Le droit électoral, par Gustave de Molinari (1846)

Le droit électoral, Courrier français, 23 juillet 1846


LE DROIT ÉLECTORAL

Les hommes se réunissent en société dans le but de garantir la sécurité de leurs personnes et de leurs biens. Un État n’est autre chose qu’une grande compagnie d’assurances mutuelles.

Tout homme qui consent à faire partie d’une société, tout homme qui veut jouir des avantages que la société assure à ses membres, doit naturellement contribuer aux charges de l’association ; il doit contribuer à l’entretien du gouvernement chargé par la société d’établir la sécurité au profit de tous.

Tous les membres de l’association ont droit à une égale protection de la part du gouvernement. Tous cependant ne contribuent point d’une manière égale aux dépenses publiques.

L’inégalité qui existe dans la répartition des charges dérive de l’inégalité qui existe dans les facultés humaines et dans l’inégalité des fortunes, qui en est la conséquence naturelle.

Tous les hommes ne sont point doués de facultés égales, tous n’obtiennent point par le travail de ces facultés des valeurs égales. Dans une société où rien ne viendrait troubler le libre emploi des facultés humaines, la richesse des divers membres de l’association serait proportionnée à l’étendue et à la puissance des facultés de chacun.

Les richesses ou propriétés étant inégales, l’État consacre naturellement à leur protection des sommes inégales. En général, il dépense pour la protection de chaque propriété une somme proportionnée à la valeur qu’il protège ou qu’il assure.

De là, la combinaison du principe de la proportionnalité des charges publiques avec le principe de l’égalité de protection.

Maintenant il s’agit de savoir dans quelle mesure les citoyens également protégés par le gouvernement, mais inégalement grevés pour contribuer à l’entretien du gouvernement, doivent prendre part à la gestion des affaires publiques.

Tout citoyen qui paie une part dans les charges publiques est un actionnaire de la société. Il contribue au maintien de la société dans la proportion de la valeur de son action, dans la proportion de l’impôt qu’il paie.

Dans toute association bien organisée, les droits d’un actionnaire sont proportionnels à la valeur de sa mise de fonds. Une mise de fonds représente en effet une certaine quantité de travail dont l’actionnaire se dessaisit volontairement, mais à la condition d’en diriger et d’en surveiller l’emploi. Si ce pouvoir de direction, de surveillance ne répondait pas à la mise de chacun, si, par exemple, les actionnaires dont la mise est égale à deux ne possédaient point un pouvoir de direction et de surveillance plus considérable que ceux dont la mise ne vaut que un, évidemment il y aurait injustice, inégalité ; il y aurait d’une part diminution, et d’une autre part augmentation irrationnelle de droits ; il y aurait spoliation des travailleurs plus intelligents et plus actifs au profit des travailleurs moins intelligents et moins actifs.

En suivant cet ordre d’idées, on arrive irrésistiblement à cette conclusion : que le droit électoral, le droit de prendre part à la gestion des affaires de cette grande compagnie d’assurances mutuelles que l’on nomme une société est proportionnel et par conséquent doit être proportionné à la mise de chaque actionnaire, c’est à dire à l’impôt prélevé sur chaque citoyen.

Cette proportionnalité du droit électoral, bien loin de nuire à l’égalité politique, comme on l’a affirmé à tort, en est la plus sûre, la plus forte garantie.

En dehors de cette proportionnalité équitable et nécessaire, il n’y a en effet que deux systèmes également contraires à l’égalité politique.

Le premier consiste à refuser tout droit électoral aux plus faibles actionnaires de la société, aux citoyens qui paient la plus faible somme d’impôt. Sous l’empire d’un tel système, on sait ce qui arrive : les gros actionnaires, les censitaires pourvus du droit électoral, gouvernent la société uniquement à leur profit ; les lois qui devraient protéger également tous les citoyens servent à grossir la propriété des forts actionnaires au détriment de la propriété des faibles ; l’égalité politique est détruite.

Le second système consiste à universaliser et à uniformiser le droit électoral. Dans ce système, un inconvénient opposé à celui qui vient d’être signalé se produit : les propriétés des hommes d’intelligence et de travail se trouvent à la merci de la masse des incapables et des paresseux. Aucun respect des droits acquis, aucune protection efficace pour la vie et la propriété de chacun ne peut subsister sous un tel régime. Or, quand les droits des citoyens cessent d’être efficacement protégés, quand le caprice des masses prévaut sur la loi, quand il arrive, comme aux États-Unis, par exemple, que la crainte de déplaire au peuple paralyse le libre exercice du droit des individus, que devient l’égalité politique ?

Conséquence naturelle de la proportionnalité des charges publiques, la proportionnalité du droit électoral est donc, nous le répétons, la véritable garantie de l’égalité politique et, par conséquent, la seule base rationnelle du gouvernement chargé de la maintenir.

Il nous reste maintenant à examiner les moyens d’appliquer ce système.

Sans doute, il est impossible aujourd’hui d’évaluer la quotité de l’impôt payé par chaque citoyen ; mais, en revanche, on peut évaluer le revenu de chacun. Tout citoyen disposé à jouir du droit électoral peut faire connaître et faire vérifier la quotité de son revenu. Or, en principe du moins, l’impôt représentant une fraction proportionnelle du revenu de chacun, il est indifférent de prendre pour base du droit électoral le revenu ou l’impôt.

Nous savons bien que dans la pratique l’impôt n’est pas exactement proportionnel au revenu de chacun, mais c’est là un vice de notre machine fiscale dont nous croyons qu’il est inutile de tenir compte, en présence du résultat général que donnerait l’application de ce système.

On évalue le revenu de la France à 8 ou 9 milliards. Le revenu total de la classe actuelle des censitaires (en prenant pour moyenne un revenu de 10 000 fr., somme évidemment exagérée) ne dépassant pas en conséquence la somme de 2 milliards 800 millions, si le droit électoral se trouvait à la fois universalisé et proportionnalisé, les censitaires actuels ne nommeraient plus qu’un quart de la représentation nationale.

Quelles que fussent donc les inégalités particulières, inégalités que la généralisation du principe de liberté ferait au reste promptement disparaître, les droits des masses recevraient inévitablement par l’application de ce système une satisfaction sérieuse et immédiate, sans toutefois que les droits de la minorité aujourd’hui privilégiée se trouvassent sacrifiés.

 

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