L’idée de paix chez les économistes libéraux

À la toute fin du XIXe siècle, à une époque marquée par la montée en puissance du militarisme, du bellicisme et du protectionnisme, les économistes libéraux restent profondément fidèles à l’idéal pacifiste porté par leurs prédécesseurs du XVIIIe siècle et par certains de leurs grands représentants d’alors, comme Frédéric Passy, bientôt Prix Nobel de la paix. Lors d’une réunion de la Société d’économie politique, Gustave de Molinari et quelques autres reviennent sur cet attachement indéfectible et sur les moyens que le libéralisme promeut pour garantir la stabilité de la paix internationale.


L’idée de paix chez les économistes, Réunion de la Société d’économie politique du 5 octobre 1898
(Journal des économistes, octobre 1898, p. 94-105.)

SOCIÉTÉ D’ÉCONOMIE POLITIQUE

RÉUNION DU 5 OCTOBRE 1898.

La réunion adopte comme sujet de discussion la question suivante :

L’IDÉE DE PAIX CHEZ LES ÉCONOMISTES.

… M. le Président donne la parole à M. G. de Molinari, dont l’ouvrage si intéressant, Grandeur et décadence de la guerre, abonde en aperçus originaux sur la fin de l’état de guerre entre les nations et l’établissement d’un régime pacifique définitif sur la terre.

On ne peut certes que rendre hommage, dit M. G. de Molinari, à la pensée qui a inspiré le manifeste du Tsar ; quoi qu’il en advienne, c’est un jalon planté sur la route de la paix. Mais il s’agit de savoir si cette pensée est réalisable. Le désarmement est-il désirable ? Est-il possible et à quelles conditions ? Sur le premier point, je crois que nous sommes tous d’accord. Je sais bien que M. Jutes Hoche s’est enrayé de la crise que causerait aux industries qui fournissent les approvisionnements et le matériel de guerre, la réduction des dépenses militaires. M. Ledrain a été plus loin, il a prétendu que le désarmement amènerait une crise absolument ruineuse.

Ce qu’on enlevé aux riches pour la préparation de la guerre, disait-il dans l’Éclair, donne du travail et du pain à des milliers d’affamés, excite l’activité des fournisseurs, et au fond ne sort pas du pays qu’il enrichit. Il y a là, dans ce budget si attaqué, une façon comme une autre d’amener une meilleure répartition de la fortune. Supprimez le colossal armement et les colossales dépenses qu’il nécessite, vous ruinez la France du jour au lendemain et vous mettez une masse de prolétaires sur le pavé.

Je ne crois pas qu’il y ait lieu ici de réfuter l’opinion de M. Ledrain. Elle atteste simplement qu’il ne serait pas inutile d’enseigner l’économie politique, même aux journalistes. Sans doute, tout progrès engendre une crise qui atteint un certain nombre d’intérêts, mais est-ce une raison pour renoncer au progrès ? Fallait-il s’abstenir de construire des chemins de fer pour éviter la crise des diligences ?

Mais le désarmement est-il possible et à quelles conditions ? Pour résoudre cette question, il faut examiner d’abord ce qui cause la guerre et à quoi elle sert. La guerre, dans le monde civilisé du moins, est causée par les différends, les procès qui surgissent entre les nations représentées par leurs gouvernements. Ces différends, ces procès sont devenus plus nombreux depuis que les progrès de la sécurité et des moyens de communication, en rapprochant les peuples, ont multiplié leurs rapports et par conséquent les occasions de conflits, depuis surtout que les États civilisés se disputent la domination des autres parties du globe. Lorsqu’un de ces conflits éclate, chacun croit naturellement avoir le droit de son côté. Si l’on ne parvient pas à s’entendre et à résoudre le différend à l’amiable, soit par des négociations, soit en le portant devant des arbitres, on a recours à la force. Et comme, au temps ou nous sommes, les gouvernements et même les peuples sont loin d’être toujours raisonnables et justes, la nation la plus pacifique peut être exposée à une agression injuste et obligée à la repousser par la force. Il est donc nécessaire d’être fort, et même plus fort que ceux avec qui on peut avoir maille à partir. Si l’un d’entre eux augmente son appareil de guerre, on est bien obligé d’augmenter le sien dans la même proportion, et c’est ainsi que l’on est arrivé en quelque sorte au maximum possible d’armements.

Ce régime dit de la « paix armée » est devenu de plus en plus lourd, il met les budgets de la plupart des États en déficit, malgré les charges écrasantes qu’il impose aux populations. Cependant, il y a quelque chose de pire encore que la paix armée, c’est la guerre. À la considérer simplement au point de vue économique, la guerre a acquis un pouvoir de destruction croissant, non seulement de la vie des hommes, mais de la richesse des nations : elle coûte de plus en plus cher ; en outre, et c’est là un phénomène nouveau d’une importance considérable, les dommages qu’il est dans sa nature de causer se sont étendus et pour ainsi dire internationalisés. Tandis qu’autrefois — et il n’y a pas bien longtemps — lorsque les relations commerciales et financières des peuples civilisés étaient encore dans l’enfance, lorsque le commerce extérieur de toutes les nations de l’Europe réunies n’atteignait pas à beaucoup près le chiffre du commerce actuel de la Belgique, la guerre ne causait que des dommages locaux, dont la répercussion était à peine ressentie par les neutres ; aujourd’hui ces dommages se sont universalisés. La simple menace d’une guerre provoque une crise qui s’étend de proche en proche sur tous les marchés du monde, sans établir aucune différence entre les marchés des belligérants et ceux des neutres.

Eh bien ! ce fait nouveau a créé aussi un droit nouveau, celui d’intervenir pour empêcher des guerres qui causent désormais un dommage inévitable à l’ensemble de la communauté civilisée, unie et solidarisée par les liens multiples de l’échange. Ce droit d’intervention est exercé en Europe par les grandes puissances qui constituent ce qu’on a appelé le Concert européen. Je sais bien, dit l’orateur, que c’est un concert dans lequel ne manquent pas les fausses notes, qui passe même quelquefois à l’état de charivari, mais qui n’en a pas moins rendu de bons services à la cause de la paix et qui pourrait en rendre davantage ; parmi ces services je citerai celui qu’il a rendu en 1830, en intervenant pour mettre fin à la lutte entre la Belgique et la Hollande et en prévenant ainsi, selon toutes probabilités, une guerre européenne. Sans doute, cet instrument de paix a été moins efficace dans d’autres circonstances, où les rivalités entre les grandes puissances se sont mises en travers de leurs bonnes intentions. Mais on pourrait le perfectionner et augmenter peut-être d’une manière décisive son action pacificatrice en adjoignant aux grandes puissances les États secondaires, qui sont plus encore que les grandes puissances intéressés au maintien de la paix. Ils sont obligés, comme elles, de subir les charges de la paix armée, et ils ont plus qu’elles encore à redouter les conséquences des jalousies et des querelles des grands États. Car, chaque fois que l’on a remanié la carte de l’Europe, ce remaniement s’est opéré à leurs dépens. Leur admission dans le concert européen leur vaudrait un certain accroissement de sécurité et il apporterait au concert lui-même un accroissement de puissance et d’autorité. Lorsqu’un différend surviendrait entre deux États, l’intervention de l’ensemble des États petits et grands intéressés à la conservation de la paix aurait certainement une influence qu’elle n’a pas dans la situation actuelle. On peut aller plus loin et se demander si les États étrangers à une querelle qui menace les intérêts de la communauté entière n’auraient pas le droit d’obliger les parties en conflit à résoudre leur différend autrement que par la guerre, c’est-à-dire de les obliger à le porter devant un tribunal arbitral ou autre et de contraindre au besoin la partie contre laquelle le tribunal aurait prononcé à se soumettre à son jugement. Ceci n’a rien d’utopique, et même rien de nouveau. C’est ainsi que les choses se sont passées dans le conflit entre la Belgique et la Hollande dont je vous parlais tout à l’heure. Le roi Guillaume de Hollande, qui était extrêmement têtu, refusa d’abord absolument d’accepter la solution proposée par les délégués des grandes puissances à la Conférence de Londres, et il donna l’ordre à l’armée hollandaise d’envahir la Belgique. Il y eut même à Louvain un combat dans lequel l’armée belge, improvisée en hâte, n’eut pas précisément le dessus. Qu’arriva-t-il alors ? C’est que la France et l’Angleterre reçurent et acceptèrent la mission d’imposer manu militari la solution de la Conférence. Une flotte anglaise alla bloquer les ports de la Hollande et une armée française alla assiéger et prendre la citadelle d’Anvers. Malgré son entêtement, le roi Guillaume fut obligé de se soumettre à la volonté de l’Europe. Cette intervention pacificatrice des représentants de la communauté civilisée marquait un progrès manifeste du droit des gens ; si ce progrès venait à faire loi, il est facile d’en prévoir les conséquences. Le Concert européen, formé désormais par la généralité des États, disposant d’une puissance supérieure à celle du plus puissant des États particuliers, la résistance aux décisions arbitrales ou aux verdicts qu’il se chargerait de sanctionner deviendrait impossible, et l’on verrait se produire en Europe le même phénomène qui s’est produit dans l’intérieur des États lorsqu’il s’y est créé une puissance supérieure à celle des seigneurs les plus puissants et les plus belliqueux. Ils ont congédié les hommes d’armes qui leur coûtaient fort cher et leur devenaient inutiles et laissé se combler les fossés de leurs châteaux forts. Le désarmement s’opérerait de même en Europe à mesure que l’expérience démontrerait que les armements sont devenus inutiles.

Je crois donc, en résumé, conclut M. G. de Molinari, que le moyen pratique d’arriver au désarmement et de réaliser ainsi, autant qu’elle peut l’être, la pensée généreuse du Tsar serait de perfectionner et de fortifier cet instrument de paix qui a pris le nom de Concert Européen, par l’adjonction des petits États plus intéressés encore que les grands au maintien de la paix du monde. 

M. Jules Fleury avait envisagé autrement que M. de Molinari la question de l’idée de paix chez les économistes quand il l’avait formulée pour l’inscrire à l’ordre du jour. Il avait entendu en rechercher la genèse chez les premiers économistes, et en suivre le développement chez leurs disciples et successeurs. 

Il trouve cette idée chez nos ancêtres les économistes du XVIIIe siècle, même avant Quesnay et Adam Smith. Tous ont établi que la sécurité est le premier besoin de l’homme : sécurité à l’intérieur, grâce à de bonnes lois, avec la certitude qu’elles seront appliquées à tous et par des magistrats intègres, impartiaux, préoccupés de la seule justice, et dont la conscience, affranchie de préjugés et de passion, ne cherchera qu’à s’éclairer au flambeau lumineux de la vérité.

Quand cette sécurité à l’intérieur n’existe pas, c’est un trouble profond, un arrêt dans la civilisation, si bien définie par M. de Molinari : « l’ensemble des progrès matériels et moraux que réalisent les générations successives dans une même société. » La sécurité à l’extérieur n’est pas moins nécessaire. Sans doute, comme l’a dit M. de Molinari, la guerre a été inévitable au début. Elle a créé la classe militaire ; elle a été occasionnée par l’ambition et son but était la spoliation. Les premiers économistes en ont les premiers analysé les effets : destructions matérielles, activités détournées de la production. Quesnay, Gournay, Mirabeau, Turgot, l’ont tous répété : notre grand Turgot a été particulièrement net à ce sujet.

« Je ne sais, écrivait-il, si en débitant vos benoits principes sur la fraternité des nations, vous savez où ils vont. En tous cas, il est bon que bien des gens l’ignorent et laissent à l’évidence le temps de se bien ancrer dans les esprits. On n’aura donc plus le plus léger prétexte pour faire la guerre, et si la guerre n’est qu’une atrocité sans objet, que deviendront les gens qui s’amusent à jouer à ces espèces d’abus et qui font tuer les hommes pour tuer le temps. Oh voilà de dangereux principes ! »

Cette lettre, communiquée par M. Schelle, est du 20 février 1766.

Passant rapidement sur l’époque de Napoléon, époque des idéologues, des « intellectuels », comme on dirait aujourd’hui, M. Fleury cite rapidement Bastiat et sa Physiologie de la guerre, J.-B. Say, Cobden et la fameuse formule : Free trade, peace, good will amongst nations, M. de Molinari, Herbert-Spencer, M. Yves Guyot (La Science économique), Sumner-Maine, et cette formule peut-être un peu trop rigide en ses termes : « Le progrès est en raison directe de l’action de l’homme sur les choses et en raison inverse de l’action de l’homme sur l’homme. »

Il arrive enfin à M. Frédéric Passy, l’apôtre, en France, de l’arbitrage entre les nations.

Les sentiments des économistes à l’égard de la guerre peuvent se résumer ainsi : grande destruction de richesse, éveil des sentiments de cruauté, de violence, abus de la force, mépris des droits des faibles. — Notre tendance, dit M. Fleury, est donc d’avoir horreur de la guerre, bellum matribus detestata — si elle est inévitable, la limiter le plus possible aux guerres justes.

Nous applaudirons à l’initiative de l’empereur de Russie, en nous disant que si les économistes ne prétendent pas au monopole des idées de paix et de désarmement, ils ont peut-être le devoir d’appuyer les raisons de sentiment par des raisons tangibles, par des chiffres et des arguments de fait. Quant à l’arbitrage entre les nations, s’il est encore prématuré d’espérer qu’il viendra bientôt remplacer le système de la guerre pour le règlement des différends internationaux, il n’en est pas moins bon et louable que des hommes considérables dans les diverses nations civilisées, que des souverains même déclarent que la guerre est détestable et le plus possible à éviter ; il faut au moins continuer à proclamer que nous croyons à la justice et à la possibilité de dénouer pacifiquement les conflits inévitables entre les peuples.

M. Ernest Brelay pense qu’il n’est pas inutile, après avoir examiné les opinions des économistes qui recherchent les moyens d’assurer la paix, de dénoncer, très incomplètement d’ailleurs, les gens qui ont le parti pris de la rendre précaire et même de la troubler violemment.

Ils ont un moyen d’action qui réussit facilement auprès d’un grand nombre de personnes naïves et de bonne foi ; celui qui consiste à présenter la guerre comme un état aussi normal que la paix et, par conséquent, de modeler toutes les lois sur des craintes de conflits internationaux, obligeant à se tenir en garde contre l’invasion et la famine. Cette sorte de démonstration par l’absurde s’est beaucoup manifestée sous la forme de romans d’allure militaire publiés en Angleterre et en France ; l’orateur lui-même a commis ce péché, il y a trente cinq ou quarante ans, sans toutefois soutenir aucune thèse contraire à la liberté commerciale. Il est certain que si une nation européenne avait contre elle les armées de toutes les puissances, elle serait facilement affamée et vaincue ; mais la question est mal posée, et le raisonnement aboutit à des combinaisons contre nature, consistant à faire produire toutes choses au sol national, même s’il y est impropre.

Un auteur anglais vient de pousser ce raisonnement à outrance dans un livre intitulé : When all men starve, analysé sous l’épigraphe Guerre et famine, et l’on voit qu’à la suite d’épouvantables revers, toutes les escadres britanniques ont été détruites par les forces nautiques alliées de la France, de la Russie et de l’Allemagne. Ces puissances n’ont cependant pas envahi le Royaume-Uni, mais elles lui ont coupé les vivres et l’ont obligé à capituler pour ne pas cesser d’exister. L’affabulation est belliqueuse, mais elle est surtout protectionniste, et ce n’est pas la première fois que les adversaires de la liberté commerciale essaient un retour offensif sur la terre classique du libre échange.

À nos compatriotes, des politiciens adroits et sans scrupules font croire tout ce qu’ils veulent ; notre confrère, l’amiral Réveillère, ayant consenti à courir les chances d’une élection sénatoriale dans le Finistère, s’est hâté, en public, de répudier les principes de la loi de janvier 1892 ; bien qu’aimé et respecté au plus haut point, il dut se retirer avant l’élection, la presque unanimité étant contre lui. Et pourtant, il constatait que dans tous les ports du littoral, on voyait presque uniquement des navires anglais venant emporter du pays les légumes, les fruits, le beurre, les œufs, le bétail, etc. La grande partie de la population locale, privée d’industrie, vit des achats de l’Angleterre et a un intérêt absolu à la paix.

M. Brelay, s’étant établi il y a trente-trois sur cette côte, a vu, dès l’abord, se produire un vieux reste d’atavisme encore en possession des descendants des corsaires malouins ; mais le temps a usé presque entièrement les préjugés et les rancunes et l’on ne songe guère désormais qu’au paisible négoce. Mais alors, d’où vient qu’on se déclare obstinément protectionniste ? C’est le prétexte agricole seul, qui est invoqué, plus que jamais, par l’intérêt mal entendu ; et c’est pourquoi M. Brelay avoue qu’aussitôt qu’on parle agriculture, il met la main sur ses poches, en sentant venir quelque attentat légal contre son bien.

Les protectionnistes en chef, avec une aimable désinvolture, affirment qu’en créant des obstacles aux importations des pays voisins, ils comptent bien ne pas porter atteinte aux relations cordiales établies avec leurs nationaux. Ce raisonnement ne tient pas debout ; les restrictions créent la mauvaise humeur suivie de l’hostilité, et c’est d’autant plus naturel que l’on entend sans cesse les mêmes individus déclamer contre ce qui vient de l’étranger — choses, doctrines et hommes — et rééditer le cri barbare de l’antiquité : hospes hostis !...

Au fond de tout cela, il y a le contraire de la paix. Et comment ne le reconnaîtrait-on pas, en voyant s’affirmer l’alliance de ce parti avec celui des perturbateurs brutaux, que certains publicistes judicieux ont qualifié de patriotards et de cocardiers ? Forcé de se retirer, l’orateur n’insiste pas, et se borne à conclure que, pour consolider la paix, il faut étendre à l’infini les échanges avec les étrangers et en garantir la stabilité par des traités de commerce de longue durée.

M. Alfred Neymarck rappelle que, depuis sa fondation, la Société d’économie politique n’a cessé de défendre la paix. Il y a cinquante ans, en 1849, une très intéressante discussion avait lieu, dans notre Société, entre MM. Horace Say, Bastiat, Joseph Garnier, Wolowski, Raudot, à l’occasion de meetings qu’avaient tenus a Londres, Birmingham et Manchester, des amis de la paix. Bastiat disait qu’en Angleterre, on s’apercevait que les gros armements étaient une duperie de même que les hauts tarifs en étaient une autre. M. Joseph Garnier rappelait les guerres internationales de la Prusse et du Danemark, de l’Italie et de l’Autriche, de la Hongrie et de l’Autriche, l’intervention de la France, l’Autriche et l’Espagne dans les affaires d’Italie. M. Wolowski entrevoyait comme solution possible le désarmement. Depuis, la Société d’économie politique n’a jamais cessé de combattre la guerre, de faire des vœux en faveur de la paix. Les économistes ont été partisans des ligues qui se sont formées pour la paix, pour les arbitrages entre les nations, dont l’un de nos présidents, M. Frédéric Passy, a été un des fondateurs et est resté un des plus vaillants apôtres. Ils sont d’accord, en agissant ainsi, avec les Horace Say, Léon Say, Michel Chevalier, Joseph Garnier, de Molinari, Levasseur, Leroy-Beaulieu, dont l’un des premiers ouvrages faisait le relevé des charges et des misères occasionnées par la guerre ; ils sont d’accord avec tous les penseurs et les philosophes, avec tous les représentants les plus éminents de la religion, prêtres, pasteurs ou rabbins, les papes Pie IX et Léon XIII, le père Gratry, le pasteur Martin-Paschaud, les grands rabbins de France : Isidor, Zadoc-Kahu, etc. Ils restent ainsi fidèles aux doctrines de Quesnay, de Turgot, d’Adam Smith, de J.-B. Say ; ils se rappellent l’horreur de Turgot pour la guerre et ses observations répétées sur les charges qu’elle occasionnait.

On a prétendu, cependant, et M. Jules Roche, dans une étude récente, a soutenu que c’était « une légende » de prétendre que la surcharge de nos impôts venait du seul accroissement de nos budgets de la guerre et de la marine. Cette expression a dû dépasser sa pensée. Voici, en effet, ajoute M. Alfred Neymarck, ce que répondent les chiffres. La dette totale de la France se chiffre par 35 à 36 milliards. Or, de 1814 à 1870, sans compter les guerres du premier Empire, il a été dépensé 26 milliards pour les budgets de la guerre et de la marine

De 1871 à fin 1897, les dépenses inscrites à ces mêmes budgets se sont élevées à plus de 20 milliards. Voila déjà un total effrayant de 46 milliards. Ajoutez les 12 milliards du coût de la guerre de 1870, suivant les évaluations de MM. Magne Thiers, Mathieu-Bodet, Léon Say et de M. Jules Roche lui-même, dans son rapport sur le budget de 1886 (p. 16), et on verra maintenant si c’est une « légende » de prétendre que la surcharge de nos impôts vient de l’accroissement des dépenses des budgets de la guerre et de la marine.

Voilà la « légende ». Et, d’autre part, à l’heure actuelle, nos dépenses militaires annuelles égalent à elles seules ce que coûtait, en 1869, le service de la dette publique ; sur un budget total de dépenses de 3 433 millions, la guerre et la marine et le service de la dette publique exigent 2 180 millions. Est-ce encore une « légende » de dire que les dépenses militaires et les charges des guerres passées et futures ont accru les budgets dans des proportions effrayantes ?

Pour acquitter ces dépenses, il a fallu emprunter et créer des impôts et des ressources extraordinaires, charger les contribuables : telle est la vérité.

Ce qui s’est passé dans notre pays s’est accompli aussi dans les autres pays de l’Europe.

Il n’y a pas, dit-on, de remède à cette situation. On ajoute que le désarmement est une idée généreuse, mais une véritable utopie, et que si jamais même elle se réalisait, une crise économique, industrielle et commerciale se produirait avec une telle intensité que ses effets seraient plus désastreux que la guerre elle-même. Que deviendraient, ajoute-t-on, tous ceux qui travaillent, commercent, échangent, pour la guerre et la marine ? Ils seraient ruinés, et avec eux tous les salariés qu’ils emploient. Tel est l’argument et il est nécessaire, dit M. Alfred Neymarck, d’y répondre en quelques mots.

Sans doute, un désarmement général produirait, au premier moment et pendant quelque temps, une crise économique, une violente secousse. Il en a été de même dans l’industrie et le commerce, quand une invention nouvelle, quand des progrès nouveaux ont fait abandonner certains commerces, certaines transactions au profit d’autres qui se créaient. Il se produirait un arrêt, voire même des désastres, dans le commerce de l’industrie de la guerre. Mais a-t-on fait le compte de ce que rapporterait l’industrie de la paix ?

A-t-on fait le compte de tout le bien que produirait une réduction, voire même une simple stagnation, dans les dépenses militaires ? Ces dépenses, sans compter l’intérêt des dettes publiques, coûtent, en France, en Allemagne, en Autriche-Hongrie, en Italie, en Russie, en Angleterre, près de 5 milliards. Chez nous, seulement, elles se chiffrent par près d’un milliard. Croit-on que ce milliard ne pourrait pas être utilisé dans les travaux de la paix, et ne trouverait-il pas un emploi fécond ?

Ne serait-ce rien si une partie de ce milliard était employée à réduire les frais de transport des hommes et des marchandises, à améliorer le sol, à donner plus d’hygiène aux habitants des villes et des campagnes, à diminuer les impôts, à réduire le coût de la vie ? Ne peut-on pas dire aussi que l’exagération des dépenses et des charges publiques exerce chez nous une influence énorme sur le développement de la population ?

L’économie politique, dit en terminant M. Alfred Neymarck, ne pardonne pas à la guerre de consommer improductivement, de gaspiller le passé, de ruiner le présent et de grever l’avenir : la paix est pour elle un article de foi, et elle ne peut comprendre la nécessité de la guerre que lorsqu’un peuple, pour empêcher que la force prime le droit, s’arme pour défendre son indépendance, sa liberté, ses biens.

Voilà pourquoi les économistes approuvent les idées généreuses du Tzar, applaudissent à l’initiative qu’il a prise, et l’en remercient.

M. Brelay ayant été obligé de se retirer avant la fin de la séance, M. de Molinari résume en quelques mots la discussion. M. Fleury, dit-il, nous a donné un aperçu intéressant des travaux du Congrès d’Anvers, que M. Frederiksen a complété par ses souvenirs personnels. Il lui paraît inutile de reproduire ce qu’il a dit sur la question de la paix. Cette question, M. Fleury l’a rattachée à l’idée de justice qui animait les physiocrates, et qui est au fond de leurs doctrines et de celles de leurs successeurs, les J.-B. Say, les Bastiat, les Cobden. M. Brelay a signalé, avec sa verve accoutumée les rapports intimes qui unissent le militarisme et le protectionnisme. M. Neymarck a fait en quelque sorte l’histoire financière de la guerre, depuis le commencement du siècle ; il a montré qu’elle mène les gouvernements à la faillite et les peuples à la ruine, et il a applaudi comme nous tous à la bienfaisante initiative du Tsar.

La séance est levée à 11 heures moins un quart.

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