L’Irlande ou le désastre de l’intervention de l’État, par Gustave de Molinari (1847)

Richement dotée par la nature, mais asservie de longue date par l’Angleterre, tant par les armes que par les lois, l’Irlande stagne dans une misère noire. En 1847, enfin (partiellement) libéré du joug anglais, le pays a l’occasion de sortir de sa condition. Molinari examine ici pourquoi les espérances sont en passe d’être déçues. En intervenant prétendument en sa faveur, et en rivant par l’assistance le peuple dans l’oisiveté, le gouvernement anglais a retardé l’utilisation de capitaux à l’amélioration des terres. L’Irlande offre donc, au yeux de l’économiste belge, un énième exemple de la faillite de l’interventionnisme. B.M.


L’Irlande

par Gustave de Molinari

(Journal des économistes, tome 16, 6e année, décembre 1846 à mars 1847, p.309-329)

 

Il y a des contrées déshéritées de la nature que l’homme a réussi, par son ingénieuse et persévérante activité, à rendre fécondes et prospères ; telle est la Hollande, ce vaste marécage dont un peuple industrieux et patient a fait un admirable jardin : il y en a d’autres, au contraire, auxquelles les éléments de la richesse ont été accordés d’une main prodigue, et qui néanmoins sont descendues à un tel degré d’abaissement et de ruine, qu’elles ont cessé de fournir à leurs habitants une nourriture suffisante ; telle est l’Irlande.

Aucune des matières premières de la richesse n’a été refusée à l’Irlande ; un sol dont la fécondité semblait naguère encore inépuisable ; des mines de fer, d’étain, de charbon ; des côtes admirablement dentelées et qui présentent, dans leurs profondes anfractuosités, l’abri de quatorze grands ports aux navires venant d’Europe et d’Amérique ; voilà quel est le bilan des ressources naturelles dont peuvent disposer les Irlandais pour développer leur agriculture, leur industrie et leur commerce.

Avec de pareils éléments de fortune et de puissance, comment se fait-il que l’Irlande n’ait jamais eu un seul jour de prospérité et de gloire, tandis que la Hollande, si maltraitée par la nature, a été, pendant près de deux siècles, le centre du commerce du monde et la maîtresse des mers ? Cela vient de ce que la Hollande a su demeurer indépendante et libre, tandis que l’Irlande était conquise et asservie ; cela vient de ce que la Hollande a résisté à l’Espagne, tandis que l’Irlande s’est laissé subjuguer par l’Angleterre. La Hollande a dû sa prospérité et sa grandeur à l’indépendance dont elle a joui dès le Moyen âge ; l’Irlande doit son abjection et sa misère à l’oppression à laquelle elle a été en butte depuis le douzième siècle.

Ce fut en 1169 que les Anglo-Normands entreprirent la conquête de l’Irlande ; treize ans auparavant, le pape Adrien IV avait accordé, par une bulle, la terre d’Irlande au roi Henri II d’Angleterre. Chose curieuse ! le pape vouait les Irlandais à la servitude, parce qu’il ne les trouvait point suffisamment orthodoxes, ou, pour mieux dire, parce qu’il rencontrait en Irlande des résistances à sa souveraine autorité. Qui aurait pu prévoir alors que les Irlandais compteraient un jour parmi les martyrs de la foi catholique ? La conquête s’accomplit sans coup férir, mais elle demeura incomplète ; plus des deux tiers de l’Irlande échappèrent pendant quatre cents ans à la domination de l’Angleterre. Des luttes continuelles signalèrent cette première période de la domination anglaise.

Les vainqueurs et les vaincus ne se mêlèrent point, comme il était arrivé en Angleterre après la conquête normande. Les Anglo-Normands qui possédaient certaines immunités solennellement garanties, telles que le jugement par jury, le droit de s’assembler dans un Parlement pour voter l’impôt, etc., refusèrent d’en accorder le bénéfice aux indigènes. Les Irlandais se trouvèrent ainsi désarmés contre l’oppression de leurs vainqueurs ; en outre, les chartes des corporations municipales des villes anglo-normandes les exclurent de l’enceinte des cités. Par cette exclusion des indigènes, les émigrants d’Angleterre voulaient s’assurer le monopole de l’industrie et du commerce de la terre conquise. Sous Edouard III, les mariages entre les deux races furent assimilés aux crimes de haute trahison, et il fut interdit aux Anglais d’adopter le costume des Irlandais, de porter comme eux de la barbe sur la lèvre supérieure et de parler la langue du pays. Tout individu d’origine irlandaise se trouva exclu des emplois publics[1].

Ainsi, dès la conquête, les natifs de l’Irlande furent considérés comme une caste de parias ; chassés de la plupart des carrières ouvertes à l’activité humaines, ils n’eurent pour ressource que de cultiver le sol à titre de serfs agricoles.

Au seizième siècle, cette oppression systématisée d’une race par une race s’aggrava de la persécution d’un culte par un culte : devenue protestante, l’Angleterre voulut imposer la réforme à l’Irlande catholique. L’Irlande refusa, et pendant un siècle, jusqu’à son entière soumission en 1691, elle fut dévastée par la guerre religieuse. Tour à tour, Henri VIII, Elisabeth, Charles Ier, Cromwell, Guillaume d’Orange, ravagèrent et confisquèrent les terres des papistes. Henri VIII s’empara de toutes les propriétés des monastères, ordonna la célébration du rite anglican dans les églises catholiques, et imposa le serment de suprématie religieuse comme une condition de la participation aux actes de la vie civile et politique ; Elisabeth dépensa une somme de 86 millions pour achever la conquête de l’Irlande ; au témoignage des contemporains, le pays se trouva complétement ruiné après le passage des armées anglaises. « Le pays, dit Hollingshed, qui auparavant était riche, fertile, très peuplé, chargé de riches pâturages, de moissons, de bestiaux, est maintenant désert et stérile ; il ne produit aucun fruit : plus de blé dans les champs, plus de bestiaux dans les pâturages, plus d’oiseaux dans les airs, plus de poissons dans les rivières ; en un mot, la malédiction du Ciel est si grande sur ce pays, que, qui le parcourrait d’un bout à l’autre, rencontrerait à peine un homme, une femme et un enfant. » Cependant, les cruautés de l’armée d’Elisabeth furent dépassées, quelques années plus tard, par les cruautés de l’armée de Strafford, et celles-ci s’effacèrent, à leur tour, devant les atrocités dont se rendit coupable l’armée de Cromwell. À Drogheda et à Wexford, Cromwell fit impitoyablement massacrer des garnisons qui s’étaient rendues sur la foi de sa parole, et des populations qui imploraient sa merci. « Deux siècles plus tard, dit M. Gustave de Beaumont, je parcourais en Irlande les lieux où passa Cromwell, et je les trouvais encore pleins de la terreur de son nom. La trace sanglante de son passage a disparu du sol, mais elle est restée dans la mémoire des hommes. » Après avoir massacré ou proscrit les habitants, les conquérants confisquaient la terre ; Elisabeth s’empara de 600 000 acres dans la province de Munster et en distribua 200 000 à des colons anglais ; Jacques Ier, moins violent, mais plus subtil, obligea les propriétaires irlandais à produire leurs titres de propriété, et il déposséda ceux dont les titres présentaient quelque irrégularité ; Strafford, usant du même procédé, disposa, au nom du roi Charles Ier, de toute la province de Connaught ; enfin Cromwell entreprit de déporter, dans cette même province de Connaught, tous les catholiques de l’Irlande. Les biens des malheureux dépossédés furent partagés entre les soldats de Cromwell et les spéculateurs qui avaient avancé au gouvernement les fonds nécessaires pour achever la soumission du pays. Charles II compléta l’œuvre de spoliation qui se poursuivait depuis Henri VIII, en distribuant à ses favoris la plus grande partie des terres encore intactes. Le seul duc d’Osmond en obtint pour une valeur de plus de 70 000 l. st. (1 800 000 fr.) de rente. D’après un recensement fait sous Guillaume III, les catholiques ne possédaient plus, en 1688, que la onzième partie du territoire. Encore cette minime fraction du sol se trouvait-elle concentrée entre les mains de quelques familles d’origine anglaise ; les indigènes demeurés catholiques ne possédaient plus un seul acre du patrimoine de leurs ancêtres.

Cependant l’esprit de persécution n’était pas éteint ; après la spoliation violente vint la spoliation légale. Toutes les mesures oppressives qui avaient été dirigées contre les Irlandais catholiques, dans la fureur des guerres religieuses, furent reprises et codifiées sous Guillaume III, sous la reine Anne et pendant les règnes suivants. Les lois pénales rendues contre les catholiques, depuis la fin du dix-septième siècle jusqu’en 1778, époque de la première réaction en faveur de l’Irlande, égalent en barbarie les lois que le Moyen âge rendait contre les juifs. Elles atteignirent, à la fois, les catholiques dans leur vie privée et dans leur vie publique, dans leur fortune comme individus et dans leur dignité comme peuple. C’est à ce code infâme, dicté par l’étroite et cruelle bigoterie protestante de concert avec un âpre et aveugle mercantilisme, que l’Irlande doit sa profonde abjection et son épouvantable misère.

Jamais l’esprit de persécution ne se montra plus ingénieux ; jamais législateurs ne déployèrent, pour développer la prospérité d’un peuple, autant de science et d’habileté qu’en montrèrent les législateurs de l’Angleterre pour ruiner l’Irlande. Sans être réputés esclaves, les catholiques se trouvèrent privés par la loi de tous les droits dont jouissent les hommes libres. Comme citoyens, ils ne pouvaient ni élire des députés, ni faire partie du Parlement ; comme hommes privés, ils ne pouvaient ni conclure des mariages mixtes, ni confier la tutelle de leurs enfants à des coreligionnaires ; comme capitalistes, il leur était interdit d’acheter des terres et de prêter sur hypothèques ; comme travailleurs, ils étaient éloignés de tous les emplois publics et de la plupart des professions libérales ; enfin, comme croyants, ils étaient obligés de salarier un clergé dont ils ne se servaient point et de cautionner le clergé dont ils se servaient.

À la vérité, les emplois secondaires de l’agriculture, ainsi que les professions industrielles et commerciales, leur demeuraient accessibles ; mais les législateurs avaient soigneusement pourvu à ce qu’ils ne pussent trouver la fortune dans aucune de ces carrières.

En vertu d’une loi rendue sous la reine Anne (1703), les baux des fermiers catholiques furent limités à trente-et-un ans ; et dans la crainte que les bénéfices des tenanciers ne devinssent trop considérables pendant ce laps de temps, il fut établi que le fermage ne devrait jamais demeurer au-dessous des deux tiers du produit de la terre ; il fut établi encore, qu’en cas d’un accroissement du produit, le fermage subirait une augmentation proportionnelle. Pour que ces prescriptions fussent rigoureusement observées, la loi accordait une prime d’encouragement à quiconque dénoncerait l’existence d’un bail plus profitable au fermier catholique qu’il ne devait l’être légalement[2]. Aucune loi ne pouvait assurément décourager, avec plus d’efficacité, l’amélioration du sol, ni exercer une influence plus funeste sur la condition des agriculteurs.

Voulait-il appliquer ses capitaux et son travail à l’industrie et au commerce, l’Irlandais retrouvait encore devant lui le régime restrictif avec ses rigueurs les plus barbares.

La plupart des branches de l’industrie manufacturière étaient frappées par des prohibitions à la sortie ; ainsi, par exemple, il était défendu d’exporter du verre d’Irlande, et l’Angleterre s’attribuait, en outre, le monopole de l’importation de cet article ; la même prohibition fut imposée aux étoffes de laine, dont la production avait pris un développement considérable ; le roi Guillaume déclarait en plein Parlement « qu’il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour décourager les manufactures de laine de l’Irlande. » La sortie des laines brutes et des bestiaux vivants fut également prohibée. Ces deux dernières prohibitions existaient déjà au dix-septième siècle, et telle était la crainte que la concurrence irlandaise inspirait aux landlords anglais, qu’à l’époque de l’incendie de Londres, les propriétaires d’Irlande, s’étant réunis pour envoyer aux indigents de la métropole un secours de 30 000 têtes de bétail, cet acte de charité, loin d’exciter en Angleterre le moindre sentiment de reconnaissance, y fut considéré comme une tentative insidieuse dirigée contre la prohibition ; peu s’en fallut même que l’on n’en repoussât le bienfait[3].

Le commerce n’était pas moins entravé que l’industrie. Non seulement l’intercourse de l’Irlande avec les différents ports de l’Europe se trouvait arrêté par des restrictions sur tous les produits qui pouvaient faire concurrence aux produits similaires de la Grande-Bretagne ; non seulement toutes relations avec l’Asie étaient interdites aux Irlandais, en vertu des chartes accordées aux Compagnies de Londres, mais encore les ports de l’Irlande étaient fermés au commerce des colonies d’Amérique. Quoique l’Irlande offrît aux navires de l’Amérique du nord les ports les plus spacieux et les plus sûrs de l’Europe, ses habitants étaient privés de tout le bénéfice de cette situation privilégiée ; des lois interdisaient l’importation directe en Irlande des produits des colonies américaines ; il fallait que ces produits eussent touché préalablement quelque port de l’Angleterre ou du pays de Galles ; de plus, l’exportation des produits irlandais pour les colonies était défendue excepté par certains ports d’Angleterre.

L’effet de ces restrictions accumulées fut si efficace, qu’actuellement encore tout le commerce extérieur de l’Irlande ne dépasse pas en importance celui d’un port de second rang en Écosse[4].

Quel était, en définitive, le but des législateurs britanniques en rivant ainsi l’Irlande au carcan des lois pénales et du système prohibitif ? Les uns, les saints du protestantisme, n’avaient d’autre intention que de forcer les catholiques à embrasser le culte réformé ; les autres, moins religieux et plus politiques, voulaient abaisser quand même l’Irlande, dans la conviction que la Grande-Bretagne et l’Irlande ne pouvaient prospérer simultanément. L’expérience montra que les uns et les autres s’étaient également trompés : les premiers, en croyant que les Irlandais, persécutés, embrasseraient le culte réformé ; car le nombre des protestants, après avoir été, en 1672, relativement à celui des catholiques, comme 3 à 8, n’est actuellement que dans la proportion de 3 à 12 ; les seconds, en supposant que l’abaissement de l’Irlande servirait à la grandeur de l’Angleterre ; car l’Irlande est devenue la plaie de l’empire britannique.

Mais de longues années s’écoulèrent avant que l’Angleterre ne consentît à reconnaître son erreur et à réparer son injustice. Il fallut le vif élan que la révolution américaine imprima aux idées libérales en Europe pour décider le Parlement à réviser le code inique des lois pénales. Une première réforme fut accomplie en 1778-79 ; la loi qui réglait les successions des catholiques fut abolie ; on rapporta aussi une disposition odieuse, qui permettait au fils d’un catholique de se saisir de la propriété de son père en se faisant protestant ; on commença enfin à abattre quelques-unes des restrictions qui pesaient sur l’industrie et le commerce irlandais. La réforme commerciale rencontra toutefois d’opiniâtres résistances, et elle ne passa qu’après plusieurs années de luttes. « Une réforme qui mettrait l’Irlande et l’Angleterre sur le pied de l’égalité, disaient les partisans des restrictions, serait fatale aux manufactures et au commerce de l’Angleterre… Nos manufacturiers, nos négociants, nos armateurs, nos propriétaires de terres, tous ont pris l’alarme, tous seront infailliblement ruinés si nous les exposons à la concurrence d’un pays à peu près sans dette[5]. » Des pétitions contre la réforme arrivaient de tous les points du royaume. Les négociants de Glasgow suppliaient le Parlement de n’accorder à l’Irlande, soit dans le présent, soit dans l’avenir, aucun avantage qui pût tourner au détriment de la Grande-Bretagne. Manchester réprouvait énergiquement les concessions proposées, et Liverpool n’hésitait pas à déclarer que si ces concessions étaient accordées, son port ne tarderait pas à être réduit à sa primitive insignifiance. La réforme s’opéra, et Glasgow, Manchester et Liverpool ne cessèrent point de voir s’accroître leur prospérité.

Si la révolution d’Amérique fut secourable à l’Irlande, en revanche, la Révolution française exerça sur sa destinée une influence désastreuse. Au début de ce grand mouvement populaire, avant que la Révolution se fût attiré par ses excès la réprobation des amis de la liberté eux-mêmes, il y eut bien, à la vérité, au sein de la société anglaise, un redoublement de sympathies en faveur de l’Irlande ; mais la réaction ne tarda point à se faire sentir, et, quelques années plus tard, l’Irlande ayant essayé à son tour une révolution, l’Angleterre pesa de nouveau sur elle, comme aux époques d’Elisabeth et de Cromwell ; le Parlement irlandais, ce vieux débris qui rappelait encore aux habitants déchus de la pauvre Erin leur indépendance passée, le Parlement irlandais fut supprimé, et de nouvelles lois pénales furent rendues contre les papistes. On peut affirmer sans exagération que la Révolution française recula d’un quart de siècle l’émancipation des catholiques irlandais. Dès son avènement au pouvoir, M. Pitt avait, en effet, manifesté, par ses paroles et par ses actes, la ferme intention de rendre justice à l’Irlande ; et si la guerre continentale n’avait pas fortifié, en Angleterre, l’influence du parti anti-irlandais, il aurait vraisemblablement accompli ce grand dessein. Quoi qu’il en soit, l’Irlande attendit jusqu’en 1829 le bill d’émancipation des catholiques.

Justice a été enfin rendue à l’Irlande ; sauf un impôt d’environ 900 000 liv. sterl. (22 millions de francs) qu’elle paye pour entretenir un clergé, dont l’immense majorité de ses habitants ne retire aucun service, l’Irlande se trouve actuellement placée avec l’Angleterre sur le pied de l’égalité. Comment donc se fait-il que son état social n’ait point cessé de s’aggraver depuis 1829 ? Comment se fait-il que l’Irlande émancipée soit plus misérable aujourd’hui que ne l’était naguère l’Irlande asservie ? Nous trouverons l’explication de ce phénomène en examinant l’influence que les lois pénales et les restrictions économiques ont exercée sur la production agricole de l’Irlande.

II.

Lorsque les lois pénales furent infligées à l’Irlande, les propriétaires privilégiés du sol et les parias qui le cultivaient se trouvèrent séparés par un abîme ; tandis qu’en Angleterre, propriétaires et tenanciers demeuraient unis par des relations commencées à l’époque de la conquête, en Irlande, tout lien d’intérêt ou d’affection entre le propriétaire et le tenancier avait disparu. Qu’importait au tenancier catholique l’amélioration de la terre, puisque la loi annulait pour ainsi dire sa part dans le fruit de cette amélioration ? Que lui importait encore l’influence politique de la famille à laquelle appartenait la terre arrosée de ses sueurs, puisqu’il se trouvait privé de toute participation au règlement des affaires publiques ; puisqu’il ne pouvait même voter aux élections ? En quoi enfin pouvait-il s’intéresser à la prospérité d’une famille appartenant à un culte ennemi du sien, à un culte dont il était obligé de salarier les inutiles prébendiers ? Évidemment rien ne pouvait désormais rattacher le propriétaire protestant et le tenancier catholique ; entre ces deux hommes la conquête et la loi avaient créé un antagonisme inévitable, fatal.

Sans doute, le landlord n’avait rien à craindre de son tenancier ; l’ennemi commun, l’ennemi domestique, comme disait en 1706 lord Pembroke, lord lieutenant de l’Irlande, était vaincu, écrasé ; mais, si complète que fût la victoire du protestantisme anglais sur le catholicisme irlandais, elle n’avait point suffi pour pacifier à fond l’Irlande ; on ne pacifie jamais complétement un pays qu’on opprime. Les bandes du whiteboysm succédèrent, pendant le dix-huitième siècle, aux masses armées qui avaient défendu naguère l’Irlande contre les soldats d’Elisabeth et de Cromwell. L’insurrection cessa d’être ouverte, patente, elle cessa de lutter en plein soleil, mais elle n’en remplit pas moins le pays de désordre et d’épouvante. Aussi la portion la plus riche de la population s’empressa-t-elle de quitter cette terre de malédiction. Les grands propriétaires protestants ou catholiques abandonnèrent en masse l’Irlande à sa destinée, ceux-là parce que leur vie n’y était pas en sûreté, ceux-ci parce qu’ils s’y trouvaient déchus de leurs droits.

Pour se débarrasser de tout souci relativement à la gestion de leurs domaines, les propriétaires émigrés de l’Irlande les affermèrent, à longue échéance, à de riches capitalistes résidant comme eux en Angleterre. Ceux-ci, simples spéculateurs, cédèrent pour la plupart leurs baux avec bénéfice à des spéculateurs en sous-ordre, que l’on désigna sous le nom de middlemen. Les middlemen s’abouchèrent directement avec les exploitants du sol et leur donnèrent les terres à bail.

Cette combinaison, née de la situation de désordre et d’insécurité que l’oppression systématique de l’Angleterre avait faite à l’Irlande, ne pouvait toutefois subsister qu’à deux conditions, à la condition d’abord que les fermiers tireraient du sol un produit assez considérable pour nourrir les diverses classes d’hommes vivant de la terre ; à la condition ensuite que la rente ne tombât jamais au-dessous du taux nécessaire pour rémunérer l’industrie des middlemen, pour offrir une commission suffisante aux spéculateurs, et pour permettre aux landlords de conserver le rang de leurs ancêtres.

Grâce à l’admirable fécondité de la terre d’Irlande, les domaines agricoles rendirent pendant longtemps leur produit accoutumé.

Grâce au système restrictif qui avait interdit à la population catholique les services publics et les branches les plus lucratives de la production, les bras affluèrent dans l’agriculture, et leur extrême concurrence fit monter au taux le plus élevé possible le prix des fermages, en même temps qu’elle abaissait à sa dernière limite le prix du travail.

Mais si l’augmentation naturelle de la population forcément vouée aux travaux de la terre pouvait, jusqu’à un certain degré, rendre permanent l’abaissement anormal du taux des fermages et du prix des salaires, en revanche le produit de la terre ne pouvait être maintenu que par une incessante application de capitaux à l’aménagement et à l’amélioration du sol. Or, par le fait de l’existence des intermédiaires entre le propriétaire et l’exploitant du sol, toute application suivie, persistante, de capitaux à la terre, devenait impossible.

Comment le fermier aurait-il appliqué des capitaux à l’amélioration du sol ? Il était obligé de payer un fermage si élevé, et il se trouvait si bien pressuré par le collecteur des dîmes, que, l’année écoulée, il ne lui restait pas un farthing de reste. Le middleman aurait pu, à la vérité, suppléer au fermier ; les capitaux ne lui manquaient point ; mais rien ne l’excitait à améliorer un domaine dont la jouissance devait, après son bail, être accordée au plus fort enchérisseur. Le spéculateur de Londres avait pour ses fonds de meilleurs placements que ceux qui lui étaient offerts par l’Irlande insoumise et troublée. Quant au propriétaire, il était au haut de l’échelle sociale, absolument dans la situation où se trouvait son fermier tout au bas ; vivant au sein de la plus riche aristocratie du monde, obligé de soutenir dans l’oisiveté le luxe d’une position élevée, il subvenait à grand’peine à ses dépenses avec son revenu. Au bout de l’an, il n’était, toute proportion gardée, pas moins gêné que son fermier. Comme lui, il n’économisait pas, il s’endettait.

Le capital nécessaire à la conservation du sol ne pouvant être fourni par aucun de ceux qui, propriétaires, middlemen ou fermiers, vivaient du produit de la terre d’Irlande, ce produit devait, en conséquence, décliner et tomber à rien dans un certain laps de temps, plus ou moins long, selon l’intensité des forces productives dont la terre était naturellement pourvue.

Ni les propriétaires, ni les middlemen, ni les fermiers, ne s’aperçurent du péril ; il ne vint à la pensée de personne que cette terre, que l’on soumettait à un travail continu, sans jamais lui restituer une suffisante quantité d’éléments de vitalité, pourrait bien un jour cesser de produire ; il ne vint à la pensée de personne qu’un jour le sol pourrirait la semence qui lui serait confiée, au lieu de la transformer en un fruit savoureux ! Non ! l’attention des propriétaires et des middlemen ne se portait pas si loin dans l’avenir ; leur unique étude consistait à faire rendre, dans le présent, à la terre, tout ce qu’elle pouvait rendre, fût-ce aux dépens de sa fécondité future. Le fermier, à son tour, imitait les exemples qui lui venaient d’en haut ; il était d’ailleurs trop absorbé par les soucis de sa misère présente, pour s’inquiéter beaucoup des infortunes que pouvait lui réserver l’avenir.

Les propriétaires terriers imaginèrent un expédient infaillible pour tirer de la terre un revenu plus considérable, sans la fortifier par des applications de capitaux. De concert avec les landlords de la Grande-Bretagne, ils établirent la loi céréale.

On s’est peu occupé de la loi céréale sur l’Irlande ; cependant il est permis d’affirmer que cette loi de privilège a été plus funeste encore à l’Irlande qu’à l’Angleterre. Les Irlandais, au reste, ne s’y sont pas trompés ; ils n’ont pas manqué de s’apercevoir que la législation qui privilégiait pour eux le marché de la Grande-Bretagne servait uniquement à augmenter la fortune de leurs landlords, résidant en Angleterre ou sur le continent, tout en accroissant leur propre misère ; et M. O’Connell n’hésitait pas, dans un meeting tenu, en 1843, à Covent-Garden, à fraterniser avec les apôtres de l’anti-corn-law-league. La loi céréale a accru en Irlande, comme en Angleterre, la rente des propriétaires, en surélevant le prix du blé ; elle a ainsi contribué, d’une part, à maintenir la funeste existence des intermédiaires ; d’une autre part, à obliger les populations à se nourrir désormais d’une substance inférieure, la pomme de terre.

En même temps la loi céréale a hâté, sinon provoqué le morcellement du sol en Irlande. On sait quel était le cri général des fermiers anglais après la mise en vigueur des corn-laws. Vous nous avez fait payer, disaient-ils aux landlords, des rentes parlementaires ; mais vous ne nous avez pas procuré des prix parlementaires. — Ce qui signifiait que l’augmentation de prix, payée par le consommateur de blé, ne suffisait pas pour compenser l’augmentation de rente exigée par le propriétaire. La situation était la même en Irlande : les middlemen irlandais ne souffraient pas moins que les fermiers anglais de l’instabilité et de l’insuffisance relative des prix. Seulement, éloignés de la surveillance des propriétaires, ils avaient, pour balancer ce dommage, un moyen que les fermiers anglais ne possédaient pas, et dont ceux-ci n’auraient point d’ailleurs usé avec avantage : ils pouvaient morceler le sol à l’infini.

Nous venons de dire que les fermiers anglais n’auraient trouvé aucun avantage à morceler la terre. En effet, il est bien avéré que la grande culture est plus productive que la petite ; il est bien avéré que la production des denrées alimentaires, comme celle des denrées servant au vêtement et au logement, s’accomplit avec d’autant plus d’économie, qu’elle a lieu sur une échelle plus vaste ; le fermier anglais aurait, par conséquent, retiré du morcellement un produit inférieur à celui que lui rapportait sa terre, exploitée à l’aide des procédés perfectionnés de la grande culture. Mais l’Irlande se trouvait dans une situation exceptionnelle. En Irlande, il y avait fort peu d’entrepreneurs d’industrie agricole possédant assez de capitaux pour exploiter un vaste domaine, et il résultait de cette insuffisance de la concurrence entre les preneurs, que les grandes fermes se louaient, toute proportion gardée, 10 ou 15 p. 100 moins cher que les petites[6]. Ainsi donc, quoique celles-ci rendissent un produit moindre, les middlemen devaient les préférer, puisqu’elles donnaient une plus forte rente. Un propriétaire ne se serait point, sans doute, arrêté à cet avantage actuel, temporaire ; il aurait préféré à une forte rente, achetée au prix de la ruine de la terre, une rente plus faible avec une terre bien conservée. Mais qu’importait au middleman la bonne conservation du sol ? On n’est prévoyant qu’à la condition d’avoir intérêt à l’être, et, pour le middleman, un pareil intérêt n’existait point.

Cependant le morcellement des terres ne devait point s’arrêter à ce premier degré ; divisée par le middleman, la terre fut sous-divisée par le fermier. Ce sous-morcellement était une conséquence nécessaire du premier. Du moment, en effet, que le middleman divisait le sol de manière à obtenir un maximum de concurrence de la part des fermiers et par là même un maximum de rente, les fermiers qui, par le fait de l’excès de la concurrence, avaient à payer un excès de rente, étaient obligés d’aller aux expédients pour remplir leurs engagements ; ils étaient obligés de chercher, dans le mode d’exploitation du sol, une combinaison qui leur permît de vivre et de payer leur rente. Jamais l’exploitation régulière, normale de leur ferme ne leur aurait permis d’obtenir ce double résultat. Que firent-ils ? Au-dessous d’eux, il y avait la foule des journaliers, foule immense et dénuée, que l’anéantissement de l’industrie et du commerce de l’Irlande avait rejetée sur la terre, où elle vivait d’un salaire insuffisant et précaire. À ces parias affamés les fermiers offrirent des parcelles de terrain d’un acre et d’un demi-acre. Les journaliers se disputèrent ces chétifs lambeaux de terre avec plus d’acharnement encore que n’en avaient mis les tenanciers à se disputer les fermes ; car ils étaient plus nombreux et plus pauvres. Les fermiers s’accoutumèrent à louer de la sorte en conacres environ le tiers de leurs fermes ; en ajoutant au produit qu’ils retiraient de l’exploitation directe des deux autres tiers, le surplus de rente résultant de cette sous-location faite à des gens dont la concurrence en vue de la terre dépassait la leur, ils réussissaient, dans les années ordinaires, à vivre et à payer leurs rentes.

Au lieu de mettre un tiers de leurs fermes seulement en conacres, les fermiers auraient fini sans doute par les subdiviser entièrement, si les middlemen, dont les baux étaient fixés communément pour trente-et-un ans, n’avaient compris qu’avec un pareil système, la terre s’en irait trop vite ; ils refusèrent en conséquence d’autoriser les conacres au-delà du tiers de la ferme. Ils estimaient qu’avec un tiers de conacres, un domaine pouvait se maintenir pendant trente-et-un ans. Qu’il fût ou non ruiné après cette période, ce n’était point leur affaire.

L’intérêt que les middlemen avaient à permettre jusqu’à un certain point le sous-morcellement du sol, était, au reste, bien évident. Si le fermier n’avait pas eu la ressource de faire des conacres, il lui eût été impossible de mettre à la ferme le prix de location excessif qu’il y mettait ; il lui eût été impossible de vivre et de payer toute l’énorme rente dont il avait grevé son travail. Le fermier payant une rente moins forte, les profits du middleman eussent nécessairement été moindres. L’intérêt du middleman était donc de permettre autant de conacres que la terre en pouvait supporter pendant la durée du bail.

Nous ne prétendons pas que la loi céréale ait été la cause originaire de l’extrême division du sol en Irlande. Non, cette cause réside premièrement dans l’abandon de la terre par les propriétaires intéressés à sa conservation, secondement dans la pauvreté et dans le nombre excessif des entrepreneurs et des ouvriers de l’agriculture ; mais si la loi céréale n’a point produit le mal, elle en a activé la contagion, en augmentant les prétentions des propriétaires, et par suite les embarras des middlemen et la gêne des fermiers.

Grâce aux expédients que nous venons de décrire, la rente de la terre se maintint en Irlande à un taux élevé, bien qu’aucun capital ne fût appliqué à l’entretien du sol ; mais ces expédients hâtèrent la ruine de la terre, à laquelle la subdivision des exploitations, jointe à la misère des exploitants, ne permit plus d’accorder un repos suffisant. Les propriétaires et les middlemen ne s’apercevaient point de cette diminution de la quantité des aliments fournis par la terre, puisque l’augmentation de la concurrence des preneurs, suite de l’augmentation naturelle de la population, empêchait la rente de tomber comme le produit ; la foule des fermiers et des journaliers, dont la pénurie allait sans cesse croissant, s’en apercevait seule, mais qu’y pouvait-elle faire ? Il n’était pas en son pouvoir de remédier au mal. Il fallait bien qu’elle se résignât à subir sa destinée.

Nous savons que l’on a reproché aux Irlandais de s’être trop multipliés et d’avoir ainsi volontairement aggravé leur misère ; on a même affirmé que tous les maux de l’Irlande viennent de l’excessif accroissement de sa population. Examinons brièvement si ce reproche est fondé.

D’abord, il n’est pas vrai que l’extrême concurrence des travailleurs agricoles en Irlande ait pour cause originaire le développement excessif de la population. Cette concurrence meurtrière a été amenée par l’établissement des lois pénales et du système restrictif, qui, en fermant aux Irlandais fidèles à l’ancien culte les professions libérales et les emplois publics, en déprimant l’industrie et le commerce de l’Irlande, ont rejeté sur l’agriculture la masse de la population catholique. Dès cette époque, il y eut dans l’industrie agricole un excédent de bras. Pour rétablir l’équilibre, il aurait fallu que les Irlandais opprimés se fussent attachés non seulement à ne point augmenter leur population, mais encore à la diminuer. Était-ce possible ? était-ce juste ? était-ce utile ?

Diminuer la population, ou même la forcer à demeurer stationnaire était chose impraticable ; nous disons plus, il était impossible que la population irlandaise, en s’adonnant à la culture de plus en plus parcellaire du sol, ne s’augmentât point dans une progression de plus en plus rapide. Aucun travail n’exige, en effet, à un moindre degré l’intervention des facultés intellectuelles que celui de l’homme occupé à la culture d’un petit coin de terre. C’est là une œuvre purement physique, une œuvre qui exige uniquement l’application de la force musculaire et, par conséquent, le développement, l’exercice des instincts que cette force suppose. Parmi ces instincts, le plus puissant est celui de la reproduction. Si donc l’homme passe d’un emploi qui développe moins l’activité de ses instincts matériels à un emploi qui les développe davantage, ce changement favorisera, sans aucun doute, la multiplication de l’espèce. Or, telle était précisément la situation de l’Irlandais, obligé de se faire agriculteur d’industriel ou de négociant qu’il était.

Les faits ont, au reste, pleinement confirmé, en Irlande, l’observation qui précède. C’est dans les comtés où la terre est le moins divisée, où, par conséquent, le travail agricole est le plus intellectuel, où, en même temps, le cercle dans lequel vit le travailleur est le plus étendu, c’est dans ces comtés que la population croît le moins promptement ; c’est, au contraire, dans les comtés où la terre est arrivée à l’extrême limite du morcellement que la population s’augmente dans la progression la plus rapide[7].

Supposons néanmoins que la doctrine de la contrainte morale eût pu balancer les effets du passage d’une occupation plus ou moins intellectuelle à une occupation purement physique ; supposons qu’un père Mathews, partisan de la doctrine du moral-restraint, eût réussi à convaincre de la nécessité de vivre dans la continence, cette race irlandaise dans laquelle les sentiments et les instincts dominent les facultés intellectuelles, devrait-on, au nom de la justice et de l’utilité, se féliciter d’un pareil résultat ? Quoi ! parce qu’un peuple est opprimé ; parce que les issues naturelles, ouvertes à son activité, lui sont en partie interdites, il serait juste, il serait utile que ce peuple s’efforçât de se diminuer, de se proportionner, quant au nombre, aux emplois qu’une abominable tyrannie lui a laissés ? Il serait juste, utile, qu’au lieu de s’occuper à reconquérir toute la place qu’il occupait sous le soleil, il s’amoindrît assez pour ne pas déborder de celle que la main rapace des oppresseurs lui a marquée ? Non, Dieu merci ! ni la justice, ni l’utilité n’ordonnent une telle abnégation, un tel sacrifice ! Avant de commander à un peuple de mettre des bornes à son développement, la justice, l’utilité lui commandent de tirer parti de toutes les ressources que la nature a offertes à son activité. La terre d’Irlande aurait pu aisément, si elle n’avait point été exploitée, épuisée par une race avide, entretenir dans l’aisance la population croissante qui la couvrait. Il n’était donc ni juste, ni utile de conseiller à l’Irlande de cesser de se peupler ; ce qui était juste, utile, c’était de conseiller à l’Angleterre de cesser d’opprimer l’Irlande[8].

Quoi qu’il en soit, le produit de la terre irlandaise tomba d’une manière effrayante. Tandis qu’en Angleterre 1 055 982 travailleurs cultivant 13 849 320 hectares de terre, donnaient naissance à un produit évalué à 4 000 500 000 fr., en Irlande, 1 131 715 travailleurs cultivant 5 257 625 hectares, produisaient seulement une valeur de 900 000 000 fr. [9] C’est-à-dire qu’en Angleterre, sous le régime de la grande culture, un travailleur agricole extrayait du sol quatre à cinq fois plus d’aliments que n’en retirait le travailleur irlandais sous le régime de la petite culture ; ou si l’on veut tenir compte de l’étendue du sol cultivé, c’est-à-dire que le même espace de terrain qui, en Angleterre, cultivé par un homme, rendait deux, ne rendait qu’un en Irlande, cultivé par deux hommes et demi. Or, la rente exigée pour un hectare en Irlande, était au moins égale à la rente exigée pour un hectare en Angleterre ; il s’ensuivait que chaque agriculteur irlandais, fermier ou journalier, devait vivre avec un revenu équivalant à peine au cinquième du revenu de l’agriculteur anglais. Si l’on considère que la classe agricole en Angleterre est fort loin de se trouver dans l’aisance, on pourra, d’après cette estimation, se faire une idée de la misère irlandaise.

Notons bien que l’évaluation précédente date de treize années. Depuis cette époque, la situation de l’agriculture irlandaise a constamment empiré ; en 1845 et en 1846 enfin, la récolte de la pomme de terre a manqué, partiellement dans la première de ces deux années, totalement dans la seconde. La récolte de la pomme de terre constitue, à peu près seule, le revenu de la plupart des fermiers et de la masse des journaliers ; la récolte du blé et l’élève des bestiaux servent à payer la rente. On évalue à 300 millions de francs le montant de la récolte des pommes de terre, soit au tiers du montant du produit total. Les 6 à 7 millions d’exploitants du sol en Irlande vivent donc avec un revenu de 40 à 50 fr. par an ou de 12 centimes ½ par jour, tandis que les quelques milliers de propriétaires ou middlemen absorbent, sous forme de rente, une somme annuelle de 600 millions de francs. Telle est la situation dans laquelle deux siècles d’oppression ont placé l’atelier agricole de l’Irlande.

III.

Nous venons d’examiner par quel enchaînement de causes l’Irlande est tombée au plus bas degré de l’échelle de la misère ; nous avons montré que les confiscations et les lois pénales avaient engendré l’absentéisme, que l’absentéisme, à son tour, avait engendré le système d’exploitation par intermédiaires, et que ce dernier système avait enfin, sous l’impulsion des corn-laws, donné naissance au morcellement, lequel avait ruiné le sol. Ainsi les lois pénales et les lois céréales ont été les grands véhicules de la misère irlandaise.

Aujourd’hui que les unes et les autres sont à peu près abolies ; aujourd’hui que l’Irlande a cessé jusqu’à un certain degré d’être opprimée dans l’exercice de ses droits civils, politiques, religieux et économiques, peut-on espérer qu’elle se relèvera d’elle-même de son abjection ? peut-on espérer que, devenue libre, elle trouvera encore en elle-même assez de ressources pour réparer les maux dont elle est redevable à deux siècles de servitude ? C’est ce qu’il nous reste à examiner.

L’unique problème à résoudre est celui-ci : augmenter le produit du sol en Irlande, car tout le mal vient de l’insuffisance de ce produit. Si la terre d’Irlande donnait, la rente payée, un produit assez considérable pour que le travailleur agricole pût en échanger une partie contre des produits industriels ou immatériels, les bras qui encombrent l’agriculture trouveraient à s’employer dans l’industrie, le commerce ou les professions libérales, et la misère disparaîtrait de l’Irlande.

Il y a un moyen assuré d’augmenter le produit agricole de l’Irlande, c’est d’appliquer des capitaux au sol. La terre d’Irlande, se trouvant pourvue d’une fécondité naturelle au moins égale à celle de la terre de la Grande-Bretagne, on doit admettre que si l’agriculture irlandaise était aussi riche en capitaux que l’agriculture anglaise, elle donnerait, toute proportion gardée, un produit au moins égal, c’est-à-dire un produit double de celui de 1832, triple de celui de 1846.

Mais où trouver ces capitaux indispensables à l’amélioration du sol ?

La cause immédiate qui a éloigné les capitaux du sol c’est, avons-nous remarqué, l’établissement du système d’exploitation par intermédiaires, et c’est l’élévation du taux de la rente qui a maintenu ce système. Or, voici qu’un événement désastreux, conséquence de la mauvaise exploitation du sol, l’anéantissement de la récolte des pommes de terre, vient frapper l’Irlande ; voici que la substance dont se nourrit exclusivement la population agricole de l’Irlande vient à manquer.

En présence de ce douloureux événement, quelle est la situation de la classe qui vit du produit de la rente du sol ?

Trois cas peuvent se présenter.

Ou bien la classe qui se nourrit de la pomme de terre sera alimentée aux frais du gouvernement britannique, et dans ce cas le revenu des rentiers et des middlemen demeurera à peu près intact.

Ou bien la subsistance de cette classe sera laissée à la charge de la propriété irlandaise, et dans ce cas, la rente du sol se trouvera momentanément diminuée de moitié.

Ou bien enfin la classe agricole, dont la subsistance a été pourrie en germe, ne sera nourrie par personne, et dans ce dernier cas, la terre cessant d’être cultivée, ne donnera plus de rente.

Si le gouvernement se charge de nourrir la classe agricole (et c’est malheureusement le parti auquel s’est arrêté lord John Russell), les individus qui vivent de la rente ne subissant aucune diminution dans leurs revenus, n’auront aucun intérêt immédiat à modifier le système d’exploitation qui épuise actuellement le sol. Sans doute, ils doivent prévoir que si la disette sévit de nouveau l’année prochaine, le gouvernement anglais se lassera de nourrir les victimes de la mauvaise exploitation de la terre, et qu’il les laissera à leur charge. Mais ne peuvent-ils pas espérer que la disette donnera du répit à l’Irlande ? ne peuvent-ils pas espérer que l’année prochaine sera une année ordinaire ? Pourquoi donc se mettraient-ils en frais d’industrie et de capitaux pour améliorer l’agriculture irlandaise ? Ne continuera-t-elle pas à leur fournir la rente accoutumée ? Et si dans quelques années une nouvelle famine survient, le gouvernement n’est-il pas là pour en payer les frais ? Quelle raison aura-t-il de refuser alors ce qu’il accorde bénévolement aujourd’hui ?

Supposons, au contraire, que le gouvernement anglais eût sagement refusé d’intervenir dans la subsistance de la classe agricole de l’Irlande, que serait-il arrivé ?

À moins de laisser mourir de faim la foule des fermiers et des laboureurs, les détenteurs du sol auraient été obligés de lui fournir les moyens de subsister. Or, remarquons bien qu’ils avaient un intérêt immédiat à empêcher la famine de faire son œuvre. Le travail de la classe agricole leur rapportant une rente annuelle de 600 millions de francs, tandis que l’alimentation de cette classe ne coûte pas plus de 2 à 300 millions de francs, ils auraient perdu, à la laisser périr, la moitié de leur revenu. Alors même que le déficit actuel dût être permanent, leur intérêt serait encore de sauver de la famine les agriculteurs irlandais. On ne devait donc pas craindre de leur confier la vie de cette classe dénuée. Leur intérêt répondait de leur charité.

Mais si la rente du sol se trouvait, par le fait de l’impôt de famine qui pèserait sur elle, réduite de moitié environ, il est bien évident que les propriétaires, atteints dans leurs revenus, seraient puissamment excités à empêcher le retour de ce déficit ; voyons ce qu’ils pourraient faire pour y parvenir.

Les propriétaires ont généralement argué, pour obtenir l’aide du gouvernement, que leurs biens se trouvent chargés d’hypothèques. Au dire de l’un d’eux, lord Mountcashel, le montant de ces hypothèques ne s’élèverait pas à moins de la moitié du montant de la rente. Mais est-ce là une raison bien valable ? Si un domaine produisant 2 est grevé d’une hypothèque égale à 1, le propriétaire n’a-t-il pas la ressource d’en aliéner la moitié pour se libérer ? et une fois le partage effectué entre le débiteur et le créancier, la charge résultant de la disette ne s’allège-t-elle pas en se répartissant sur les deux propriétaires ? On peut objecter que si la propriété demeure grevée des frais de la famine, elle diminuera de valeur, et que par conséquent le propriétaire sera obligé d’en céder plus de la moitié au créancier pour éteindre la dette foncière. Mais qu’importe ? alors même qu’il devrait la céder tout entière, où serait le mal ? Au point de vue de la justice, n’est-ce pas au propriétaire à subir toutes les conséquences de la disette, puisque la diminution du produit du sol n’a d’autre cause que sa détestable incurie ? Du jour où il a renoncé à se mêler de la gestion de ses terres ; du jour où il s’est borné à leur demander des revenus sans leur restituer des capitaux, ne devait-il pas prévoir qu’elles finiraient par s’épuiser ? Pourquoi donc faire peser sur un pays tout entier le dommage résultant de la négligence d’une classe d’hommes ? Au point de vue de l’utilité, peut-on dire que le transfert d’une propriété des mains d’un débiteur à celles d’un créancier soit un fait nuisible ? Du débiteur ou, du créancier, lequel est le mieux en état d’appliquer des capitaux à la terre ? C’est évidemment le créancier, surtout lorsque ce créancier est, comme en Irlande, ordinairement un riche capitaliste qui a spéculé sur l’incurie du propriétaire, dans la vue de se substituer à lui tôt ou tard.

À la vérité, la loi des substitutions, encore en vigueur en Irlande comme dans la Grande-Bretagne, met obstacle à l’aliénation des propriétés territoriales ; mais depuis longtemps cet obstacle a cessé d’être invincible ; depuis longtemps les légistes irlandais ont trouvé moyen d’affranchir les propriétaires besogneux des entraves apportées à la mise en gage et à la vente des propriétés. Lord John Russell vient d’ailleurs d’annoncer une mesure (et c’est la seule de tout le plan ministériel que l’on puisse louer sans réserve) destinée à faciliter la vente des immeubles grevés d’hypothèques. De ce côté, il n’y a donc plus d’obstacles sérieux.

Remarquons bien que dans les circonstances actuelles, les propriétaires, dont les domaines sont chargés d’hypothèques, ont un intérêt immédiat à s’en défaire. Si, en effet, une seconde famine survenait, la valeur de la propriété, déjà diminuée par les charges de la famine actuelle, le serait davantage encore par celles de la seconde. Le sol continuant à s’épuiser, pour peu que les hypothèques eussent d’importance, la rente de la terre ne tarderait pas à être absorbée par les charges, et le propriétaire perdrait la totalité de la valeur de son domaine. Pour éviter ce désastre imminent, il ne lui reste que deux partis à prendre : vendre sa terre, avant que l’épuisement du sol n’ait occasionné de nouvelles calamités, ou bien remédier lui-même à l’épuisement du sol.

Dans l’une ou l’autre éventualité, la propriété se trouverait entre les mains d’un homme disposé à l’améliorer et possédant des moyens suffisants pour mener à bien cette entreprise. Si elle était vendue, l’acheteur l’améliorerait afin de ne point perdre successivement le prix de ses avances. Or, cet acheteur serait ou le créancier de la terre, et, dans ce cas, la valeur de son hypothèque serait un gage suffisant de sa fortune et de son crédit ; ou un capitaliste assez riche pour relever un domaine lourdement grevé et menacé de ruine, et, dans ce cas, l’amélioration du sol ne serait pas moins assurée. Si, enfin, le propriétaire gardait sa terre hypothéquée, c’est évidemment qu’il posséderait les moyens nécessaires pour la relever, autrement il n’hésiterait pas à s’en défaire.

Remarquons aussi qu’il ne pourrait pas arriver que la terre hypothéquée une fois mise en vente, ne trouvât point de preneurs. Le créancier aurait intérêt non seulement à l’acheter, mais encore à la payer à sa valeur. Si, en effet, elle n’était point vendue, soit parce qu’il ne se rencontrât aucun acheteur, soit parce que le prix offert fût trouvé insuffisant, et si, par conséquent, elle demeurait entre les mains d’un homme dépourvu des moyens nécessaires pour l’améliorer, le créancier finirait par perdre le montant de sa créance, en même temps que le propriétaire perdrait le montant de son revenu. Mais, plutôt que de perdre un capital avancé sur hypothèque, le créancier ne s’empresserait-il pas de se charger de la terre ?

Nous avons insisté sur ce point, afin de faire bien ressortir la faute que le gouvernement anglais a commise en se décidant à prêter des capitaux aux propriétaires disposés à améliorer leurs domaines. Si la terre n’est pas hypothéquée, à quoi sert l’intervention du gouvernement ? Le propriétaire ne manquera pas de prêteurs disposés à lui confier leurs fonds sur première hypothèque. Si, au contraire, la terre est hypothéquée, la mesure proposée n’aura-t-elle pas pour résultat inévitable de ralentir le mouvement des mutations de propriétés, aux dépens du crédit public ? Au lieu de faire passer sa terre à un homme disposant de ressources plus considérables que les siennes, le propriétaire obéré ne préférera-t-il pas se servir du crédit que lui offre le gouvernement ? L’amélioration du sol s’accomplira ainsi avec le concours du crédit public, tandis que le seul crédit privé aurait pu y suffire. Mais de quoi se compose le crédit public ? N’est-ce pas de la somme des crédits particuliers ? Lorsque l’on use de l’un, n’est-ce pas aux dépens des autres ? Lorsque le gouvernement emprunte pour prêter aux particuliers, ne diminue-t-il point par le fait la somme que les particuliers peuvent se prêter les uns aux autres ? Une pareille intervention, si elle est utile aux emprunteurs dont elle refait la fortune, n’est-elle pas nuisible à la masse de la population dont elle resserre le crédit ? Et est-ce bien de venir au secours des propriétaires irlandais qu’il s’agit aujourd’hui ? Le gouvernement anglais n’aurait-il pas mieux fait de laisser les propriétaires obérés sous le coup de l’obligation de céder leurs terres à des gens mieux pourvus qu’eux-mêmes de capitaux et de crédit ? L’amélioration du sol ne se serait-elle pas ainsi opérée naturellement, sans que la masse de la population diminuât ses ressources pour augmenter celles des landlords de l’Irlande ? En vérité, c’est un singulier procédé que celui qui consiste à prêter aux riches pour secourir les pauvres !

Si les choses avaient été abandonnées à leur cours naturel, les détenteurs du sol se seraient trouvés, comme nous venons de le voir, parfaitement en état d’améliorer les cultures et intéressés à réaliser sous le plus bref délai ce progrès indispensable. Examinons de quelle façon la transformation se serait accomplie.

Déjà, à l’époque de l’enquête sur l’état de l’agriculture irlandaise, quelques propriétaires intelligents s’étaient aperçus que le régime du morcellement amenait la ruine de la terre, et ils avaient entrepris de reconstituer les grandes exploitations, en réunissant un certain nombre de petites fermes. Malheureusement, l’application de ce nouveau système exigeait l’expulsion des petits tenanciers et le renvoi d’un certain nombre de journaliers. Le mal, à la vérité, n’était que temporaire, car le produit de la grande culture, dépassant celui de la culture morcelée, la différence devait s’échanger contre des objets d’utilité ou d’agrément, qui n’auraient pas été produits si le sol n’avait point fourni un surplus de denrées alimentaires. Or, pour produire ces objets, il fallait du travail. L’excédent des travailleurs de l’agriculture améliorée devait trouver ainsi, inévitablement, de l’emploi dans les professions industrielles et commerciales, ou dans les arts libéraux. Mais, dans l’intervalle, il fallait que les expulsés vécussent. S’ils avaient possédé quelques ressources, la transition eût été, sans aucun doute, insensible ; par malheur, ils se trouvaient, à peu près sans exception, arrivés à la dernière limite de la misère. L’expulsion, pour eux, c’était le vagabondage, la mendicité et la mort. En présence d’une pareille situation, les propriétaires qui amélioraient leurs terres n’avaient-ils pas le devoir de secourir les expulsés, et de leur fournir les moyens de se rendre où les bras faisaient défaut ? Quelques-uns remplirent ce devoir d’humanité ; ils avancèrent à leurs ci-devant tenanciers les fonds nécessaires pour aller chercher du travail en Angleterre ou en Amérique ; mais les plus nombreux s’en affranchirent et livrèrent sans remords à toutes les horreurs du besoin les tenanciers qu’ils dépossédaient. Cette odieuse barbarie recula considérablement les progrès de l’amélioration des terres, en attirant la haine des travailleurs agricoles sur les propriétaires innovateurs.

Dans l’état actuel des choses, l’expulsion des petits tenanciers ne présente plus les inconvénients qui la signalaient autrefois. D’une part, la classe agricole, qui n’a point, cette année, retiré de la terre les aliments nécessaires à sa subsistance, doit être moins attachée au sol, puisqu’elle n’y trouve plus une vie assurée ; d’une autre part, les propriétaires sont plus intéressés à venir au secours des expulsés, puisque ces misérables demeureraient, en tout cas, à leur charge. Le moment est donc favorable pour changer le mode d’exploitation du sol.

Aussitôt que la transformation serait opérée, aussitôt que la terre, au lieu d’être cultivée par lambeaux d’un demi, d’un quart, et même d’un seizième d’hectare, serait exploitée, comme en Angleterre, par des fermes de 2 à 300 hectares, l’agriculture irlandaise donnerait infailliblement un produit plus considérable ; à mesure que ce produit s’accroîtrait, on verrait se développer et refleurir en Irlande toutes les autres branches de la production. Au bout de quelques années, la plaie de la misère irlandaise serait fermée.

Il est vraiment déplorable que le ministère whig, au lieu de laisser ce progrès nécessaire, inévitable, s’accomplir de lui-même, ait voulu à toute force intervenir dans les affaires économiques des Irlandais. L’unique résultat de son intervention sera de retarder le progrès, et de prolonger ainsi la situation dangereuse où se trouve placée l’Irlande. Nous avons vu plus haut qu’en contribuant à nourrir le peuple, le gouvernement rend moins actif l’intérêt qui porte les propriétaires à améliorer leurs domaines ; nous avons vu aussi qu’en prêtant des capitaux aux landlords il fait peser inutilement sur le pays une partie des risques et des charges de l’amélioration des cultures. Ce que nous avons dit au sujet des prêts de capitaux s’applique également aux avances pour desséchements et pour construction de fermes sur des terres incultes. Ces deux mesures anti-économiques sont encore aggravées par une autre disposition, en vertu de laquelle le gouvernement est autorisé à exproprier les propriétaires qui refuseraient de céder de gré à gré leurs terrains incultes. Il ne s’agit, à la vérité, que des mauvaises terres, de celles qui ne donnent pas plus de 2 à 2 sch. ½ par acre ; mais cela ne rend pas la mesure meilleure. Le plus souvent, en effet, les propriétaires, menacés d’expropriation, mettront en culture leurs mauvais terrains, afin de ne les point livrer à vil prix ; ils seront d’autant plus disposés à prendre ce parti, qu’ils auront un crédit ouvert auprès du gouvernement pour l’amélioration du sol. La loi d’expropriation provoquera de la sorte le gaspillage des capitaux prêtés par l’État. Si les terres sont vendues et morcelées en petites fermes, les mêmes inconvénients se présentent, aggravés de ceux qui résultent du morcellement.

D’ailleurs, n’est-il pas tout au moins imprudent d’introduire aujourd’hui le principe d’expropriation pour cause d’utilité publique dans la législation de l’Irlande ? La plupart des landlords irlandais ne demanderaient, certes, pas mieux que d’être expropriés. Ce à quoi ils tiennent, c’est au capital que leurs fonds de terre représentent, et non pas à ces fonds mêmes ; le plus grand nombre d’entre eux ne résident pas dans leurs domaines, et quelques-uns ne les ont jamais vus. Une expropriation qui les en débarrasserait, moyennant une suffisante indemnité, ne mettrait-elle pas fin à tous leurs embarras ? Seul, le gouvernement demeurerait alors chargé des destinées de l’Irlande ; seul, il aurait à réparer les maux dus à l’incurie des propriétaires ; et Dieu sait comment il viendrait à bout de cette lourde tâche !

Comme si le ministère whig avait voulu achever d’enrayer le progrès, il a proposé d’étendre la taxe des pauvres aux proportions de l’ancienne taxe des pauvres de l’Angleterre. Comment stimuler, après cela, les Irlandais au travail ? N’auront-ils pas, en vivant à ne rien faire, un minimum de subsistances ? Et voyez comme le moment est bien choisi ! c’est précisément à une époque où l’Irlande a besoin de toute l’activité, de toute l’énergie de ses enfants pour sortir de sa condition misérable ; c’est à cette époque que le ministère songe à pensionner leur oisiveté ! En vérité, la mesure fait peu d’honneur aux lumières des successeurs de sir Robert Peel.

Déjà, au reste, les funestes effets de l’intervention du gouvernement anglais dans les affaires économiques de l’Irlande se font sentir. Tandis que la classe agricole est en proie à toutes les horreurs d’une famine comme on n’en a point vu depuis le Moyen âge, les classes qui vivent de la rente de la terre accumulent leurs économies dans les caisses d’épargne et dans les banques de dépôts ! Aussi bien qu’en feraient-elles ? Le gouvernement n’est-il pas venu, à leur place, au secours des misérables ? Chose scandaleuse ! Depuis que le gouvernement a commencé sa malencontreuse mission de distributeur de travail et de subsistances, les taxes locales ont cessé d’être exactement payées. C’est tout simple ; on a pour excuse la difficulté des temps, et l’on compte pour le reste sur le gouvernement. D’un autre côté, les ouvriers irlandais qui allaient chercher du travail en Angleterre, sont demeurés dans le pays dès que le gouvernement a pris sur lui de les faire subsister pour rien ou en échange d’un travail illusoire.

Ne désespérons pas toutefois de l’avenir de l’Irlande. Aussitôt que tout le monde sera bien convaincu en Angleterre que le système d’intervention de l’État est vicieux, et déjà l’expérience de six mois a fait entrer cette conviction dans un bon nombre d’esprits, ce système sera abandonné et l’Irlande pourra s’acheminer sans entraves à de meilleures destinées. Pourvu que le ministère whig ne se décide pas trop tard à laisser faire !

G. DE MOLINARI.

____________________

[1] Par le statut de Kilkenny, 1366.

[2] Gustave de Beaumont, L’Irlande sociale, politique et religieuse, tome I, page 111.

[3] Past and present policy of England towards Ireland. — London, 1835.

[4] Nous empruntons ces faits à une brochure remarquable, publiée en 1835 par M. Cobden, sous ce titre : England, Ireland and America by a Manchester manufacturer. Après avoir donné le détail des restrictions que la jalousie britannique avait fait peser sur le commerce irlandais, l’illustre promoteur de la Ligue ajoutait la réflexion suivante : « N’est-ce pas là une politique qui tient beaucoup plus de la mesquine et sordide tyrannie exercée par un boutiquier sur son concurrent pauvre, que de l’oppression plus noble qui caractérise ordinairement les actes d’une nation victorieuse ? » Que penser après cela des gens qui attribuent à la liberté commerciale les maux de l’Irlande ?

[5] Past and present policy of England towards Ireland.

[6] Enquête de 1833.

[7] De 1821 à 1831, la population s’est accrue dans la province de Leinster de 100 à 108 ; de Munster de 100 à 115 ; d’Ulster de 100 à 114 ; de Connaught de 100 à 121. Or, c’est dans la province de Leinster que les terres sont le moins divisées, et c’est dans la province de Connaught qu’elles le sont le plus.

[8] Mais en attendant que l’Angleterre cesse complétement d’opprimer l’Irlande ; mais pour que l’Irlande cesse elle-même d’être un peu moins abrutie afin de faire valoir ses droits avec plus d’énergie ; mais pour que le père de famille puisse avoir un peu plus de liberté afin de tirer parti des ressources existant autour de lui ; mais en attendant les bons effets des remèdes qu’on applique et qu’on se propose d’appliquer, et en admettant qu’ils soient efficaces et curatifs, fallait-il observer ou méconnaître les lois de la prévoyance ? Telle est la question, qui ne nous paraît comporter qu’une seule réponse. Ne nous arrêtons pas au rapport que la nature a pu établir entre les occupations physiques ou intellectuelles et l’intensité de la force de reproduction ; car il serait fort difficile de distinguer si c’est le travail moins divisé ou plus intellectuel qui est cause de reproduction plus lente, ou si ce n’est pas tout aussi bien la moralité arrêtant la population qui limite la concurrence des cultivateurs et la division des terres. En tout cas, ces deux forces peuvent agir simultanément, s’accélérant l’une par l’autre ; et il devient évident que ce qui ralentit l’une d’elles a une action bienfaisante ; action possible, puisqu’elle se manifeste évidemment partout où l’abrutissement des populations n’est pas tombé trop bas ; action utile, puisqu’il en résulte moins de concurrence effrénée, plus de chances de vivre, plus d’énergie pour faire ressort contre l’oppression ; action juste, parce qu’il ne s’agit pas de l’employer à fortifier l’oppresseur, mais bien à relever l’opprimé.

L’auteur de cet article n’a pas assez tenu compte de l’influence de l’excès de population. Cette cause de misère nous semble être de premier ordre dans l’histoire des malheurs de l’Irlande, indépendamment de toutes les autres causes. En admettant avec lui que l’excédent des bras dans l’industrie agricole soit d’abord provenu des lois pénales et d’un système économique de restriction qui a fermé aux Irlandais l’accès des emplois publics, les a chassés de l’industrie et du commerce, il est impossible de ne pas voir dans cette foule toujours croissante de fermiers et de journaliers exploités par les middlemen une absence de prévoyance, une dégénérescence de l’esprit de famille, dont les propriétaires irlandais, les prêtres catholiques et le gouvernement anglais n’ont pas su ou voulu combattre les funestes effets. (Note du rédacteur en chef.)

[9] Enquête de 1833.

A propos de l'auteur

L’Institut Coppet est une association loi 1901, présidée par Mathieu Laine, dont la mission est de participer, par un travail pédagogique, éducatif, culturel et intellectuel, à la renaissance et à la réhabilitation de la tradition libérale française, et à la promotion des valeurs de liberté, de propriété, de responsabilité et de libre marché.

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