Quesnay. Du Droit naturel

L’honneur de Quesnay, c’est d’avoir développé scientifiquement le sens véritable et l’union intime de deux termes que certains écrivains s’obstinent à re­garder comme antinomiques, la liberté de l’individu d’une part, et de l’autre l’ordre social qui, bien compris, en est avant tout le respect.


Quesnay — Du Droit naturel

par Henri Baudrillart

extrait des Études de philosophie morale et d’économie politique, T. II, 1858

Édition numérique réalisée par Monica Somandroiu, Institut Coppet

 

Ce sera la gloire immortelle des économistes du dernier siècle, non-seulement d’avoir assigné le travail pour origine à la propriété, ce que Locke avait déjà fait avant eux, mais d’avoir fondé sur ce grand principe l’économie politique tout entière. Les erreurs de l’école  physiocratique ont disparu, mais le principe de cette généreuse école, qui mit au monde tant de vérités nouvelles, vivra autant que la science elle-même.

En face du système despotique, quand l’État prétendait à la souveraineté de droit divin sur les personnes et sur la terre même du royaume, en face des rêveries niveleuses et tout aussi despotiques de Rousseau et de Mably, Quesnay et ses disciples, Mercier, Baudeau, Letrosne, Dupont de Nemours, enfin Turgot, le plus grand de tous, posèrent avec fermeté la théorie véritablement démocratique du travail comme source de la propriété. Ils allèrent plus loin : non-seulement ils rapportèrent la propriété des choses au travail, mais ils rattachèrent le travail lui-même à la propriété éminente que l’homme a de ses facultés et de ses organes, c’est-à-dire à la liberté. L’honneur de Quesnay, c’est d’avoir montré la solidarité, non moins que la réalité, de ces principes essentiels; c’est d’avoir développé scientifiquement le sens véritable et l’union intime de deux termes que certains écrivains s’obstinent à re­garder comme antinomiques, la liberté de l’individu d’une part, et de l’autre l’ordre social qui, bien compris, en est avant tout le respect.

 

Il n’est pas sans profit pour une science, à mesure qu’elle obéit au mouvement d’analyse qui la circonscrit dans des limites plus rigoureuses, de revenir sur les idées générales dont elle s’est d’abord inspirée et qui ont été comme le premier titre de sa mission. Elle prend dans ce travail une conscience plus nette, plus vive d’elle-même, de ses rapports, de son objet le plus élevé; peut-être est-ce à ce prix seulement que la tradition et l’innovation se sou­tiennent, se corrigent mutuellement et donnent naissance au progrès par une juste combinaison de leurs éléments. Indépendamment de l’utilité directe que l’économie politique peut tirer d’un pareil retour sur le passé, une telle vue rétrospective est devenue pour cette science, en pré­sence de certaines attaques, une véritable nécessité de dé­fensive. L’Économie politique n’a pas seulement à s’in­spirer de l’esprit de ses pères en ce qu’il eut de judicieux et de généreux, elle doit prouver que cet esprit fut tel en réalité, elle doit rechercher, ou plutôt ses historiens désintéressés doivent rechercher sans parti pris s’il est vrai qu’elle fut à ses débuts, sous la plume des écrivains de l’école française avant Adam Smith, exclusivement cri­tique; s’il est vrai que ses idées fondamentales, d’une portée purement négative, aient épuisé toute leur vertu dans la destruction de l’ancienne organisation écono­mique. En un mot, n’a-t-elle été qu’une arme de guerre, comme prétend le démontrer l’histoire des idées, ar­rangée au point de vue du socialisme[1], telle chose comme une conspiration savante, ourdie contre les pri­vilégiés par quelques bourgeois voulant eux-mêmes s’emparer des privilèges; n’a-t-elle été du moins qu’une science transitoire, un essai de solution sociale tristement incomplet et misérablement avorté, ainsi que l’insinuent de très-honnêtes gens qui goûtent fort les arguments que l’économie politique leur fournit contre le socialisme, mais à condition de se faire contre elle les échos des accusations que le socialisme lui prodigue? Si ces ac­cusations tombent à faux, quels sont les principes d’une valeur absolue, d’une portée universelle, indépendante de toute considération de classe et de temps, que l’éco­nomie politique a énoncés dès l’origine? Voilà la ques­tion que je voudrais examiner, en la rattachant aux écrits du premier des économistes en date, du premier du moins qui ait cherché substituer une science régu­lière à l’empirisme de ses prédécesseurs, aux écrits du docteur Quesnay.

Nous essayerons donc, 1° de déterminer les principes qui constituent ce qu’on peut appeler la philosophie so­ciale de Quesnay; 2° de montrer la concordance des principaux points de son économie politique avec cette philosophie, sans négliger, bien entendu, d’indiquer en ce sens les lacunes, les erreurs et les contradictions, quand il y aura lieu.

Rappelons-le tout de suite pour bien caractériser l’entreprise du célèbre physiocrate: Quesnay n’était pas philosophe de profession; s’il s’élève jusqu’aux lois, s’il recherche les causes, s’il remonte aux principes en ap­parence les plus étrangers à la production des richesses, c’est en vue des effets; pour lui, connaître le monde, n’est que la condition préliminaire et indispensable pour arriver à le modifier. Mais, né chef d’école, pour ainsi parler, il avait les grandes parties philosophiques qu’im­plique le rôle d’initiateur et qui n’ont manqué à aucun des grands esprits inventeurs dans les sciences mathé­matiques et physiques. Sans éclat, bien que sa conver­sation, qui fit partie de son influence, eût, dit-on, beaucoup plus de couleur et de relief, d’enjouement et de piquante ironie que ne le feraient supposer ses ou­vrages, il semble qu’il n’ait dans ses livres d’autre passion que l’austère recherche de la vérité pour elle-même et en vue de l’humanité. Simple et modeste comme homme, on sent sous sa parole axiomatique l’orgueil du penseur, et comme le sentiment profond de son infaillibilité ou plutôt de celle de la science qu’il enseigne et dont il paraît être le pontife. Que Galiani et Voltaire aient souri du ton quelque peu inspiré qui se mêle à ces longues séries de chiffres et semble dicter tant d’impérieuses formules, on le comprend; la clientèle nombreuse, les adeptes illustres et même couronnés qu’il avait su faire à la doctrine, prouvent que le méditatif économiste pos­sédait la haute autorité, la notoriété pour ainsi dire offi­cielle d’un chef d’école. Sans doute, il faut regretter les défauts de l’écrivain parfois obscur, qui, malgré quelques beaux éclairs, comme, il en échappe à quiconque pense avec énergie, ont nui à la popularité du penseur, et il fau­drait les regretter bien plus encore, si Turgot n’était venu recueillir et tirer au clair la meilleure partie de son hé­ritage. L’attribut éminent de l’esprit de Quesnay est la profondeur, comme celui de l’intelligence de Turgot est avant tout l’étendue.

Quesnay se montre par excellence en économie politique un esprit créateur. Toutes propor­tions gardées, il serait, avec son intelligence originale et perçante, comme le Descartes de l’économie politique au dix-huitième siècle, dont Turgot, avec son génie vaste et conciliant, serait en une certaine mesure le Leibnitz. Ce qui le distingue au plus haut degré dans ses recherches, c’est d’aller toujours droit à la racine, au principe, comme font les intelligences profondes, et de vouloir tout réduire à ce principe unique, comme font les esprits systématiques, plus soucieux d’enchaîner avec rigueur et de suivre dans leurs conséquences dernières les faits observés que de les analyser tous avec scrupule, le système dût-il y périr. Cette remarque explique et résume toute sa doctrine. S’agit-il de déterminer la source de la valeur, il s’adresse à la première origine, à la terre, et il montre avec une rare perspicacité comment le sol est source de richesse; c’est là son mérite: mais il veut que toute valeur en vienne sans exception, et il fait violence aux faits pour y ramener, d’ailleurs avec un grand art, toute richesse née du travail industriel, et c’est là son erreur fondamentale. De même, s’agit-il de considérer philoso­phiquement l’économie politique, il ne s’arrête pas à telle ou telle forme sociale artificielle, à tel ou tel fait secon­daire ou accidentel, mais il va chercher un principe inhérent à la conscience même, au fond le plus intime de l’homme, l’idée et le sentiment du droit. C’est là comme le sol moral duquel il tirera la science.

Mais de même qu’il n’a voulu admettre qu’une seule source de la valeur, il veut aussi ramener tous les droits sociaux à un seul, le droit économique. Peu soucieux de la liberté politique, il réduit toutes les sciences sociales à une unique science, l’économie politique. Ambition d’universalité peut-être heureuse aux débuts, puisqu’en réalité l’économie politique touche à tous les ordres de faits et d’idées dans la société; mais ambition abu­sive, et qui, prolongée, produirait la confusion sous prétexte d’étendue. Qu’importe, au surplus, s’il y a dans l’économie politique de Quesnay à côté de la par­tie systématique les vues les plus neuves et les plus justes? Le fondement philosophique qu’il donne à la science a-t-il été par lui bien aperçu, solidement assis? Ce principe est-il assez fort pour braver le temps, assez large pour que la science avec ses vérités les plus géné­rales, la société avec ses besoins les plus impérieux comme avec ses droits les plus indispensables, puis­sent s’y appuyer? Voilà ce qu’il convient avant tout’ d’examiner, voilà ce qui domine de bien loin tout le reste.

Poser les vrais principes du droit naturel, en sortant du vague des définitions, et tirer de ces principes les conséquences sociales les plus essentielles, telle est l’œuvre en partie accomplie par Quesnay. Je ne veux pas dire qu’avant lui manquent les dissertations sur le droit naturel; en vérité, elles abondent, surtout alors; seulement ce qu’il y a de particulier au dix-huitième siècle, c’est que rien, en général, ne parait moins naturel que ce droit par lequel on entend trop souvent les plus artificielles combinaisons. Le sentiment du droit existe, à certains égards, très-vif, très-développé; mais la science du droit naturel n’existe que par fragments; et qu’est-ce qu’un sentiment dénué de lumière? Quel sin­gulier droit naturel que le Contrat social! Quel mer­veilleux et solide fondement donné à la société politique et civile, que celui d’une convention factice, artificielle, résiliable dès lors! C’était bien la peine d’arracher la morale privée à l’arbitraire individuel et au matéria­lisme d’Helvétius, pour soumettre le droit public aux volontés sans règle et aux passions changeantes de la multitude! N’est-ce pas aussi une bien admirable inven­tion que celle de Hobbes, adoptée par une école nom­breuse de penseurs, qui attribue à la société pour origine la force, et, pour dernier mot à la politique, le despotisme? Mieux inspiré, Montesquieu définit les lois, les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses: mais qu’est-ce donc que cette nature des cho­ses? Quelquefois, l’Esprit des lois la pénètre avec génie et l’exprime avec éloquence, d’autres fois il s’y trompe. Et ne reçoit-elle donc jamais, cette nature des choses, de mortelles atteintes de tant de constitutions contradictoires que le grand écrivain étudie avec une com­plaisance uniforme, qui tient un peu plus du jurisconsulte que du philosophe? Le mérite principal du docteur Quesnay, c’est que, non content d’affirmer la réalité et la sainteté du droit naturel, il pénètre plus avant dans son principe, l’envisage avec une vue plus complète de ses conséquences positives; c’est d’en proposer les pres­criptions essentielles à la société, comme un idéal pra­tique, en dehors duquel elle ne peut s’attendre qu’à des troubles stériles, et ne réaliser que des réformes à con­tre-sens.

Les idées philosophiques dont le chef des physiocrates fait comme l’inspiration de ses recherches économiques se trouvent répandues inégalement dans ses divers ou­vrages; mais elles sont surtout consignées dans le traité spécial intitulé: Du droit naturel. C’est dans cet écrit, principalement cité par les disciples de l’école physio­cratique comme étant la clef de voûte de la science[2], et souvent commenté par eux, qu’il convient d’étudier la philosophie économique de Quesnay.

Le Droit naturel de Quesnay se divise en cinq chapitres rigoureusement liés, substantiels, écrits d’un style laconi­que, et nu souvent jusqu’à la sécheresse; défaut réel, mais qui n’est capital que lorsque la concision dégénère en obscurité. On n’a pas ici à adresser ce reproche à Ques­nay. Sans doute son traité gagnerait à être plus abon­dant en développements philosophiques, en preuves de faits, en exemples intéressants et variés; mais outre que ce penseur, qui va, pour ainsi dire, au plus pressé, et qui s’y tient, vise moins à composer un livre qu’à jeter sur le papier ses vues fondamentales, telle est, en géné­ral, la netteté des définitions, tel est l’enchaînement avec lequel les propositions se succèdent, qu’il en ré­sulte, pour les esprits réfléchis, une impression toute faite pour les disposer à prêter attention aux déductions ultérieures de la science, dont Quesnay se propose ici de scruter les bases.

Frappé tantôt du vague des idées qu’on a coutume de se former du droit naturel, tantôt de la stérilité des préceptes qui ont pour but de l’exprimer et d’en recom­mander la pratique, Quesnay débute en remarquant qu’une définition satisfaisante du droit naturel ne saurait être séparée d’une certaine connaissance préalable de l’homme considéré dans ses facultés et dans ses rapports soit avec les autres hommes, soit avec le monde exté­rieur. En effet, sur quel fondement, sans cette connais­sance, fera-t-on reposer l’idée de droit, et comment pourra-t-on en déterminer l’exercice avec un peu d’exactitude et d’étendue? Le droit naturel est très-varié dans ses applications, dans ses formes. Supposez les besoins matériels de l’espèce humaine retranchés, que devient le droit naturel, considéré dans sa relation avec l’économie politique? Si l’homme vivait seul, que de­vient le droit naturel dans ses relations avec la politique et avec l’ensemble des sciences morales?

Le droit ne pouvant se déterminer d’une façon tout abstraite utilement et clairement, le philosophe physio­crate établit que le droit naturel, pour être constaté, exige au moins deux termes. Étant admis, par exemple, que l’enfant a le droit naturel à la subsistance de la part du père, que devient ce droit naturel, si le père vient à mourir? Pour que le droit tire véritablement à consé­quence, il lui faut un corrélatif nécessaire, le devoir. On se formerait, d’ailleurs, l’idée la plus fausse de la doctrine de Quesnay, si, sur la foi de ce mot de relation, on se figurait qu’il regarde le droit et le devoir comme quelque chose d’arbitraire, de purement relatif. Il se borne à dire qu’il y a des conditions qui les dévelop­pent ou les modifient. Le droit peut être ou n’être pas: il s’étend avec nos facultés, avec nos rapports; c’est ainsi que le droit naturel de l’intelligence est nul chez l’idiot, que le droit des gens est comme non avenu tant qu’il n’y a que la vie de famille; mais aussitôt que le droit apparaît, il est absolu. Quesnay en est tellement con­vaincu, que si on voulait caractériser l’ensemble de ses travaux, on pourrait dire que leur commun objet est de rétablir dans la morale sociale et dans l’économie po­litique, qui n’en est à ses yeux qu’une annexe, l’élément fixe, absolu, immuable du droit. C’est par là qu’il rompt en visière avec le scepticisme de tant de philosophes de son temps, qui ne voient dans le droit et dans le devoir que des faits contingents, variables, que des préjugés artificiels nés de l’éducation, et qu’il brise d’une façon définitive avec les théories purement empiriques pro­fessées par l’école mercantile.

L’élément stable, la quantité fixe, l’unité idéale à laquelle tout se ramène, la mesure qui détermine où l’égalité doit être et où l’inégalité doit exister, c’est la justice.

Qu’est-ce que la justice?

On peut imposer ici deux conditions à Quesnay, ou plutôt ce n’est pas nous qui les lui imposerons, c’est la logique même, c’est le but qu’il poursuit, c’est la nature de la science qu’il veut fonder. La première condition, c’est de bien définir la justice; la seconde, c’est de développer tout ce que cette idée contient d’essentiel pour l’appliquer à la société.

Que le chef des physiocrates se borne à nous dire que la justice consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû, sans doute, il faudra lui en savoir gré, comme d’une proposition sensée, mais qui risque bien de demeurer inféconde: témoin la sagesse antique et le christianisme qui avaient émis cette maxime, ce qui n’avait pas em­pêché l’esclavage. Nous ne consentirons à voir en lui un esprit inventeur que s’il nous explique clairement ce qui est dû à chacun.

Quesnay définit la justice, une règle naturelle et sou­veraine reconnue par les lumières de la raison, qui dé­termine évidemment ce qui appartient à soi-même ou d’un autre.

Par cette idée qu’il aura soin de développer, le célèbre économiste se distingue de deux écoles, dont l’une n’a­boutit, et en économie politique, comme en politique et en morale, qu’à des conséquences désastreuses, et dont l’autre ne donne pas du moins à ces sciences une base philosophique assez ferme.

La première de ces écoles est matérialiste: elle ne reconnait dans l’homme que des besoins, des appétits; la satisfaction de ces appétits, voilà le bien, voilà le juste.

La seconde école a pour unique tort de recourir, dans l’explication des relations morales des hommes entre eux, au principe unique et insuffisant du sentiment, de la sympathie: ainsi fait Adam Smith. Rien de plus pur, de plus délicat que le spiritualisme qu’il professe dans la Théorie des sentiments moraux, mais rien de plus incon­sistant. L’indispensable condition d’une règle, c’est d’être fixe, uniforme. Or, quoi de plus mobile, de plus contradictoire que le sentiment? Il n’y a que la raison qui soit en possession de quelque chose d’absolu, qui puisse formuler des règles, et fonder la morale, comme elle fonde les mathématiques, sur d’incontestables axiomes. Il n’y a qu’elle qui s’impose, et qui soit vérita­blement souveraine. Quesnay l’a parfaitement vu, et il a pu lui attribuer, comme signe visible, l’évidence ration­nelle dont le sentiment ne présente qu’une imparfaite ou trompeuse image.

Lorsqu’Adam Smith passe de la morale à l’économie politique, il est à remarquer, au surplus, qu’il change de principe. Il est trop clair, en effet, qu’on ne règle pas les rapports économiques des hommes avec le seul senti­ment, et que ce n’est pas au nom de la sympathie que le manufacturier fabrique, que l’ouvrier travaille, que le laboureur s’épuise sur le sillon, que le marchand, assis au comptoir pendant tout le jour, débite ses marchandises. Que fait donc Smith? A la sympathie, évidemment ici trop insuffisante, il substitue l’intérêt bien entendu; principe dont la valeur est irrécusable et la portée immense en économie politique. Sans élever contre ce principe la moindre objection, je ferai, en fa­veur de celui de Quesnay, une triple remarque: D’abord ce qui n’est pas toujours un avantage, mais ce qui en est un incontestable quand la vérité n’est pas blessée, au lieu de deux principes, l’un pour la morale, l’autre pour l’économie, il n’en a qu’un pour l’une et l’autre, à sa­voir la justice. Ensuite, son principe, bien loin d’exclure celui d’Adam Smith, le contient, comme il le domine, la justice et l’intérêt bien entendu étant unis à ses yeux par d’indissolubles liens, au nom d’une providentielle harmonie, et la plus grande somme de justice pratiquée amenant dans une société la plus grande somme d’inté­rêt bien entendu réalisée. En troisième lieu, le principe de Quesnay est plus clair et plus simple que celui de Smith, et le précède dans la conscience et dans l’esprit de l’homme. C’est une science très-compliquée, ne l’ou­blions pas, que celle de l’intérêt bien entendu; combien d’individus, combien de nations entendent mal leur in­térêt! La perception du juste suppose de moins vastes combinaisons et des calculs moins sujets à l’erreur. Si je ne vois pas toujours du premier coup toute l’étendue des conséquences sociales qu’il renferme, du moins ses prescriptions sont-elles plus lumineuses, ses intuitions plus simples, plus vives. Enfin, nous devons ajouter cette observation essentielle: si l’intérêt me donne des con­seils de prudence, il ne m’impose pas des devoirs pro­prement dits, il ne m’oblige pas moralement.

Ce dernier caractère du juste, qui donnera aux vérités premières de l’économie politique une base sacrée, Quesnay l’aperçoit avec sûreté et le marque avec soin. « Un précepte qui se rapporte à un droit juste, écrit-il, oblige tout être raisonnable.» — « Le droit naturel, ajoute-t-il plus loin, est obligatoire, indépendamment de toute contrainte. » C’est par là que Quesnay le distingue du droit écrit, légal (ou légitime, comme il dit avec une assez grande impropriété d’expression). Le droit naturel doit être la base, la mesure véritable, l’idéal toujours présent des lois écrites et des coutumes, dont les contra­dictions révèlent une toute autre origine que le droit dans sa pureté. Nous voici bien loin de la théorie de la force présentée par Hobbes et par ses nombreux secta­teurs français, comme la seule origine et le véritable fondement de tout ordre social.

On a pu voir déjà si la manière dont Quesnay entend la justice pèche par un caractère d’exclusion; on a pu voir si elle ne tend pas à établir, au contraire, au-dessus des individus avec leurs instincts mobiles, au-dessus des clas­ses avec leurs intérêts divers, au-dessus même des nations avec leurs lois contradictoires, un principe supérieur, dont la souveraineté s’imposât de haut. Il reste à passer aux conséquences, ou tout au moins d’abord aux corol­laires de ce principe général.

Si nous sommes moralement obligés au respect du droit chez nos semblables, quel est précisément ce droit au point de vue économique, quel en est le fondement, quelle en est la première manifestation? Comment ce droit individuel se traduit-il en fait social?

Le droit naturel, il ne faut pas le perdre de vue, ne peut être bien connu que par l’étude préalable des rela­tions principales de l’homme. Or, les rapports de l’homme existent ou avec les choses ou avec les personnes. Fonder une science qui domine à la fois les relations réelles et les relations personnelles, qui montre l’étroite union
des lois physiques et des lois sociales, et comment il y a solidarité entre l’ordre économique et l’ordre moral, une science dont les éléments matériels soient donnés par la terre et l’élément régulateur et moral par la conscience et la raison, tel est le but, tel est le sens de la physio­cratie[3] (gouvernement de la nature, des lois naturelles).

Considéré dans ses rapports avec les choses, «le droit naturel de l’homme, dit Quesnay, peut être défini va­guement le droit que l’homme a aux choses propres à sa jouissance.» Il se hâte d’ajouter que, dans le fait, ce droit primitif se réduit pour chacun à la part qu’il s’assure par son travail.

Mais ce droit sur les choses que l’homme s’attribue sans scrupules n’aurait-il pas besoin lui-même d’être plus rigoureusement expliqué ? N’y a-t-il rien avant cette appropriation d’une partie de la terre ou de ses pro­duits? N’y a-t-il pas dans l’homme lui-même comme le type et l’origine de la propriété? La pensée de Quesnay sur ce point théorique n’est pas douteuse, mais elle man­que ici d’explication. Il pose le travail comme fondement de la propriété en fait, et le respect du travail et de la propriété d’autrui comme un devoir. Cela suffit à l’éco­nomie politique, cela ne suffirait pas tout à fait à la philo­sophie, si la pensée du maître n’avait d’ailleurs reçu quelques développements d’une grande importance sous la plume de ses commentateurs. Dans le Discours ser­vant d’introduction au Droit naturel, Dupont de Nemours, sous le nom du chef de l’école, expose avec une remar­quable netteté la théorie qui établit comme fait primordial, antérieur même au travail appliqué aux choses, la propriété personnelle, de laquelle dériveront par ex­tension la propriété mobilière et la propriété foncière. Dans le fragment publié sous le titre de: Maximes du docteur Quesnay, nous trouvons encore des explications dont nous userons pour compléter les indications du Droit naturel. La théorie de la propriété a reçu depuis des accroissements notables; a-t-elle été, quant aux principes, beaucoup mieux comprise, et fondée sur des bases plus solides que dans les Maximes suivantes de Quesnay qui sont encore, si on peut le dire, l’évangile actuel de l’économie politique?

« Soyons justes avant tout. — Il n’y a pas deux jus­tices. — Jamais il n’a été juste d’attenter à la liberté, ni à la propriété d’autrui. Il n’y a point d’homme qui n’en ait quelquefois le pouvoir. En aucun temps, aucun homme n’en a eu le droit ; en aucun temps, ni par au­cune institution, aucun homme ne pourra l’acquérir.

« La liberté de chaque homme étant également sacrée, le respect pour celle des autres est la limite naturelle de l’usage licite que chacun peut faire de la sienne. L’individu qui dépasse cette limite se met en guerre avec ses semblables. La punition qu’il mérite n’est pas une atteinte à sa liberté; car il ne pouvait réclamer celle de faire du mal. Elle est au contraire un hommage rendu à la liberté de tous.

« Tout homme tient de la Providence elle-même les facultés qu’elle lui a départies; c’est ce qui le constitue propriétaire de sa personne.

« L’usage de sa propriété personnelle embrasse la liberté du travail, sous l’unique réserve de ne pas mettre obstacle au travail d’autrui, de ne pas envahir les acquisitions des autres. Ne gênez jamais le travail.

« Ce que chacun acquiert par son travail ou par l’em­ploi de sa propriété personnelle devient sa propriété mobilière.

« Et quand la propriété personnelle et la propriété mobilière mettent en état de culture un terrain qu’un autre homme n’avait point acquis, la propriété foncière de ce terrain appartient à celui qu’on ne pourrait en priver sans lui dérober ce qu’il a consacré de ses deux propriétés originaires à faire naître la troisième.

« Les propriétés peuvent être transmises par succes­sion, par donation, par échange; et comme il est natu­rel que les enfants ou les proches parents d’un homme qui meurt prennent possession du bien qu’il laisse, à l’acquisition duquel l’amour qu’il leur portait et leur propre travail ont souvent concouru, — et sur lequel nul autre n’a autant de droit, — comme on ne donne pas sans raison; — comme on n’échange que pour son avantage, la société doit garantir ces trois moyens de transmettre les propriétés, de même qu’elle a protégé ceux de les acquérir.

« Toute propriété est bornée par les propriétés envi­ronnantes, comme toute liberté par les autres libertés. »

Ainsi le droit de propriété a son premier type dans la propriété personnelle s’appliquant aux choses et se les assimilant pour ainsi dire, en d’autres termes dans le travail. Fruit du travail, la propriété est légitime. Le droit de tester, qui n’est qu’un corollaire du droit de propriété, est légitime comme elle. Liberté, justice, pro­priété, sont des expressions qui se correspondent, des termes étroitement solidaires: séparez-les, vous êtes
réduits ou à des faits sans explication morale, ou à des principes qui demeurent stériles comme une lettre morte.

La propriété, ainsi que la liberté, est individuelle: elle est juste, puisque le travail la fonde; si j’y porte atteinte, je sais et je sens que je manque d mon devoir qui est de respecter le droit d’autrui. Voilà qui suffit au moraliste. Mais l’économiste veut davantage. Il se demande si ce droit individuel posé en tête de l’économie politique s’accorde avec la plus grande masse des inté­rêts: il faut qu’il prouve que la société, prise dans son ensemble, gagne à son exercice et à son maintien. Ce point essentiel est en effet comme la limite infranchis­sable qui sépare l’économie politique et le socialisme.

L’idée qui règne au dix-huitième siècle, et il s’en faut que de nos jours elle ait perdu son empire sur les esprits les plus cultivés, c’est que l’individu n’entre en société, pour ainsi dire, qu’à la condition de sacrifier une partie de son droit naturel. L’homme social, dit-on souvent, conserve moins de liberté que l’homme primitif; mais ce qu’il perd en jouissance, il le retrouve en sécurité. La pensée de Quesnay est directement opposée à ce lieu commun trop en honneur. Bien loin de restreindre la jouissance du droit naturel, la société l’étend dans la plus étonnante mesure[4]. « La jouissance du droit natu­rel, dit Quesnay, doit être fort bornée dans cet état de pure nature et d’indépendance où nous ne supposons encore entre les hommes aucun concours pour s’entraider mutuellement, et où les forts peuvent injustement user de violence contre les faibles. Lorsqu’ils entreront en société et qu’ils feront entre eux des conventions pour leur avantage réciproque, ils augmenteront donc la jouissance de leur droit naturel, et ils s’assureront même la pleine étendue de cette jouissance, si la constitution de la société est conforme à l’ordre évidemment le plus avantageux aux hommes relativement aux lois fondamentales de leur droit naturel.

En admettant l’état de pure nature, Quesnay n’en­tend pas par là l’isolement absolu. Il considère la famille comme un fait essentiellement naturel, comme une so­ciété en abrégé dont la grande société sera la progressive expansion: expansion nécessaire qui a pour origine la sympathie, nos besoins mutuels, la réciprocité des ser­vices. Le philosophe physiocrate nie formellement que l’état primitif de l’humanité soit l’état de guerre: tant que les relations ne dépassent pas un cercle assez étroit, la solidarité des intérêts qui unissent les membres de la société est évidente par elle-même; elle ne cesse de l’être que lorsque les rapports se multiplient, et lorsque le nombre des hommes formant une société particulière s’est considérablement accru; jusque-là, les avantages de la division du travail, cette source du bien-être commun, si ingénieusement et si complétement analysée par Smith, et si nettement signalée par Quesnay, se font seuls sentir aux membres de l’association. Cependant, avec les progrès de l’inégalité, la nécessité d’un pouvoir, d’une autorité tutélaire, ne tarde pas à se révéler. Ques­nay commence dès lors à exprimer cette théorie de l’État, qui continuera dans la suite de ses travaux économiques à jouer un si grand rôle.

Le rôle et le but du pouvoir se déduisent du dévelop­pement des faits antérieurs. La première expression du droit pour Quesnay, c’est la propriété. L’homme ne devient pas seulement propriétaire, il naît libre. La justice consiste dans le respect de la liberté et de la propriété d’autrui. Mais vainement serait-elle obliga­toire pour certaines natures violentes et corrompues, il lui faut l’appui de la force. La force mise au service de la justice, tel est le gouvernement pour Quesnay; son devoir et son droit, c’est de maintenir le droit individuel, c’est de protéger la liberté et la pro­priété. Tout ce que fait le gouvernement dans ce sens est légitime, tout ce qu’il fait dans un sens hostile à ces droits fondamentaux cesse de l’être. «Sans la liberté des citoyens, dit-il, et la sûreté de leurs propriétés, il ne peut y avoir de société et de gouvernement profitables, ni stables.» Et il ajoute avec énergie: «Là où les lois et la puissance tutélaire n’assurent point la propriété et la liberté, il n’y a que domination et anarchie sous les apparences d’un gouvernement; les lois positives et la domination y protègent et assurent les usurpations des forts et anéantissent la propriété et la liberté des fai­bles.» Nous n’avons pas besoin de dire que les États dont Quesnay faisait ainsi la critique n’étaient pas bien loin de lui.

Quesnay, l’auteur de la maxime: Ne pas trop gou­verner, est en économie politique, c’est-à-dire en ma­tière d’agriculture, d’industrie et de commerce, pour une intervention ou nulle ou très-modérée du gouver­nement, dont la tâche est à ses yeux avant tout de sur­veillance et de répression. Est-ce à dire que le chef des physiocrates réduise l’État à cette mission négative, comme l’ont fait Adam Smith et J.-B. Say?

Non: et, loin de resserrer dans ces limites le principe d’autorité, on peut et on doit dire qu’en dehors de l’économie politique, il l’exagère jusqu’au despotisme. L’idéal du gouvernement pour Quesnay et pour ses disciples, c’est un pouvoir unique très-fort, très-intelli­gent, sans contre-poids, faisant observer au nom de la loi, expression écrite de la raison, les lois morales et les lois économiques, c’est-à-dire protégeant le droit de chacun, et laissant chacun disposer de soi et de ses biens comme il l’entend.

Nous n’avons point à réfuter cette utopie. Le vœu d’un despotisme toujours bien intentionné, toujours bien in­spiré, ce vœu commun à tant d’âmes honnêtes et à presque tous les chefs d’école, doit être relégué parmi les chi­mères d’un idéal politique impossible à réaliser. Quesnay met au nombre des premiers devoirs de l’État l’instruc­tion publique, comme Turgot plus tard; et cette instruc­tion il la résume surtout dans l’enseignement des droits et des devoirs, et d’une saine économie politique. Il va jusqu’à émettre le vœu anticipé d’une sorte de déclara­tion de droits en tête de la législation: de tous les maux, le plus grand lui parait être l’ignorance des conditions qui apprennent à l’homme à travailler à la fois dans son propre intérêt et dans celui de la société. Rien de mieux, si le moyen auquel recourt Quesnay était praticable. Mais le dépôt des lois essentielles sera-t-il bien en sûreté aux mains du despotisme? Que le généreux penseur trouve un despotisme qui n’ait intérêt à s’appuyer sur aucun privilège inique, un despotisme qui vive du droit, au lieu d’en mourir. Jusqu’à ce qu’il ait satisfait à cette condition, nous l’accuserons ou d’illusion ou d’inconsé­quence: d’illusion, s’il croyait convertir le despotisme de son temps aux réformes économiques sans que ce despotisme eût pour cela ni dans le présent, ni dans l’avenir à s’amender, c’est-à-dire à abdiquer; d’incon­séquence, si en proclamant la liberté en matière écono­mique, il ne la jugeait pas nécessaire et bienfaisante dans les autres branches de l’activité humaine.

En effet, et la plupart des penseurs du dix-huitième siècle l’ont trop oublié: on ne fait pas à la liberté sa part dans l’ensemble des travaux humains; on ne peut lui réserver une sphère et lui interdire toutes les autres: si l’homme, comme l’établissent les physiocrates, est propriétaire de sa personne, comment lui refuser avec une apparence quelconque de raison la liberté de dis­poser de sa pensée comme de ses biens, d’échanger li­brement ses idées comme il échange ses produits maté­riels? La liberté de conscience et la liberté de publier ses opinions ont le même fondement moral que la liberté de l’industrie; elles s’appellent et s’impliquent mutuellement. Montesquieu et Quesnay ont donc eu tort de scinder ainsi ce grand fait de la liberté où tout est soli­daire; il semble qu’ils n’auraient pas dû laisser à la postérité la tâche de les compléter l’un par l’autre.

Ce qui reste acquis à la science, c’est l’explication du gouvernement par l’idée de justice; c’est l’État consi­déré non comme fondant, mais comme protégeant les droits individuels qui se développent librement sous la garantie d’un pouvoir dont on peut dire que Quesnay n’exagère la force, il le croit du moins, qu’en vue même du développement plus complet de la liberté générale.

Mais il y a une idée plus universelle encore que la jus­tice, c’est la conception de l’ordre. La justice est le grand régulateur moral, mais elle ne suffit pas à assurer la vie sociale des nations et le perfectionnement de l’es­pèce humaine. Dieu n’a pas donné des lois seulement au monde moral; il en a donné également au monde physique, lois où ni l’arbitraire ni la force ne peuvent pénétrer, lois qui suivent invariablement leur cours, quoi que l’homme entreprenne pour le détourner, mais dont il lui est donné de faire un bon ou un mauvais usage. Il ne dépendra pas de l’homme, par exemple, de changer les conditions qui font que l’or et l’argent ont une certaine valeur intrinsèque, et qu’ils doivent être considérés comme une marchandise; tout ce qu’il ten­tera dans ce sens ne fera que jeter le trouble dans les relations, et attester encore, par la puissance de l’effort, l’insurmontable nature des choses. Le sol a de même ses lois de production, dont il est permis au génie hu­main d’apprendre à tirer un meilleur parti par les mé­thodes, par divers moyens indirects; quant à les changer, il ne le peut. Ainsi, antérieurement à tous les règle­ments, à tous les gouvernements, le gouvernement de la nature, la physiocratie s’impose aux sociétés, et chaque infraction à ses lois permanentes, dont les nôtres ne peuvent et ne doivent être que la copie, est punie par la souffrance, et, comme dit Quesnay, par les révolutions. L’ordre économique présente donc un double aspect, un aspect matériel, un aspect moral; mais il demeure un en soi, et c’est ce que Quesnay et ses disciples s’atta­chent à démontrer. L’une des deux moitiés de l’ordre total ne peut être violée, sans entraîner un désordre gé­néral. Supposez, par exemple, une société sans liberté, sans sécurité, où la morale privée et publique soit in­cessamment foulée aux pieds; vainement le sol sera fé­cond, le désordre moral amènera l’oubli ou la négli­gence des lois, de production qui président au monde physique. Comment, si le droit de propriété n’est point garanti, irai-je m’attacher à chercher les meilleures mé­thodes pour doubler ou décupler la fertilité d’une terre dont les produits peuvent m’être enlevés du jour au len­demain? Supposez, d’un autre côté, une société qui ait l’idée du droit, mais qui, placée sous le joug de certains préjugés, ou religieux, ou politiques, ou économiques, ignore ou mette mal à profit les lois de la production matérielle, cette société sera misérable, stationnaire ou rétrograde. Bien plus, la violation des lois physiques entraînera nécessairement, dans un intervalle plus ou moins long et dans une mesure à peu près correspon­dante, le désordre moral, amènera des luttes, des luttes terribles entre les hommes, des privilèges injustes main­tenus par la force et attaqués par la violence.

Quant à ces lois naturelles qu’il invoque, Quesnay n’hésite pas à les déclarer bonnes en elles-mêmes; con­trairement à l’opinion des Diderot, des d’Holbach, des athées de tous les temps, il croit le monde bien fait. Ses paroles sont ici à recueillir comme une véritable profes­sion de foi philosophique dont tous les articles recevront dans son économie politique leur application et leur commentaire.

«Il faut bien se garder, dit-il, d’attribuer aux lois physiques les maux qui sont la juste et inévitable puni­tion de la violation de l’ordre même des lois physiques instituées pour opérer le bien. Si un gouvernement s’é­cartait des lois naturelles qui assurent le succès de l’agri­culture, oserait-on s’en prendre à l’agriculture elle-même de ce qu’on manquerait de pain, et de ce que l’on verrait en même temps diminuer le nombre des hommes et augmenter le nombre des malheureux?

«Les transgressions des lois naturelles sont les causes les plus étendues et les plus ordinaires des maux physi­ques qui assiègent les hommes; les riches mêmes, qui ont le plus de moyens pour les éviter, s’attirent, par leur ambition, par leurs passions et même par leurs plaisirs beaucoup de maux, dont ils ne peuvent inculper que leurs dérèglements. Ceci nous mènerait insensiblement à une autre cause du mal physique et du mal moral, c’est le mauvais usage de la liberté des hommes. La liberté, cet attribut constitutif de l’homme, et que l’homme voudrait étendre au-delà de ses bornes[5], parait à l’homme n’avoir jamais tort: s’il se nuit à lui-même, s’il détruit sa santé, s’il dissipe ses biens et ruine sa famille par le mauvais usage de sa liberté, il se plaint de l’auteur de sa liberté. Qu’il reconnaisse ses extravagances, qu’il ap­prenne à bien employer cette liberté, qui lui est si chère; qu’il bannisse l’ignorance et les dérèglements, source de maux qu’il se cause par l’usage de sa liberté. Il est de sa nature d’être libre et intelligent, quoiqu’il ne soit quelquefois ni l’un ni l’autre. Par l’usage aveugle et impru­dent de sa liberté, il peut faire de mauvais choix; par son intelligence, il peut parvenir aux meilleurs choix et se conduire avec sagesse…

« Le bien physique et le mal physique, le bien moral et le mal moral ont donc évidemment leur origine dans les lois naturelles; tout a son essence immuable, et les propriétés inséparables de son essence. D’autres lois auraient d’autres propriétés essentielles, vraisemblable­ment moins conformes à la perfection à laquelle l’auteur de la nature a porté son ouvrage; celles qu’il a insti­tuées sont justes et parfaites dans le plan général, lorsqu’elles sont conformes à l’ordre et aux fins qu’il s’est proposées; car il est lui-même l’auteur des lois et des rè­gles, et par conséquent supérieur aux lois et aux règles. Mais leur destination est d’opérer le bien, et tout est soumis à celles qu’il a instituées; l’homme doué d’intelli­gence a la prérogative de pouvoir les contempler et les con­naître, pour en retirer le plus grand avantage possible. »[6]

Résumons les principaux points de la philosophie sociale de Quesnay de manière à en montrer l’enchaî­nement. 1° Le monde est bien fait; les lois établies par la Providence ne cachent pas un piège pour l’homme, et ce n’est pas d’elles, mais de leur violation, que naît le mal. 2° L’homme est intelligent et libre, d’où l’influence qu’il exerce sur sa propre destinée, pour son mal ou pour son bien. 3° Le bon ordre de la société dépend du respect qu’elle aura pour les lois morales et physiques constituant l’ordre et dont les unes ne peuvent être vio­lées sans amener dans les autres de profondes perturba­tions; 4° la société a pour fondements moraux, écono­miques, politiques, la liberté, le devoir, la propriété, la sécurité. 5° La propriété est fondée sur le travail, ce qui la rend juste, ce qui fait d’elle un droit. 6° La justice qui règle les relations des individus entre eux, des nations entre elles, est aussi le titre des gouvernements, et leur fonction essentielle consiste à en assurer le respect. 7° La société est conforme à l’ordre naturel; elle est en rap­port avec l’intérêt du plus grand nombre; elle est d’une part conforme à l’ordre, puisque les droits qui la fon­dent consacrent et ne blessent en rien la justice, c’est-à-dire le droit personnel; elle est naturelle, puisqu’elle est née de la sympathie et de l’amour de soi qui trouve son compte dans la réciprocité des services; elle est favorable à la masse des intérêts, puisque sans l’appropriation individuelle (qui d’ailleurs serait juste indépen­damment de toute considération tirée de l’utile) il n’y aurait pas de civilisation, d’où il suivrait qu’une moindre somme de biens produits serait à la disposition de l’uni­versalité des citoyens. 8° Si la société comme fait général est conforme à l’ordre, les sociétés considérées dans leurs constitutions particulières sont loin d’en remplir toutes les conditions; elles ne s’assureront l’état qui leur procure la plus haute somme de bien-être possible que par la connaissance rendue vulgaire et par le respect le plus, absolu des lois naturelles constitutives. 9° Enfin l’intérêt général ne se sépare pas des droits individuels bien compris; les législations sont impuissantes à créer l’ordre, compétentes seulement à le reconnaitre, à le promulguer et à le faire passer dans le détail des lois or­ganiques et des ordonnances particulières.

Telle est dans ses principes essentiels la morale sociale de Quesnay. Rien de moins exclusif assurément. Ces prin­cipes sont si peu renfermés dans les limites particulières du temps, d’un pays ou d’une situation exceptionnelle, qu’il serait aisé de montrer que si l’empire leur est as­suré, ils ne l’ont pas encore complètement conquis. Avant que le parti qui s’intitule par excellence parti du progrès se croie le droit de les condamner comme des principes mauvais ou comme de vaines formules dont la vie s’est retirée, qu’il daigne attendre au moins qu’ils aient porté toutes leurs conséquences, encore si incom­plètes et si entravées là même où les principes sont en partie reconnus.

Pour achever l’exposition de la morale sociale de Quesnay, il reste à lui adresser une question: Tient-il compte de ce principe ou de ce sentiment de fraternité qu’on accuse l’économie politique de méconnaitre? Nous répondrons qu’il y a deux manières d’entendre la frater­nité. L’une mène droit à la promiscuité et viole la jus­tice, l’autre n’est que la sympathie générale pour l’humanité et pour ses souffrances. Que ce mobile ait inspiré et soutenu Quesnay et ses amis, c’est ce qu’il n’est pas besoin d’établir en présence de leurs écrits et de ce sen­timent de l’humanité si répandu au dix-huitième siècle. La justice qu’ils ont aimée n’était pas une justice abstraite, mais une justice en vue du bien-être des hommes. La fra­ternité, dans un sens plus profond que celui de la philan­thropie, signifie d’ailleurs harmonie des intérêts: c’est ainsi que les physiocrates ont expliqué cette expression et en ont voulu faire une réalité et une science. Bien loin d’être opposés, les intérêts des nations sont solidaires; donc les peuples sont frères. Dans une même nation, entre les membres différents du corps social, la même solidarité a lieu; vous ne pouvez violer la justice et les lois économiques sur un point sans que tout le corps s’ébranle, souffre et se corrompe. Dans ce sens du mot, qui n’est pas le moins sérieux, il n’est pas difficile d’é­tablir que Quesnay s’est montré beaucoup plus fidèle à la fraternité humaine que les adversaires qui l’accusent.

L’économie politique de Quesnay n’est que la mise en application des idées que nous venons d’exposer. Elle témoigne d’un effort souvent heureux, quelquefois incom­plet, pour réaliser l’idée de justice au profit de tous; c’est tout à fait abusivement qu’on s’arrête à ces fâcheuses dé­nominations de classes productives et de classes stériles fondées sur une mauvaise définition de la valeur et qui sembleraient établir des catégories entre les membres d’un même État; cet effort vers la justice est partout sincère et énergique. Telle est notre situation vis-à-vis du célèbre physiocrate, que pour rectifier ses erreurs, nous n’aurions qu’à nous servir de sa propre philosophie, en appelant à notre secours les progrès ultérieurs de l’éco­nomie politique. Si Quesnay a eu, en effet, comme éco­nomiste, des égaux et des supérieurs, comme philosophe de l’économie politique il n’a guère eu que des disciples; et c’est encore à l’aide de ses principes développés, affermis, appliqués avec plus d’étendue et souvent aussi de justesse, que la science moderne poursuit sa double guerre contre un protectionnisme égoïste qui semble insoucieux de la justice et de la liberté, et contre un so­cialisme insensé qui ne les invoque que pour les outra­ger ou les mettre aux prises. L’honneur de Quesnay, c’est d’avoir montré la solidarité, non moins que la réalité, de ces principes essentiels; c’est d’avoir déve­loppé scientifiquement le sens véritable et l’union intime de deux termes que certains écrivains s’obstinent à re­garder comme antinomiques, la liberté de l’individu d’une part, et de l’autre l’ordre social qui, bien compris, en est avant tout le respect[7].

 


[1] Voy. M. Louis Blanc, premier volume de l’Histoire de la Révolution française, chapitre sur les Physiocrates.

[2] V. Dupont de Nemours, 1re lettre à J.-B. Say: «N’eut-il écrit a que cette vingtaine de pages qui sont à la tête de la Physiocratie,  Quesnay aurait fait et fondé notre science, la vôtre, et ne nous aurait laissé qu’à en exposer les détails.» — C’est beaucoup dire: il restait un peu plus que des détails à exposer; mais, pris dans un sens philosophique plus qu’économique, l’éloge nous parait fondé.

[3] Le mot n’est pas d’ailleurs dans Quesnay; il a été créé par Dupont de Nemours pour exprimer le système de Quesnay.

[4] Ce qu’on peut objecter, et ce qu’on objecte en général, porte uniquement sur des détails, sur telle ou telle gène particulière. Il est trop clair que l’homme naturel n’est pas soumis, comme le citoyen français, dans son droit d’aller et venir, à la formalité des passeports; le sauvage des forets de l’Amérique est parfaitement libre dans l’espace de quelques lieues carrées; il a, de plus, le droit naturel incontestable d’aller et venir à Londres ou à Paris, seulement, il en profite peu. Si, comme Chactas, dans le roman d’Atala, il vient voir Versailles, il ne peut se procurer cette extension de jouissance de son droit naturel qu’en ayant recours aux moyens de transport des civilisés: ainsi du reste. C’est la grande erreur de Rousseau d’avoir confondu la vie sauvage et le droit naturel; le droit naturel ne se développe tout entier que dans l’état de civilisation, et ce développement est une des grandes manifestations de la perfectibilité.

[5] Quesnay entend par ces bornes les lois de la raison et celles de la nature physique.

[6] C’est, on le sait, le principe développé par Leibnitz avec tant de grandeur. Ceci et ce qui suit répond suffisamment au reproche de matérialisme: Quesnay est en philosophie un disciple de Locke, philosophie qui ne peut, isolée de ses conséquences extrêmes, se confondre avec le matérialisme.

[7] Voir un Mémoire d’Eugène Daire et un rapport de M. H. Passy sur les doctrines des Physiocrates et l’influence de leur école, t. XVII du Journal des Économistes, p. 229 et 349, et t. XVIII, p. 113.

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