralisme français, en laissant la parole à ceux qui l’ont façonné et qui ont travaillé à le diffuser. On couvre donc ici plus d’un siècle d’histoire intellectuelle. Au commencement, on trouvera un texte de Benjamin Constant, tandis qu’à la fin un extrait du tout dernier livre de Gustave de Molinari a été inséré. Un siècle sépare donc ces deux auteurs. Il permet de prendre la mesure du chemin parcouru. Des lendemains de la Révolution française à la Première Guerre mondiale, de nombreux auteurs, des perspectives diversifiées, défilent et donnent un aperçu relativement complet de la genèse du libéralisme français qui connaît alors sans doute ses meilleurs moments. Certes, c’est dans la première partie du siècle que l’on trouve les plus importants penseurs de la tradition libérale en France, mais ceux de la seconde partie, dont la contribution est sans doute plus modeste, jouent néanmoins un rôle important, dans la mesure où ils défendent les principes de leurs devanciers face à l’essor du socialisme et de l’étatisme. C’est, au total, pas moins de quatre générations de penseurs qui se tendent la main à travers le XIXe siècle et qui contribuent à façonner ce qu’on peut appeler « l’âge d’or du libéralisme français ».

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