Dialogue sur la prohibition des marchandises à la sortie, par Gustave de Molinari (1855)

Dans ce morceau, extrait des Conversations familières sur le commerce des grains, Molinari montre tout le ridicule qu’il y a à soutenir conjointement que les marchandises devraient pouvoir entrer librement dans un pays mais qu’il faudrait les empêcher d’en sortir. Cette disposition, aussi étonnante soit-elle, était courante dans les traités de commerce au XIXe siècle. B.M.


 (L’économiste belge, 1855, n°1)

 

VARIÉTÉS.

Conversations familières sur le commerce des grains.

LA PROHIBITION À LA SORTIE.

Interlocuteurs : Un Prohibitionniste. — Un Émeutier. — Un Économiste[1].

 

L’économiste au prohibitionniste. Arrivez donc. Vous êtes en retard.

Le prohibitionniste. Ne m’en parlez pas. Je suis furieux. Je sors d’une maison où l’on a imaginé la combinaison la plus absurde pour retenir les gens. Les invités peuvent entrer quand bon leur semble ; mais, une fois entrés, ils ne peuvent plus sortir. On ne les lâche pas avant la fin de la soirée.

L’émeutier. C’est donc une souricière, cette maison-là.

Le prohibitionniste. À peu près. C’est, du reste, ou plutôt c’était une maison des plus agréables. La dame est gracieuse, spirituelle et jolie ; elle joue du piano comme Mme Pleyel, elle chante comme…

L’économiste. Peste, quel feu ! À la place du mari, je sais bien ce que je ferais.

Le prohibitionniste. Que feriez-vous ?

L’économiste. Je vous prohiberais à l’entrée.

Le prohibitionniste. Allons donc. Un homme de mon âge. Un homme sérieux ! Vous me faites injure. Donc, la dame est ravissante et le mari est un excellent homme. En outre, le thé est de première qualité, et il y a toujours profusion de gâteaux et autres menues friandises. Enfin, le salon est élégant et coquet. Toutes les attractions y semblent réunies. Eh ! bien, croiriez-vous qu’on n’y rencontre jamais personne. Si ! deux ou trois vieilles douairières et pareil nombre de leurs contemporains.

L’économiste. Comment cela se fait-il ? La dame n’aime donc pas le monde ?

Le prohibitionniste. Elle ! si on peut lui adresser un reproche, c’est de trop aimer l’éclat, le bruit, la foule. Sa passion serait d’avoir un salon toujours rempli et il est toujours vide.

L’économiste. Alors, comment vous expliquez-vous ce phénomène ? La dame placerait-elle des billets de loteries ? ou bien, aurait-elle des enfants prodiges ?

Le prohibitionniste. Nullement. Jamais, elle ne prélève le moindre impôt sur ses invités, et elle n’a qu’un enfant, une charmante petite fille, que l’on avait naguère encore l’excellente habitude de coucher à sept heures.

L’économiste. Parfait. Mais s’il en est ainsi, par quelle fatalité…

Le prohibitionniste. Voici. Le mal vient précisément de ce que la dame tient à avoir toujours foule. Dans les premiers temps, on allait beaucoup chez elle, mais comme ses salons sont vastes, elle trouvait qu’on ne s’y étouffait pas assez. Or, elle avait remarqué que beaucoup de gens ne faisaient que d’y passer ; qu’ils entraient, lorgnaient ça et la, et ne trouvant point ce qu’ils cherchaient, décampaient sans tambours ni trompettes ; que d’autres, accoutumés à se coucher de bonne heure ou à finir la soirée à l’estaminet ou au cercle, s’en allaient régulièrement au coup de dix heures, et elle se dit : si j’empêchais tous ces gens-là de sortir, après qu’ils sont entrés, mes salons seraient toujours remplis, rien n’est plus sûr. Essayons… Ayant fait ce beau raisonnement, elle imagina toute une série de formalités et de complications, destinées à rendre la sortie presque impossible, avant la fin de la soirée. C’est ainsi qu’elle exigea qu’on vint prendre congé d’elle, en s’en allant. Il fallait donc guetter un moment, où la dame ne fut pas engagée dans une conversation, en train d’écouter ou de chanter un morceau, de donner des ordres aux valets, etc., etc., et Dieu sait si ce moment propice se faisait attendre… Ensuite, il y avait trois portes à traverser pour sortir. Elles furent fermées à clef et munies de sonnettes. Il fallût se les faire ouvrir, et, le plus souvent, les valets étaient obligés d’en chercher les clefs. Quand elles s’ouvraient, les sonnettes ne manquaient pas de faire un tintamarre affreux. Enfin, les chiens étaient lâchés dans la cour, jusqu’à l’heure officiellement fixée pour la sortie, et ils happaient les déserteurs aux mollets. Je crois, Dieu me pardonne, qu’ils y étaient dressés. Que si l’on s’en plaignait au valet, il répondait d’un air narquois : Dame, pourquoi monsieur s’en va-t-il de si bonne heure ! Monsieur ne s’est donc pas amusé ?

L’économiste. Bon. Et le résultat ?

Le prohibitionniste. Oh ! la maîtresse du logis a pu se convaincre, par une triste expérience, que son calcul était erroné. Dès qu’on n’a plus eu la liberté de sortir de chez elle à son heure et à son aise on n’a plus voulu y entrer. Ceux-là même qui, d’habitude, s’en allaient les derniers, ont déserté… On n’y va plus que de loin en loin, quand on ne sait où tuer le temps, sauf deux ou trois vieux gourmands qui y sont attirés par les gâteaux. Voilà le fonds de la société. La dame est aigrie, le mari est soucieux et désorienté, les valets ont des airs de croque-morts, les chiens sont féroces ; quant à la petite fille, on ne la couche plus, et ce soir on lui a fait jouer une sonate… Aussi n’ai-je pas hésité. Aux premières notes, j’ai été prendre congé de la dame, qui m’a rendu mon salut avec un sourire âpre comme la bise, je me suis fait ouvrir les trois portes en agitant les trois sonnettes, j’ai traversé la cour en exécutant un moulinet prolongé avec mon parapluie, et me voici.

L’économiste. Quand y retournerez-vous?

Le prohibitionniste. Jamais, Dieu merci. J’étais pourtant un des fidèles. Mais je ne vais volontiers que dans les endroits d’où je puis sortir, quand et comme ça me plait.

L’économiste. En un mot, vous n’aimez pas les prohibitions à la sortie. Eh ! bien, les marchands de grains sont de votre avis.

Le prohibitionniste. Il ne s’agit pas ici des marchands de grains.

L’économiste. Pardon. Je vous disais dans notre dernière conversation, que la prohibition à la sortie mettait obstacle aux importations. Ce que je disais, vous venez de le prouver.

L’émeutier. C’est parbleu vrai. Vous vous êtes pris vous-même dans votre salon-souricière.

Le prohibitionniste. Allons donc ! quelle analogie pouvez-vous établir entre un salon où l’on va pour son agrément, et un pays où l’on porte ses grains, en vue de son intérêt ?

L’économiste. C’est précisément à cause de cela. Quand des négociants américains, prussiens ou russes, expédient des grains dans l’Europe occidentale, quel est leur but ? C’est de réaliser le plus gros bénéfice possible sur leur marchandise. Or, est-ce bien en expédiant directement leurs grains dans les pays où la sortie est prohibée qu’ils peuvent atteindre ce but ? Non ! Car si on vient à leur en offrir à un prix plus élevé dans un pays voisin, ils ne pourront profiter de cette offre, puisque leurs grains, une fois entrés, ne peuvent plus sortir. Que feront-ils donc ? Ils se garderont bien d’envoyer leurs grains dans les pays à souricières commerciales. Ils les enverront dans ceux où ils demeurent toujours les maîtres de disposer de leur denrée à leur guise, de la vendre pour la consommation, ou de la réexporter si on leur en offre ailleurs un prix plus avantageux.

Voilà ce que ne manqueront pas de faire les négociants des pays producteurs de grains, et vous en feriez autant à leur place. Qu’en résulte-t-il ? Que les pays où la sortie est libre comme l’entrée, sont toujours mieux approvisionnés que ceux où l’exportation est prohibée ; qu’ils comblent leurs déficits plus promptement et à de meilleures conditions. C’est ainsi que l’Angleterre est devenue, depuis l’abolition de ses lois-céréales, l’entrepôt des grains du monde entier, et que les autres pays ne sont plus approvisionnés qu’après elle.

Le meilleur moyen d’attirer les grains dans un pays, c’est de laisser à ceux qui les vendent pleine liberté d’en disposer à leur guise, comme le meilleur moyen d’attirer la foule dans son salon, c’est de permettre à chacun de sortir quand bon lui semble. Lâcher des douaniers sur les grains qui vont chercher au dehors un prix plus avantageux, cela revient à lâcher des chiens sur les invités qui désertent avant l’heure. Tout obstacle apporté à l’entrée, obstrue du même coup la sortie. Car, ainsi que vous le disiez si bien tout à l’heure, on ne va volontiers que dans les endroits d’où l’on peut librement sortir.

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[1] Ces conversations destinées à combattre les préjugés hostiles à la liberté du commerce des grains, sont actuellement sous presse. Le morceau qu’on va lire est tiré de la 7e conversation.

A propos de l'auteur

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