De M. Dunoyer, et de quelques-uns de ses ouvrages

Dans cette présentation de la philosophie de Charles Dunoyer, Constant souligne la justesse de sa définition de la liberté. Mais en même temps il critique son approche utilitariste et défend la tradition du droit naturel. C’est l’occasion pour lui de nous livrer une magistrale réfutation de la philosophie du droit de Bentham.


DE M. DUNOYER, ET DE QUELQUES-UNS DE SES OUVRAGES

Par Benjamin Constant

 

Il y a quinze ans que la France passa d’un despotisme devenu intolérable à une forme de gouvernement qui reconnaissait les droits des citoyens et promettait de les respecter.

Comme il arrive presque toujours, les actes ne tardèrent pas à différer des promesses. Une loi bizarre fut dirigée contre la liberté de la presse, parce que c’est toujours la première qu’on attaque, et avec raison. Tant qu’elle subsiste, toutes les autres peuvent renaître ; mais lorsqu’elle est détruite aucune n’est en sûreté. Cependant les lois écrites, quelque absurdes qu’elles soient, ont cet avantage, qu’à force d’étude, on parvient à les éluder. La loi sur la presse soumettait à la censure les ouvrages au-dessous de vingt feuilles d’impression. Aussitôt des livres de vingt feuilles et demie se publièrent : et les écrivains qui, n’ayant qu’une vérité à développer, l’auraient énoncée en quatre pages, en cherchèrent d’autres qui, réunies, pussent former un volume.

Telle fut l’origine du Censeur européen, dont les auteurs, MM. Comte et Dunoyer, se livrèrent avec bonne foi et avec courage, à la recherche, pour ainsi dire expérimentale, de la solidité des garanties que le nouveau pacte promettait à la nation.

Des lois contraires à ces garanties ayant été proposées par un ministère timide et astucieux, et votées par des Chambres ignorantes et dociles, M. Dunoyer les combattit. Cette audace patriotique ayant soulevé contre lui des persécutions, il se montra, dans sa défense, plus occupé de l’intérêt public que du sien propre.

Il saisit, à ses risques et périls, cette occasion de dévoiler les vices de notre législation, l’insuffisance de la protection que les citoyens peuvent en attendre, et l’arbitraire que l’autorité puise dans les dispositions administratives et judiciaires léguées par l’empire à la monarchie.
Il conquit de la sorte, pour nous et à ses dépens, une partie de nos libertés ; car, bien qu’il ne soit point parvenu à obtenir pour elles les institutions qui les rendraient inviolables, son exemple et ses écrits ont popularisé des notions qui, lors même qu’elles ne sont pas consacrées en théorie, deviennent victorieuses en pratique, quand l’assentiment général les entoure.

C’est ainsi qu’aujourd’hui la presse triomphe, et des préjugés inhérents aux cours, et de l’impatience naturelle aux ministres, et des manœuvres plus dangereuses qui sont la ressource des associations occultes et des congrégations déguisées : tant il est vrai que, pour arriver au bien, il ne faut que discuter et attendre ! Les germes déposés, en 1814, dans le Censeur européen, se sont développés et fructifient.

Cependant, soit que le succès ait inspiré à M. Dunoyer une sécurité trop grande, soit que, ses principes se soient modifiés, nous voyons, dans un des ouvrages qu’il a publiés plus tard, De l’Industrie et de la Morale dans leurs rapports avec la liberté, moins de sévérité contre les gouvernements, et plus de défiance envers les nations. Ce n’est pas, selon lui, dans les gouvernements que les plus grands obstacles existent ; les nations sont la matière dont les gouvernements sont faits ; ils sortent de leur sein ; c’est dans leur sein qu’ils se recrutent, qu’ils se renouvellent ; par conséquent, lorsqu’ils sont mauvais, il faut bien qu’elles ne soient pas excellentes.

Ce nouveau principe est nécessaire à examiner : tout ce qui décrédite les peuples est avidement recueilli par le pouvoir, et contre l’intention de M. Dunoyer, des autorités très oppressives s’emparaient aisément de cette partie de son système.

Mais remarquons premièrement, qu’il n’est pas exact de dire que les gouvernements sortent toujours des nations. Quelquefois ils leur sont imposés par la conquête ; alors, ils leur restent certainement tout-à-fait étrangers. D’autres fois, ils sont l’héritage d’un passé dont tous les éléments ont été détruits par l’inévitable progrès des lumières et les changements qui en sont résultés dans les intérêts ; et rien, en ce cas, n’est moins homogène que les gouvernements et les peuples.

Secondement, lors même que les gouvernements sortent du sein des nations, il est dans leur nature d’être stationnaires, tandis qu’il est dans celle des nations d’être progressives. Il s’ensuit qu’une nation peut devenir beaucoup meilleure, et son gouvernement rester très mauvais. Qu’arrive-t-il alors ? que le gouvernement, pour maintenir la nation dans l’état où il a besoin qu’elle demeure afin de la gouverner, travaille et réussit à la détériorer et à l’avilir.

Si donc il est raisonnable quelquefois d’accuser les nations des vices des gouvernements, il est beaucoup plus souvent de stricte justice d’accuser les gouvernements des vices des nations ; il y a de plus, dans les deux cas, cette différence, que les nations ne pèchent jamais que par ignorance, et que les gouvernements pèchent d’ordinaire sciemment et intentionnellement. Sans doute, il est fort à désirer que les nations, en même temps qu’elles tâchent de réformer leurs gouvernements, travaillent simultanément sur elles-mêmes. Malheureusement, les gouvernements qu’elles voudraient corriger ne leur en laissent guère le temps.

Les colonies espagnoles avaient peu le loisir de s’occuper de leur amélioration intérieure pendant que la métropole faisait égorger leurs défenseurs. Avant de s’adoucir et de s’éclairer, les Grecs ont à éviter le pal et à empêcher le rapt de leurs enfants, que les pachas traînent en Égypte pour y être circoncis ou vendus, à la grande satisfaction des fauteurs de l’intolérance et des ennemis de l’humanité. Les nègres de Saint-Domingue ne pouvaient pas avancer beaucoup dans leur éducation morale sous le fouet des colons. Si l’on découvre un jour une recette pour faire marcher de front le perfectionnement désirable et la résistance nécessaire, la découverte sera précieuse. Jusqu’alors, malgré les défauts des opprimés, il, sera juste de faire plus large la part du blâme dû aux crimes des oppresseurs.

(…)

Nous trouvons, dans le système de M. Dunoyer, une autre inexactitude que nous regrettons de voir placée à la suite de beaucoup de vérités. Il présente d’abord une définition de la liberté très juste et très lumineuse.

« C’est, dit-il, l’état où l’homme se trouve quand il peut se servir de ses facultés sans rencontrer d’obstacles. Il est d’autant plus libre, qu’il les exerce avec moins d’empêchement. Il en résulte que, pour disposer librement de nos facultés, il faut que nous nous en servions de manière à ne pas nuire à nos semblables. Nous avons bien, dans une certaine mesure, le pouvoir de nous livrer au crime ; mais nous n’avons pas celui de nous y livrer sans diminuer proportionnellement notre liberté d’agir. Tout homme qui emploie ses facultés à faire le mal, en compromet par cela même l’usage. C’est en quelque manière se tuer que d’attenter à la vie d’autrui ; c’est compromettre sa fortune que d’entreprendre sur celle des autres. Il n’est sûrement pas impossible que quelques hommes échappent aux conséquences, ou du moins à quelques-unes des conséquences d’une vie malfaisante ; mais les exceptions, s’il y en a de réelles, n’infirment point le principe. L’inévitable effet de l’injustice et de la violence est d’exposer l’homme injuste et violent à des haines, à des vengeances, à des représailles, de lui ôter la sérénité et le repos, de l’obliger à se tenir continuellement sur ses gardes ; toutes choses qui diminuent évidemment sa liberté. Il n’est au pouvoir d’aucun homme de rester libre, en se mettant en guerre avec son espèce. On peut dire même que cela n’est au pouvoir d’aucune réunion d’hommes. On a vu bien des partis, on a vu bien des peuples chercher la liberté dans la domination. On n’en a point vu que la domination, à travers beaucoup d’agitations, de périls et de malheurs provisoires, n’ait conduits tôt ou tard à une ruine définitive. »

Rien de plus sage que ces réflexions ; rien de plus favorable à la fois à la liberté et au bon ordre que cette démonstration de la nécessité du respect pour la liberté des autres, comme condition première et seule sauvegarde assurée de la liberté pour soi. Mais M. Dunoyer joint à ces considérations si raisonnables une sorte de réprobation contre les écrivains qui représentent la liberté comme un droit inhérent à l’espèce humaine.

Un publiciste anglais, Jérémie Bentham, a le premier donné l’exemple de nier les droits naturels, inaliénables, imprescriptibles. Il a prétendu que cette notion n’était propre qu’à nous égarer, et qu’il fallait mettre à sa place celle de l’utilité, qui lui paraît plus simple et plus intelligible. Nul doute qu’en définissant convenablement le mot d’utilité, l’on ne parvienne à en tirer précisément les mêmes règles que celles qui découlent de l’idée du droit naturel et de la justice. En examinant avec attention toutes les questions qui paraissent mettre en opposition ce qui est utile et ce qui est juste, on trouve toujours que ce qui n’est pas juste n’est jamais utile ; mais il n’en est pas moins vrai que le mot d’utilité, suivant l’acception vulgaire, rappelle une notion différente de celle de la justice ou du droit. Or, lorsque l’usage et la raison commune attachent à un mot une signification déterminée, il est dangereux de changer cette signification ; on explique vainement ensuite ce qu’on a voulu dire : le mot reste, et l’explication s’oublie.

On ne peut, dit Bentham (Principes de législation, chap. XIII), raisonner avec des fanatiques armés d’un droit naturel que chacun entend comme il lui plait et applique comme il lui convient. Mais, de son aveu même, le principe de l’utilité est susceptible de tout autant d’interprétations et d’applications, contradictoires. L’utilité, dit-il (Ibid., chap. V), a été souvent mal appliquée : entendue dans un sens étroit, elle a prêté son nom à des crimes ; mais on ne doit pas rejeter sur le principe les fautes qui lui sont contraires, et que lui seul peut servir à rectifier.

Comment cette apologie s’appliquerait-elle à l’utilité, et ne s’appliquerait-elle pas au droit naturel ?

Le principe de l’utilité a ce danger de plus que celui du droit, qu’il réveille dans l’esprit de l’homme l’espoir d’un profit et non le sentiment d’un devoir. Or, l’évaluation d’un profit est arbitraire ; c’est l’imagination qui en décide ; mais ni ses erreurs ni ses caprices ne sauraient changer la notion du devoir.

Les actions ne peuvent pas être plus ou moins justes, mais elles peuvent être plus ou moins utiles. En nuisant à mes semblables, je viole leurs droits ; c’est une vérité incontestable : mais si je ne juge de cette violation que par son utilité, je puis me tromper dans mon calcul, et trouver de l’utilité dans cette violation. Le principe de l’utilité est par conséquent bien plus vague que celui du droit naturel.

Loin d’adopter la terminologie de Bentham, je voudrais, le plus possible, séparer l’idée du droit de la notion de l’utilité. Ce n’est qu’une différence de rédaction, mais elle est plus importante qu’on ne pense.

Le droit est un principe, l’utilité n’est qu’un résultat ; le droit est une cause, l’utilité n’est qu’un effet.
Vouloir soumettre le droit à l’utilité, c’est vouloir soumettre les règles éternelles de l’Arithmétique à nos intérêts de chaque jour.

Sans doute, il est utile pour les transactions générales des hommes entre eux qu’il existe entre les nombres des rapports immuables ; mais si l’on prétendait que ces rapports n’existent que parce qu’il est utile que cela soit ainsi, on ne manquerait pas d’occasions où l’on prouverait qu’il serait infiniment plus utile de faire plier ces rapports ; on oublierait que leur utilité constante vient de leur immutabilité, et cessant d’être immuables, ils cesseraient d’être utiles. Ainsi l’utilité, pour avoir été trop favorablement traitée en apparence, et transformée en cause au lieu qu’elle doit rester effet, disparaîtrait bientôt totalement elle-même.

Il en est ainsi de la morale et du droit. Vous détruisez l’utilité, par cela seul que vous la placez au premier rang. Ce n’est que lorsque la règle est démontrée, qu’il est bon de faire ressortir l’utilité qu’elle peut avoir.

Les expressions que Bentham veut interdire rappellent des idées bien plus claires et bien plus précises que celles qu’il prétend leur substituer. Dites à un homme : Vous avez le droit de n’être pas mis à mort ou dépouillé arbitrairement ; vous lui donnez un bien autre sentiment de sécurité et de garantie que si vous lui dites : Il n’est pas utile que vous soyez mis à mort ou dépouillé arbitrairement. On peut démontrer qu’en effet cela n’est jamais utile. Mais en parlant du droit, vous présentez une idée indépendante de tout calcul ; en parlant de l’utilité, vous semblez inviter remettre la chose en question, en la soumettant à une vérification nouvelle.

Quoi de plus absurde, s’écrie l’ingénieux et savant collaborateur de Bentham (M. Dumont de Genève), que des droits inaliénables qui ont toujours été aliénés, des droits imprescriptibles qui ont toujours été prescrits ! Mais en disant que ces droits sont aliénables et imprescriptibles, on dit simplement qu’ils ne doivent pas être aliénés, qu’ils ne doivent pas être prescrits ; on parle de ce qui doit être, non de ce qui est.

Bentham, en réduisant tout en principe d’utilité, s’est condamné à une évaluation forcée de ce qui résulte de toutes les actions humaines, évaluation qui contrarie les notions les plus simples et les plus habituelles. Quand il parle de la fraude, du vol, etc., il est obligé de convenir que s’il y a perte d’un côté, il y a gain de l’autre, et alors son principe pour repousser des actions pareilles, c’est que bien de gain n’est pas équivalent à mal de perte : mais le bien et le mal étant séparés, l’homme qui commet le vol trouvera que son gain lui importe plus que la perte d’un autre. Toute idée de justice étant mise hors de la question, il ne calculera plus quel gain il fait ; il dira : gain pour moi est plus qu’équivalent à perte d’autrui. Il ne sera donc retenu que par la crainte d’être découvert. Tout motif moral est anéanti par ce système.

En repoussant le premier principe de Bentham, je suis loin de méconnaître le mérite de cet écrivain. Ses ouvrages sont pleins d’idées neuves et de vues profondes. Toutes les conséquences qu’il tire de son principe sont des vérités précieuses en elles-mêmes ; c’est que ce principe n’est pas faux ; la terminologie seule est vicieuse. Dès que l’auteur parvient à se dégager de sa terminologie, il réunit, dans un ordre admirable, les notions les plus saines sur l’économie politique, sur les précautions avec lesquelles le Gouvernement doit intervenir dans les affaires des individus, sur la population, sur la religion, sur le commerce, sur les lois pénales, sur la proportion des châtiments avec les délits ; mais il lui est arrivé, comme à beaucoup d’auteurs estimables, de prendre une rédaction pour une découverte, et de tout sacrifier alors à cette rédaction. M. Dunoyer a commis la même erreur ; il a suivi un mauvais exemple. Il faut conserver la notion de droits, parce qu’elle est claire, qu’elle satisfait la logique sévère, qu’elle répond aux sentiments intimes, encourage les opprimés dans une légitime défense, et réveille ces passions généreuses dont les temps de calme et de bonheur peuvent se passer, mais qu’il est bon de retrouver au besoin dans les temps d’avilissement et de tyrannie.

M. Dunoyer est partisan du système nouveau que des écrivains ingénieux ont établi sur la différence des races. Ce système a sa portion de vérité ; il est curieux à examiner, et la science peut s’en enrichir, mais nous pensons qu’il faut l’écarter soigneusement de la politique. Le pouvoir n’est que trop disposé à représenter ses propres excès, ses excès capricieux et volontaires, comme une suite nécessaire des lois de la nature. De l’infériorité reconnue de telle race et de la supériorité de telle autre à l’asservissement de la première, la distance est trop facile à franchir ; et ce que la philosophie ne considère que comme la démonstration d’une vérité spéculative, les colons l’ont répété pendant trois cents ans, pour maintenir l’oppression la plus illégitime et la férocité la plus exécrable. D’ailleurs, ce système nous parait faux en ceci, que, s’il y a des races plus parfaites, toutes les races sont susceptibles de perfectionnement. La route peut être plus longue pour celles dont le point de départ est le plus éloigné, mais le terme est le même.

Les noirs d’Haïti sont devenus des législateurs fort raisonnables, des guerriers assez disciplinés, des hommes d’état aussi habiles et aussi polis que nos diplomates. Ils avaient à vaincre le double obstacle d’une organisation regardée comme inférieure à la nôtre, et de l’éducation de la servitude épouvantable que nos calculs infâmes leur faisaient subir. Ils se sont mis au niveau des races les plus parfaites, sous le rapport, non-seulement des arts nécessaires, mais des institutions sociales, dont nous trouvons la complication si embarrassante et la combinaison si difficile. Leur constitution vaut mieux que la plupart des constitutions de l’Europe. Laissons donc les physiologistes s’occuper des différences primitives que la perfectibilité dont toute l’espèce est douée surmonte tôt ou tard, et gardons-nous d’armer la politique de ce nouveau prétexte d’inégalité et d’oppression.

Rendons justice, au reste, à M. Dunoyer ; il a senti lui-même que sa digression sur l’infériorité des races qu’il nomme obscures, n’était pas sans danger ; il a cru devoir désavouer les conséquences de son principe. ” De ce que ces races, dit-il, ont le malheur de nous être inférieures, je ne veux pas inférer qu’il faut les rendre encore plus misérables. Je ne prétends sûrement pas remettre en question si les Indiens sont des hommes, ni s’il faut nécessairement des bulles du pape pour les traiter comme tels.

« Je n’entends excuser, je prie le lecteur de le croire, ni la traite et l’esclavage des Africains, ni le massacre des indigènes de l’Amérique, ni l’état de minorité perpétuelle auquel les Espagnols ont réduit le peu d’Indiens qu’ils n’avaient pas exterminés. Assurément, si quelque chose pouvait rendre douteuse la supériorité de notre race, ne serait bien la conduite qu’elle a tenue envers ses pareils d’Afrique et d’Amérique, et la manière dont elle a prétendu justifier ses attentats. »

Ces réflexions partent d’un bon cœur et d’un esprit équitable : mais il vaudrait encore mieux n’avoir pas besoin de cette explication ; et, comme nous l’avons dit et comme les faits le prouvent, toutes les races étant perfectibles, il n’y a nul avantage à faire, entrer dans des considérations politiques une inégalité dont les progrès naturels à l’espèce entière tendent à relever ses différentes fractions.

Ce système n’est pas non plus nécessaire pour nous rassurer sur la possibilité de notre asservissement : si nous ne possédions pas de meilleures garanties, la sécurité serait mal fondée. Si nous n’avons point le crâne aplati des Calmouks, nos fronts ne s’en courbent pas moins assez facilement devant la puissance ; et si l’on peut invoquer pour témoins de la dignité de notre nature, « les anciennes républiques de la Grèce et de Rome, et les républiques italiennes du moyen âge, et celles de la Suisse et de la Hollande, et celles du nord et du sud de l’Amérique, et les monarchies plus ou moins limitées de l’Angleterre et de la France, et les magnanimes efforts que fait sous nos yeux la Grèce pour s’arracher à la domination des Turcs, » on rencontre malheureusement aussi des témoins d’une autre espèce, dix-huit cents ans d’arbitraire dont l’Angleterre ne s’est affranchie que depuis cent trente-sept ans, et la France depuis trente, et aujourd’hui encore en Espagne, en Portugal, tous, les genres d’oppression, de vexation et d’inquisition religieuse et politique renouvelés des temps anciens.

M. Dunoyer est sur un bien meilleur terrain, lorsque, renonçant à des systèmes qui ne sont nullement utiles aux vérités qu’il a pour but de faire triompher, il combat les philosophes du dernier siècle, qui ont méconnu ces vérités, et, dans leur haine contre les institutions vexatoires de leur patrie policée, ont vanté la liberté de l’état sauvage.

Ses réfutations des exagérations de Rousseau; de Raynal, de Mably, sont excellentes, et il répond de la manière la plus péremptoire et la plus satisfaisante à leurs amplifications, plus ou moins éloquentes, sur l’état des tribus non-policées, que l’un d’eux proclame souverainement libres, parce qu’elles sont sans patrie, sans lois et ne vivent que de rapines ; que l’autre admire, parce qu’elles errent dans les forêts, sans autre guide que le vent et le soleil, sans autre provision qu’un arc et des flèches ; que 1e troisième dit aussi heureuses que le permet la nature, parce qu’elles cousent leurs habita de peaux avec des épines ou, des arêtes, et qu’elles ne s’appliquent qu’aux ouvrages qu’un seul peut faire et aux arts qui n’ont pas besoin du concours de plusieurs mains.

« Rousseau nous apprend, dit-il, comment nous pouvons être libres en consentant à ne rien produire, à ne rien posséder. N’ayez que des arbres pour abri, ne vous couvrez de peaux d’animaux, interdisez-vous toute industrie, réduisez-vous à la condition des brutes, et vous serez libres… Libres ! de quoi faire ? de vivre plus misérables que les bêtes mêmes ? de périr de froid ou de faim? Est-ce à cela que vous réduisez la liberté humaine ? Étrange manière de nous prouver la liberté, que de commencer par interdire tout perfectionnement à nos forces, tout développement à nos plus belles facultés ! »

Les hommes ne sont pas libres en raison de leur puissance de souffrir, mais en raison de leur pouvoir de se satisfaire. La liberté ne consiste pas à savoir vivre d’abstinence, mais à pouvoir contenter ses besoins avec aisance et à savoir les contenter avec modération. Elle ne consiste pas à pouvoir fuir, comme dit Rousseau, ni à savoir battre l’ennemi, comme dit Raynal, mais à savoir diriger ses forces de telle sorte qu’il soit possible de vivre paisiblement ensemble, de telle sorte qu’on ne soit pas réduit à fuir ou à s’entretuer. La liberté, finalement, ne consiste pas à se faire bête, de peur de devenir un méchant homme, mais à tâcher de devenir, autant que possible, un homme industrieux, raisonnable et moral.

« Sous quelque point de vue, continue-t-il, que l’on considère les sauvages, il est visible qu’ils sont infiniment moins libres que l’homme cultivé, Ils le sont moins physiquement : ils out moins de forces corporelles, et ne sont pas, capables, à beaucoup près, de tirer de leurs forces le même parti. Ils le sont moins moralement : ils n’ont, sous aucun rapport, aussi bien appris à régler leurs sentiments et leurs actions. Ils le sont moins, en un mot, dans toute leur manière d’être ; ils sont exposés à une multitude de privations, de misères, d’infirmités, de violences, dont l’homme civilisé sait se préserver par un usage plus étendu, plus juste et plus raisonnable de ses facultés. Voyez le sauvage dans les situations les plus ordinaires de sa vie : en proie à la famine que lui font souffrir son ignorance et sa paresse, dans l’état d’immobilité stupide où le retient son inertie, au sein de l’ivresse brutale où l’a plongé son intempérance , environné des périls qu’il a provoqués par ses fureurs, et vous reconnaîtrez qu’à aucun autre âge de la vie sociale, l’homme ne fait de ses forces un usage aussi borné, aussi stérile, aussi violent, aussi dommageable, et que, par conséquent, à aucun autre age, il ne jouit d’aussi peu de liberté. »

Voilà des vérités utiles, clairement et vigoureusement exprimées. Elles sont particulièrement convenables à une génération qu’importunent et que troublent encore les phrases sonores que le dix-huitième siècle lui a léguées, phrases que motivait et justifiait l’état de l’espèce humaine à cette époque, mais qui n’ont jamais eu qu’un mérite relatif, qu’elles ont perdu depuis le progrès de nos institutions et; de nos idées ; car, il faut le dire, la philosophie du dix-huitième siècle, tant celle de Rousseau que celle de Voltaire, et à plus forte raison, celle de leurs imitateurs, était, dans plusieurs de ses parties, et surtout dans ses notions de religion et de liberté, l’expression d’un état maladif de la société. Sans doute, l’ancien régime, malgré ses inégalités et son arbitraire, valait mieux que la vie sauvage, et Paris, avec la Bastille, était préférable aux forêts alors incultes du Nouveau-Monde ; mais tout était néanmoins absurde, offensant, et l’on conçoit que, dans l’irritation produite par tant d’insultes au bon sens et de blessures à. la vérité, nos philosophes empruntassent aux bords de l’Orénoque des exemples destinés à faire rougir les habitants des bords de la Seine.

Aujourd’hui, malgré des résistances plus ridicules encore que fâcheuses, tout est changé dans l’état des choses. Le langage doit changer aussi.

Les mêmes éloges sont dus aux observations de M. Dunoyer, sur la marche progressive des sociétés, depuis l’état sauvage. Il y a beaucoup de finesse, de justesse et même de nouveauté dans ses aperçus. Sa distinction entre la liberté des anciens et celle des modernes, et entre l’état industriel et l’état guerrier, est fort ingénieuse, bien qu’elle soit moins originale. Plusieurs écrivains, M. de Sismondi notamment et l’auteur de cet Essai avaient, il y a quatorze ans, dit les mêmes choses, à peu près dans les mêmes mots. Mais nous sommes loin de faire à M. Dunoyer le moindre reproche de ne les avoir cités que pour attaquer quelques-unes de leurs opinions de détail, et d’avoir ainsi transformé ses prédécesseurs en adversaires. Les idées sont la propriété commune de tout le monde, et il n’y a plus que les auteurs de vaudevilles qui réclament contre le plagiat. Enfin, l’un des plus grands mérites de M. Dunoyer, c’est de s’être séparé d’une secte nouvelle qui voulait se faire une égide de son nom. Cette secte, qui heureusement est obscure et faible, parait suscitée par quelque génie ennemi de l’espèce humaine pour prêcher l’asservissement à l’autorité, au moment où ces deux fléaux semblaient céder aux progrès de la raison. Elle veut fonder un papisme industriel, privé de tout ce qui donnait au papisme de Rome de la dignité et de la grandeur, c’est-à-dire l’intervention du ciel, les promesses, les menaces, les espérances, les terreurs religieuses. Elle prend pour base la prétention de quelques hommes qui se proclament les guides de tous.

Dans toute dissidence d’opinions, dans toute divergence d’efforts, cette secte voit l’anarchie. Elle s’effraie de ce que tous les hommes ne pensent pas de même, ou, pour mieux dire, de ce que beaucoup d’hommes se permettent de penser autrement que ne le veulent ses chefs ; et pour mettre fin à ce scandale, elle invoque un pouvoir spirituel, qui, par des moyens qu’elle a la prudence de ne pas nous révéler encore, ramènerait cette unité si précieuse, suivant elle , comme suivant les auteurs plus célèbres de l’Indifférence en matière de Religion, et des Soirées de Saint-Pétersbourg. « Les idées de liberté n’ont aujourd’hui, dit cette secte, que peu de chose à faire, parce que nous entrons dans une époque où il est bien plus urgent de coordonner que de dissoudre, et où la théorie positive doit succéder aux théories critiques.

Entendons-nous enfin sur ces mots, construire, coordonner, édifier. Il est urgent de coordonner, sans doute ; mais de coordonner quoi? les moyens par lesquels la société, garantissant à chacun de ses membres le plus de liberté possible, chaque individu, grâce à cette liberté, développera ses facultés sans obstacle, et trouvera, dans ce développement, la plus grande somme de bien-être physique et de jouissances intellectuelles qu’il est dans sa nature d’atteindre. Si, à cette définition de ce qu’il est nécessaire de coordonner, vous substituez l’idée qu’il faut coordonner les doctrines, les opinions, les efforts, vous organisez la tyrannie ; et, en l’organisant, la secte dont nous parlons est bien plus inexcusable que celle de M. de La Mennais ou de M. de Maistre. Ceux-là du moins font descendre leur mission du ciel ; ils se déclarent les organes, et non les auteurs de la révélation sous laquelle ils veulent courber nos têtes.

Ils peuvent alléguer pour motif de leurs prétentions une conviction dont nul n’a le droit de contester la sincérité ; leurs émules en intolérance et en dogmatisme ne peuvent offrir en justification de leur entreprise que leur propre confiance en eux-mêmes. Les premiers nous disent : « Croyez et obéissez ; car Dieu nous l’ordonne et nous vous l’ordonnons en son nom. » Les seconds nous crient : « Obéissez et croyez ; car nous avons des lumières supérieures. » Et qui donc le prouve ? qui donc vous reconnaît ces lumières ?

Ce n’est pas cette foule d’esprits dont vous déplorez si pathétiquement l’anarchie ; car cette anarchie, pour l’appeler ainsi d’après vous, démontre que votre infaillibilité est fort contestée. C’est donc de votre autorité seule que vous venez nous proposer un joug nouveau; c’est de votre autorité seule que vous vous arrogez le privilège de la science ; c’est de votre autorité seule que vous proscrivez ce que vous nommez la doctrine critique, c’est-à-dire le libre examen.

Afin de justifier cette proscription, vous posez en fait que le libre examen est devenu inutile, parce que toutes les erreurs sont détruites, et que désormais il n’y aura plus, en philosophie, en politique, en morale, comme dans les sciences exactes, qu’à croire aux vérités démontrées. Mais où sont-elles ces vérités démontrées ? et, pour les reconnaître comme démontrées, le libre examen n’est-il pas requis ?

Vous ne voulez, dites-vous, que la domination bienfaisante qu’exercent infailliblement les hommes éclairés sur toutes les classes de la société; mais cette domination s’exercera toujours, et n’a nul besoin, pour se maintenir, de votre pouvoir spirituel, qui, de quelque manière que vous l’organisiez, ne sera jamais qu’une inquisition privée du prestige religieux dont se décoraient les prêtres d’Égypte et les inquisiteurs de Madrid.

Cette influence bienfaisante n’a rien à craindre de ce que vous nommez anarchie morale, et de ce qui n’est en réalité que l’état naturel, désirable, heureux, d’une société dans laquelle chacun, suivant ses lumières, ses loisirs, sa disposition d’esprit, croit ou examine, conserve ou améliore, fait, en un mot, un usage libre et indépendant de ses facultés.

Cette espèce d’anarchie est aussi nécessaire à la vie intellectuelle que l’air à la vie physique. La vérité est surtout précieuse par l’activité qu’inspire à l’homme le besoin de la découvrir. Quand vous auriez fait triompher la théorie positive que vous proclamez sur les théories critiques, et quand votre théorie positive ne se composerait que d’un enchaînement des vérités les plus lumineuses, savez-vous quel serait le chef d’œuvre que vous auriez accompli ? Vous auriez rendu à l’esprit humain cette habitude de croire sur parole, qui l’a tenu durant tant de siècles dans l’apathie et l’engourdissement ; vous lui auriez ôté son principe d’action et son énergie ; vous auriez brisé son ressort et détruit la force dont la Providence l’a doué pour qu’il aille en avant et se perfectionne.

Vous vous croyez appelés par un privilège spécial à fixer dès à présent la régénération du monde, et, pour employer vos propres paroles, à le transporter d’un état transitoire à un état définitif. Eh bien ! désabusez-vous, rien n’est définitif sur la terre ; ce que nous prenons pour définitif n’est qu’une transition comme une autre, et il est bon que cela soit ainsi ; car ce qui serait définitif serait stationnaire, et tout ce qui est stationnaire est funeste.

Respectez donc la liberté d’examen que vous exercez contre vos prédécesseurs et vos adversaires, et qu’il est fort juste qu’on exerce contre vous ; et quand vous pensez être d’utiles collaborateurs dans le grand travail qui se fait et qui doit se faire indéfiniment, ne devenez pas d’intolérants pédagogues et ne parodiez pas les prêtres de Thèbes et de Memphis.

Tandis que nous relisons ces lignes, nous apprenons que quelques adeptes de la secte contre laquelle nous croyons devoir réclamer en faveur de la liberté intellectuelle, ont senti la force d’une de nos objections. Ils ont senti qu’il était difficile de se poser à soi-même la couronne ou la thiare sur la tête, et que pour dominer la terre, il fallait faire de manière ou d’autre intervenir le ciel. On assure qu’en con-séquence, ils s’essaient à une mission divine. Ce n’est plus la logique qu’ils invoquent, c’est l’inspiration. Nous croyons charitable de représenter aux prétendus prophètes, que toutes les religions ont commencé par la liberté. Elles ont toutes réclamé l’examen libre : cela devait être ; elles étaient faibles et luttaient contre une autorité que le libre examen pouvait seul renverser. Ce n’est qu’après avoir conquis de la sorte leur puissance qu’elles en ont fait un joug matériel. Avant de déterminer l’intelligence au suicide, il faut l’avoir domptée. Nos nouveaux inspirés, en désespoir de cause, commettent un anachronisme. L’indépendance individuelle repousse leurs sophismes ; la raison commune contestera leur fission.

Source : Mélanges de littérature et de politique (1829) et dans De la liberté chez les modernes, ed. Marcel Gauchet (Paris: Livre de poche, 1980), pp. 543-62.

Merci à Gilles pour son aide dans la correction du fichier scanné !

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